Le Désespéré/42

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A. Soirat (p. 200-207).


XLII


Elle se souvenait d’avoir autrefois connu, rue de l’Arbalète, un petit juif besogneux qui vivait de vingt métiers plus ou moins suspects. Le vieux drôle faisait ostensiblement l’immonde commerce des reconnaissances du mont-de-pitié et elle s’était laissé rançonner par lui un assez bon nombre de fois. C’était bien l’homme qu’il lui fallait, celui-là ! Il n’était, certes pas, encombré de scrupules ! Pour deux francs, on lui aurait fait nettoyer une dalle de la Morgue, avec sa langue ! D’ailleurs, il la connaissait et savait qu’elle ne le dénoncerait jamais à personne.

— Monsieur Nathan, dit-elle, en arrivant chez le personnage, avez-vous besoin d’argent ?

Ce monsieur Nathan était une petite putridité judaïque, comme on en verra, paraît-il, jusqu’à l’abrogation de notre planète. Le Moyen Âge, au moins, avait le bon sens de les cantonner dans des chenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale qui permît à chacun de les éviter. Quand on avait absolument affaire à ces puants, on s’en cachait, comme d’une infamie, et on se purifiait ensuite comme on pouvait. La honte et le péril de leur contact étaient l’antidote chrétien de leur pestilence, puisque Dieu tenait à la perpétuité d’une telle vermine.

Aujourd’hui que le christianisme a l’air de râler sous le talon de ses propres croyants et que l’Église a perdu tout crédit, on s’indigne bêtement de voir en eux les maîtres du monde, et les contradicteurs enragés de la Tradition apostolique sont les premiers à s’en étonner. On prohibe le désinfectant et on se plaint d’avoir des punaises. Telle est l’idiotie caractéristique des temps modernes.

Monsieur Nathan avait eu des fortunes diverses. Il avait raté des millions et, quoiqu’il fût très malin, on le considérait, parmi ses frères, comme un peu jobard. Son vrai nom était Judas Nathan, mais il avait voulu qu’on l’appelât Arthur, et tel était son principe de mort. Ce juif était rongé du vice chrétien de vanité. Successivement tailleur, dentiste, marchand de tableaux, vendeur de femmes et capitaliste marron, mais toujours travaillé de dandysme, il avait tout sacrifié, tout galvaudé pour cette ambition. Une heure glorieuse avait pourtant sonné dans sa vie. Il s’était vu directeur d’un journal légitimiste, vers les dernières années du second empire. Mais, précisément, cette élévation l’avait perdu. La grâce d’Israël s’était retirée de lui et il avait fait de sottes affaires. Sa déconfiture, quoique retentissante, avait été trop ridicule pour qu’il s’en relevât jamais. Maintenant, Dieu seul pouvait savoir ses industries !

Mais, en vieillissant, ce petit bellâtre, qu’on rencontrait partout où tintait la ruine, était devenu positivement sinistre. Au milieu d’indicibles tripotages, ce grotesque filou n’abdiquait aucune de ses anciennes prétentions, et on retrouvait toujours en lui le désopilant roublard qui fit offrir, un jour, au comte de Chambord, de se convertir publiquement au catholicisme, si on le faisait marquis. Il avait toujours la même politesse de garçon de bain ou d’huissier de tripot, et le même geste fameux, de tapoter les deux choux-fleurs latéraux qui faisaient encorbellement à son crâne chauve. Il avait surtout le même empressement auprès des femmes, qu’il enrichissait gracieusement de ses conseils ou de ses prophéties, en les dépouillant de leurs bijoux et de leur argent. Car il était fort considéré parmi les filles de la rive gauche, où il était venu s’établir, étant, à la fois, leur banquier, leur courtier, leur marchande à la toilette, leur consolateur et leur oracle, — parfois, aussi, leur médecin, disait-on. Mais cette dernière chose flottait dans un salubre mystère…

— Eh ! comment, c’est vous, chère enfant ! Bon Dieu ! qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vue ! On vous croyait perdue à jamais. Votre disparition nous avait tous désespérés, et, pour mon propre compte, je vous donne ma parole d’honneur que j’étais inconsolable… Mais vous avez eu pitié de vos victimes et vous nous revenez, sans doute. Pauvre agneau, il t’a lâchée, je l’espère, ce sauvage avec qui tu vivais ?

Ces paroles équivalentes à rien et proférées d’une voix lointaine, défunte, paraissant sortir d’un phonographe vert-de-grisé, où elles auraient été inscrites depuis soixante ans, voulaient surtout cacher l’étonnement du vieux malandrin.

Quinze ou dix-huit mois auparavant, il avait eu l’audace de se présenter chez Marchenoir, dont il avait découvert l’adresse, sous prétexte d’offrir une occasion de dentelles, en réalité pour négocier un stupre fastueux, dont les conditions inouïes, chuchotées à l’oreille de son ancienne cliente, lui paraissaient devoir tout emporter. Mais, dès le premier mot, Véronique avait été chercher son ami qui travaillait dans la chambre voisine, et celui-ci avait simplement ouvert la fenêtre, en sourcillant d’une façon si claire, que l’ambassadeur, abandonnant, pour quelques instants, sa dignité, avait cru devoir disparaître aussitôt par l’escalier.

— Monsieur Nathan, répondit la visiteuse avec fermeté, mais sans colère, je ne suis pas venue pour vous faire des confidences et je vous prie de me parler convenablement, sans me tutoyer, si c’est possible. Il s’agit d’une affaire des plus simples. Vous savez arracher les dents, n’est-ce pas ? Combien me prendrez-vous pour m’arracher toutes les dents ?

Pour le coup, Nathan n’essaya plus de dissimuler sa stupéfaction. Machinalement, il vérifia d’un geste les deux touffes peintes en blond de diarrhée, qui lui garnissaient les tempes, resserra, autour de son torse de coléoptère, le cordon à sonnette d’une robe de chambre couleur firmament pisseux, et revenant à marche forcée du fond de la pièce, où l’avait lancé la première commotion :

— Vous arracher les dents ! s’écria-t-il, — subitement animé, jaillissant, presque humain, — toutes-les-dents ! Ah ! çà, mademoiselle, ai-je mal entendu, ou suis-je assez comblé de disgrâce pour que vous ayez le dessein de vous moquer de moi ?

Véronique se découvrit la tête :

— Et cela, monsieur, qu’en pensez-vous ? Est-ce une plaisanterie ? Je le répète, je veux me débarrasser de mes dents comme je me suis débarrassée, ce matin, de mes cheveux. Cela est absolument nécessaire, pour des raisons que je n’ai pas à vous dire. Je me suis adressée à vous, parce que je craignais qu’un dentiste ordinaire ne voulût pas. Vous devez me connaître, je suppose. Personne ne saura jamais que je suis venue ici. J’ai trois louis à vous offrir pour une opération qui ne prendra pas deux heures, et je vous ferai cadeau de mes dents par-dessus le marché. Il me semble que vous n’aurez pas fait une trop mauvaise journée. Si cela ne vous va pas, bonsoir, je vais ailleurs. Est-ce oui ou non ?

La dispute fut longue, cependant. Jamais ce misérable Nathan n’avait été secoué d’une si rude sorte. Il voyait bien que Véronique n’était pas folle, mais il ne pouvait concevoir qu’une jolie fille voulût se faire laide. Cela renversait toutes ses idées. Puis, il y avait, dans cette pourriture d’homme, un coin phosphoré qui n’était peut-être pas absolument exécrable. Il reculait à la pensée de détruire ce beau visage, de même qu’il aurait hésité, au moins une minute, fût-ce pour un million, à brûler une toile de Léonard de Vinci ou de Gustave Moreau. L’anéantissement pur et simple d’une richesse de ce genre le confondait.

Ce scrupule, d’ailleurs, se compliquait de plusieurs craintes. Il avait reçu bien des volées dans sa vie, mais la main de Marchenoir, non encore éprouvée, lui semblait plus redoutable que celle du Seigneur, — sans compter le grappin de la justice humaine qui pouvait intervenir aussi et se fourrer curieusement dans ses petites affaires.

Véronique, discernant à merveille ce qui se passait dans cette âme vaseuse, se décida, malgré sa répugnance, à en finir par l’intimidation. — Vous n’avez pas tant balancé, lui dit-elle, quand il s’est agi de la petite Sarah. Je sais par cœur toute cette histoire, et même plusieurs autres. Faites-y bien attention. Allons, soyez raisonnable et ne me laissez pas languir plus longtemps. Encore une fois, il ne vous arrivera rien de fâcheux à cause de moi, je m’y engage, et trois louis sont toujours bons à gagner.

Elle faisait allusion à une abominable affaire d’avortement, où la mère avait failli périr, et qui avait donné beaucoup d’inquiétudes au bel Arthur. Il se décida sur-le-champ, alla chercher l’outil de torture, disposa toutes choses avec des petits mouvements nerveux et, finalement, installa Véronique dans un profond fauteuil de cuir, en pleine clarté.

Elle renversa la tête et montra une double rangée de dents lumineuses, — des dents à mordre les plus durs métaux humains. Le tortionnaire abject, par une dernière impulsion de vague pitié, lui déclara qu’elle allait atrocement souffrir.

— J’y suis préparée, répondit la sainte. J’espère avoir du courage. Je tâcherai de me souvenir que j’ai mérité des souffrances plus grandes encore.

Alors, s’accomplit cette horreur. À chaque dent qui s’en allait, la pauvre Véronique, en dépit de sa volonté, poussait un léger cri et ses yeux se remplissaient de larmes, pendant que des ruisseaux de sang écumeux coulaient sur l’épaisse toile du tablier de cuisine que Nathan lui avait ficelé autour du cou.

Quand la mâchoire supérieure fut complètement dégarnie, l’exécuteur dut s’arrêter. L’infortunée avait perdu connaissance et se tordait spasmodiquement. Il fallut la ranimer, étancher le sang qui partait à flots, arrêter l’hémorragie, calmer les nerfs, toutes besognes familières à cet omniscient des basses pratiques chirurgicales. Il exprima son avis de renvoyer à quelques jours la seconde partie de l’opération, dans le secret espoir de ne la voir jamais revenir et d’échapper ainsi à une corvée qui lui déplaisait, ayant, d’ailleurs, soigneusement empoché l’argent. Mais, au bout d’un quart d’heure, l’étonnante martyre lui signifia énergiquement, sans parler, qu’elle voulait que cela continuât.

Rien ne fut plus horrible. L’opérateur gagna son salaire. Les anesthésiques ordinaires étaient sans effet sur ce paquet de nerfs en déroute, effroyablement ébranlés déjà, malgré l’héroïsme de la patiente. La syncope se renouvela cinq ou six fois, de plus en plus inquiétante. Une minute, Nathan, terrifié, crut au tétanos.

Enfin, le supplice s’acheva, et, peu à peu, reparut l’équilibre. Véronique but un cordial préparé d’avance et souffrant encore d’atroces douleurs, mais redevenue l’impératrice d’elle-même, elle regarda tristement, sur la table, le gisant trésor de l’écrin de sa bouche, vide à jamais, puis, s’approchant d’un miroir, elle poussa un cri, un seul cri funèbre, sur sa beauté dévastée, gémissement de la nature qu’elle ne put réprimer.

Le sordide Nathan, étonné de son propre trouble, balbutiait quelques phrases vaines, alléguant l’espèce de violence qu’il avait subie. C’est alors que la chrétienne, avec une noblesse d’humilité éternellement inintelligible pour les âmes viles, obéissant à cette furie d’abaissement qui est un des caractères de l’amour mystique, ramassa la main de l’immonde bandit, cette main cireuse, boudinée, dans laquelle avaient tenu toutes les crapules, et la baisa, — comme l’instrument de son martyre ! — de ses lèvres sanglantes et déformées.

— Adieu, monsieur Nathan, dit-elle ensuite, d’une voix qu’elle-même ne reconnut plus. Je vous remercie. N’ayez aucune inquiétude. Vous faites souvent de vilaines choses dans votre métier, mais je prierai mon Sauveur pour vous…