Le Désespéré/19

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A. Soirat (p. 70-73).


XIX


La munificence de Leverdier consterna Marchenoir sans le surprendre. Depuis longtemps, il était habitué à ces merveilles de dévouement qui le bourrelaient d’inquiétude. Il ne s’était pas adressé à lui, le sachant fort gêné et capable, néanmoins, de s’écorcher vif et de se tanner sa propre peau, s’il eût fallu, pour lui procurer un peu d’argent. Quoique l’égoïsme affectueux et l’élégante sordidité de Dulaurier lui fussent parfaitement connus, il avait espéré que, pour cette fois, du moins, il n’oserait se dérober et que l’exceptionnelle monstruosité d’un tel refus l’épouvanterait par ses conséquences possibles. Il n’avait pas prévu le truc du docteur.

Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, comme pour le faire juge, puis il alla s’occuper des préparatifs funèbres, non sans avoir cacheté avec soin, sous une vierge enveloppe, le billet de cent francs de Dulaurier qu’il lui renvoya, le soir même, sans un seul mot.

Il avait terriblement besoin d’une impression qui le protégeât contre les dévouements de sa pensée, et le message de son ami lui fut, de toutes manières, une délivrance.

Son père était mort sans le reconnaître, ou, ce qui revenait au même, sans témoigner, par aucun signe, qu’il le reconnût. Le silence de plusieurs années de séparation et de mécontentement n’avait pas été interrompu, même à ce suprême instant. Les deux dernières heures de l’agonie, il les avait passées auprès du moribond, agenouillé, pénitent, plein de prières, portant son cœur, — comme un calice, — dans ses mains tremblantes, pour qu’une parole, un regard ou seulement un geste de pardon y tombât. Le mystère de la Mort était entré, sans prendre conseil, et s’était assis entre eux sur son trône d’énigmes…

Cette reine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayants trésors de devinailles, Marchenoir la connaissait bien ! Il l’avait appelée en de néfastes heures, et elle était venue frapper à côté de lui, — tellement près qu’il en avait adoré le souffle et bu la sueur. Il lui en était resté comme un goût de pourriture et des crevasses au cœur !…

Mais, cette fois, il lui semblait avoir été mieux atteint. Il se découvrait une palpitation filiale ignorée et cet arrachement nouveau, après tant d’autres, lui parut une lésion énorme, hors de proportion avec le reliquat d’énergie qu’on lui laissait pour le supporter.

Un moment, il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé, les vastes projets de son esprit, le cadavre même qui bleuissait sous son regard, une glaçante rafale d’isolement vint tournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée de crainte, il se sentit « unique et pauvre », ainsi qu’il est écrit du Sabaoth terrible, et il sanglota sur lui-même, comme un enfant abandonné dans les ténèbres…

Mais, bientôt, l’épine de révolte aux noires fleurs, dont il s’était transpercé de sa propre main, renouvela ses élancements. — Pourquoi une vie si dure ? Pourquoi cette aridité invincible de l’humus social autour d’un malheureux homme ? Pourquoi ces dons de l’esprit, si semblables à d’efficaces malédictions, qui ne semblaient lui avoir été départis que pour le torturer ? Pourquoi, surtout, ce piège à peu près inévitable, de ses facultés rationnelles en conflit perpétuellement inégal avec ses facultés affectives ?…

Tout ce qu’il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou le réconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à son malheur. Les entraînements de sa chair, les avait-il assez infernalement expiés ! C’était fini, maintenant, tout cela, c’était très loin, c’était effacé par toutes les canoniques pénitences qui raturent la coulpe du chrétien. Le torrent d’immondices avait passé sans retour, mais le vase de la mémoire avait gardé la lie la plus exquise d’anciennes douleurs, qui avaient été presque sans mesure.

Deux cadavres de femmes, naguère lavés de ses larmes, lui paraissaient étendus à droite et à gauche de celui de son père, et un quatrième, cent fois plus lamentable, — celui d’un enfant, — gisait à leurs pieds.

De ces deux femmes qu’il avait adorées jusqu’à la démence et dont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement, la première, arrachée à une étable de prostitution, était morte phtisique, — après deux ans de misère partagée, — dans un lit d’hôpital, où le malheureux, n’ayant plus un sou, avait dû la faire transporter. Administrativement avisé du décès et voulant, au moins, donner une sépulture à la pauvre fille, il avait avalé, en l’absence momentanée de son ami, des vagues de boue pour trouver les quelques francs du convoi des pauvres, et il était arrivé une minute à peine avant l’expiration du délai réglementaire.

Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l’amphithéâtre, éventré par l’autopsie, environné d’irrévélables détritus, suintant déjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour ce contemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l’Abyme !