Le Désespéré/44

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A. Soirat (p. 212-215).


XLIV


Quand Marchenoir sortit de la voiture arrêtée devant sa maison, on aurait pu le prendre pour un de ces agonisants à échéance calculable, que vomissent les voitures numérotées, à l’heure des consultations, sur le seuil dantesque des hôpitaux. Il tremblait tellement en cherchant sa monnaie, que le cocher lui offrit de l’aider à monter chez lui. Cela le ranima. Il se hâta d’entrer, ne vit même pas la concierge, que son aspect semblait avoir déconcertée, et gravit l’escalier.

Devant sa porte, il s’étonna de son courage d’être venu jusque-là et s’aperçut, en même temps, qu’il n’en avait plus du tout, qu’il ne se déciderait jamais à entrer et qu’il n’avait plus qu’à s’asseoir sur une marche, en attendant la consommation des siècles. Il se mit à tourner à pas étouffés, comme un félin, sur l’étroit palier, absolument incapable de s’arrêter à une résolution quelconque, les doigts brûlés par la clef qu’il avait tirée de sa poche, dans la voiture, et qu’il tenait à la main depuis un quart d’heure, déplorant amèrement l’absence de Leverdier, qu’il se maudissait pour avoir laissé partir.

Tout à coup, il entendit monter au-dessous de lui et reconnut, avec certitude, le pas de Véronique. Épouvanté à l’idée d’un rapatriement sur cette voie publique, où vingt locataires inconnus pouvaient apparaître, il ouvrit brusquement la porte et se jeta dans l’appartement comme dans une citadelle. La jeune femme revenait, en effet, de la chapelle des Lazaristes de la rue de Sèvres, où elle allait, tous les matins, entendre la messe, à sept heures, quelque temps qu’il fît. Marchenoir, qui l’accompagnait pourtant, d’ordinaire, avait oublié cette circonstance.

Quand elle parut, cet homme si fort eut les jambes fauchées. Il s’abattit sur le carreau, et tendit vers elle ses deux mains, en remuant les lèvres, sans pouvoir articuler un mot. Véronique courut à lui, l’enveloppa de ses bras et, le relevant, le contraignit à s’asseoir. Elle-même, s’agenouillant, à ses pieds, — par une impulsion d’humilité et de tendresse qui rappelait leur première entrevue, — le regarda, accoudée sur lui.

— Chère victime, dit-il, avec la douceur d’une commisération infinie, qu’as-tu fait ?

— Pardonne-moi, bien-aimé, répondit-elle, j’ai voulu t’obéir et te sauver. Ah ! j’aurais souffert bien davantage, s’il l’avait fallu !… Pleure à ton aise, pauvre cœur, Dieu te consolera.

Alors, entendant cette voix changée par la torture, qui se faisait amoureuse par charité, il se détendit et se brisa. Il l’attira sur ses genoux et lui cachant le visage dans ses bras et sur sa poitrine, il sanglota éperdument. Ce fut une de ces rafales de pleurs, comme il en avait eu si souvent, et qui, déjà, tant de fois, l’avaient délivré des suggestions du désespoir. Longtemps, ses larmes, grossies par tous les orages intérieurs qui avaient précédé cet instant, roulèrent en ruisseaux sur la tête mutilée de la martyre qui se fondait, elle-même, de compassion, blottie, comme une hirondelle, contre la paroi de ce sein mouvant.

À la fin, voyant que la crise s’affaiblissait et qu’un peu de calme allait revenir, elle se dégagea doucement, alla tremper son mouchoir dans l’eau fraîche et, avec des mouvements maternels, vint baigner et essuyer les yeux de son ami.

— Maintenant, cher malade, lui dit-elle, en le baisant au front, je vais vous conduire dans votre chambre. Vous vous étendrez sur votre lit et vous dormirez quelques heures. Vous devez en avoir besoin… Ne me regardez pas de cet air navré. Vous vous ferez à ma nouvelle figure, et vous finirez par la trouver convenable. Je vous assure que je me trouve aussi belle qu’avant. C’est une habitude à prendre. Allons, monsieur le saule-pleureur, allongez les jambes, voici deux couvertures, un oreiller pour votre tête et je tire les rideaux. Quand vous vous réveillerez, votre servante vous aura fait un bon feu, un bon petit déjeuner et votre ange gardien aura chassé votre gros chagrin.

Marchenoir, complètement épuisé, s’était laissé faire comme un enfant et dormait déjà.

Véronique, retirée dans l’autre chambre, alla se prosterner devant l’immense crucifix qu’il lui avait acheté, sur sa demande, rue Saint-Sulpice, en un jour de richesse, procréation d’un art abject, que la piété de la thaumaturge transfigurait en chef-d’œuvre.

— Mon doux Sauveur, murmura-t-elle, ne vous fâchez pas contre moi. Vous voyez bien que j’ai fait ce que j’ai pu. Mon confesseur m’a blâmée très sévèrement de ce qu’il appelle un zèle téméraire et je dois croire que vous lui avez inspiré ce blâme. Il m’a dit que j’avais mal compris votre précepte d’arracher soi-même ses propres membres, quand ils deviennent une occasion de scandale, et cela se peut bien, puisque je suis une fille pleine d’ignorance. Mais, mon Jésus, si je me suis trompée, ne jugez que mon intention et prenez pitié de ce malheureux qui a exposé sa vie pour me donner à vous. Si je dois lui être un obstacle, détruisez-moi plutôt, faites-moi mourir, je vous en supplie par votre divine Agonie et les mérites de tous vos saints ! Je n’ai que ma vie à vous offrir, vous le savez, puisque je n’ai pas d’innocence et que je suis la plus grande pauvresse du monde !…