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Le Désespéré/67

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A. Soirat (p. 405-408).


LXVII


Une misère plus noire que jamais s’abattit, alors, rue des Fourneaux et, pour que rien ne manquât aux affres d’agonie mortelle qui allaient commencer, Leverdier disparut brusquement de la vie de Marchenoir.

Cet être sublime, voyant l’imminence et l’énormité du péril, se détermina, sans avertir, à vendre le mobilier peu considérable et la collection de livres qu’il possédait et, — après avoir donné l’argent à son ami, — à s’en aller à la campagne au fond de la Bourgogne, chez une vieille tante qui le réclamait depuis des années.

Cette parente lui gardait une petite fortune dont il était l’unique héritier, et Leverdier serait à son aise un jour. Mais elle n’entendait pas lui envoyer d’argent pour le faire subsister à Paris, lui déclarant, sans cesse, qu’elle tenait à l’avoir auprès d’elle pour lui fermer les yeux, et, qu’en Bourgogne, il vivrait plantureusement, dans la maison qui devrait lui appartenir après sa mort, comme s’il en était déjà le maître absolu.

Leverdier calcula qu’il serait ainsi plus utile à Marchenoir et qu’il pourrait aisément lui envoyer tous les mois un secours d’argent qui l’empêcherait toujours bien de crever de faim.

Lorsque ce dernier apprit l’héroïque décision de son mamelouck, elle était irrévocable. Leverdier avait tout vendu et déposait sur la table du malheureux les quelques centaines de francs qu’il avait recueillis.

Il n’y eut pas d’explosion. Marchenoir baissa la tête à la vue de cet argent et deux larmes lentes, — issues du puits le plus intime de ses douleurs, — coulèrent sur ses joues blêmes et déjà creusées.

Leverdier, ému, s’approcha et le serrant dans ses bras, avec tendresse :

— Mon cher pauvre, lui dit-il, ne t’afflige pas, si tu veux que je m’éloigne en paix. C’est tout juste si j’ai la force de me séparer de Véronique et de toi… Je ne me suis défait d’aucun objet qui me fût réellement précieux, et quand cela serait, qu’importe ? Ignores-tu que ta vie m’est plus chère que n’importe quel bibelot qui soit au monde ? D’ailleurs, n’avons-nous pas, depuis longtemps, une destinée commune ? Je veux te sauver, afin de me sauver moi-même, entends-tu ? Il faut que tu vives et c’était le seul moyen… Nous serons séparés quelque temps. Qu’importe encore ?… Je souhaite du fond du cœur à ma bonne vieille tante, qui va, certainement, m’assommer beaucoup, toutes les prospérités imaginables, mais il m’est impossible, avec le meilleur naturel du monde, d’oublier que je suis son héritier et que sa fortune, un jour ou l’autre, nous appartiendra… Alors, Marchenoir, quelle existence avec Véronique, dans cette campagne délicieuse où nous aurons notre maison ! Quelle paix ! Quelle sécurité parfaite !… Mais encore, il faut vivre jusqu’à cette époque ignorée. Relève ton cœur ! La délivrance est proche, peut-être, et quand l’univers te rejetterait, tu as un fier ami, je t’en réponds !

Marchenoir, toujours sombre au fond de son attendrissement, répondit au consolateur :

— Il vaudrait mieux pour toi, mon dévoué Georges, que tu n’eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux qui l’ont aimé. Le malheur de certains individus est contagieux autant qu’incurable, et j’espère peu cette existence paisible que tu me montres dans l’avenir… Cependant, je ne veux pas te contrister de mes pressentiments noirs qui peuvent, après tout, me tromper. Il y aurait une cruauté lâche et bête à te payer ainsi du service inouï que tu viens de me rendre… Véronique va rentrer dans quelques instants. Nous ferons un déjeuner d’adieu et je t’accompagnerai à la gare… Ah ! mon vieux camarade, j’avais rêvé mieux que tout cela !… On m’a souvent accusé d’ingratitude, parce que je refusais de vautrer ma conscience dans certaines mains qui s’étaient entr’ouvertes pour moi, mais il est heureux, tout de même, que je sois né croquant, car je n’eusse pas encore été assez ingrat pour faire un bon prince. — Beatius est dare quam accipere. Telle eût été, je crois, ma devise, et ce texte aurait fait ma majesté méprisable et mes pieds d’argile…

— Tu es, au moins, le roi de l’impertinence, indécrottable gueux, répartit l’autre, et tu aurais pu me priver de ta sacrée devise qui n’a rien à faire ici. On ne sait jamais qui donne ni qui reçoit, ajouta-t-il profondément. Voilà ce que je pourrais t’apprendre si tu ne le savais encore mieux que moi. Tu as sauvé ma peau dans un temps, je m’efforce, aujourd’hui, de sauver ton esprit, parce que ton esprit m’est nécessaire pour ne pas me casser le cou dans les chemins noirs où nous pataugeons per multam merdam, comme disait Luther. Qu’as-tu à répondre à ça ?

Les deux amis reprirent tant bien que mal un peu d’entrain et concertèrent de laisser croire à Véronique que Leverdier s’absentait pour une affaire de famille et reviendrait, sans doute, bientôt, — la vérité vraie pouvant occasionner une crise de désolation que ni l’un ni l’autre ne se sentait capable de supporter.

Leverdier partit donc le soir même, laissant à son compagnon, désormais solitaire, cette accablante impression qu’ils venaient de s’embrasser pour la dernière fois et qu’ils ne se reverraient plus !