Le Désespéré/07

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A. Soirat (p. 28-31).
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VII


Dulaurier ne parla pas immédiatement de Marchenoir. Par principe, il ne parlait jamais immédiatement de rien et rarement, ensuite, se décidait-il à parler avec netteté de quoi que ce fût. Il gazouillait des conjectures et s’en tenait là, abandonnant les grossièretés de l’affirmation aux esprits sans délicatesse.

Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir là.

— J’ai reçu une lettre de Marchenoir, commença-t-il. Le pauvre diable m’écrit de Périgueux que son père est à l’agonie. La mort était attendue hier matin. Il me demande d’une manière presque impérieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd’hui même, pour les funérailles. Il a l’air de croire que j’ai des paquets de billets de banque à jeter à la poste, mais il paraît affligé et je suis fort embarrassé pour lui répondre.

— Je ne vois pas d’autre réponse que le silence, prononça Des Bois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu’il faut renoncer à secourir utilement. Il méprise et offense tout le monde, à commencer par ses meilleurs amis. J’ai voulu le tirer d’affaire et il s’en est fallu de peu qu’il ne me mît dans l’embarras. C’est assez comme cela. Je n’ai pas le droit de sacrifier mes intérêts et mes devoirs d’homme du monde à un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.

— Il a du talent, c’est bien dommage !

— Oui, mais quelle odieuse brutalité ! Si vous saviez le ton qu’il apportait ici ! Il paraissait ne faire aucune différence entre ma maison et une écurie qui eût été l’annexe d’un restaurant. Heureusement, je ne l’ai jamais reçu quand j’avais du monde. Il prenait à tâche de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, à qui il ne peut pardonner son succès. Eh bien ! il affecta de le considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n’est pas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu’il avait pris l’habitude de manger constamment de l’ail et qu’il empestait de cette infâme odeur mon appartement et jusqu’à mon cabinet de consultation ? Je me suis vu forcé de le consigner et je crois qu’il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.

— Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n’y a de divin que la pitié ! Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et je pourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent, et combien vainement, reproché son intolérance et son injustice ! Lui-même, il s’accuse d’avoir fait mourir son père de chagrin. Il ne m’a jamais répondu que par le mépris et l’injure. Une fois, ne s’est-il pas emporté jusqu’à me dire qu’il ne m’estimait pas assez pour me haïr ? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m’a laissé entrevoir que je devais me sentir fier d’avoir été sollicité par un homme de son mérite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous ! Cet énergumène catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c’est assez pour qu’on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales de l’ancienne Rome, chargé de tempérer l’apothéose en insultant le triomphateur ? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finie et sa hotte d’injures vidés, il s’en va tendre humblement la main pour l’amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu’il vient d’inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu’il serait criminel de décourager cette industrie ?…

Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentement passa sur son cœur. Il se replanta sous l’arcade un instable monocle que l’émotion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast à la Justice éternelle.

— Mais que voulez-vous donc que je fasse ? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuelles fureurs !

— Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, le secourir de quelque argent ? Il s’agit d’enterrer son père et le cas est grave, ainsi qu’il me l’écrit-lui-même, avec une légère nuance de menace, le pauvre garçon ! La pitié doit intervenir ici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, ma récente promotion m’ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veux pas vous le dissimuler, Des Bois, j’ai espéré vous attendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pas importuné de cette mince affaire. Vous me connaissez. J’aurais fait ce qu’il désire sans hésitations et sans phrases, mais je suis étranglé et, précisément, parce qu’il me suppose comblé des dons de la fortune, je craindrais qu’il ne se crût en droit de m’accuser d’une dureté sordide si je n’accomplissais ostensiblement aucun effort…

La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu’aux notes gravement onctueuses d’un baryton persuasif.

Il avait su ce qu’il faisait, ce légionnaire, en rappelant, d’un seul mot explicativement détaché, sa décoration toute fraîche éclose. Cette boutonnière était extrêmement agissante sur le docteur, pour qui elle représentait une irréfragable sanction des préférences esthétiques de son milieu ; l’auteur de Douloureux Mystère ayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force de rapetisser la littérature.

Le juteux succès de son dernier livre, — irréprochablement glabre, — avait été l’occasion, longtemps espérée, de cette récompense nationale dont le titulaire, un beau matin, reçut la nouvelle, — à l’heure précise où l’un des plus rares écrivains de la France contemporaine accueillait, en pleine figure, le quarante-cinquième coup de poing hebdomadaire de ses fonctions de moniteur dans une salle de boxe anglaise, aux appointements de soixante francs par mois, — pour nourrir son fils !