Le Désespéré/69

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A. Soirat (p. 417-424).


LXIX


Huit mois environ après son départ de Paris, où il n’avait pu remettre les pieds, Leverdier reçut, en Bourgogne, cette lettre de Marchenoir :

« Mon Georges bien-aimé,

« Je suis mourant et je n’ai peut-être pas deux jours à vivre. Je commence par là, pour que tu aies moins à souffrir. Quant à Véronique, elle est à Sainte-Anne, depuis deux semaines. C’est en revenant de l’y conduire, qu’un camion m’a renversé et m’a écrasé la poitrine. On a trouvé sur moi, par bonheur, une lettre de toi qui a révélé mon adresse, et on m’a rapporté mourant, rue des Fourneaux.

« J’ai râlé pendant plusieurs jours. En ce moment, je t’écris de mon lit, fort péniblement, mais d’un esprit désormais apaisé, comme il convient aux récipiendaires à l’éternité. Je ne suis pas troublé, même par la pensée que cette lettre nécessaire va t’assassiner de douleur. Je suis déjà dans la sérénité des morts…

« Dieu a voulu que ma vie s’achevât ainsi, donc c’est très bien et aucune chose ne pouvait m’arriver qui me fût meilleure. Je ne suis plus le Désespéré… J’ai dit, tout à l’heure, à ma vieille concierge, d’aller me chercher un prêtre.

« Cependant, mon ami, je ne veux pas m’en aller sans te revoir une dernière fois. Accours, je t’en supplie, si tu le peux, sans perdre une seconde. Ces jours derniers, quand on croyait, à chaque instant, me voir expirer, ma pire souffrance était une soif épouvantable, la soif de Jésus dans son Agonie. Je voyais partout des fleuves et des cataractes que mes lèvres desséchées ne pouvaient atteindre, et, — je ne sais comment, — ton souvenir était mêlé à ces visions de mon délire. Ton visage m’apparaissait souriant, au fond des sources, et ma soif de toi se confondait inexplicablement avec ma soif de l’eau des fontaines…

« Tu prieras pour moi, n’est-ce pas, mon unique ami, pauvre cœur joyeux que j’ai fait si triste ! Tu n’es pas un homme de grande foi. N’importe, prie tout de même… Je serai près de toi. Les âmes des morts, vois-tu, nous environnent invisiblement. Elles ne peuvent pas s’éloigner, puisqu’elles n’ont plus de corps et que la notion de distance est inapplicable aux purs esprits. Je me souviens de t’avoir expliqué cela… Dans quelques heures, je vais être l’âme silencieuse d’un mort, d’un défunt, d’un trépassé. Je souffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état et j’aurai besoin de tes prières. Je t’en supplie, ne me les refuse pas, car je n’aurais plus de voix alors pour te les demander !…

« En aussi peu de mots que possible, je vais t’apprendre ce qui s’est passé depuis ton départ. J’étais enragé de passion pour Véronique, au point de croire que j’étais possédé par quelque démon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus pas t’accabler de cette confidence. Mais la malheureuse fille s’en apercevait trop bien. Elle voyait le mal sans remède, et l’exorbitante douleur qu’elle en ressentait a simplement éteint sa raison.

« Il faudrait n’être pas un moribond pour te raconter cette histoire. Jour par jour, heure par heure, j’ai vu se dissoudre et se déformer, d’une manière horrible, cette belle raison, cette perle exalumineuse du manteau du Christ, cette étincelle d’Orient de la simplicité la plus divine !

« Elle en vint à ne plus me reconnaître… Son Joseph nourricier, son Sauveur, — comme elle m’appelait, — était captif dans une contrée lointaine, et je lui paraissais un bourreau venu à sa place pour la tourmenter.

« J’ai dû subir, dans d’inexprimables affres, la peine sans nom de l’entendre me maudire, en me regardant de ses sublimes yeux égarés, où se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m’a fallu voir cette infortunée à genoux, pendant des heures, se tordant au pied de son crucifix, et criant à Dieu de me délivrer de ma prison, de lui rendre le pauvre homme qui lui avait donné du pain et qui languissait dans un lieu de ténèbres, pour sa récompense de l’avoir aimée…

« En ce moment, je ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu’une âme comprimée et retordue par la plus mortelle angoisse, peut exsuder de douleur, est sorti de la mienne. C’est fini. Je convole maintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.

Il faut me pardonner, mon frère Georges, de t’avoir laissé ignorer tout cela. Tu m’avais écrit les difficultés imprévues de ton existence nouvelle, acceptée pour l’amour de moi, et l’étroite servitude où te réduisait ton avare tante. J’ai reçu régulièrement les soixante francs que tu m’envoyais tous les mois, et que Dieu te bénisse pour cette charité, mais tu ne pouvais faire davantage, quand il se fût agi de me sauver de la mort. Pourquoi t’eussé-je désolé ?… D’ailleurs, j’espérais vaguement que Véronique reviendrait à elle et je ne pouvais me persuader qu’elle fût vraiment aliénée.

« Ton argent ne suffisant pas, je m’arrangeais pour en gagner d’autre, en faisant n’importe quoi. Je me suis fait homme de peine. J’ai servi des marchands de grains et des déménageurs. Je laissais ma blouse aux magasins où on m’employait, pour qu’on ne connût pas ma détresse, rue des Fourneaux… Quand il devint trop imprudent de laisser Véronique seule à la maison, des journées entières, j’obtins d’un entrepreneur d’écritures du travail chez moi. Je copiais des pièces de procédure et je faisais la cuisine, en surveillant la malade, sous la triple menace du feu, de l’étranglement et du couteau.

« Enfin, cette ressource vint à manquer. Alors, me prêtant au délire de cette agitée, j’imaginais un prétexte quelconque pour sortir, et je courais éperdument dans Paris, me jeter aux pieds des uns ou des autres, pour en obtenir un secours immédiat.

« Ce qu’il m’a fallu manger d’humiliations, engloutir de dégoûts, les Anges pâles de la Misère en furent témoins ! Je me suis livré, tête coupée, à mes ennemis. J’ai demandé l’aumône à des êtres abjects qui se sont réjouis de me piétiner au meilleur marché possible. J’ai tendu la main d’un mendiant à des drôles que j’avais conspués avec justice, et que la plus effroyable nécessité me contraignait à implorer, de préférence à d’autres, parce que je comprenais que le besoin d’un ignoble triomphe les porterait à me satisfaire… Quelques-uns me refusaient, et, alors, mon ami, quel puits de honte !

« Je n’ai rien pu tirer, par exemple, de ce répugnant industriel que j’ai si jobardement appelé naguère, le gentilhomme cabaretier, lequel a fait sa fortune aux dépens des artistes pauvres dont il achalandait sa maison, et à qui j’ai dédié, — en me submergeant d’opprobre, — l’un de mes livres, dans une accès de gratitude imbécile pour cet éditeur providentiel, dont je ne voyais pas la hideuse exploitation. Il m’en coûta cher, tu le sais trop, de me laisser engluer par ce Mascarille, par ce bas laquais, que je vis, un jour, cracher rageusement dans un bock que l’absence de son garçon le condamnait à servir lui-même, — sans que je fusse éclairé par cet incident ! Il me devait pourtant bien quelque chose, celui-là, pour avoir fait, gratuitement, pendant dix-huit mois, le journal annexé à sa pompe à bière !

« Dulaurier, devant qui je me suis humilié autant que se puisse humilier un homme, m’a congédié en me déclarant, les larmes aux yeux, qu’à la vérité, il avait sur lui quelques milliers de francs, mais que cette somme étant, par grand malheur, en billets à une échéance lointaine, il ne pouvait en monnayer la moindre partie, sans subir un onéreux escompte, dont il ne doutait pas que la seule pensée dût me paraître insupportable.

« Le docteur Des Bois trouva le moyen d’être plus atroce encore. Depuis quatre ou cinq heures, je courais en vain par les rues comblées de neige, dans un état moral à faire pleurer, — ayant laissé Véronique brisée d’une récente crise, sans feu et sans nourriture, exténué moi-même par la faim, la nuit étant sur le point de tomber, et ne sachant plus que devenir. Je rencontrai Des Bois dans l’escalier de sa maison, accompagnant une dame qui allait sortir et dont la voiture stationnait précisément devant la porte. Je priai le docteur de m’accorder une seule minute et je lui glissai dans l’oreille quelques-unes de ces paroles qui doivent atteindre l’âme, où qu’elle soit, fût-ce sous un Himalaya d’immondices ! Il avait déjà commencé à balbutier perplexement, lorsque la dame, qui avait fait quelques pas sous le vestibule, se retournant : — Eh ! bien ? docteur, eh ! bien ? lui dit-elle, en une injonction musicale qui me supprimait. — Pardon ! répondit-il aussitôt, mon cher ami, vous m’excuserez, n’est-ce pas ? et il disparut.

« Cette nuit-là, je marchai à pieds dans la neige, de la place de l’Europe jusqu’à Fontenay-aux-Roses, où je connaissais, par bonheur, un homme excellent qui me secourut.

« La seule, parmi les personnes, dites du monde, qui m’ait effectivement aidé, c’est la baronne de Poissy, la fameuse Mécène qui afficha, quelque temps, pour mes livres et pour mes articles, un si brûlant enthousiasme. Celle-ci, en réponse à un billet de désespoir que j’avais porté chez elle, me fit remettre une pièce de vingt francs par son domestique.

« Georges, cette existence a duré cinq mois ! On dit la folie contagieuse. Il faut croire que ce n’est pas bien vrai, puisque j’ai pu conserver ma raison dans cette effroyable tourmente. Le croiras-tu ? N’ayant plus le moyen de dormir, j’ai achevé mon œuvre sur le Symbolisme !… Ce sera ton héritage.

« Ah ! les heureux de la vie, qui jouissent en paix d’un beau livre, ne songent pas assez aux souffrances quelquefois sans nom ni mesure, qu’un pauvre artiste sans salaire a pu endurer pour leur verser cette ivresse. Les chrétiens riches, qui admirent ma Sainte Radegonde, par exemple, ne se doutent pas que ce livre fut écrit au chevet d’une mourante, dans une chambre sans feu, par un mendiant famélique et désolé qui n’a pas touché un sou de droits d’auteur !… Seigneur Jésus, ayez pitié des lampes misérables qui se consument devant votre douloureuse Face !

« Mais l’horreur qui a dépassé toutes les autres, c’est la dernière scène du drame. L’enlèvement de notre Véronique, le voyage en fiacre et l’internement à Sainte-Anne. La malheureuse, que toute ma force ne suffisait pas à contenir, poussait des cris dont mes os se souviendront, je crois, au fond de la tombe !

« Laissons cela. Les forces, d’ailleurs, m’abandonnent…

« J’ai passé ma vie à demander deux choses. La Gloire de Dieu ou la Mort. C’est la mort qui vient. Bénie soit-elle ! il se peut que la gloire marche derrière et que mon dilemme ait été insensé… Je vais être jugé tout à l’heure, et non par les hommes. Mes violences écrites, qu’on m’a tant reprochées, seront pesées dans une équitable balance avec mes facultés naturelles et les profonds désirs de mon cœur. J’ai, du moins ceci, d’avoir éperdument convoité la Justice et j’espère obtenir le rassasiement qui nous est assuré par la Parole sainte.

« Toi, mon bien-aimé, veille sur la malheureuse Véronique, après que tu m’auras mis en terre… Pauvre fille !… Chers êtres dévoués, si compatissants et si doux à mon âme triste ! je vous ai chéris l’un et l’autre, par-dessus toutes les créatures, et j’eusse désiré avoir mieux à offrir pour vous que le sacrifice d’une vie saturée d’angoisses, que le miracle de vos deux tendresses a seule empêchée d’être insupportable.

« Hâte-toi, mon Georges, hâte-toi, je crains que tu n’arrives trop tard.

« Marie-Joseph Caïn Marchenoir. »