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Le Désespéré/43

La bibliothèque libre.
A. Soirat (p. 207-212).


XLIII


Leverdier n’avait guère à raconter à son ami que le bouleversant émoi qu’il avait éprouvé, le lendemain, en revoyant Véronique. Le pauvre garçon avait reçu un coup terrible dont il restait assommé. Cette figure charmante, qui avivait pour lui les grises couleurs de la vie et qui leur versait à tous deux l’espérance, elle n’existait plus. Elle était affreusement, irrémédiablement changée. Il n’y avait plus de beauté du tout. Telle fut, du moins, son impression. C’était vrai qu’il l’avait vue déformée par la fluxion, battue par les souffrances et que, maintenant, après une semaine, ces accidents avaient disparu. Mais cette bouche complètement édentée, il ne pouvait plus la reconnaître et le souvenir de ce qu’elle avait été, la lui faisait paraître épouvantable.

Le premier jour, il s’était trouvé sans parole, privé d’intelligence, asphyxié de douleur, à moitié fou. Il avait fallu que Véronique elle-même le ranimât, lui disant à peu près : C’est moi seule qui ai voulu cette chose. Avais-je un autre moyen d’obéir à la lettre que voici ? Et elle lui avait donné la lettre de Marchenoir, qu’il n’avait pu lire en sa présence, mais qu’il avait emportée chez lui, en prenant la fuite, abruti par l’étonnement, ivre de chagrin et de remords. Car il s’accusait d’être un dépositaire sans vigilance, odieusement infidèle. Il aurait dû deviner, empêcher. Mais aussi, cette lettre était d’un aliéné. Comment Marchenoir, connaissant cette âme excessive, capable de toutes les résolutions, avait-il pu l’écrire ?

Leverdier était en proie à un mélange de désespoir et de rage qui lui faisait, en parlant, sauter le cœur hors de la poitrine. Quelque expérience qu’il crût avoir de ses deux amis, il y avait, malgré tout, certaines choses qu’il ne pouvait pas arriver à comprendre. Si Marchenoir l’eût consulté, il lui eût certainement répondu par le conseil d’épouser, quand même, Véronique, et il eût, de toutes ses forces, travaillé à démontrer à Véronique l’absolue nécessité de devenir la femme de Marchenoir.

Point incroyant, mais boiteux de pratique et nullement organisé pour la vie contemplative, il avait été quelque temps sans croire à la pureté de leurs relations. Il avait fallu les affirmations réitérées de son ami, qu’il savait incapable d’hypocrisie, et l’irrécusable évidence de certains faits, pour le persuader. Dans les derniers mois, il avait bien remarqué l’enthousiasme de Marchenoir pour sa compagne, mais n’ayant pas le diagnostic psychologique du père Athanase, il n’avait pas conclu comme lui à la passion amoureuse, n’y voyant qu’une période nouvelle du commun transport religieux qu’il s’était interdit de juger. La lettre à Véronique avait été pour lui comme un flambeau sans réflecteur, dans un de ces souterrains où les ténèbres, accumulées et tassées depuis longtemps, ne font que reculer plus épaisses, à trois pas de l’insuffisante lumière qu’elles menacent d’étouffer.

Que signifiait, par exemple, cette jalousie rétrospective chez un homme que ses actes et ses paroles jetaient en dehors de toutes les voies communes, et que l’opinion du monde ne pouvait atteindre ? L’acte charnel touchait-il donc à l’essence même de la femme, que la souillure en dût être ineffaçable à jamais ? Sans doute, ce passé était un irréparable mal, mais puisqu’on était si terriblement mordu, fallait-il, après tout, sacrifier sa vie pour des fantômes, et se précipiter en enfer, pour échapper à un purgatoire qui eût été le paradis de beaucoup d’hommes moins malheureux ?

Le repentir, la pénitence, la sainteté même, n’avaient-ils plus cette vertu tant célébrée de remettre à neuf les pécheurs ? Qu’y avait-il de commun entre la Véronique d’aujourd’hui et la Ventouse d’autrefois ? Ah ! il en avait connu des tas de vierges qui n’étaient pas dignes, certes, de lui décrotter sa chaussure ! Et, en supposant qu’il restât quelque chose à souffrir, ce quelque chose pouvait-il entrer en balance avec les tourments inouïs d’une passion sans issue, qui mangerait la cervelle de ce grand artiste, après lui avoir dévoré le cœur ? Enfin, il avait en amour des idées de sapeur-pompier, et pensait, en général, qu’il fallait éteindre les incendies tout d’abord, à quelque prix que ce fût, et puisque le concubinage révoltait ces deux dévots, il concluait, sans hésiter, au sacrement de mariage.

Leverdier refoulait en lui ces pensées, désormais inutiles à exprimer, n’étant pas de ces amis dont la principale affaire consiste à triompher dans leur propre sagesse, en jetant sur les épaules déjà rompues des naufragés, le trésor de plomb de leurs onéreuses récriminations. D’ailleurs, il s’était dit, plusieurs jours de suite, que, sans doute, cette fois, ce serait bien fini, la rage d’amour ! Marchenoir souffrirait, quelque temps, tout ce qu’on peut souffrir, puis cette passion s’éteindrait, faute d’aliment. Une mélancolie supportable s’installerait à sa place et l’esprit reprendrait son équilibre. Véronique, irréparablement enlaidie, deviendrait cette amie très douce, cette compagne bienfaisante des heures de lassitude intellectuelle et de tristesse, cette sœur qu’on avait rêvée et que la jolie femme ne pouvait être.

Elle se trouverait ainsi avoir eu raison, au bout du compte, d’accomplir cette chose qui les faisait, à l’heure actuelle, si durement pâlir. Il ne resterait plus, à la fin, de toutes ces émotions déchirantes, qu’un souvenir d’héroïsme sur les ruines inoffensives de cette beauté, que le plus étonnant miracle de charité avait sacrifiée…

Les deux amis étaient silencieux depuis quelques instants. Marchenoir se leva comme un centenaire, tremblant, pâle, chenu, harassé de vivre et, d’une voix suffoquée, déclara que c’était assez de discours, qu’il voyait distinctement tout ce qu’il y avait à voir : la cruauté de son imprudence et l’horrible fruit de remords qu’il en récoltait, mais qu’il était temps d’aller consoler la pauvre fille.

— Elle souffre pour moi, dit-il, et non pour elle. Sa personne, elle n’y tient guère, tu as dû le remarquer. Si la paix m’est rendue, elle jugera que tout est très bien et sa joie sera parfaite. Tu ne sais pas, Georges, la qualité du sublime de cette créature. Ce qu’elle vient de faire pour moi, elle l’aurait fait aussi bien pour toi, j’en suis persuadé, ou pour quelque autre, si elle l’avait cru nécessaire… Mais, le remède sera-t-il efficace ? Voilà la question, c’est ma vie qui en dépend et la réponse n’est pas certaine…

Ils étaient dans la rue. Un fiacre les recueillit et ils descendirent ensemble, sans ajouter une parole, le boulevard Montparnasse. Arrivés à l’avenue du Maine et sur le point d’entrer dans la rue de Vaugirard, où s’embranche la rue des Fourneaux, Leverdier sentit que Marchenoir voulait être seul pour un premier tête-à-tête. Il le quitta donc et, planté sur le trottoir, regarda la voiture s’éloigner, jusqu’au moment où elle disparut. Alors, seulement, il s’en alla, comblé de tristesse, l’âme noyée de pressentiments affreux.