Le Désespéré/08

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A. Soirat (p. 31-35).
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VIII


— Soit ! conclut Des Bois, après un assez long combat. Par considération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore un sacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croirais coupable si j’encourageais l’orgueil et la paresse de ce garçon qui n’est malheureux que par sa faute, vous en convenez vous-même. Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vous m’obligerez en lui faisant comprendre qu’il ne doit plus rien espérer de moi.

En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques du grand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsi libellé :

« Mon cher Marchenoir,

« Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. Vous savez combien est vraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différences d’opinion qui ont paru l’altérer et vous ne pouvez pas douter de la part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce que c’est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne, peut-être, n’a senti aussi douloureusement que moi, depuis lord Byron, le mal d’exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poème du plus désolant scepticisme, une âme « à la fois exaspérée et lasse ». Rien de plus vrai, rien de plus triste.

« Vous m’avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vous appeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte des déchirements affreux d’une vie écartelée à vingt misères. Votre demande d’argent m’a plongé dans le plus cruel embarras. Vous me croyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bien faiblement des années d’obscur labeur et de continuel effort pour imprégner d’idéalisme les plus répugnantes vulgarités.

« Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, très éloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous me demandez. Cependant, je n’ai pas voulu vous faire une réponse aussi affligeante avant d’avoir essayé une démarche. J’ai donc été chez Des Bois, à qui j’ai fait connaître votre situation.

« Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l’avez froissé comme tant d’autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cher Marchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gens les mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de mon amitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions. J’espérais obtenir la somme entière et ce n’est qu’à force d’instances et de guerre lasse qu’il a consenti à me remettre pour vous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toute tentative du même genre serait désormais inutile.

« Je joins de bon cœur à cet argent les deux louis nécessaires pour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, Marchenoir, qu’il a fallu l’horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en ce moment, à un pareil sacrifice.

« Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu’on marchande un misérable service et vous ferez d’amères plaintes sur ce que vous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessives que vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n’est tenu à l’impossible et il n’y a aucun déshonneur à s’en tenir à la fosse commune quand on ne peut faire les frais d’une sépulture moins modeste.

« Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscience aussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique, vous n’avez pas le droit de repousser une exhortation à l’humilité chrétienne.

« — Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pas à Périgueux ? Il y serait assurément beaucoup mieux qu’à Paris où il est aussi mal que possible. Il y trouverait infailliblement des amis de sa famille, d’anciens condisciples qui seront heureux de lui procurer des moyens d’existence…

« Je trouve qu’il a raison et je ne puis m’empêcher de vous donner le même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d’une âme unie de tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à toute illusion.

« La littérature vous est interdite. Vous avez du talent sans doute, un incontestable talent, mais c’est pour vous une non-valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucune consigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister en faisant des livres. Pour vivre de sa plume, il faut une certaine largeur d’humanité, une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus dont vous êtes malheureusement incapable. La vie est plate, mon cher Marchenoir, il faut s’y résigner. Vous vous êtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous a abandonné, parce qu’au fond, vous étiez injuste et sans charité.

« Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusement le premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belle écriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dans n’importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéressé d’un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureux d’apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.

« Votre dévoué,
« Alexis Dulaurier. »