L’Épicurien entre deux âges

La bibliothèque libre.


L’ÉPICURIEN
ENTRE DEUX ÂGES



C’en est donc fait ! j’ai des folies
Passé la trop courte saison,
À moi (bis), carafe et raison,
Mais je veux aux femmes jolies
Boire au moins un dernier flacon ;
À moi, bouteille et chanson.

L’âge m’arrachant aux grisettes,
M’unit aux dames de grand ton ;
À moi (bis), carafe et raison.
Mais j’étais prisonnier pour dettes,
L’hymen a payé ma rançon ;
À moi, bouteille et chanson !

Voilà que ma petite Estelle
Vient me répéter sa leçon,
À moi (bis), carafe et raison !
J’entends sa mère qui l’appelle,
Je vois entrer un bon garçon ;
À moi, bouteille et chanson.

Une place des plus flatteuses
Me vaut des ennuis à foison ;
À moi (bis), carafe et raison !
Mais d’aimables solliciteuses

Le matin cernent ma maison ;
À moi, bouteille et chanson !

Hai ! hai ! hai ! la goutte ennemie
Vient m’ordonner l’eau pour boisson,
À moi (bis), carafe et raison !
La voilà, je crois, endormie…
Adieu tisane, adieu poison ;
À moi, bouteille et chanson !

L’heure à mon poste me rappelle,
Il faut regagner ma prison.
À moi (bis), carafe et raison !
Mais en route un ami fidèle
M’invite à monter chez Grignon ;
À moi, bouteille et chanson !

Sur moi pourtant prompt à descendre,
L’hiver déjà me rend grison,
À moi (bis), carafe et raison !
Que dis-je ? ah ! plutôt pour défendre
Mes sens de son triste frisson,
À moi, bouteille et chanson !

Gilbert fut vieux dans sa jeunesse,
Pour avoir dit, nouveau Caton :
À moi (bis), carafe et raison !
Laujon fut jeune en sa vieillesse,
Pour avoir dit, nouveau Piron :
À moi, bouteille et chanson.

Tristes pédants que rien n’enivre.
Chantez d’un débile poumon :
À moi (bis), carafe et raison !

Moi je chante, ne pouvant vivre
Sans un glouglou, sans un flonflon ;
À moi, bouteille et chanson !

À quatre-vingt-dix-ans, peut-être,
J’entonnerai cette oraison :
À moi (bis), carafe et raison !
Jusque-la, Bacchus, sois mon maître,
Et toi, Momus, mon échanson…
À moi, bouteille et chanson !