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Le Désespéré/70

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A. Soirat (p. 424-430).


LXX


« Comme il ne me reste plus que quelques instants à vivre, mon très cher ami, venez vous asseoir sur mon lit, posez ma tête, cette tête qui vous est si chère, sur vos genoux, et mettez vos mains sur mes yeux. Je m’imagine que cette position m’épargnera une partie des peines que l’âme éprouve, lorsqu’elle sort de sa demeure. Quoique la mienne doive souffrir un double tourment, l’un en quittant ce corps qu’elle habite et l’autre en me séparant de vous, soyez persuadé qu’elle ne vous oubliera jamais, s’il reste encore quelque souvenir à ceux qui descendent chez les morts. »

Ainsi parlait à son fidèle Cantacuzène, l’empereur Andronic mourant.

Marchenoir, à son lit de mort, était obsédé de ce souvenir, en attendant son ami, dont l’arrivée venait de lui être annoncée par un télégramme.

Puisqu’il fallait considérer Véronique comme n’existant plus, Leverdier résumait pour lui, désormais, toutes les dilections de la terre. Il aurait voulu réellement, comme cet empereur de l’extrême décadence, poser sa tête, ainsi qu’un enfant, sur les genoux de l’homme qui lui avait valu presque autant qu’un père et sentir sur son visage cette main fidèle, qui l’eût protégé contre les visions possibles de la dernière heure…

Il attendait aussi le prêtre. Il l’attendait vainement depuis la veille. Certes ! il pouvait l’attendre, sa portière, qu’il avait chargée de l’aller chercher, ayant jugé à propos de n’en rien faire.

Ce n’était pourtant pas une méchante femme. Elle l’avait même soigné avec une évidente sollicitude, et avait passé une partie des nuits dans la chambre de ce malade que le médecin avait condamné, dès le premier jour, — comptant un peu, à la vérité, sur l’arrivée de Leverdier bien connu d’elle, pour être payée de sa peine, mais capable, néanmoins, d’une certaine réalité de désintéressement affectueux.

Elle appartenait à ce peuple de Paris que la sottise bourgeoise a plus profondément pénétré qu’aucun autre, et qui la reproduit en relief, comme l’empreinte du cachet reproduit le creux de l’intaille. Il n’était pas nécessaire de la faire bavarder longtemps, pour voir défiler tous les lieux communs et toutes les rengaînes qui constituent, depuis cent ans, au moins, le trésor public de l’intelligence française : « Dieu n’en demande pas tant, — La religion, c’est de ne faire de tort à personne, — Quand on est honnête, on n’a pas besoin de se confesser, — Quand on est mort, on n’a plus besoin de rien, » etc. Elle allait très régulièrement au cimetière, le Jour des Morts, avec cent mille autres qui ne connaissent pas d’autre pratique pieuse et qui vont, une fois l’an, porter des couronnes à leurs défunts, pour lesquels ils n’auraient jamais la pensée de réciter une prière, dans l’inébranlable conviction que les chers absents sont tous « au ciel ».

— Plus souvent, avait-elle dit, en s’en allant, que j’irais chercher un curé pour lui donner le coup de la mort, à ce pauvre monsieur !

En conséquence, elle n’avait pas bougé de la maison, répondant d’heure en heure à Marchenoir que ces messieurs de la paroisse étaient fort occupés, mais qu’elle avait fait la commission, et qu’on allait, pour sûr, en voir abouler quelqu’un d’une minute à l’autre…

La matinée avait été d’un tragique formidable. N’ayant pu rien avaler le jour précédent et tourmenté d’une fièvre étrange, il avait demandé à boire.

La vieille qui somnolait au coin du feu, lui tendit une tasse de tisane en glissant un oreiller sous sa tête et, gémissant d’une douleur inaccoutumée qui le mordait à la gorge, il essaya de boire.

Ce ne fut pas long. Dès la première gorgée, il rejeta le liquide, la tasse fut lancée à l’extrémité de la chambre et le moribond poussant une sorte de rugissement, se dressa, terrible. Il prit sa tête à deux mains, comme s’il eût voulu se l’arracher, par un geste de détresse si effrayant que la portière, déjà pétrifiée, tomba sur ses genoux.

Puis, il sortit complètement de ses draps et, se précipitant de l’une à l’autre extrémité du lit, se roula, se tordit, se débattit en râlant comme un démoniaque, faisant éclater ses bandages, se déchirant à nouveau, se rebroyant lui-même, dans des convulsions omnipotentes qu’aucun bras d’homme n’eût été capable de réprimer !

Cette agitation ayant duré près d’une demi-heure, il retomba enfin, comme une masse de chair souffrante écrasée et la vieille goujate n’entendit plus rien qu’un sifflement.

Elle ralluma, en tremblant, la bougie éteinte qui avait roulé par terre, à côté d’elle, et trembla bien plus, quand elle vit, dans sa réginale horreur, l’épouvantable simagrée du Trismus des tétaniques !

Rapidement, elle rejeta les couvertures sur le corps rompu de l’agonisant et courut chez le médecin. Ce personnage, ami ancien de Leverdier, et qui, pour cette raison, faisait crédit à Marchenoir de sa science et de ses pansements, trouva son client dans l’état où la garde l’avait laissé. À cet aspect, il haussa les épaules en souriant, rajusta précairement les bandages, parut donner une ordonnance, fit entendre quelques paroles vaines tendant à démontrer au mourant qu’il méprisait les signes manifestes de sa fin prochaine, comme de nuls symptômes, et, se retirant, dit à la commère qui le reconduisait :

— Ma chère dame, il n’y a plus rien à faire. Notre malade n’ira pas jusqu’à demain. Il était déjà perdu. La moitié des côtes fracturées, un poumon en charpie et, maintenant, le tétanos traumatique, c’est complet. Il a dû prendre froid hier, ou avant-hier…

C’était vrai. Le malade était resté à peu près sans feu, comme il convient aux agonisants privés de monnaie.

Mais il s’était passé une chose affreuse pendant la visite. Marchenoir avait regardé le guérisseur avec des yeux fous, dont celui-ci se souvint plus tard. Le malheureux, dont les dents noyées d’écume étaient serrées, à faire éclater l’émail, par le cabestan de la contracture, faisait des efforts désespérés pour parler. Ses lèvres retroussées et violettes essayaient en vain de configurer les deux syllabes qu’il aurait voulu faire entendre. Comprenant que sa portière avait été infidèle, il désirait, — d’un désir suprême, — que le docteur se chargeât lui-même d’envoyer un prêtre. Dans son impuissance, il montra le crucifix, désigna une feuille de papier, fit à moitié le geste d’écrire. Tout fut inutile.

Il fallut boire cette dernière amertume qu’il n’aurait jamais prévue. Lentement, il sombra dans le plus bas gouffre des douleurs. Tous les vieux supplices de sa vie résurgèrent…

— Mourir ainsi, criait-il au fond de son âme, moi chrétien ! Est-il possible, après tant de maux, que je sois privé de cette consolation ?

Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire et il attendait, quand même, un prêtre, se disant qu’à défaut de message humain, la pitié du ciel en aurait, sans doute, suscité quelque autre… Un prêtre quelconque pour l’absoudre et le visage aimé de son Leverdier pour le fortifier !

À huit heures, la vieille femme mit devant ses yeux une dépêche annonçant l’arrivée de son ami dans quelques heures.

— Il arrivera trop tard ! pensa-t-il. Mon Dieu ! exigerez-vous cela encore de ma pauvre âme ?… Les heures sonnèrent, — toutes les heures de cette journée de trépassement… Ni prêtre, ni ami, personne ne venait.

Marchenoir, un peu détendu par l’approche visible de Celle qui allait décidément l’élargir, put enfin articuler quelques mots. Le premier usage qu’il fit de sa voix revenue fut de commander positivement à la créature imbécile qui tricotait en le regardant mourir, d’aller lui chercher ce récalcitrant ecclésiastique qui s’obstinait à ne pas venir.

— Si vous n’obéissez pas, fit-il, je le dirai à Leverdier qui vous le fera payer cher.

Elle avait donc obéi, mais en vain. Le bedeau de la paroisse lui répondit avec majesté que M. le vicaire de service, seul présent, irait, probablement, voir le mourant quand il aurait fini les confessions qui l’occupaient en cet instant, mais qu’il ne fallait pas songer à le déranger. L’ambassadrice ne poussa pas plus avant et revint avec cette réponse.

Marchenoir jeta un regard de désolation infinie sur l’image de son Christ et deux larmes, — les dernières, — sortirent de ses yeux et roulèrent avec lenteur sur ses joues déjà froides, comme si elles eussent craint de s’y glacer.

Que se passa-t-il dans cette âme abandonnée ? Entendit-elle, comme il est raconté de tant d’autres, ces Voix cruelles de l’agonie, qui parlent aux mourants du mal qu’ils ont fait et du bien qu’ils auraient pu faire ? Dut-elle subir le spectacle, illustré par les vieilles estampes, du combat des mauvais et des bons esprits acharnés à sa déplorable conquête ? Les morts, qui l’avaient précédée dans ce passage, lui apparurent-ils plus sensiblement que dans les rêves de sa forte vie, pour la désoler de leurs annonces d’une sentence effroyablement incertaine ? Ou bien, de paniques images, lancées, autrefois, par le pamphlétaire, sur un monde détesté, revinrent-elles, pour l’obscurcir, à ce lit de mort où se tarissait leur source ?… Enfin, le Christ Jésus, resplendissant de lumière et environné de Sa multitude céleste, voulut-Il descendre à la place d’un de Ses prêtres, vers cet être exceptionnel qui avait tant désiré Sa gloire et qui L’avait cherché Lui-même, toute sa vie, parmi les pauvres et les lamentables ?…

— Tiens ! il a passé, ce pauvre monsieur, dit la concierge en entrant, un seau de charbon à la main. Ce n’est pas trop tôt, tout de même, quand on souffre tant !…

L’église voisine sonnait l’angélus de la fin du jour.

Leverdier arriva à onze heures du soir.