Le Désespéré/35

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A. Soirat (p. 160-169).


XXXV


Puisqu’il voulait que l’histoire fût un cryptogramme, il s’agissait de lire les lignes et d’en pénétrer les combinaisons. Or, les signes se déroulaient pendant six mille ans, à partir du premier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évasée du genre humain. Leurs combinaisons étaient innombrables comme la poussière, compliquées à l’infini, tramées, tressées, imbriquées, repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées à toutes les profondeurs.

Toutes les mains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les trois Concupiscences, comme des fileuses infatigables, avaient fourni l’écheveau, et les sept Péchés l’avaient dévidé, ventre à terre, dans tous les sens, autour de toutes les générations, à travers l’inextricable tourbillon des épisodes. L’Amour, la Mort, la Douleur, l’Oubli, avaient mis en commun leurs paraboles pour un éternel négoce d’errata, où chacun d’eux tirait à lui toutes les ténèbres.

De temps en temps, un excellent historien se présentait pour contrôler les balances et sa tête gélatineuse se liquéfiait dans les plateaux. L’Hypothèse disait à la Conjecture : Nous allons nous amuser ! et elles se faisaient caresser, l’une et l’autre, par un vieux Mensonge tout nu, sur le souple divan de la Critique. L’étonnante route de l’histoire était tout en carrefours, avec des poteaux en girouette, où des dates, peu certaines, indiquaient, dans la direction de quelques événements carrossables, de tout petits sentiers inexistants, pour aboutir à d’impossibles vérifications. L’érudition frétait des bibliothèques alexandrines pour le ravitaillement d’innombrables rongeurs à lunettes, dont l’office était de picorer des fétus dans l’énorme amas de crottin documentaire fienté par de plus grands animaux, en s’interdisant religieusement jusqu’à la velléité d’une conclusion. Si, d’aventure, l’un d’entre eux s’en avisait, c’était sous l’expresse condition d’insulter à quelque grande chose, en chatouillant de sa plume le dessous des pieds de la sainte Canaille, enfin victorieuse et potentate rémunératrice des flagorneurs qu’elle a décrottée. Dieu sait, alors, les jolis travaux qui s’exécutaient et l’abjecte clairvoyance de ces calomniateurs d’ancêtres !

L’esprit de l’homme planant, — comme autrefois celui du Seigneur, — sur cet inexprimable désordre, avait dit : — Il n’y en a pas encore assez comme cela ! et il avait commandé que les ténèbres fussent, c’est-à-dire que la suie du passé, délayée dans l’encre de nos imprimeurs, devînt indélébile et croûtonnante sur la mosaïque providentielle. On en était venu à tellement effacer les rudimentaires concepts, que les faits les plus énormes, les plus crevant l’œil, désormais orphelins de leurs principes et veufs de leurs conséquences, retranchés de l’orbite, excommuniés de tout ensemble, acéphales et eunuques, n’existaient plus dans les cervelles qu’à l’état fantastique de postérité du hasard. Et cette ignorance de toute loi était particulièrement attestée, en ce siècle, par la grandissante rage de philosopher sur l’histoire. Obscur témoignage d’une conscience irrémédiablement taillée en pièces et tressaillant, une dernière fois, sous le hachoir des charcutiers de l’intelligence !

Pour commencer, Marchenoir demandait le divorce du Hasard et de la Liberté, absurdement unis sous le régime de l’étripement réciproque. Il jugeait monstrueux cet accouplement qui avait paru l’unique ressource de la Raison moderne, affligée du célibat de sa très chère fille, universellement décriée pour son incontinence et le malpropre choix de ses concubins. C’était une imposture par trop forte de prétendre que quelque chose de réel fût jamais sorti d’une faculté, déjà si précaire, prostituée à ce bâtard du néant, et il ambitionnait, — alors que les sociétés agonisantes mettent leurs enfants en gage pour obtenir, en payant, qu’on les achève elles-mêmes, — d’affirmer, une bonne fois, avant que tout s’écroulât et pour l’honneur de l’être pensant, l’irrépréhensible solidarité de tout ce qui s’est accompli, dans tous les temps et dans tous les lieux, à la honte des artisans de poussière qui pensent exterminer l’unité de l’homme en raclant de vieux ossements !

À ses yeux, le mot Hasard était un intolérable blasphème qu’il s’étonnait toujours, malgré l’expérience de son mépris, de rencontrer dans des bouches soi-disant chrétiennes. — Rien n’arrive sans Son ordre ou Sa permission, disait-il aux blasphémateurs ; il vous a créés, votre Hasard, et il s’est incarné pour vous racheter de son sang ! Est-ce bien là votre pensée ? Alors, moi, catholique, je lui crache à la figure, à ce rival de mon Christ, qui n’a pas même l’honneur d’exister, comme une idole, dans un simulacre où, du moins, s’attesterait l’industrie d’un entrepreneur de divinités.

Il était évident pour lui qu’on ne pouvait pas être catholique, ni même se flatter d’une infinitésimale pincée de sentiment religieux, si on ne donnait pas absolument tout à la Providence, et, dès lors, l’idée d’un plan infaillible sautait à l’esprit. À cette hauteur, peu lui importaient les chicanes philosophiques, ou même théologiques, qu’on pouvait lui décocher au sujet du Libre Arbitre, laissé sans ressources, par cette invasion d’absolu, dans le pâturage desséché du conditionnel.

— Quand la Providence prend tout, c’est pour se donner elle-même. Consultez l’Amour, si vous ne comprenez pas, et allez au diable ! Telle était toute la controverse de ce Stylite intellectuel qui ne descendit jamais de sa colonne.

Il avait, certes, bien assez du pénitentiel labeur qu’il s’était imposé, puisqu’il s’agissait de réduire à un tel raccourci de formules l’universalité des témoignages, qu’ils pussent tenir dans un rais de la pensée. Puisque c’est toujours Dieu qui opère, ad nutum, sur toute la terre, il fallait, de toute nécessité, préjuger un acte unique, indéfiniment réfracté dans ses créatures. Qu’on employât le mot de Paternité ou celui d’Amour, ou tout autre vocable suggestif, la méditation ramenait toujours cette simple vue d’un seul geste infini, produit par un Être absolu, et répercuté dans l’innumérable diversité apparente des symboles.

En quelque point des temps que s’enfonçât la pointe du compas, que ce fût la prise de Jérusalem ou la Défénestration de Prague, l’angle avait beau s’ouvrir dans de giratoires investigations, ce point quelconque devenait le centre de l’univers. Le passé et l’avenir irradiaient lumineusement de ce foyer et convergeaient, en frémissant, vers cet ombilic. Une identité surnaturelle éclatait partout à la fois. L’homme se dénonçait pour avoir toujours fait la même chose, dans une circulaire translation de circonstances perpétuellement analogues, et l’imperceptible atrocité d’un Ezzelino ou d’un Halberstadt avait juste autant de force harmonique et salariait aussi sûrement l’esprit de synthèse que les colossales redites du despotisme des Tibère, des Philippe II ou des Napoléon !

L’histoire, telle que la voyait Marchenoir, était d’un tissu si garanti qu’on pouvait mettre au défi n’importe quel faussaire de la démarquer d’une manière plausible. Les caractères altérés, les lignes déviées de leur sens, écorchaient l’œil et criaient pour qu’on les réintégrât. Le texte symbolique, mutilé seulement d’un iota, n’avait plus de sens et divulguait, de son mutisme soudain, la profanation. Ce que la Providence avait écrit dans la rédivive tradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes de montagnes de morts, elle l’avait écrit pour l’éternité, sans que nul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d’oblitérer, d’un solécisme durable, ce palimpseste de douleur !

Car, telle était sa cédule évocatoire, à ce magicien d’exégèse, qui voulait que tout comparût à la fois devant le tribunal de son esprit : Toute chose terrestre est ordonnée pour la Douleur. Or, cette Douleur était, à ses yeux, le commencement comme elle était la fin. Elle n’était pas seulement le but, le comminatoire propos ultérieur, elle était la logique même de ces Écritures mystérieuses, dans lesquelles il supposait que la Volonté de Dieu devait être lue. La sentence terrible de la Genèse, à la départie de l’Eden, il l’appliquait, dans sa rigueur, à l’enfantement toujours douloureux des moindres péripéties de l’œcuménique roman de la terre.

Alors, sur cette planète maudite, condamnée à ne germiner que des épines, s’accomplissait, en soixante siècles, pour la race déchue, l’épouvantable dérision du Progrès, dans le renouveau sempiternel des itératives préfigurations de la catastrophe qui doit tout expliquer et tout consommer à la fin des fins.

Les Anges devaient avoir eu peur et pitié de ce spectacle, sur lequel on avait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideau d’une pudeur divine ! Les générations humaines toujours dévorées au banquet des forts, sur tous les continent où les enfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dont c’est l’étonnant destin de représenter Dieu même, le Pauvre toujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé en morceaux, mais ne mourant pas, — roulé du pied, sous la table, comme une ordure, d’Asie en Afrique et de l’Europe sur le monde entier, — sans qu’une seule heure lui fût accordée pour se désaltérer à ses propres larmes et pour râcler les croûtes de son sang ! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques, sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roi Baltasar.

Puis, l’avènement du parfait Pauvre, en qui se résumèrent les abominations les plus exquises de la misère et qui fut Lui-même le Baltasar d’un festin de tortures, où furent conviées toutes les puissances de souffrir. Rédemption à faire trembler qui transfigura la poétique de l’homme sans rénover son cœur, en dérision de ce qui avait été annoncé.

Un second registre de formules fut simplement ouvert, et la grande liesse des boucs et des vautours recommença. Dans les contrées immenses inexplorées par le christianisme, la cuisine des pasteurs de peuples ne changea pas, mais, dans la chrétienté, le pauvre fut quelquefois invité, charitablement, à se repaître des déjections de la puissance, dont il était, lui-même, l’aliment. Le fardeau des faibles, désormais aggravé de spiritualisme, fit craquer les os des neuf dixièmes de l’humanité.

Comme si l’apparition de la Croix avait affolé les nations, l’univers se confondit dans une prodigieuse bousculade. Sur l’Empire romain tordu par la colique, goutteux des pieds, avarié du cœur, et devenu chauve comme son premier César, des millions de brutes à gueule humaine déferlèrent. Les Goths, les Vandales, les Huns et les Francs s’assirent, en ricanant, sur leurs boucliers, et se laissèrent glisser en avalanches, contre toutes les portes de Rome qui creva sous la poussée. Le Danube, gonflé de sauvages, se répandit en inondation sur les latrines du Bas-Empire. Du côté de l’Orient, le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de son troupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterelles affamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu. On se battait, on s’éventrait, on se mangeait les entrailles, pendant huit cents ans, de l’extrémité de la Perse aux rivages de l’Atlantique. Enfin, la grande charpente féodale s’installait dans le gâchis des égorgements.

On crut que c’était l’étançon d’une Jérusalem quasi céleste qu’on allait construire, et il se trouva que c’était encore un échafaud. Même la Chevalerie, la plus noble chose que les hommes aient inventée, ne fut pas souvent miséricordieuse aux membres souffrants du Seigneur, qu’elle avait mission de protéger. Même les Croisades, sans lesquelles le passé de l’Europe serait un peu moins qu’un amas d’immondices, ne furent pas sans l’horrible traînée de toutes les purulences de l’animal responsable. Pourtant, c’était l’adolescence au cœur brûlant, c’était le temps de l’amour et de l’enthousiasme pour le christianisme ! Les saints, il y en eut alors, comme aujourd’hui, une demi-douzaine par chaque cent millions d’âmes médiocres ou abjectes, — à peu près, — et l’odieux bétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligé d’emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à son plaisir, quand il avait l’honneur de les tenir vivants sous ses sales pieds.

Deux choses, à peine, paraissaient à Marchenoir mériter qu’on surmontât la nausée de cette abominable contemplation : l’indéfectible prééminence de la Papauté et l’inaliénable suzeraineté de la France. Rien n’avait pu prévaloir contre ces deux privilèges. Ni l’hostilité des temps, ni le négoce des Judas, ni la surpassante indignité de certains titulaires, ni les révolutions, ni les défaites, ni les reniements, ni les inconscientes profanations de la sacrilège bêtise !…

Quand l’une ou l’autre avait menacé de s’éteindre, le monde avait paru en Interdit. La Bulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, la fameuse bulle des Deux Glaives, n’avait plus de croyants, il est vrai, et la France était gouvernée par des goujats… N’importe ! quelques âmes savaient qu’il existe, en leur faveur, une prescription contre toutes les poursuites revendicatoires du néant, et Marchenoir était une unité dans le petit nombre de ces âmes malheureuses, charriées sur un glaçon fondant, au milieu d’un océan de tiédeur, vers un tropique d’imbécillité !

Mais, avant de sombrer, ce millénaire voulait assigner les Temps modernes, les plus iniques temps et les plus bêtes qui furent jamais, devant un Juge dont il pressentait la prochaine Venue, quoiqu’il ait l’air de dormir profondément depuis tant de siècles, et qu’il espérait, à force de clameurs désespérées, faire, une bonne fois, crouler de son ciel ! Ces clameurs, il les avait ramassées de partout, accumulées, amalgamées, coagulées en lui. Écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, en une algèbre à faire éclater les intelligences, l’universelle totalité des douleurs !

De cette forêt sortait, en rugissant, une Symbolique inconnue qu’il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allait devenir son langage pour parler à Dieu. C’était comme une rumeur infinie de toutes les voix dolentes des écrasés de tous les âges, dans une formule miraculeusement abréviative qui expliquait, — par la nécessité d’une manière de rançon divine, — les interminables ajournements de la Justice et l’apparente inefficacité de la Rédemption.

Voilà ce qu’il prétendait mettre sous les yeux de ses contemporains inattentifs, d’abord ; ensuite, sous le clair regard de Celui dont il appelait l’avènement, comme un témoignage accablant de la fangeuse apostasie d’une génération, qui sera peut-être la dernière avant le déluge, — si sa monstrueuse indifférence l’a faite émissaire pour assumer l’opprobre de ses aînées, moins abominables qu’elle, dont l’histoire écrite a si lâchement balbutié l’inculpation !