Le Dauphiné/8

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Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 109-Im02).

Vallée du Graisivaudan. — L’Isère et le Saint-Eynard.

CHAPITRE VIII


Dans la vallée du Graisivaudan. — Gantiers et gantières. — La gorge du Sonnant. — Uriage. Vaulnaveys. — Le château des Alleman. — En conseil de famille. — Le capitaine du Mollard. — Son portrait par Symphorien Champier. — Un pape prisonnier. — À Ravenne. — Les thermes d’Uriage. — Sous les Romains. — Sous les Barbares. — Uriage abandonné. — Uriage ressuscité. — Dans un pli de la chaine alpine. — La chartreuse de Prémol. — Béatrix de Montserrat. — Chamrousse. — Vue sur l’Oisans. — Le lac Robert. — L’Oursière. — Domène. — Le dernier paysan. — Aynard contre Alleman. — Histoire d’un chevalier peint sur un mur et d’une vieille femme. — Un mignon d’Henri III. — La Bétique. — Lancey et son torrent. — La houille blanche. — La renaissance par la montagne.



Près de Gières.

Nous voilà de nouveau dans cette magnifique, opulente, millionnaire et claire vallée du Graisivaudan. Sur la grand’route luisante de poussière, avec, pour fond, le dos géant de Belledonne.

Soudain le tramway à vapeur s’arrête. Qu’est-ce ? Un brouhaha monte…

Des femmes, jolies pour la plupart, fraîches toilettes, ombrelles roses ! Et puis des hommes aussi endimanchés : roupe ou veston gris, col de chemise évasé à la Colin, chapeau melon incliné sur l’oreille… Qu’est-ce, tout ce brelan d’élégances ?

Nos gantiers et nos gantières, en fête aujourd’hui pour la Sainte-Anne, me souffle, à l’oreille, un Grenoblois complaisant.

Gantiers et gantières se tenant par la main, en farandole, remplissent les voitures. Un froufrou d’étoffes neuves cassées : et ces dames sont assises. À côté d’elles, ces messieurs ont quitté habit et cravate, et desserré d’un cran les boucles de leur gilet. Un gros courtaud suant, soufflant, congestionné, a même poussé la complaisance jusqu’à proposer à sa voisine de lui rendre semblable service :

— Si des fois vous vouliez, mademoiselle ?

— Merci, monsieur, a-t-elle répondu de l’air pincé d’une poule surprise.

Et comme l’autre, riant de toute sa face ronde, menaçait de porter une main hardie sur les formes pleines d’un corsage à fleurs bleues, sévèrement montant :

— Finissez donc, grand’biche ! s’est écriée la malheureuse persécutée.

— Voyons, mademoiselle, il fait si chaud ! croit devoir insister le galant.

— Oh ! mocossin, va !

« Mocossin » et « grand’biche » sont les deux termes qui traduisent le mieux l’indignation chez une ouvrière dauphinoise.

Mais cette indignation ne semble pas toujours bien franche. J’en ai pu juger par l’attitude de ma petite gantière qui venait de rabrouer si durement son compagnon.

Elle apparait maintenant tout embarrassée du vide qui s’est fait autour d’elle. Ses yeux, ses lèvres, son nez sollicitent le pardon… Va-t-elle ainsi rester seule ? Elle frappe du pied nerveusement, essaye d’attirer l’attention. Peines perdues. On la laisse.

C’est alors que, n’y tenant plus, elle lâchera de prendre un parti héroïque : elle risquera les premières avances, elle parlera.

— Vous ne m’en voulez plus, murmure-t-elle à voix très basse.

— Oh ! non, répond le gros rougeaud, avec vivacité.

— Alors, faisons la paix.

— Tope là.

Et voici qu’il la taquine de nouveau, la petite gantière, et que pas une seule fois : « grand mocossin » et « grand’biche ! » ne sont sortis de sa bouche. Il l’a même embrassée tout à l’heure. Pour le coup, c’était trop fort ! Elle s’est reculée… Grand moco… et puis elle s’est mise à rire gentiment.

La paix est décidément bien signée.

Tout à l’heure, à Gières, ils iront boire à leur nouvel accord.

Mais hop ! en wagon. À peine le temps de vider sa bouteille.

Le train s’envrille dans la gorge du Sonnant.

La gorge du Sonnant ! Des rocs noirâtres, tordus, à pic, un torrent fou ?… Vous voulez rire, monsieur le touriste, non, rien de cela ici. Laissez Salvator Rosa — et prenez Corot.

Cette gorge n’est pas une gorge, à peine un creux. Un resserrement entre deux lignes de coteaux recouverts de taillis. Sur la gauche de la voie, un ruisselet dont les eaux de gaze se déchirent aux aspérités de leur lit de schistes noirs. Et çà et là, au milieu des bois, une levée de maisons blanches.

Uriage est au bout — au pied d’une colline isolée, au-dessus de laquelle se découpent les cimes de Chamrousse, et plus près, vers la droite, l’immense pelouse des Quatre-Seigneurs.

Uriage-les-Bains et la vallée de Vaulnaveys.

Entre ces remparts naturels, une vallée s’affile : la vallée de Vaulnaveys, en ligne presque droite, au Midi, jusque sur les rives de la Romanche. Vaulnaveys ( de vallis navis ?) presque de la forme d’un navire dont les montagnes de l’est et de l’ouest formeraient la carène, Vizille, la proue, et le château d’Uriage, la poupe.

Le château d’Uriage, l’ancien manoir des Alleman, vieille noblesse datant des Carolingiens. Ce fut, dit-on, l’évêque Isaac qui leur donna l’investiture. Ils se fixèrent tous dans les vallées graisivaudiennes, jusqu’en Lyonnais et en Bresse. Ils se marièrent, furent très prolifiques, trop prolifiques. Partout on trouva de leurs rejetons. Et quels rejetons ! des hommes bardés de fer, casqués d’acier, lance au poing, que les barons dauphinois craignaient « à l’égal de la foudre », tant ils étaient sûrs, à la moindre affaire sérieuse, de les voir battant les murs des forteresses, saccageant et pillant les terres…

« Gare la queue des Alleman ! disait le proverbe… Oncques ne l’a touchée sans male-mort. »

Cette terrible famille se réunissait souvent, afin de resserrer encore ses liens de parenté. Elle avait compris que de sa cohésion naissait sa force.

Le chef de la branche ainée présidait, dans la grande salle réservée aux délibérations. Là, en présence des ancêtres dont les portraits couvraient les murailles de leurs cadres sombres, chacun promettait de sacrifier son opinion à celle qui serait adoptée. Alliances, mœurs, soins apportés au patrimoine, conduite à tenir en moments difficiles, le conseil jugeait sans appel. Une phrase suffisait pour cela, un mot – et ce mot était inscrit sur le livre des fastes et ne s’effaçait plus.

Les Alleman n’eurent au monde qu’une passion, qu’un besoin : se battre, se battre et se rebattre encore. Que de beaux coups de main leur sont dus ! Et parmi ceux qui furent les premiers à l’estoc, en est-il de plus magnifiquement fauve que ce Sofrey, connu sous le nom de capitaine du Mollard ?

Symphorien Champier nous a laissé son image : « Moult beau chevalier, grand de corps, nerveux de membres, grand et large de poitrine, puissant de sa personne, hardi de cœur, doux et gracieux à ses voisins et par renommée de son époque, un des plus forts et robustes du royaume de France. »

Pour être au xvie siècle « un des plus forts et robustes du royaume de France ! » quelle sorte d’Hercule fallait-il représenter, justes dieux ? Et devra-t-on s’étonner que ce banneret de six pieds qui fendait d’un coup de hache un homme, de la tête au nombril, ait été le héros des campagnes d’Italie ?

C’est lui qui surprit, un soir, le pape Jules II. Il l’eût fait prisonnier si, au moment de l’attaque, la garde pontificale n’était venue.

C’est lui qui enleva l’étendard de l’Église, présenté à Louis XII dans sa ville de Grenoble. Dernier exploit de ce précurseur de Bayard qui, peu de jours après, mourait à Ravenne « percé d’outre en outre ».

Et aussi, dernier exploit des Alleman, qui désormais ne feront plus la guerre, abandonnant l’épée pour la robe…

En 1630, leur seigneurie passait par échange aux de Boffin ; en 1659, l’unique héritière de cette maison la portait dans la famille de Langon, dont la marquise de Gautheron, fondatrice des thermes actuels, fut la dernière descendante.

Les thermes d’Uriage ! La fons roburis des anémiés, des lymphatiques et des eczémateux. On boit de son eau tiède, fumante d’acide sulfhydrique, en se bouchant le nez… trois, quatre, cinq verres… on s’inonde — et il n’est persistante lésion, il n’est prurigo, impetigo, herpės, lupus et autres maladies à noms latins et grecs, il n’est scrofules de tous sexes et de tous rangs qui résistent à ce déluge.

L’histoire d’Uriage se confond naturellement avec celle de ses sources.

À coup sûr les Romains les connaissaient. Lors des fouilles exécutées par le baron d’Haussez, préfet de l’Isère, les ouvriers ramenèrent, à fleur de sol, un aqueduc voûté, enduit à l’intérieur d’une sorte de stuc tellement solide qu’on ne le put enlever qu’en le brisant à coups de masse. Furent trouvés aussi, à la même époque, plusieurs piscines en béton, des fragments de briques portant inscriptions ; enfin, trois statuettes et un hypocauste remarquablement conservé.

Les riches bourgeois de Gratianopolis venaient, sur les bords du Sonnant, se guérir de leurs écrouelles.

Le château d’Uriage.

Mais passa l’invasion des Barbares. Ceux-ci, les rudes Germains, n’avaient point d’écrouelles ; ils ignoraient le lymphatisme et les troubles nerveux des races en décadence. Salles luxueuses pavées de mosaïque, sièges de porphyre et de marbre, plafonds relevés en fresques, piscines, hypocaustes… À quoi tout cela pouvait-il servir ? Le temps était loin où l’empereur Gallien s’ablutionnait sept ou huit fois en vingt-quatre heures ; où Commode, durant des après midi entiers, s’oignait le corps d’huiles et de parfums.

Pour se baigner, maintenant, il n’était besoin que d’un fleuve.

Au feu, les Thermes ! Sous la pioche, piscines et tepidaria ! Et, pendant des siècles, le ruisseau d’Uriage coula dans un marais, inutile, inconnu.

Enfin, vers 1770, on voulut bien s’apercevoir qu’il offrait quelques avantages thérapeutiques. C’était la grande époque des purgatifs et des saignées. On purgea à l’aide de l’eau d’Uriage. Un fermier, nommé Brun, installa un hôtel où quelques malades vinrent, mais si peu ! que le pauvre homme abandonna son entreprise, qui ne fut alors continuée qu’en 1823. De cette date, seulement, compte la véritable renaissance des bains sulfureux.

Aujourd’hui, Uriage, avec ses avenues larges, droites, bordées d’hôtels et de magasins, et ses nombreuses villas, et l’inévitable Casino, et l’inévitable Cercle, et l’inévitable kiosque à musique où l’on flonflonne la Juive et Carmen, Uriage a presque des droits au titre de ville.

À la montée de Chamrousse. — Le Chalet de la Roche-Bérenger.

« Mais son grand charme, écrit, avec raison, M. Dumazet, réside surtout dans ses hauteurs. Elles se prêtent aux excursions pour tous les âges et toutes les forces. Ceux qui sont simplement vaillants ont le premier étage des montagnes, la forêt de sapins de Prémol, les grands pâturages et le sommet facilement accessible de Chamrousse. Les autres, les alpinistes dignes de ce nom, ont le massif de Belledonne, ses névés, ses glaciers, ses lacs, ses cascades abondantes. Tout cela à deux pas de ce Graisivaudan où mûrit le maïs, où le raisin donne chaque année d’abondantes vendanges, où le mûrier forme de véritables forêts.

« Sur un espace de quelques lieues, le Midi confine au Pôle, on a tous les étages de végétation. Nulle part, même en Suisse, le contraste n’est plus tranché entre les bases et les sommets. »

Le sapin est ici le maître, propriétaire absolu des cimes. Il couvre tout de sa fourrure noire et descend jusque vers les maisons. Les têtes alignées de ses fûts semblent une dentelle de bronze clouée au ciel. Sous la forêt des multitudes de sentiers s’écartent ; la lumière n’y pénètre qu’en de lointaines éclaircies qui découpent de petits ronds d’argent sur les gazons et sur les mousses.

Les minuscules bourriquets, portant les provisions des promeneurs et souvent — ô honte ! les promeneurs eux-mêmes, trottinent menu sur le sol détrempé.

Prémol. — Ruines de l’ancienne Chartreuse.

Hue donc ! à coups répétés de houssine. C’en est un, les quatre jambes raides, refusant d’avancer. Qu’a-t-il vu ? Quelles sont ses idées de derrière les oreilles ? On ne sait pas. Hue donc ! Inutile.

— Ah ! je le connais, allez, fait le guide d’un air quasi admiratif : il porterait l’empereur de Russie que ce serait pareil. Mais des fois, qu’il a peut-être besoin de se soulager, sauf vot’respect, car les bêtes, réservé le baptême, c’est comme les gens.

Et le flattant de la main :

— Allons, mon Pierrot ! allons, mon bijou !

Rien.

— Hue donc ! N. d. D. de charogne !

Rien encore.

À coup sûr, Pierrot a une âme. Mais combien cette âme est loin de nous ! Son regard est fixé sur un point invisible de l’espace, quelque chardon symbolique sans doute.

La croix de Chamrousse.

— Messieurs et dames, gémit le patron, je vous demande excuses, faut s’arrêter, parce que cette rosse de Pierrot !…

Et toute la caravane s’est arrêtée pour laisser à Pierrot le temps de changer d’allure. Enfin Pierrot en a fini avec sa vision, et de nouveau la montée s’est poursuivie, coupée de brusques éclats de rires quand, à chaque kilomètre, dom baudet, le mufle fiché en terre, s’obstine en des arrêts qui font « tourner les sangs » à son guide.

Cahin-caha, on double l’énorme croupe pesant sur Uriage. Un ravin ouvre sa gueule ; au fond de ce ravin, un torrent.

Nous sommes dans un pli de la grande chaîne alpine, une sorte de cirque-cratère cassé, rongé, tuméfié de verdure lépreuse. Devant, derrière, à droite, à gauche, partout les hampes noires des sapins ; et, plus bas, Vaulnaveys, à plat, comme une feuille blanche étalée aux flancs des rampes, et, plus loin, la gorge du Sonnant roulée en berceau, et, plus loin, Grenoble et ses forts, et la crète des cimes de Pariset aux dents ébréchées.

Patte patte, à travers les éboulis, sous le dôme des sapins et des hêtres. Arrêt à Prémol : des squelettes de murs en arceau, une fenêtre à trèfle sculpté dans le tuf, une porte donnant sur un trou de nuit qui fut autrefois chapelle consacrée à saint Bruno, voilà ce qui reste de la Chartreuse que Béatrix de Monserrat, épouse du dauphin Guigues André, fonda en 1232.

Allons, Pierrot, mon ami, plus haut, plus haut encore ! Quo non ascendam ! dirais-tu, si tu avais été autrefois dans la peau d’un humaniste. Plus haut, jusqu’à Chamrousse ! Casse-cou illustres qui escaladâtes le Cervin et les derniers étages des Gaurisankars himalayens, ombres de Balmat et des trois frères Schlagintweitt, ne riez pas trop d’une ascension qui se pourrait quasi tenter en fiacre. Chamrousse représente exactement la classe de sixième de l’alpinisme méthodique. On commence par Chamrousse, on finit par la Meidje et le Chimborazo.

Chamrousse, dont le nom tient « à la couleur jaune de ses prés desséchés par le gel », marque le point extrême des masses herbues couronnant les hauteurs d’Uriage. Une croix est plantée à son sommet, au milieu d’un pré qui, en cette fin de juillet, est bleu avec ses gentianes et blanc avec ses anémones. Les moutons, par centaines, couvrent les pentes, tandis que leur berger, enveloppé dans son ample limousine, culotte des pipes, assis sur une pierre.

Le Grand Lac.

Par ce temps un peu gris, le ciel est tout d’une pièce, et sur ce fond embué la chaîne des monts de l’Oisans grandit encore, semble jaillir d’une terre de Titans. On les voit spectraux, fantomatiques — un rêve de l’Edda — chargés de glaces et de neiges, rangés autour du terrible Pelvoux qui les dépasse de la tête. Il y a là Taillefer, et l’Obiou, père du Trièves, et le Mont Inaccessible que ceinture la vallée du Drac…

Et soudain, plus rien : le sol manque. Un lac surgit — le lac Robert – enclos de roches nues, noirâtres, déchiquetées : un lac paisible, pris de sommeil… et plus bas, en contraste, l’Oursière, des eaux folles, déchaînées, bondissantes sur les marches de la gorge de Revel.

Bientôt, en suivant cette gorge, nous serons à Domène, un gros bourg plein d’usines, que le Doménon fait tourner. Des tas de bâtisses, l’église, la place Centrale, les pataches qui stationnent devant le café du Commerce, les femmes, aux fenêtres, cousant des gants pour les fabriques grenobloises, les marmots, sur la route de l’école, de petits gars trapus, joufflus et morveux, plongés jusqu’aux aisselles dans les bases profondes de leur culotte à trapons.

J’en observe un du coin de l’œil. La paresse sort de toute sa courte personne ramassée en boule. Il musarde le long des haies, retardant le plus possible l’heure fatale où il lui faudra, sous la surveillance du maître, aligner des barres et des ronds au tableau noir.

C’est un terrien de dix ans, un vrai terrien de la terre dauphinoise. Et il l’aime déjà, sa terre, autant qu’il déteste la géographie et l’arithmétique ce qui n’est pas peu dire. Par instants, il s’accroupit, prend une motte d’argile et la triture, la brise, pour le plaisir de voir couler l’or jaune de sa poussière.

Et sans doute il songe au jour où il la tiendra, lui aussi, la charrue ; au jour où la moisson se lèvera sous le soc… Et, ma foi, il n’y résiste pas : il s’enfonce en avant dans les terres, dans sa terre !

Un camarade l’appelle, plus fin, plus blanc de peau, fluet, presque anémié, un fils de rat-de-cave, rêvant succès de collèges, futur crève-faim dans un bureau d’enregistrement.

— Viens donc ! lui crie-t-il.

Mais l’autre se garde bien de l’écouter. Il a fait disparaitre dans la poche de sa monumentale culotte l’arithmétique et le cahier gêneurs et le voilà qui galope, disparaît dans les fossés, roule, tombe, se relève, toujours emporté par son amour furieux, instinctif, atavique de la terre.

Et je vois longtemps encore sa silhouette diminuée et dansante au loin dans les blés et dans les vignes de cette plaine du Graisivaudan, qui étale au soleil sa chair blonde de bonne femelle, jamais lasse de ses enfantements.

Pourvu, mon Dieu, qu’à douze ans l’amour de l’étude ne lui vienne point, à celui-là ! Pourvu que quelque Pet-de-loup, directeur de séminaire ou inspecteur d’académie, ne s’avise point de découvrir en cette ronde caboche montagnarde une graine de premiers prix pour prochains concours généraux ! Pourvu qu’on lui épargne les baccalauréats, les licences, Saint-Cyr ou Saint-Sulpice ! Pourvu que le latin, le grec, et les mathématiques, et les littératures, et les chimies et les philosophies diverses ne fassent point de ce petit animal solide, bien portant, l’espèce d’être hâve, sec, chauve et envieux qui n’appartient qu’aux professions dites libérales !

Pourvu, mon Dieu, qu’on n’en fasse point une moitié de savant, un professeur d’histoire à l’école normale de Pontivy, un médecin sans malades, un avocat sans plaideurs !

Pourvu qu’on le laisse à la Terre, celui-là – le dernier paysan !

Cette digression socio-pédagogique nous a entraîné loin de Domène. Il faut y revenir. Le pays en vaut la peine. Si Uriage eut l’honneur d’appartenir aux Alleman, noble famille, Domène eut l’honneur d’appartenir aux Aynard, non moins noble famille.

Ces deux illustres blasons furent même longtemps en guerre. Qui triompha ? Vais-je consulter les Aynard ? C’est à eux que revient la victoire. Est-ce aux Alleman que je m’adresse ? Alors ce sont les Aynard qui ont été défaits.

Quel biographe tranchera le différend ?

Enfin, quoi qu’il en soit, vainqueurs ou vaincus, les Aynard n’en furent pas moins de très haute et très puissante lignée et Domène et ses hameaux voisins leur appartinrent sans conteste.

Les lacs Robert.

Ils y fondèrent même un prieuré de bénédictins, dont trois ou quatre pans de mur résistent encore. Il y a quelques années, sur un des panneaux de la chapelle, les gens qui, par habitude ou par conviction, admirent tout ce qui a plus de cent ans d’âge, pouvaient donner libre cours à leur enthousiasme rétrospectif, en s’arrêtant devant une peinture dont le sujet représentait un chevalier, le chef nu, les mains jointes, en prière.

Ce preux était dans un état parfait de conservation. Rien ne lui manquait : il avait ses jambes intactes, son torse intact, son casque à son côté. Seul, le visage disparaissait, troué, barbouillé, maculé à la place des yeux. Pourquoi ? Il n’est pas de menus faits pour les médiévistes. Ils ouvrirent une enquête et finirent par découvrir les causes qui avaient amené la cécité du pauvre homme.

Une vieille mendiante venait, parait-il, régulièrement se réfugier dans l’intérieur du sanctuaire pour y passer la nuit.

Elle avait toujours vécu dans une indifférence complète à l’endroit du vertueux capitaine qui, les mains jointes, priait avec tant de ferveur. Quelle malheureuse inspiration la poussa enfin à lever la tête vers lui ?

Elle recula aussitôt, très troublée. Le capitaine la regardait. Elle se terra dans un angle, derrière le maître autel : le capitaine la regardait ; elle revint près de la porte : le capitaine la regardait encore…

Cette persistance accusait le sortilège. Malgré son attitude chrétienne, le héros peint pouvait être, devait être quelque échappé de l’enfer.

La vieille n’hésita point. Elle traça un double signe de croix et aussitôt, d’un geste, à la volée, envoya le contenu de son écuelle au nez du dévot suspect, dont les deux yeux disparurent sous l’épaisse couche de mastic d’une bouillie de pommes de terre.

Après quoi, satisfaite de son opération d’exorcisme, la bonne femme se coucha, dormit tranquille et plus jamais ne fut effrayée par la présence du malheureux gentilhomme, désormais aveugle, légère infirmité qui ne l’empêcha pas, du reste, de continuer ses oraisons.

Après la suzeraineté des Aynard, la seigneurie de Domène passa aux mains des comtes de Genève, et puis à celles des comtes d’Arces, dont plusieurs membres ont été célèbres, entre autres Antoine d’Arces, qui promena ses entreprises « dans l’Europe entière », provoquant tous les porte-pennons aux hasards de la lance, de l’épée ou de la hache. Il mourut en 1517. Son petit-fils, Guy d’Arces, combattit, sous le nom de Livarot, avec Quélus et Maugiron contre Antraguet, Schomberg et Ribérac, lors de cette fameuse passe d’armes qui mit aux prises les six mignons d’Henri III.

Ah ! comme je le comprends mieux encore, mon galopin de tout à l’heure, qui avait un si beau mépris pour l’arithmétique et l’orthographe !

Dites-moi le moyen de ne pas faire l’école buissonnière en ce pays de joie ?… Et au fait, si vous ne m’en voulez croire, essayez-en vous-même ! Prenez un livre, un pinceau, un crayon — et, à travers champs, essayez de lire, de peindre ou de dessiner. Ma couronne contre la vôtre : qu’au bout de dix minutes, le livre ou le pinceau tombera de vos mains et que vous resterez-là, couché sur l’herbe épaisse, tout à ce bonheur complet de ne penser à rien, de ne rien voir — d’être une molécule perdue dans ce poème de matière !…

Je cherche, au hasard des souvenirs de voyages, de villégiatures, je cherche une Arcadie, une Bétique, supérieure, voire comparable, à cette longue dispersée de villages qui s’appellent Corenc, Meylan, Biviers, Saint-Ismier, Bernin (où est né le brave général baron Bourgeat, défenseur de Strasbourg en 1814). Je cherche et ne trouve pas ailleurs une telle poussée d’abondance. Des vignes et des mûriers plein le sol ; chaque année, double et triple récolte : le tabac, le maïs, le blé, la luzerne, le chanvre — et dans les fermes qui bordent les routes, dans les chalets épars, vissés au front des pentes, des magnaneries sont dressées. Les vers montent sur les tiges des colzas, et « déjà, par les fenêtres, on aperçoit les cocons suspendus aux ramilles ».


La cascade de l’Oursière.
Un coin du paradis terrestre. Tout y est, jusqu’au serpent tentateur, sous les traits d’une belle fille rougeaude et charnue qui s’en va, le cotillon haut, à longues enjambées, porter la soupe aux moissonneurs.

Ma parole, je crois que nous la suivons, la belle fille ! Et nous voilà bientôt en des étages boisés qui cherchent à se joindre, laissant place, sur la gauche, à l’Isère — un ruban blanc aux nœuds multiples, le long des saules.

Dans une gorge étroite capitonnée de sapins et de hêtres, se dresse l’ossature énorme d’une usine : c’est Lancey, conquise par l’industrie.

Il y a trente années, Lancey et cette partie du Graisivaudan située sur le versant de Belledonne n’existaient pas ou si mal !

C’était la pauvreté de la vraie montagne. Pas plus de culture que

Vallée du Graisivaudan. — Dans un pli du massif chartreux.
dans le Val Gaudemar, deux ou trois scieries, deux ou trois

forges que le torrent qui sort du lac de Crozet pouvait faire mouvoir six mois sur douze.

Fier de son importance en été, alors que les neiges d’en haut fondent, ce lunatique enfant des glaciers ne devenait-il point, en hiver, plus humble que l’humble source étanchant la soif de l’ermite Antoine dans sa solitude thébaïque ?

Les petits Mançanarès espagnols, qui ne mouillent leur lit qu’un jour seulement par cycle bissextile, auraient reconnu un frère dans ce ruisselet si chétif, si étique qu’il semblait sortir d’un compte-gouttes.

Un ingénieur distingué, M. Aristide Bergès, eut le premier l’idée de compenser, par une grande élévation de pente, son faible débit. Il s’agissait, en somme, de lâcher de très haut la masse liquide pour qu’elle retombât, avec plus de poids, sur le moteur à entrainer.

Ainsi fit M. Bergès. Il établit une chute de deux cents mètres, et ce même torrent qui, hier encore, ne pouvait pousser sans fatigue la roue d’un moulin, atteignit facilement 1,000 chevaux de puissance.

Le succès était grand.

Ce succès n’a fait que s’accroitre. Aujourd’hui, la chute dépasse cinq cents mètres – avec 3,000 chevaux.

Et nous n’en resterons pas là. Des percées analogues sont entreprises dans les vallées voisines. L’application du principe de variation des niveaux a changé l’état économique du Graisivaudan de façon complète. Le phylloxera qui récemment s’est déclaré, eût été autrefois un désastre irréparable ; maintenant, s’il a causé beaucoup de mal, on s’en console plus aisément. Les habitants trouvent dans les nombreuses manufactures rangées au pied des combes de Belledonne une tâche égale et relativement bien rémunérée.

La quantité énorme de force accumulée entre deux mille et quatre mille mètres d’altitude, la houille blanche, suivant la juste et pittoresque définition du comte de Cavour, représente 1,200,000 chevaux, dont 100,000 jusqu’à présent ont été seuls utilisés.

En drainant les eaux glaciaires par des tunnels, on arrivera à obtenir, rien qu’avec un torrent, 15,000 chevaux — soit l’énergie suffisante pour inonder de lumière électrique Grenoble et tous les bourgs de la plaine.

… C’est la nuit.

Les turbines ronflent, les meules brisent, les engrenages mordent, les courroies se suivent jumelles dans les rainures des poulies. La puissante carcasse de l’usine de Lancey se couvre de pointes de feu ; on dirait d’une église allumée, avec ses hautes fenêtres cintrées en porches. Au milieu du fracas des cylindres-laminoirs, des jets de vapeur qui montent en paquets de ouate grise, les machines, d’un mouvement lent, rythmique, laissent tomber le papier. On voit la feuille, d’abord tremblotante, gélatineuse, quasi liquide, se solidifier comme une mince crêpe, s’allonger toujours, sans fin, par millions de mètres…

Et penser que sur ces millions de mètres il est des gens qui écriront ! Que de journaux et que de livres ! Que d’inutilités ! Que de bêtises ! Et penser que, moi, je ferai de même qu’eux ! Cela me baille envie de couper net à mon grimoire, de me retirer de la lutte, à la façon du vieil Entelle de Virgile : hic cœstus artemque repono. Mais l’utilité de cette retraite ? Un autre prendrait ma place et le chiffre bibliographique de l’année n’en serait pas amoindri. Autant rester. Je reste.

Aussi bien, la houille blanche ne demande qu’à travailler pour nous. Il tombe en moyenne, chaque année, trente pieds de neige sur nos cimes.

Vallée de Graisivaudan. — Vers Domène.

Que deviendrait cette neige, si elle ne suivait le chemin des vallées ? Songez qu’en moins de cinq siècles Belledonne aurait doublé de hauteur et que déjà le mont Blanc menacerait de défoncer la calotte du ciel !…

La houille noire s’épuise, nos arrière-petits-fils n’en auront plus. La houille blanche, au contraire, toujours se renouvelle. C’est la jeunesse des Alpes.

L’homme la saisit, l’enserre dans d’étroits vêtements de granit, la fait se précipiter en rapides, se ruer en cataractes… Docile, elle laisse agir l’homme.

Elle lui dit : « Me voilà, prends-moi. Je suis ton bien, la chose, heureuse si je puis t’aider dans la faiblesse ! »

Bonne houille blanche ! Tu nous rends quasi l’espoir !

Je ne voudrais pas clore ce chapitre par un discours de député-candidat — et pourtant, comment ne pas dire, et ne pas se réjouir de le dire, qu’un jour viendra peut-être où, grâce à toi, bonne houille blanche, la vie se fera moins impitoyable, moins féroce, moins bagne !

Quand la science aura tiré parti de tes forces cachées, ce jour-là, peut être y aura-t-il enfin du travail et du pain pour les timides et pour les pauvres ! Ainsi soit-il…

Bonne houille blanche, quand nous donneras-tu l’âge d’or ?…

À Uriage-les-Bains.
Carte du Dauphiné.