Le Désespéré/14

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A. Soirat (p. 53-56).


XIV


Telle fut la doctrine de Marchenoir. Doctrine qui ne le séparait pas du catholicisme, puisque l’Église romaine a tout permis de ce qui n’altère pas le canonique Symbole de Nicée, mais jugée singulièrement audacieuse par les vendeurs de contremarques célestes qui vocifèrent le boniment sulpicien sur le trottoir fangeux des consciences.

Un croyant qui voulait contraindre les regrattiers du salut à reposer devant lui leur marchandise et que l’orgueil chrétien révoltait plus que le pharisaïsme crucificateur de la Thora, ne pouvait pas se faire beaucoup d’amis dans le sacerdoce.

Il n’en put trouver qu’un seul, un prêtre doux et humble à la manière de cet émule ignoré de saint Vincent de Paul, que le peuple de Paris nommait le Pauvre prêtre et qui, un jour, pressé par le tout-puissant Cardinal de Richelieu de lui demander quelque importante faveur, lui fit cette simple réponse :

— Monseigneur, veuillez donner des ordres pour qu’on remette des planches neuves à la charrette qui porte les condamnés à mort au lieu de leur supplice, afin que la crainte de tomber en chemin ne les détourne pas de recommander leur âme à Dieu.

Marchenoir eut l’inespérée fortune de dénicher un prêtre de cette sorte, mais ce fut pour très peu de temps. En général, le Clergé français n’aime pas les saints ni les apôtres. Il ne vénère que ceux qui sont morts depuis longtemps et en poussière. Rejeton ligneux de la vieille souche gallicane et légataire de son coriace orgueil, il abhorre par-dessus tout la supériorité de l’esprit, naturellement incompressible comme l’eau du ciel, et, par conséquent, dangereuse pour l’équilibre sacerdotal.

L’abbé T… était mort à la peine, peu de temps après la rencontre du Périgourdin. Écarté soigneusement de toutes les chaires où ses rares facultés de prédicateur apostolique eussent pu servir à quelque chose, navré du cloaque de bêtise où il voyait le monde catholique s’engouffrer, abattu par le chagrin au pied de l’autel, il avait à peine eu le temps d’ensemencer ce vivipare dont la monstrueuse fécondité immédiate eût peut-être suffi pour le faire expirer d’effroi.

Il est certain que Marchenoir tenait de lui le meilleur de ce qu’il possédait intellectuellement. Le défunt lui avait transmis d’abstruses méthodes d’interprétation sacrée qui devinrent aussitôt une algèbre universelle dans le miroir ardent de cet esprit concentrateur. L’élève, plus robuste que le maître, avait violemment répercuté du premier coup, dans toutes les directions imaginables, l’ésotérisme brûlant d’un intégral de Beauté divine, que le timide apôtre, de nature moins incendiaire, se bornait à convoiter avec la douceur résignée d’un saint.

Marchenoir accomplit ce prodige de dépasser toutes les audaces d’investigation ou de conjecture, sans oblitérer en lui la soumission filiale à l’autorité souveraine de l’Église. Ce poulain sauvage, affronteur de gouffres, ne cassa pas son licol et resta dans le brancard.

Seulement, il avait réussi de telles escalades que la société catholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindre prestige. L’obéissance fut un décret de sa raison, un hommage tout militaire et de pure consigne aux Eunuques du Sérail de la Parole. Il ne fallait pas lui en demander davantage.

Le sel de la terre, — pour employer le saint Texte liturgiquement adopté dans le commun des Docteurs, — il le voyait dénué de saveur, incapable de saler, même une tranche de cochon, gravier sédimentaire bon tout au plus à sablonner de vieilles bouteilles ou à ressuyer les allées d’un parc mondain sous les vastes pieds du dédaigneux « larbin de Madame ».

Investi des plus transcendantales conceptions, il considérait avec d’horrifiques épouvantements ce collège œcuménique de l’Apostolat, cette cléricature fameuse qui avait été réellement « la lumière du monde, » — si formidable encore que la dérision ne peut l’atteindre sans rejaillir sur Dieu comme une tempête de fange, — devenue pourtant le décrottoir des peuples et le tapis de pied des hippopotames !

Il se disait que c’était justice, cela, et que la grande Prévarication sacerdotale allait sans doute recommencer, puisqu’on revenait à l’obduration et à l’enflure théologique de la Synagogue, — avec l’aggravation, pour les seuls bourreaux, cette fois, de l’universel mépris.

De l’ignominie du Christianisme naissant à l’ignominie du Catholicisme expirant, la translation s’achevait enfin dans ce char de gloire qui avait roulé dix-neuf siècles, par toute la terre !

Le Seigneur n’avait plus qu’à se montrer. Les pasteurs des âmes allaient lui régler son compte, plus sûrement encore que les Princes des Prêtres et les Pharisiens de l’ancienne loi, qui ne surent ce qu’ils faisaient, dit l’Évangile.

Émasculation systématique de l’enthousiasme religieux par médiocrité d’alimentation spirituelle ; haine sans merci, haine punique à l’imagination, à l’invention, à la fantaisie, à l’originalité, à toutes les indépendances du talent ; congénère et concomitant oubli absolu du précepte d’évangéliser les pauvres ; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle : tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps, autrefois si pur !…

Marchenoir collait l’oreille à toutes les portes de son enfer pour entendre venir ce Dieu que ses propres domestiques allaient massacrer.