Le Désespéré/20

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A. Soirat (p. 73-77).


XX


L’aventure de la seconde morte n’avait pas été moins tragique. Celle-ci, Marchenoir ne l’avait pas épousée sur un grabat de déjections, dans le gueulement d’épithalame d’une porcherie d’ivrognes en rut.

C’était une de ces pauvresses d’esprit de la débauche, — à casser les bras à la Justice ! — une de ces irresponsables chasseresses, ordinairement bredouilles, du Rognon pensant, sommelières sans vocation, inhabiles à soutirer la futaille humaine.

Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile. Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sans visage que d’inscrutables espaces avaient presque aussitôt englouti, chassée de sa pudibonde famille et ballottée comme une épave, elle était tombée sous la domination absolue d’un de ces sinistres voyous naufrageurs, moitié souteneurs et moitié mouchards, qui monopolisent à leur profit la camelote de l’innocence.

Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille de luxure, sous la menace quotidienne d’épouvantables volées, la malheureuse, décidément inapte, mourante d’horreur et n’osant plus réintégrer l’horrible caverne, accepta sans hésitation les offres de service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelques pièces de cent sous.

Incapable d’abuser d’une pareille détresse et rempli d’évangéliques intentions, celui-ci dormit sur une chaise plusieurs nuits de suite, cachant dans sa chambre et dans son lit cette désirable créature qui tremblait à la seule pensée de sortir. Il fallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragile chrétien interrompit, à la fin, ses dormitations cathédrales et une grossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur.

Il gagnait alors un peu d’argent, aux Archives de l’État, comme harponneur de documents onctueux, pour le compte d’un fabricant d’huile de baleine historique de l’Institut. Cette énorme aggravation de sa misère ne l’épouvanta pas. Praticien du concubinage héroïque, la circonstance d’un enfant à naître, loin de le troubler, lui parut un bénissable surcroît providentiel de tribulations.

Un soir, la grossesse étant déjà fort avancée, on rapporta chez lui sa maîtresse à moitié morte et l’enfant naissant. La mère étant tombée sur son ancien éditeur, avait été rouée de coups et sauvagement piétinée, au conspect d’un troupeau de boutiquiers dont pas un seul n’intervint. L’infortunée expira dans la nuit, après avoir accouché avant terme, laissant au seul ami qu’elle eût jamais rencontré, le souvenir crucifiant de la plus délicieusement naïve des tendresses.

Fauvement, il se jeta à son fils. Dans cette âme d’ancêtre, altérée de dilection, le sentiment paternel éclata comme un incendie.

Ce fut une nouvelle sorte de délire, fait de toutes les agitations précordiales du passé et de toutes les antérieures tempêtes, un épitomé sublime de toutes les procellaires véhémences de la passion enfin clarifiée, spiritualisée, concentrée et dardée uniquement sur le berceau de cet enfantelet débile !

Redoutant les meurtrières abominations des nourriceries lointaines, il voulut le garder auprès de lui et, à force d’amoureuse énergie, parvint à le faire vivre jusqu’à l’âge de cinq ans. Ce que cela lui coûta, lui-même n’aurait pu le dire ! Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit une volupté de râler toutes les agonies. Pour son enfant, il aurait accepté de cheminer dans une voie lactée de douleurs !

Lorsque, après avoir fait n’importe lequel des quinze ou vingt métiers humiliants que la nécessité lui suggéra, il venait le reconquérir chez une vieille voisine qui le gardait en son absence, c’était un cri et une extase !…

Il prenait ce petit être comme Hercule dut prendre le grand Antée, fils de la terre, avec des bras enveloppeurs que l’écroulement des cieux n’aurait pu désenlacer. Il l’emportait dans sa chambre, comme un ravisseur, et le roulait éperdument dans son sein. C’étaient des baisers de folie, des balbutiements, des cataractes de pleurs !…

Il sortait de lui de si pénétrants effluves d’amour que l’enfant ne sentait aucun effroi de toutes ces furies et ne tremblait que du tremblement de douceur de ces bras terribles.

Voyant son père toujours en larmes, il lui essuyait les yeux du bout de ses faibles doigts, trop pâles. — Pauvre petit père, ne pleure pas, tu sais bien que ton petit André ne veut pas mourir sans ta permission, lui disait-il, la dernière fois qu’ils se virent, avec une précoce et surprenante lumière de pitié dans les deux lampes sépulcrales de ses vastes yeux d’enfant marqué pour la mort.

Cette frêle créature devait normalement expirer bientôt sur le cœur du malheureux homme qui ne pouvait pas être le thaumaturge qu’il aurait fallu pour l’empêcher de mourir. Même cette redoutable consolation ne lui fut pas accordée ! La destinée, jusqu’alors simplement impitoyable, se manifesta soudain si noirement atroce, si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d’une éternité de damnation put être défié d’exprimer la touffeur de désespoir d’un plus hermétique enfer !

Comment la chose arriva-t-elle exactement ? Ce réprouvé ne parvint jamais à le savoir. Après trois jours d’une disparition que personne ne put expliquer, le corps du pauvre petit fut découvert par Leverdier, à la Morgue, entre un noyé et une assommée qui ressemblait vaguement à sa mère. Il fut établi que le sujet était mort d’inanition.

Comment et pourquoi ? Questions sans réponse, mystère insoluble que rien ne put éclaircir…

Ce fut le bon Leverdier qui passa de jolis instants ! Marchenoir eut quinze jours de frénésie admirablement caractérisée. Il fallut l’intervention du commissaire de police pour l’enterrement et huit paires de robustes bras pour lui arracher le corps de son fils. Il ne se retrouva lui-même qu’au bout de deux mois d’une sorte de fièvre turbulente, son organisme puissant ayant vaincu, — pour lui seul, hélas ! — la mort jugée presque inévitable, une demi-douzaine de fois.