Le Dîner d’étiquette
LE DÎNER D’ÉTIQUETTE
Eh ! gai, gai, gai, qu’ils sont joyeux
Les dîners d’étiquette ;
Eh ! gai, gai, gai, pas de goguette
Où l’on s’amuse mieux.
Lundi, Mondor m’invite ;
Il faut l’habit de cour,
Et je dépense vite
Mon trimestre en un jour.
Eh ! gai, etc.
J’arrive juste à l’heure ;
Tout le monde est en noir
M’imaginant qu’on pleure,
Je tire mon mouchoir.
Eh ! gai, etc.,
Tous ont la langue morte,
Le maintien composé…
Personne sous la porte,
N’est pourtant exposé.
Eh ! gai, etc.
Arrive un gros notaire,
Puis un maigre avocat,
Puis un court commissaire,
Puis un long magistrat.
Eh ! gai, etc.
L’un, dans une embrasure,
Pour me désennuyer,
Me lit la procédure
De Michel et Reynier.
Eh ! gai, etc.
L’autre prend la gazette,
Et, politique fin,
Me parle de la diète
Lorsque je meurs de faim.
Eh ! gai, etc.
Enfin paraît l’Olive…
On ne sait s’il dira.
Que le potage arrive
Ou que le mort s’en va.
Eh ! gai, etc.
Ivresse délectable ;
Tous, d’un air solennel,
S’avancent vers la table
Comme on marche à l’autel.
Eh ! gai, etc.
À sa tristesse étrange,
On croirait quelquefois
Que chaque invité mange
Pour la dernière fois.
Eh ! gai, etc.
Au plat qu’on me présente
À peine j’ai goûté,
Que, trompant mon attente,
Il fuit escamoté.
Eh ! gai, etc.
Soudain l’hôte se lève,
Et, qu’on ait soif ou faim,
Défense qu’on achève
Son biscuit et son vin.
Eh ! gai, etc.
Le café pris, pour rire,
À quel jeu jouera-t-on ?
L’ivresse et le délire
Réclament un boston.
Eh ! gai, etc.
Mais bientôt je m’oublie…
Et vole transporté
De folie en folie
Jusques à l’écarté.
Eh ! gai, etc.
Pour prolonger l’orgie,
En joueur enchanté,
Le verre d’eau rougie
Entretient la gaîté.
Eh ! gai, etc.
Dévalisé d’emblée,
Je prends en enrageant
Congé de l’assemblée,
Congé de mon argent.
Eh ! gai, etc.
Surpris par une averse,
Sans un denier comptant,
Tandis que l’eau me perce,
Je chante en barbottant :
Eh ! gai, gai, gai, qu’ils sont joyeux
Les dîners d’étiquette !
Eh ! gai, gai, gai, pas de goguette
Où l’on s’amuse mieux.