Le Dauphiné/7

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Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 97-108).

Entrée des gorges de la Bourne.

CHAPITRE VII


Royannais et Vercors. — La vallée et les gorges de la Bourne. — Les Balmes de Rencurel. — Pont-en-Royans ; ses titres de noblesse. — Rhodanus. — Les premiers princes royannais. — L’ambassadeur Bérenger. — Parpaillots contre catholiques. — Montbrun. — Victoires de parpaillots. — Victoires de catholiques. — La Corbeille. — Une grillade de parpaillots. — Le capitaine Chaboud de la Côte. — Le sergent Port et le sergent Pivert. — L’Action vaut mieux que le Verbe. — Tout le long de la Vernaison. — Les Grands Goulets. — En plein Vercors. — Un pied dans la Drôme. — Coin d’Alpes oublié. — À travers crètes et cols. — Le triomphe de l’ingénieur. — La fin des Goulets. — Les Baraques. — La Chapelle-en-Vercors. — Saint-Agnan et le vallon de la Comane. — Descente sur Die.


À pic sur
la Vernaison.


Ce matin-là, c’est un éblouissement. Le paysage éclate de rire. Le soleil donne raison aux peintres impressionnistes les plus impressionnistes. Les hautes roches, droites comme des portants de théâtre, se lustrent de claire lumière blonde ; la vallée de la Bourne s’étire encore, mal réveillée, sous son manteau de sapins et — la Bourne elle-même, prisonnière dans sa gorge, semble vouloir assourdir ses plaintes, attendre, plus calme, l’heure où il lui sera permis de lézarder, à son aise, sous l’ébouriffement des saules.

Dans
les gorges
de la
Bourne.


Sous les tunnels.

Mais la route, maintenant, a dû être frayée au pic et à la mine. Ce ne sont que murs de soutien et parapets. Les brèches se rapprochent, presque à se toucher ; leurs calcaires durs, d’un gris barbouillé d’ocre, se ramassent en forme de monstres accroupis… À chaque détour on se heurte contre des angles de pierre…

Les brèches se rapprochent davantage. Allons-nous pouvoir passer ? Un tunnel écarte ses mâchoires. Entrons — et tout à coup, de l’autre côté, voici le soleil qui reparaît, de nouveau sa lumière blonde qui s’épanche, et

Pont-en-Royans.
au fond d’un bassin mollement ourlé en conque, les Balmes de Rencurel s’impriment en reliefs sur le velours des prairies.

Et passé Rencurel, les mêmes escarpements renaitront. Le torrent roulant à 150 mètres de profondeur, le torrent qu’on n’entend plus, qu’on ne voit plus — et les tunnels qui se suivent en droite ligne, et les aqueducs, et les encorbellements…

Tiens ! qu’est donc cette ville agriffée à l’Alpe, ainsi qu’un polype à son récif ?

Pont-en-Royans.

Pont-en-Royans au-dessus de l’abime. « L’espace lui manquant, il a gagné sur la fissure, au moyen d’échafaudages qui supportent la plate-forme des maisons. » Ça n’était pas plus difficile que cela. Et n’allez point sourire, n’allez point demander pourquoi les nouveaux Voconces perchent dans les schistes, alors que les plaines, a dit le petit Père André, ont été spécialement faites par la Providence pour abriter les hommes. Aucune allusion de ce genre, je vous prie, car vous vous feriez immédiatement rappeler à l’observation de cette loi de convenance sociale qui veut qu’on ne s’occupe que de ce qui vous regarde.

Moi aussi, je voulus sourire, risquer une critique. Mal m’en prit. Il me fut répondu que Pont-en-Royans, pays d’aigles, tenait par-dessus tout à son aire ; que si, par malheur, un cataclysme la venait atteindre, on s’en irait, plus loin, la rebâtir, telle quelle — et plus haut encore !

Voilà qui est catégorique. Insister davantage ? Je n’ose.

D’ailleurs, cette situation d’acrobate ne semble pas avoir nui au développement de l’ancienne capitale.

Il y a là un centre industriel important. On tisse la laine, on file le chanvre, on mouline la soie. La culture du mûrier est florissante, et le buis, dont les penchants sont couverts, assure à la bimbeloterie dauphinoise une place honorable.

Royans est fier. A-t-il le droit d’être fier ? Voyons ses lettres de noblesse.

Chorier nous affirme qu’il descend d’un chef lombard, Rhodanus, défait par Mummole en 580.

Va pour Rhodanus, quoique en vérité ?… Enfin, passons sur cette date et suivons les traces vécues de cette seigneurie « qui touchait au comté de Sassenage par les monts de Lans et s’étendait jusque sur les versants du Trièves ».

Ces premiers princes royannais apparaissent à peu près insignifiants. Ils se battent le mieux possible, tuent des sangliers et des loups dans la forêt et laissent aller leur domaine à vau-l’eau.

Mais viennent l’abdication de Humbert II et la remise de la province à
Pont-en-Royans.

La grande rue.
la France. Les Bérenger prennent le pouvoir — et cette fois pour le bien garder. Ils ne le lâcheront plus, deviendront tout-puissants à la Cour : soldats, conseillers d’État, diplomates. L’un d’eux est chargé officiellement par le roi de négocier l’acte aux fins duquel Gènes, fatiguée de sa République, se donne à la Couronne. Le nouvel ambassadeur remplit, paraît-il, à merveille, sa mission. « Il sait se concilier, sans froissements, l’aristocratie et la bourgeoisie, ces deux puissantes rivales dans la cité patricienne et commerçante, et quand il revient en France, il ne reste plus rien à conclure après lui. »



Pont-en-Royans. — Le pont du Picard.
Chapitre des luttes religieuses.

Chapitre poignant dans tout ce clan montagnard. Catholiques et luthériens attachaient énorme importance à la possession de Pont-en-Royans, aux portes du Valentinois. Aussi, dès le début des troubles, le lieutenant-général de Gordes avait-il tenu des soldats au château de Saint-André qui dominait la ville.

Dire, oh ! combien les huguenots pestaient de ne point l’avoir, cette belle forteresse ! Et s’ils multipliaient leurs efforts pour la prendre ! Mais en vain ! Les sentinelles montaient bonne garde, et dès qu’une pertuisane de parpaillot était signalée du haut des échauguettes, les mousquets partaient tout seuls.

Que tenter ? Montbrun ( un chef de bande sorti des rangs et non le capitaine…) Montbrun trouva le moyen. Il fit semblant de se diriger vers les Hautes-Alpes, tandis que secrètement il revenait sur ses pas en marches forcées… Le 10 avril 1574, dans la nuit, il commençait l’assaut. Victoire complète. Royans se rendit.

Dire, oh ! combien, à leur tour, les catholiques pestèrent de ne plus l’avoir, cette belle forteresse ! C’était peu commode à regagner. On essaya cependant. Le 19 mai, vingt-deux compagnies ouvraient le feu et trois quarts d’heure après, l’oriflamme papiste flottait au pinacle des tours. Quelques-uns voulurent prolonger la résistance en s’enfermant dans la corbeille, sorte de barbacane bâtie en contre-bas. On ne chercha même point à les en déloger. On y mit le feu. Et les hérétiques grillèrent : autant de pris sur l’ennemi. Douce époque !

Mais l’ennemi veillait, voulant sa revanche. Et pour ce, le petit jeu des surprises allait recommencer. Le 29 mai, jour de la Pentecôte, Montbrun refaisait son entrée et sabrait toute la garnison « en représailles des traitements que ses frères en Dieu avaient précédemment essuyés ». Douce époque !

Il s’agissait pourtant de mettre un terme à ces décapitations journalières. Henri III, ou plutôt Catherine de Médicis, voulut prendre des mesures sérieuses. Sur ses ordres, le capitaine Chaboud de la Côte met le siège. Les Royannais se défendent en désespérés, font sauter les routes, le pont… Le pacificateur Chaboud persiste, fort de son bon droit, et brûle et saccage la ville.

Restés seuls, les huguenots campent, au milieu des débris incendiés, dans cette même corbeille réparée tant bien que mal.

Sans doute, maintenant qu’ils sont les maîtres incontestés de leur bastille, vont-ils s’unir, se fortifier, pour la lutte prochaine contre les armes royales ? D’aucune façon.

Nos huguenots se disputent comme de simples orthodoxes.

En l’absence du gouverneur Dalliers, retenu à Die, à la suite du prince de Condé, le sergent Port, gardien du château, veut rétablir l’entente. Il descend à la Corbeille. On l’écoute patiemment. On l’approuve. Le différend semble aplani. Tout joyeux, Port rejoint son poste. Il veut rentrer. Impossible. Ses gens l’ont fermé dehors.

Il appelle le sergent Pivert, son subordonné. Celui-ci arrive, flegmatique, et par le guichet de la poterne lui notifie la récente décision prise, à savoir que les soldats ne veulent plus de son autorité à lui, Port.

Port se répand en reproches et en malédictions. L’irrévérencieux Pivert éclate de rire et, suprême injure, finit par lui montrer la… suite de son épine dorsale, en l’invitant, d’un air aimable, « à s’en retourner dans son pays, pêcher des huîtres ».

Pêcher des huitres n’était pas du tout l’affaire de Port qui tenait à son grade. Il insista, il parlementa — et durant qu’il parlementait, qu’il insistait, les catholiques reprenaient la place.



Les Grands-Goulets.
Et Port et ses hommes étaient empalés, à seul but de leur bien apprendre qu’en matière de défense l’action vaut mieux que le verbe.

Il est vrai qu’en 1585 les luthériens rechantaient victoire et empalaient à leur tour… Mais il est probable que les catholiques seraient encore revenus à la charge,

Dans le Vercors.
auraient encore triomphé, quittes à se faire battre quinze jours plus tard, pour retriompher ensuite et ainsi durant, jusqu’à la mort du dernier huguenot et du dernier catholique, si Lesdiguières n’avait définitivement pacifié la province.

Il était temps. La ville tombait en loques et le château de Saint-André, troué de balles, déchiqueté à coups de bombardes, titubait sur sa base.


… Nous tournons le dos aux gorges de la Bourne. Est-ce à penser que nous n’en trouverons plus, de gorges et que, dès maintenant, les vallées s’étendront pareilles à celles que j’ai là sous mes pas, un déroulement de rêve : des vergers et des vignes, des noyers et des châtaigniers, et des mûriers, plein les pentes ?… Oh ! que non ! — elles ne sont pas loin, les gorges !…

Sur la route de Saint-Julien-en-Vercors.

Et tenez, les voilà déjà qui se montrent…

L’abîme, avec, au fond, la Vernaison grondante… Les Petits-Goulets… Et les Grands-Goulets…

Ces Grands-Goulets, plus beaux que le Pandi ou le Rock-Bridge ! Ces montagnes entr’ouvertes du faite à la base — et cette route entaillée sur des flancs à pic ou en surplomb, cette roule aux parois ternies par l’humidité et par l’ombre, cette route où l’on ne voit, d’un côté, que des obstacles infranchissables, et de l’autre qu’un immense enfoncement de calcaires gris bleuâtre, au pied desquels les cascades se suivent ininterrompues… Cette route, qui la pourra décrire ?

Nous sommes en plein Vercors.

S’appuyant au sud, face au Diois, et s’abaissant jusqu’aux sommités inférieures qui font suite au bassin du Rhône, ayant du côté du nord ses derniers jets sur l’Isère et sur la Bourne, le Vercors, le vieux pays des Voconces : c’est l’ossature même de la Drôme.

Éboulis feutrés de lichens, noirs défilés que les torrents ouvrirent dans les marnes tertiaires, ravins creusés si profonds, qu’on les croirait finissant de l’autre côté du globe ; toute une ambiance âpre, tragique, qui parait plus âpre et plus tragique sous un ciel d’une netteté annonçant la Provence, tout cela fait de notre Vercors un monde bien à part, « le plus isolé, le plus fermé peut-être. On n’y accède que par des cols ou des passages jadis inaccessibles ».

Saint-Julien-en-Vercors.

Avant la création de la voie des Goulels, les montagnards ne pouvaient communiquer avec Pont-en-Royans que par la crète de l’Allier. Piétons et mulets descendaient d’abord le bassin de la Vernaison jusqu’à l’entrée des gorges ; de là, ils atteignaient les cimes en suivant des sentiers où les chèvres elles-mêmes auraient pu cent fois se rompre le cou.

À 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer, le terrain devenant de plus en plus accidenté, on avait dû ménager des gradins dans le roc pour assurer la marche des bêtes de somme.

Du côté de Die, les communications offraient, il va sans dire, pareilles difficultés. Et ainsi toutes les ressources du sol : bois à brûler, fumerons, fourrages, forces hydrauliques, étaient frappées de mévente, faute de pouvoir être livrées avec profit à la consommation qui les appelait sur les grands bassins de l’Isère et du Rhône.

Le pays allait sans cesse s’appauvrissant. Tous les jeunes émigraient.



Les Baraques.
Il fallait un remède à ces maux. Dès 1843, on se mit à l’œuvre et, « en moins de dix années, le Vercors se trouvait, enfin relié à Pont-en-Royans par la route désormais fameuse des Goulets ».

« Le problème était difficile à résoudre. La Vernaison descend par une fissure étroite, longue de plusieurs kilomètres, et dans laquelle elle fait une chute totale de 400 mètres. À l’entrée et à la sortie, elle est enserrée entre d’immenses rochers à pic, où il fallut suspendre les ouvriers à des cordes pour entailler la pierre. Ce n’est qu’au prix de formidables travaux qu’on arriva à frayer le passage. » L’ingénieur, une fois de plus, triomphait.

Enfin nous sortons de prison. Nous revoyons le soleil, les forêts, la prairie. De défilé : plus de traces. Les dernières arêtes de ses murailles se sont enfoncées dans le sol. Et tout cela s’est transformé si brusquement qu’on serait presque tenté de voir là-dessous l’influence magique de la vieille Mélusine, patronne du lieu.

Le hameau des Baraques marque la fin des Goulets.

Nous montons encore pour atteindre « la large croupe où s’est construit le centre principal de la vallée, le bourg de la Chapelle ».

Et c’en est fini maintenant de toutes nos grimpades. Les chevaux pourront courir sur les larges routes en éventail — à travers Saint-Agnan, le Rousset, et le vallon de la Comane — jusqu’à Die, seule dans le creux de sa vallée, dans une épandue de champs jaunes roulés en houle…

Le pont de Goule-Noire.