Le Désespéré/09

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A. Soirat (p. 35-40).


IX


« Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternelle répétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit au jour ; une goutte de larmes douces et une mer de larmes amères ! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous, vivons-nous ? À quoi bon vécurent nos aïeux ? À quoi bon vivront nos descendants ? Mon âme est épuisée, faible et triste. »

Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du siècle passé, par l’historien Karamsine.

On le voit, l’étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbre désespoir qui descend aujourd’hui, comme un dragon d’apocalypse des plateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.

Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente, mais invincible progression, que toutes les autres menaces de la météorologie politique ou sociale commencent d’apparaître comme rien devant cette Menace théophanique, dont voici l’épouvantante et trilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noir du Nihilisme triomphant :

Vivent le chaos et la destruction !

Vive la mort !

Place à l’avenir !

De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, ces excavateurs du néant humain ? Ils ne s’arrangent pas des fins dernières notifiées par le catholicisme et protestent avec rage contre l’intolérable déni de justice d’une imbécile évasion de l’âme pensante dans la matière.

Quoi donc, alors ? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvre mécanique raisonnable n’avait enduré les affres d’une telle agonie. On s’est raccroché autant qu’on l’a pu, on a essayé de toutes les amarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticisme humanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoire philosophique, supposé capable de ressusciter un instant le souffle de l’Espérance, a été appliqué à cette phtisique, depuis l’hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption, jusqu’au patriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlait aussi.

« Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction ; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts, montrez qu’il ne peut guérir, qu’il n’a ni soutien, ni foi en lui-même, que personne ne l’aime réellement, qu’il se maintient par des mésentendus ; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu’il se porte ; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine Rédemption. »

Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieux ne déplacera jamais plus !

Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue de récupérer l’Éden après l’universelle destruction. Enthymème délateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernier acculement de l’orgueil, sommant une suprême fois l’X de la Justice, au nom de toute la douleur terrestre, d’accorder enfin autre chose que le simulacre d’une rédemption ou de raturer, — comme un solécisme, — en même temps que la malheureuse race humaine, l’inexpiable Infini de notre nature !

Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le cœur, s’est jetée sur la société moderne et l’a enveloppée comme un poulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu’elle est en train de confectionner un fameux cadavre, — le cadavre même de la Civilisation ! — aussi grand que cinquante peuples, dont les chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident, pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond de l’Orient !…

Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans du Moyen Âge ont chanté cela. L’Église a continué de le chanter depuis l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance, comme si rien n’avait changé de ce qui pouvait donner un peu de patience et, maintenant, on en a tout à fait assez.

Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d’un livre d’heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches, au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser des cèdres sortis de leur ventre, passe encore.

Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu de la retape électorale, dans le voisinage immédiat de l’Américain ou de Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans la figure d’un premier ministre ou d’un chroniqueur, c’est décidément au dessus des forces d’un homme !

C’est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis une trentaine d’années, se précipite éperdument au désespoir. Cela fait toute une littérature qui est véritablement une littérature de désespérés. C’est comme une loi toute despotique à laquelle il ne semble pas qu’aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmes supérieures en un autre point de l’histoire que cette fin de siècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle ou morale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon du miracle.

Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs qui trempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmes d’une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.

Or, qu’est-ce que le vague passionnel de l’incestueux René, bâtard de Rousseau, ou la frénésie décorative de Manfred, auprès de la tétanique bave de quelques réprouvés tels que Baudelaire, Ackerman, Ernest Hello, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine, Huysmans ou Dostoïewski ?

Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague Lamartinienne tant admirée ! Ils ne s’en souviennent plus du tout. Mais ils se souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, au sein de l’ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vue de Dieu, — quel que soit leur concept de cette Entité substantielle, — avec un désir enragé de s’en repaître et de s’en soûler à toute heure !…

À cette profondeur de spirituelle infortune, il n’y a plus qu’une seule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour lui donner une épouvantable énergie, je veux dire : le besoin de la Justice, nourriture infiniment absente !

Parbleu ! ils savent ce que disent les chrétiens, ils le savent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous les diables et ce n’est pas la vue des chrétiens modernes qui la leur donnerait ! Alors, ils produisent la littérature du désespoir, que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple, mais qui est en réalité, une sorte de mystère… annonciateur d’on ne sait quoi. Ce qui est certain, c’est que toute pensée vigoureuse est maintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspirée et avalée par ce Maëlstrom !

Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?…

L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion en France d’un monstre de livre, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans : les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont (?), œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanon et c’est tout ce qu’on sait de lui.

Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’Océan.

La gueule même de l’Imprécation demeure béante et silencieuse au conspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement, par comparaison, comme un certain air d’anodine bondieuserie.

Ce n’est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen, c’est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant à la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide. C’est insensé, noir et dévorant.

Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l’ont lue, que cette diffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, — avec l’inégalable autorité d’une Prophétie, — l’ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge ?…