Le Dernier Jour du monastère d’Hautecombe/2

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II


C’était le vingt-deux septembre 1792, premier jour de la république française. La petite capitale du Bujey s’agitait dans l’enceinte de ses collines, et pas bien loin d’elle, au delà des monts de Savoie, l’Abbaye Bernardine d’Hautecombe voyait venir la tourmente qui devait l’emporter. Les moines se contre-passaient silencieusement, et le salut qu’ils se faisaient avait tout l’air du dernier salut. L’écho de la tempête leur arrivait de plus en plus terrible de la ville de Belley leur voisine. Celle-ci toute brûlante de la fièvre sociale, brisait avec les souvenirs de la seigneurie épiscopale, mais du moins ne versait pas le sang des victimes humaines, comme les tueurs de Danton.

À la veille des maux qui troublaient d’avance nos nuits et nos pensées du jour, chacun de nous contemplait pour la dernière fois la magnificence des flots sous le promontoire claustral. Douce et bleue comme le firmament, la liquide étendue était là, sympathique à nos peines, comme autrefois, aux douceurs de nos joies. La bordure des monts déjà fanée découpait tristement la double rive du lac. De l’une à l’autre cime le soleil s’en allait mesurant son cours, et dissipait la brume d’automne.

Et nos cœurs se disaient : — Voilà ce qu’il faut quitter. Demain, dans l’exil, nos yeux ne verront plus l’abri des montagnes précipitant sur l’onde leur pente solitaire ; l’écume du torrent bondissant sur les roches nues ou buissonneuses dont la lumière gaze les hauts reliefs. À d’autres désormais les carrés de pierre antique, debout sur la rive, aux quatre points cardinaux ; les tapis de culture inclinés à mi-côte ; ces reflets scintillant dans les golfes, comme un réseau de perles, à la lisière des grandes eaux. Galeries des vallons, cimes lointaines, toujours blanches de neiges, vous n’êtes plus pour nous. Simulacres guerriers des enfants de Bérold, de quoi vous servira d’avoir pour inscriptions les annales de la gloire ? Vous restez pour la désolation. — Or, tandis qu’à l’angle du jardin dominant l’abîme, la troupe des vieillards conversait douloureusement, ils cherchaient des yeux, au delà des flots, l’asile de leurs ancêtres ; et chacun, au moment de fuir, le reconnaissait à quelque indice touchant, parmi les arbres de la vallée, au bout de quelque éminence levant la tête au pied des rochers. Puis ils nommaient la ville ou le village natal, Aix, le Bourget, la Bâthie, Épersy ; et tout près d’eux, le double Eden de la rive opposée, Saint-Innocent, Tresserve, collines jumelles, brodées de pampre dont la vague monte les degrés. Vous diriez deux navires échoués sur la rive, dont les flancs se changèrent en bosquets, et les mâts, en tiges de peupliers, parmi les toits des laboureurs.

En ce moment les têtes des moines sortirent de l’ombre du figuier qui couronnait leurs cheveux blancs ; quelque oreille suspecte écoutait. Accolée au pilastre d’un portail roman, une mine malencontreuse de femme apparaissait au fond d’un corridor ; elle avait corset rouge et jupe noire ; sa taille était mince, longue, étirée, comme celle d’un squelette ; ses joues, osseuses ; sa figure, grêle, olivâtre ; elle obliquait son œil chassieux ; on eût dit de son front deux travers de doigts de rides épaisses ; ses cheveux grisonnaient sous leur coiffe de toile rousse, ouverte en éventail par devant, pointue par derrière, et rejetant sur les épaules deux bandelettes parallèles ; ses lèvres, naturellement pincées, venant à s’ouvrir, l’intérieur de la bouche se montrait désossé ; d’un air dolent, plaintif, elle laissa tomber ces paroles : — Quelque chose, s’il vous plaît, au nom de Dieu. — Touché de sa demande, le groupe des conversants passa de la défiance à la pitié ; l’aumônier courut glisser un peu d’argent dans la main de cet être fantastique ; ce n’était pas l’aumône qu’il lui fallait, mais un tête-à-tête familier. Elle saisit la main qui donnait, la retient dans la sienne, et grandissant à vue d’œil, allongeant outre mesure un cou démesuré, elle dit d’un ton prophétique : — Se garde qui pourra ; il y a quelque chose en l’air ; le temps est à l’orage ; il y a des malheurs pour tous, pour la fiancée, pour vous, ici, là-bas, dans ce nid d’hirondelle que les hommes ont bâti sous la roche, entre lac et montagne. Monsieur, croyez-moi, laissez les fiancés se bénir eux-mêmes ; n’y allez pas ; vous ramènerez l’ouragan à la suite de la fête, la Convention dans vos stalles, et tout finira pour vous avant que la nuit soit passée. — Le moine interdit né savait que répondre ; c’était pour lui une apparition mystérieuse que cette femme de mauvais augure. Ses confrères, glissant l’un après l’autre, le long des murs, avaient tout écouté. Ils n’en revenaient pas, ne savaient que penser de cette figure étrange qui commandait au moins la surprise, sinon le respect, et n’osant se moquer, ils s’apprêtaient à congédier la vieille insensée. Celle-ci, s’épargnant l’affront, les prévint, en s’éloignant, déploya de ses doigts fiévreux un fragment d’écriture, et branlant la tête, leur jeta fièrement ces paroles, en montrant son papier : — Nous verrons ; à demain. — Sans revenir de son élan prophétique, elle prend à deux mains son bâton égal aux deux tiers dé sa taille, et sur ce long appui penche en avant la moitié de son corps, grommèle quelques mots, et se met à descendre péniblement entre les murs du jardin et les buissons de la montagne. La pente du chemin, à courbe de siphon, allait finir au bord du lac, sous un massif de noyers.

Gémissante, elle s’assied, la tête et les bras tristement posés sur les genoux, sombre à la vue du beau spectacle qu’elle a sous les yeux ; elle attendait la fiancée qu’elle avait bien souvent endormie, toute petite, dans ses bras, et qu’elle plaignait d’être mariée en un jour de calamité.

Il y avait dans cette femme le type de plusieurs personnages ; d’un esprit inquiet, mobile, elle avait fini par ne vouloir plus de tente fixe sur la terre. Il lui fallait de l’air, de l’espace et des courses ; errante, les mêmes lieux ne la voyaient pas souvent ; son pain, qu’elle ne mendiait pas, lui venait toujours ; l’hospitalité allait au-devant de sa vertu justement estimée ; Pourtant il arrivait quelquefois qu’elle n’était guère la bienvenue ; on redoutait le maléfice de ses prétendus sortiléges. Hâtant le pas ou le ralentissant, suivant qu’il y avait lieu d’outre-passer ou de stationner, elle avait toujours un regard pour la porte ou la fenêtre devant laquelle elle passait. Les enfants la huaient parfois ; mais elle n’avait pas d’oreilles pour ces bruits-là, et les enfants eux-mêmes lui servaient souvent d’ingénus

émissaires. C’était ainsi que la vieille Corvény savait tout, voyait tout, entendait tout, et passait pour sorcière. Elle résistait à sa réputation, mais non pas à l’œil de ceux qu’elle chérissait surtout, des prêtres. Bien qu’elle ne fût ni impure, ni mécréante, ni sorcière, rien ne la désorientait comme le visage d’un homme d’église. Un tel homme la décontenançait toujours ; alors ses pronostics l’embarrassaient ; elle les donnait en femme commune, en vagabonde suspecte, et, pour n’être pas défaite complétement, finissait par se retrancher dans le mystère. Fière d’ailleurs, elle ne pouvait supporter la défiance ni l’examen, parlait peu, voulait être crue sur parole, et tout cela la mettait fort mal avec les presbytères dont elle aimait pourtant les degrés ; car son âme était pure et sa foi sincère.

Elle avait singulièrement intrigué les solitaires d’Hautecombe par ses prophéties de malheur, et tout d’abord le malheur vint sur elle. Du reste, ni avis, ni pronostic ne pouvait arrêter le cours des choses ; il n’était pas même au pouvoir de l’abbé du monastère d’empêcher l’entraînement de ses tenanciers. C’était un jour de fête héréditairement consacré, et de divers côtés les barques s’en allaient vers le village qualifié par la pauvre femme de nid d’hirondelle entre lac et rocher. L’abbé du monastère, dom de Varas, sentait d’ailleurs que ce serait la dernière, joie populaire dont il serait témoin du haut de son séjour claustral, et il ne voulait pas s’en priver. Tout était à merveille pour la fête et les époux, hors la mère Corvény, assise comme un fantôme en vue des flots, et ruminant malheur pour ceux qui chantaient dans l’incurie de l’avenir.

Cependant les jeunes filles, vêtues de couleurs vives, rouges pour la plupart, dessinaient au revers de la montagne le zig-zag du sentier qu’elles suivaient en courant, pour venir à l’Abbaye, et déjà le chemin qu’avait mesuré le bâton de la triste Corvény était barré de lignes pétulantes de jeunes hommes, figurant des pas de danse, le bras passé de l’un à l’autre, et faisant chorus en chantant ; toutes ces bouches furent muettes quand le couple des fiancés vint supplier l’abbé suzerain de leur octroyer les clés de la chapelle nuptiale, et la bannière aux armoiries du couvent, que les fermiers du monastère devaient arborer sur la flottille de la fête et des noces.

L’abbé de Varas avait quelque chose de l’allure de saint Bernard ; il n’en avait pas le génie, mais il en avait volontiers le noble et pur enthousiasme ; il mettait son âme à l’unisson du législateur de son ordre de celui dont les actes et les livres faisaient à ses yeux le premier fleuron de son monastère. Il aimait à retrouver dans les épitaphes des princes de Savoie la vérité de l’histoire ; il aimait à s’entourer de leur glorieux souvenir ; il en avait retenu les devises de dévouement et de foi. Ce n’était pas lui qui allait prendre la dîme dans le champ du pauvre, de la veuve ou de l’orphelin ; ce n’était pas pour lui que les censitaires étaient les manufacturiers de l’oisive opulence d’autrui ; il savait distinguer la saison bonne de la saison mauvaise ; la règle de ses droits dépendait du sort de ses hommes ; son code était la pitié ; il emporta son code avec lui.

Une grave et douce animation-vivifiait toujours sa belle stature. Il y avait sur son visage quelque chose d’éthéré qui s’enfuyait de la terre ; quelque chose qui dépassait la région des sens émanait de son âme toute paternelle. Il n’y avait que le mal délibéré qui pût troubler sa douceur ; il réagissait alors avec l’éloquence de là vérité ; l’éclair partait du regard ; tout dans lui accusait le mouvement de la pensée ; la veine frontale dessinait vivement sa ligne bleue et participait au gonflement des narines ; le geste et la voix subissaient la phase d’animation, et le front lucide et transparent en devenait le rapide indicateur.

Tel il parut lorsqu’il prit la parole pour faire ses dernières exhortations à l’ancienne et à la nouvelle génération des villageois qu’il aimait. La multitude des maux qui allaient fondre sur L’Église fit que sa voix prit tout d’un coup l’accent de la douleur ; il en résulta un sentiment pénible pour ses gens surpris de l’expression de son début. Ceux-ci, en effet, n’ayant d’autre esprit public que l’amour de leurs rois, d’autre nationalité que la religion, n’avaient appris qu’en s’indignant ce qui se passait de l’autre côté de leurs montagnes, et ne se figuraient pas facilement qu’on pût venir dans leurs retraites changer si tôt la face des choses. Il y avait pourtant dans cette assemblée de laboureurs quelques rares demi-partisans du mal, égarés par la lecture clandestine des journaux de l’époque. L’abbé de Varas n’avait pu les guérir de leur mauvaise ambition ; il les avait charmés par Fonction de ses entretiens, mais non changés ; ceux-là surtout il voulut les prémunir encore une fois sans nuire à leur fête, — « Mes enfants, dit-il, il est doux pour moi d’ouvrir le temple de la Vierge à ces jeunes fiancés. Je n’aurai plus deux fois ce bonheur. Je m’en vais. Voici l’heure où les tombes des ancêtres de nos princes seront brisées et leurs dépouilles peut-être jetées, d’ici dans le sépulcre des grandes eaux. Les méchants viendront de leurs abominables mains peser le poids des vases de l’autel comme on pèse une vile matière. Vous verrez tout cela ; et dans ces murs désolés, il n’y aura plus que dévastation. Vieillards et jeunes

hommes, vous verrez venir à vous la barque de l’homme inique, et vous frémirez ; pour vous faire sourire à leur démence, ils vendront au plus offrant ce que nous aurons laissé, le champ que nous avions au soleil, et que vous n’aurez pas maudit en le labourant, j’en atteste le ciel et vous. Si vous prenez nos biens, ne prenez pas le crime. Qu’il ne se trouve pas parmi vous un violateur du sanctuaire ; fécondez plutôt le flanc du rocher ou l’abîme des flots ; n’ouvrez pas un trafic sacrilége sur l’autel du Seigneur ; et, si jamais quelque exilé de France suivait le chemin que vous seuls connaissez, que de toutes parts lui vienne son pain de chaque jour, posé sous l’arbre de la forêt, dans le creux du rocher. Réjouissez-le de ce qu’il n’y a pas parmi vous de traître ouvrant la main au denier qui provient de la vente du juste. Nous ne pourrons pas, nous, chercher un asile au pays de France : le mal y est sans bornes. Il y a moins de confusion dans les essaims d’abeilles que vous voyez s’entre-tuer pêle-mêle en bourdonnant qu’il n’y en a delà ces monts dans la foule qui vocifère sur les places, dans les conseils de ceux qui délibèrent. La terreur est partout ; la sûreté nulle part. La nuit et le jour l’épouvante passe et repasse avec les mille messages qui vont bouleverser ce qui fut autrefois. Au sortir du guichet, les têtes des victimes tombent sous le fer des assassins ; la couronne d’un bon roi, l’ami, l’allié du vôtre, est dans la boue ; ils vont vouloir sa tête ; n’importe, quand l’impie aura passé, Dieu sèmera sur son chemin, et il germera ce qu’on ne croyait pas. Le ciel sauvera la France ; il se souviendra de ses anciens jours. L’Église opprimée eut toujours l’appui de son glaive ; ses prêtres couraient porter, de l’aurore au couchant, la semence divine ; et les guerriers pieux qui dorment ici de leur sommeil six fois séculaire furent les frères d’armes des chevaliers français. Les temps sont bien changés : les sages de la France rejetant prêtres et rois, rejettent Dieu et la privent d’amis. Tout est contre elle ; seule, elle entreprend la lutte avec le monde ; il faut que le fer de ses soldats suffise à tout. Bientôt le bruit du canon roulera dans l’enceinte de ces montagnes. Jeunes hommes, tant qu’au milieu de ce bruit vous pourrez entendre la voix de vos chefs, votre sang sera pour vos rois. Vieillards, qui verrez passer l’ouragan dans vos retraites, donnez son pain à l’homme qui viendra sans le maudire. S’il est impie, balayez après lui la trace de ses pas ; puis, quand viendront des jours meilleurs, qu’il ne se trouve point parmi vous d’apostats ; ce nom n’est pas fait pour vous. Souvenez-vous des hommes qui vous aimèrent. »

À ces derniers mots, un cri d’enthousiasme partit de l’assemblée : l’apostat parmi nous ! que la montagne l’écrase ! que les corbeaux lui arrachent les yeux ! que le gouffre soit, son tombeau ! — L’abbé de Varas put à peine maîtriser ses larmes ; l’émotion suffoquait sa voix ; il applaudit de la main à ces transports et se hâta de les tourner vers la fête qu’il avait à regret suspendue. Il fit saluer l’embarcation par les cloches du monastère ; lui-même, au bout de la tour du précipice, parut, dominant l’étendue.

La sombre Corvény, qui voyait ce qui se passait là-haut, à travers le feuillage des arbres, se mit à pleurer en murmurant : — La tour est son trône ; le vent l’emportera comme le chaume ; c’est pitié, c’est douleur, pour lui, pour moi, pour tous. Qu’y faire ? On n’a jamais vu de temps pareil. — Puis, sur le point d’être en face des jeunes filles fraîchement parées, elle se hâta de rajuster sa mise, en tout temps la même, pour faire et recevoir bon accueil. La précaution, loin d’être à contre-temps, ne fut pas même suffisante. De grands éclats de rire partirent du milieu des jeunes femmes qui ne l’avaient jamais vue ; elles se crurent en société de bohémienne, devinant bien que la vieille aventurière attendait la charité de la traversée. Elle en fut quitte pour quelques cajoleries moqueuses : — Belle fée, les chouettes se noient sur l’eau ; gare à vous, lui disaient les rameurs. — Puis on la prit. Elle ne répliqua pas et se contenta de s’envelopper de la gravité de son âge. Un instinct de pitié poussa la fiancée à choisir son vis-à-vis. La nomade Corvény fut singulièrement flattée de se trouver ainsi au rang d’honneur. La bonne jeune fille la prit sous sa tutelle et les moqueurs se turent. La vieille errante, plus insensible que le marbre aux folâtreries qui se propageaient sur les bancs des nacelles, puisa de l’eau dans le creux de sa main, en mouilla ses lèvres, puis se mit à compter quelques grains de chapelet, et, laissant tomber sa tête, parut s’assoupir.

Quelques coups d’oeil jetés à la dérobée l’instruisaient du jeu des physionomies ; sa belle protectrice surprenait seule ces furtifs regards tout pleins d’amour pour elle.

Le lac était enchanteur ; la petite Méditerranée de six lieues de tour ressemblait à un beau tapis d’azur à reflet glacé. Ses bords étaient couronnés de molles vapeurs, sinueuses comme la courbure des rives. Au loin, la blancheur des neiges se peignait de rayons roses dans le vague de l’étendue. Tout était grâce et magnificence autour de la flottille villageoise. Il n’y avait que la passagère de rencontre, toujours préoccupée de futurs sinistres, qui fût disposée à s’interdire l’ivresse du moment. Elle marmottait entre ses dents ce que nul ne pouvait entendre, ceci surtout : Rires d’enfants touchent aux pleurs. — Puis elle écartait les banderoles qui formaient la tenture des nefs, quand la brise repliait sur elle leurs couleurs riantes. La multitude de ces tresses déroulées d’en haut faisait le tour des nacelles comme les franges d’une mantille ; rouges, blanches, vertes, elles s’éparpillaient ensemble ou flottaient ondoyantes l’une après l’autre, et retombaient effleurant l’onde et le sein des jeunes femmes. Les nacelles, avec leurs arches de verdure et les pieux entourés de guirlandes qui leur servaient de colonnes, ressemblaient à des tentes mobiles ; des bouquets de plantes de montagnes embaumaient ces berceaux conduits par l’aviron. Toutes les rames s’élevaient tombaient ensemble et les douze barques, dociles au concert des nochers, voguaient côte à côte. Elles glissèrent en un clin d’œil, et comme par enchantement, de l’une à l’autre rive, obliquant leur route, au milieu des transports d’une éclatante joie.

La troupe villageoise venait de se répandre sur le rivage, folâtre et bruyante ; puis on l’avait vue s’éparpiller aussitôt, confondue dans cette fourmilière d’hommes et de femmes débarquant de tous côtés ; c’était un pêle-mêle d’habits courts en laine blanche, de bonnets couleur garance, de feutres noirs en ombelle, de disques de toile, penchés sur la tête des femmes ; c’était une confusion de doux et bons visages où l’on ne distinguait que la candeur et la grâce familière des physionomies, touchant privilège du paysan de Savoie. La foule, pressée, montait, descendait, et ce flux et reflux s’étendait de la grève au pied des monts. Le lac et les rochers fermaient alors de toutes parts ce coin de terre où la vigne s’incline chaudement au soleil du midi, parmi quelques toits de chaume perçant çà et là leurs couronnes de verdure. Détaché de ce qui l’environne, le site même avait fait nommer la presqu’île solitaire : Bryzont ; Corvény la qualifiait de nid d’hirondelle.

La vieille femme était restée seule dans la barque des fiancés, consternée à la vue de tout ce remuement populaire ; un invincible pressentiment la dominait : ce jour devait finir par un grand désastre ; elle se figurait le lac couvert d’embarcations dispersées par les vents, poussant dans l’ombre des cris de détresse vers toutes les rives, et à la suite de la tempête, un ouragan bien autrement affreux, les soldats de la Convention tombant tout à coup sur le pays, ravageant ce qu’elle eût voulu sauver en mourant, ce qui était sacré pour tous. Ces pressentiments avaient chez elle le caractère d’une sorte d’obsession surhumaine, si bien qu’elle les avait manifestés au couvent avec le prestige d’une vraie prophétesse. Le soleil avait beau, en un ciel pur, projeter de longues colonnes d’or sur le miroir du lac, Corvény, semblable à l’animal du désert, humait, pour ainsi dire, l’orage par tous ses pores. La couleur de l’étoile couchée là veille, du soleil levé le lendemain, le cri de l’oiseau, le sifflement du reptile, un trait, une tache à l’horizon, c’étaient là ses indices ; elle riait des autres.

On disait bien, et l’histoire a dit de même, que l’armée du général Montesquiou était désorganisée, qu’il devait rester dans ses quartiers des Alpes jusqu’au printemps ; mais pour elle, l’heure de l’invasion était sonnée ; les affiliés des clubs, qu’elle supposait partout, endormaient le peuple ; elle protestait solennellement que ce jour serait le premier des jours mauvais de son pays. « Et ils ne me croiront pas, les malheureux ! » criait-elle, les bras levés dans la barque. Puis retombée sur le banc de la nacelle, qui la balançait, elle froissait, déchirait le papier qu’elle tirait de son sein, et debout encore , répétait avec agitation, — et voilà qui dit tout… — Pendant cela passait et repassait devant elle un sérieux personnage, dont l’aspect n’avait rien de sympathique avec les plaisirs de la foule. La richesse et l’élégance du jabot qu’il portait, les boucles d’argent qui plaquaient sa chaussure, le ruban moiré servant de compresse au rouleau de cheveux qui lui tombait de la tête sur les épaules, le lustré de ses braies de satin, de son feutre à bords rebroussés, maintenus par des cordons de soie ; toute sa personne enfin disait qu’il n’était pas là pour une fête de village : son inquiétude le disait encore mieux. Son rôle, s’il en avait un, c’était d’épier. Dans ses traits, un peu pâles, mais fins et délicats, la nature semblait avoir voulu mettre tous les signes d’une belle âme, et lui, semblait avoir travaillé à se refaire, de longue main, en substituant à ce naturel exquis quelque chose d’amer, de dédaigneux, pour ne pas dire d’inhumain. Le culte souverain qu’il annonçait pour lui-même rendait farouche le sérieux de son maintien. D’un œil vif, scrutateur, il s’était mis à étudier les mouvements de la prophétesse du hameau, à réfléchir sur la précision de ses oracles, à conjecturer sur leur source, intrigué surtout par ce papier dont il avait remarqué, sinon la forme, du moins l’écriture.

C’était un lambeau de lettre défigurée, dont l’adresse et la signature n’avaient que des initiales. Corvény qui ne savait pas, disait-on, mettre un pied devant l’autre, sans voir ce que nul ne voyait, avait ramassé la veille ce chiffon d’écrit dans la galerie de peupliers qui mène de la petite ville d’Aix à incidents son lac, à travers mille incidents de perspective ; elle n’avait pu déchiffrer sa trouvaille, car elle ne savait pas lire. Mais livrée par instinct au goût des présages, au besoin d’augurer des moindres choses, elle avait, chemin faisant, requis lecture de cette lettre, à l’âtre secret d’une confidente, sa jumelle d’âge, exaltée comme elle, crédule, se plaignant du présent, adorant le passé, et pronostiquant le plus noir avenir. Corvény faisait le plus grand cas de son amie, à cause de l’abécédaire qu’elle savait ; celle-ci lui prêtait l’office de ses yeux et lui procurait la plus grande de ses satisfactions, celle de mettre en cause almanachs, livres d’histoire enfumés, et autres choses semblables. — Tiens, ma bonne, lui dit-elle, en l’abordant, tiens, voilà, je ne sais quoi, je l’ai trouvé sur le chemin ; c’est un papier que pour cela nous ne devrions pas lire, peut-être, mais le moment excuse tout ; il y a tant de conspirateurs dans le monde ! Il faut s’éclairer, lis-moi cela. Hier, quand je le tenais, au lever de terre, j’ai vu courir après moi et demander aux passants ; le diable habillé en homme de loi n’aurait ni couru, ni demandé autrement ; si ce n’est pas l’un de ces ennemis de Dieu qui louent le métier de ceux qui tuent les prêtres et les nobles, il n’en faut point chercher en France ; lis donc ma chère. — Ah ! mon Dieu ! dit l’autre femme, ce ne sera que trop vrai, quelque maudite nouvelle ! Puis fixant ses yeux qui ne voyaient presque plus, les rapprochant du papier, elle se mit en devoir de lire ce qui n’y était pas, les noms des correspondants, et n’en pouvant venir à bout, elle ajouta en confirmation de son dire : — D’abord l’adresse et la signature sont mystérieux rieuses ; l’envoi est de Grenoble, 19 septembre ; c’est significatif : voyons le reste.

« La désorganisation de l’armée des Alpes ne vous ajournera plus, mon cher Myl… jusqu’au printemps. Une dépêche de Paris est remise à l’instant même à Montesquiou ; la Convention met le général dans l’alternative de marcher ou d’être destitué. Il marchera, et vous l’aurez le 22. Ce jour-là, vous n’oublierez pas de quel lait la république nourrit ses enfants. Tout sera fait aussitôt que su, et vous aurez votre tour avant que les moines s’y attendent. »

« Adieu, cher citoyen,
A. Boul…

Grenoble, le 19 septembre.

Lecture achevée d’une pareille communication, les deux femmes se regardèrent, bouche béante, foudroyées de surprise et d’angoisse, et, joignant les mains, laissèrent ensemble échapper ces mots : — Jour de Dieu ! quel infernal guet-apens ! Les prendre tous au nid, sans qu’on se doute de rien ! Courons vite à l’Abbaye. — Et tandis qu’elles se disputaient l’une à l’autre la possession du billet terroriste, il se déchira entre leurs mains, et chacune en retint le lambeau qu’elle put, pour pièce justificative.

La lettre était à l’adresse de M. Mylabe, ancien avocat au Parlement de Grenoble, demeurant depuis peu à Chambéry, rue Juiverie ; il était venu recueillir la succession de sa mère. Ses voisins tremblants se le montraient comme le futur Robespierre du Mont-Blanc. Les premières lettres de son nom avaient tout de suite frappé Corvény : elle en avait fait le mot Mylabe. C’était le nom d’une famille de Grenoble, dont l’un des enfants avait eu son lait ; mais elle ne savait pas que la mère de l’enfant, l’ayant vu empoisonner les derniers jours de son veuvage, changer sa maison en club démagogue, était revenue dans sa terre natale, aux environs de Chambéry, pour y mourir de douleur. Corvény n’avait d’ailleurs jamais connu de M. Mylabe que l’enfant au maillot et l’adolescent ; depuis, elle avait quitté la famille de ce nom pour venir dans ses montagnes de Savoie mener la vie qu’elle menait.

Munie de sa pièce de révélation, la tête pleine du 22 septembre, talonnée par cette date qui courait sur ses pas avec tout ce qui s’ensuivait, elle requiert pour elle les rameurs, ce qui n’arrivait jamais, leur montre le monastère, et sans plus d’ouverture. Le religieux de Foran, frère de madame Mylabe, devait être de séjour à Hautecombe ; elle suppliait le ciel de faire qu’il ne fût pas reparti pour son couvent du val d’Aoste. La chose se passait selon ses vœux, mais non selon ses vues. L’oncle de M. Mylabe était retenu par la maladie et bientôt par la mort. Accueillie en suspecte à l’Abbaye, elle n’avait pas même cherché à lui être présentée ; contrainte d’en appeler à son titre de créance, elle l’avait fait hautement, toute suffoquée, puis avait suivi les gens de la fête pour parler catastrophe, s’apitoyer, et certifier à tout venant que le soleil ne se coucherait pas sans qu’il y eût des pleurs. Or, le soleil, à moitié de sa route, n’avait encore, au su de tout ce monde, rien vu de ce qu’elle disait, et pourtant elle se représentait l’ennemi entrant à cette heure dans la cité ducale, et supputait ce qu’il fallait de temps à une troupe de cavaliers pour arriver jusqu’aux moines endormis dans leur cloître, et réveillés bientôt dans les cachots.

Elle calculait cela, lorsque l’écrit tortillé dans ses doigts et brusquement replongé sous le voile de son sein fit tressaillir l’élégant inconnu qui l’observait. C’était le destinataire de la lettre. On lui avait fait le portrait de la femme qui venait de passer lorsqu’il cherchait ce qu’il avait perdu. À ses questions la réponse avait été qu’il la trouverait infailliblement à l’ermitage de Bryzont, le jour de la fête, et il ne doutait presque plus qu’il n’eût devant lui l’original du portrait. Mais, tout impatient qu’il était de ressaisir l’avis à son adresse, il n’avait pas moins à cœur de savoir si les moines en avaient eu connaissance et s’ils vendaient les biens de son oncle qui l’avait déshérité en leur faveur. Un autre souci, moins fixe, mais plus mordant, le traversait encore. La preuve des relations qu’il entretenait, portée au gouverneur de la province et constatée malgré le mystère des initiales, lui valait les prisons de Fenestrel au lieu de l’ovation républicaine, et c’était fait peut-être. À la vérité, il ne désespérait pas du reste de la journée du 22, moins encore que Corvény ; puis il avait la France à deux heures de trajet ; mais ici il comptait mal. Mille bras lui barraient lac et montagne ; la fuite était fermée. Le populaire, ébranlé, se formait en immense escouade de police. Une femme faisait tout cela, et rien de tel ne pouvait être imaginé, ni par M. Mylabe, ni par ses. amis qui lui avaient conseillé la dangereuse inquisition qu’il venait faire en s’évadant. Corvény, au courant de son itinéraire, l’attendait au lieu même où il la cherchait.

Au moment où elle faisait ses dispositions pour descendre de la nef à l’aide du bâton qu’elle allongeait, M. Mylabe courut prêter son appui à la vieillesse oubliée. Vue de près, cette mine de femme l’intrigua tout d’un coup ; il crut la reconnaître : la sienne ne frappa guère moins Corvény. Tous deux s’observèrent ; mais ni l’un ni l’autre n’alla plus loin ; leurs préoccupations respectives les en empêchèrent. L’indigente, jouant au naturel les apparences de la simplicité, fit grands frais de remercîment, et captiva de prime abord l’homme dont elle se défiait.

M. Mylabe était un de ces hommes qui s’accommodaient tout à fait de la violence des bouleversements politiques, fort indifférent au sort de ceux qui les pleuraient ; par le bien dû peuple il entendait d’abord le sien ; quant aux malheurs d’autrui, il les mettait au compte de la fatalité. Il s’en allait ainsi, tordant la justice dans le brasier de l’opinion, concluant tout par la fureur régnante : telle était sa conscience.

Quoique la misère ambulante lui importât fort peu, il prit un air de pitié, puis essaya quelques passes de paroles avec la pauvre Corvény. Les prétextes abondaient ; il choisit le moins détourné, fit cette question à la femme aux secrets : — Vous n’êtes donc pas de la fête, bonne mère ?— Celle-ci répliqua qu’il n’y avait à cela qu’un obstacle ; c’était de suivre à son âge le chemin qu’il voyait pour arriver à la chapelle. Elle avait d’ailleurs tant vu de cérémonies comme celle-là ! puis l’épousée ne l’oublierait pas. Muette un moment, elle se ravise, et, se tournant tout d’une pièce, absolument comme la porte sur le gond, regarde le suspect et dit : — Y a-t-il quelque chose à faire savoir là-haut de la part de monsieur ? Je ne sais, mais il lui conviendrait peut-être de ne pas aller plus loin. — Sans attendre de réponse, elle ajouta avec ce tour de bonhomie qui caractérise la mendiante de profession, quoiqu’elle ne le fût pas : — On dit qu’ils vont rajeunir cette pauvre petite chapelle que j’aimais tant, pas plus haute que moi et guère plus longue. Je veux la revoir telle quelle, vieille comme elle était, avant de mourir. Les moines avaient beau la tenir close à certains jours, on avait toujours l’herbe du pré pour se mettre à genoux et les lucarnes pour envoyer un baiser à la bonne Vierge dans sa niche de mousse. Ne serait-ce pas grand malheur qu’il leur prît fantaisie de trancher de leur serpe les gros ceps qui grimpent sur les arbres et laissent pendre le fruit de la vigne sur la maison du Seigneur ?

Ainsi parlant, Corvény savait bien qu’elle haranguait un sourd ; mais tandis qu’elle exerçait sa langue, celle du sourd ne faisait pas de mal : c’était tout ce qu’il lui fallait. Elle finit par cette question : — Monsieur voudrait-il parler au maître de l’une des barques qui sont venues ? — Oui, bonne vieille ; faites descendre.

Tout aussitôt Corvény laisse là sa vieillesse, et, par un chemin encombré de racines d’arbres et de fragments de rochers, remonte bravement de détour en détour, sème l’éveil à chaque seuil et s’en va tout d’un trait jusqu’aux tables des convives. Sur le point de paraître, elle hésite : démasquer l’inconnu en cherchant ses confidents parmi les réjouissances d’un festin, c’est risquer sa gravité, et, pareille à la chouette, s’exposer à être assaillie par la troupe des oiseaux en émoi ; courir au moine débarqué, c’est renouveler la scène du matin ; agir toute seule, sans témoins, c’est plaider sans juge. Les coups sonnaient pour elle et tout le monde ; il fallait un expédient ; l’idée lui vient de mettre en tête à tête avec l’homme d’en bas un autre homme qui déguisait mal, sous la profusion de ses révérences envers l’abbé de Varas, l’envie d’agrandir ses terres de celles des moines. Elle dépêche l’avide censitaire à celui qui l’attendait, mais par l’intermédiaire d’autrui, cachant son rôle d’entremetteuse ; et, pour ne rien perdre de l’entrevue qui ne manquerait pas de tout éclaircir, elle dépense à la fois tout ce qu’elle a de vitesse, se hâte, à l’insu de l’homme qui descend, de mettre entre elle et lui une ligne épaisse de buissons de sureaux ; puis, sans frôlement dérobe, sans bruit de pas, sans froissement de feuilles, elle arrive à point, s’assied, écoute d’en haut ce qui viendra d’en bas.

M. Mylabe dit d’abord : — Brave homme, vous vous perchez si haut qu’il faudrait des ailes pour arriver à vous ; il ne manque à ce beau coin de terre que d’être tout entier le long du rivage ; du moins on pourrait être de vos fêtes. — Le paysan répondit : — C’est bien vrai, monsieur ; mais aussi ce chemin que vous voyez n’est pas fait pour les hommes comme vous ; il y a pour ceux-là le sentier de la vigne. — Ah ! parbleu ! c’est bien autre chose ; il y a donc ici un chemin pour le riche, un chemin pour le pauvre. Cela vous va-t-il, brave homme ? — Pas autant qu’on croirait ; mais il faut bien prendre le temps comme il est. — Dites-moi, ces nuages en l’air n’annoncent-ils pas changement de temps ?… Pourrons-nous aujourd’hui aller de l’autre côté ? — Disant cela, l’inconnu montrait les bâtiments du monastère dont la tour et les flancs noirs étaient un peu noyés dans le rayonnement du jour, au-dessus de la plaine du lac. — La chose est sûre ; comment tout ce monde coucherait-il ici ? Puis le banquet du soir attend les mariés de l’autre côté de l’eau ; ils ne peuvent pas passer ici leur première nuit de mariage. Vous leur ferez grand honneur ; ils seront tout charmés de vous avoir avec eux. — À merveille, mon ami ; mais vos seigneurs les moines ne diraient pas de même ; ils ne doivent guère se soucier de nouveaux débarqués depuis que les Français leur ont donné l’alarme.

À ces mots, avocat et paysan, le regard l’un sur l’autre attaché, s’étaient devinés. Toutefois celui-ci s’imaginait qu’il ne s’agissait que de prendre aux moines, en le payant, ce qu’ils avaient de trop. M. Mylabe devint séduisant, enjoué, communicatif. Son complice semblait tenir la dépouille monacale ; l’inconnu en costume d’homme de loi était pour lui le grand dispensateur des grâces révolutionnaires ; et, comme le panetier aux genoux de Joseph dans la prison, le paysan répétait toujours dans la ferveur de son âme : — Ah ! monsieur ! monsieur ! souvenez-vous d’Hyacinthe Désobri quand vous mettrez en vente. Vous serez tout à fait récompensé comme vous le méritez. Voyez-vous, quand on paie au roi 50 livres par an, il peut bien être content. Ah ! par exemple, n’allez pas lui faire de mal à lui, pas plus qu’aux moines dans leurs personnes. Ce qui est roi est roi ; ce qui est prêtre est prêtre ; prenez-y garde au moins ; nous ne pourrions plus rien faire ensemble : ma femme, mes enfants, tout le village m’arracherait les yeux. N’allez pas faire ici comme on dit que vous faites de l’autre côté de la montagne ; et, pour en finir, Convenons simplement que la châtaigneraie de la fontaine de Merveille ne me coûtera… combien faut-il dire ? Parlez ; je m’en rapporte à vous ; vous êtes un honnête homme et vous savez le prix des choses. — La complète bonhomie du villageois, qui alliait l’envie des biens d’autrui avec l’amour de la religion et des rois, déconcerta un peu le plan de l’émissaire de révolution ; il n’y avait pas là le tour forcené qu’il voulait, la haine des hommes et des choses ; il se hâta toutefois de témoigner de son respect pour les personnes, tout en les pillant ; puis, revenant au fait, il replia la conversation sur ce qu’il avait en vue : — Digne et brave Désobri, pour faire le compte juste comme vous le voulez, il faut ici que vous me parliez en votre âme et conscience.

À cet instant, vous eussiez vu derrière eux, de l’autre côté des sureaux, la femme aux aguets prendre la position d’un enfant qui rampe à terre et tendre sa figure décrépite ; mais pas un souffle. Dans le chemin, le tentateur en robe noire regarda devant, derrière lui, en haut, en bas, prêta l’oreille, n’aperçut, n’entendit rien ; la foule, loin de là, fourmillait sous l’abri des tilleuls au pied des rochers. C’était à peine si, de la rive déserte, on entendait son bourdonnement. M. Mylabe, passant tout à fait de la réservé à la captation, prenant son homme par la main et le frappant sur l’épaule en signe de bonne amitié, lui fit coup sur coup ces questions : — Que font les moines ? Sont-ils avertis ? Vendent-ils ? Cachent-ils ? Et les tombes d’argent ? et le trésor ? et les biens de Foran ? — Hyacinthe Désobri, confondu par tant de questions vivement hâtées, s’écria : — Que diable ! monsieur, me dites-vous ? Il s’agit bien de cela ; il s’agit de la châtaigneraie de la fontaine de Merveille, autrement dite intermittente. Que les moines cachent, emportent, vendent tout ce qu’ils voudront, ils feront bien ; j’en ferais autant à leur place. Pourvu qu’ils n’emportent pas leurs bonnes terres qui me touchent de trop près, c’est tout ce qu’il me faut ; au diable le reste ! Tenez, vous me feriez croire que vous êtes venu ici pour perdre et tuer à la manière de vos confrères d’outre-monts. Prenez garde au moins. — Et le prenez garde trouva un subit écho dans le buisson d’en haut. Alors se lève la femme embusquée, abattant les sureaux de son bâton, montrant la pâleur de sa face et criant : — Soyez donc maudits de Dieu, deux damnés, deux satans, qui vous vendez avant l’heure le bien d’autrui. — Ce fut tout. M. Mylabe, suffoqué, regarda son complice qui s’attachait à lui et ne songea plus qu’à fuir. Il avait dans l’oreille comme un éclat de la trompette de Josaphat, à laquelle il ne croyait plus. Oubliant moine, lettre, oncle et succession, il court au rivage ; les barques en ligne bordaient la rive, mais pas un aviron, et le sentier de la montagne, condamné. Il a reconnu Corvény : entre elle et lui c’était donc un duel à mort. Le moine débarqué le matin, celui des nôtres que nous appelions le François de Sales du monastère pouvait seul le suspendre jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de le finir comme il voulait.

Pris dans le piège, couvert de confusion, l’inconsolable Désobri avait un moment saisi le tentateur, et l’avisait ainsi, après avoir failli : — Ah ! monsieur, vous m’avez joué là un mauvais tour ! Que vont-ils dire là-haut ? Que nous vendons la peau, du lièvre qui court encore, et puis, ce lièvre, je vous l’ai dit, ce n’est pas moi qui veux le tuer, et ils vont croire le contraire ; c’est le diable qui nous a tentés tous deux, et il eût mieux valu pour moi me couper un membre aujourd’hui que d’être venu ici.

Revenu de sa stupeur, le censitaire moins ému, se laisse prendre à l’idée que l’ample four de son chapeau n’aurait pas permis à l’œil de la femme de glisser sous cet abri, et qu’en conséquence il n’avait pas été reconnu ; cette idée le transportait tellement qu’il palpa le bouclier de feutre sur sa tête, s’assura bien de sa position, l’étira plus encore, si c’eût été possible, et le fit descendre par-devant lui, comme un voile de femme. Désobri alors un peu moins mécontent de lui-même, raffermi dans ses idées par le tour qu’il donnait à son équipée, remonte au banquet des noces, se couvrant le plus possible de l’ombre des rameaux de cornouillers, de troènes et de nerpruns, surtout de l’orbe de son chapeau placé en écran devant sa figure. Il calculait que probablement son absence de quelques instants n’avait pas été remarquée ; dans tous les cas, il avait un bon prétexte pour couvrir sa disparition momentanée : il était sorti sur appel inattendu ; si la vieille Corvény s’en mêlait, à coup sûr elle ne serait pas crue ; elle craindrait d’ailleurs de se déclarer contre un homme tel que lui. Et puis, à tout prendre, il lui répliquerait qu’il n’avait pas pu, lui, Hyacinthe Désobri, mettre un sceau sur les lèvres d’un espiègle pareil ; qu’il n’avait, pour son propre compte, désiré ni la mort, ni la ruine des gens, tout au plus la vente de ce qu’ils avaient de trop.

Cependant le bruit s’était répandu que cette nuit même les moines devaient être égorgés et qu’on venait de découvrir l’espion venu pour préparer cela ; quand le peuple invente, il va toujours au pire : c’était une contagion d’idées lugubres. Partie de Corvény, elle courait avec le signalement de l’inconnu ; on eût dit qu’il avait mis les deux pieds dans ce guêpier d’hommes remués contre lui. Un crieur forain, monté sur son estrade, avait déployé, pour enseigne, la plus vaste toile, peinte couleur de sang, et faisait voir, en effrayant le monde de la voix et du geste, les horribles massacres des prisons de Paris pendant les six premiers jours de ce mois. Le bourreau-chef était là avec une figure de tigre, enluminée de carnage ; autour de lui tombaient les cadavres, et manœuvraient les égorgeurs ; dans leur crédule simplicité, les bonnes gens se demandaient si l’étranger débarqué ne serait pas le correspondant de ces monstres. On voyait la dégoûtante enseigne depuis la table des noces ; et alors un ancien serviteur de l’Abbaye s’était mis à lire un fragment de journal qui faisait frémir ; il l’avait rapporté de Paris, où il avait suivi la jeune duchesse de Savoie-Carignan, depuis madame de Lamballe, dont il était devenu le valet de pied. Cette feuille était pour lui une relique qu’il gardait suspendue au chevet de son lit, entre le mur et un crucifix de la princesse ; elle contenait la mort de sa maîtresse infortunée. Ces beaux lieux où. se trouvaient les mariés d’aujourd’hui l’avaient vue, il y avait peu d’années ; brillante de jeunesse et de grâces, venir s’asseoir sur ces rives où chacun montrait encore sa place. Jamais tant de charmes, jamais tant de bonté n’avait touché les cœurs. Les femmes, les enfants avaient effeuillé des fleurs sur ses pas ; elle avait dit avec le sourire du bonheur qu’ elle s’en souviendrait toujours. Depuis elle était allée à la cour de Louis XVI faire les délices de la reine de France ; elle les aima tous deux jusqu’à mourir pour ne pas renier son amour, dans tout l’éclat de sa beauté qui n’avait pas d’égale. Devenue la chère enfant de la vertueuse maison de Penthièvre, en épousant le prince de Lamballe, elle était, dans son hôtel de Paris, la mère des petits voyageurs de Savoie, dont les mères l’avaient bénie en la voyant partir pour la France. Ignorant le misérable sort que lui avaient fait les tueurs de Danton, les villageois en parlaient encore à leur table avec attendrissement et la croyaient toujours bonne, toujours belle, toujours la bien-aimée de sa souveraine. Il y avait vingt histoires à raconter à sa louange depuis qu’elle était loin. Tel enfant l’avait eu pour marraine, et lui devait sa fortune ; elle avait pris tel autre, dans la rue, sur la pierre où il mourait de froid, vêtu celui-ci, marié celui-là ; elle savait à Paris tous les numéros des pauvres filles, ses compatriotes, dont l’innocence était sous sa tutelle. — Et, d’un enthousiasme à verser des larmes, c’était à qui porterait la santé de la bonne et belle princesse. — Le vieux valet de pied écoutait en pleurant ; il se lève, accablé d’un affreux souvenir, et dit : — Je vais achever son histoire. — Et dans cette chambre, d’abord si joyeuse, il se fit comme un silence de mort. La feuille que tenait dans ses mains le domestique de la princesse serrait les cœurs, faisait frissonner d’avance, on s’attendait à un grand malheur. Il en fit lecture.

« Tout ce qui était soupçonné de tenir au roi détrôné avait été entassé pêle-mêle dans les prisons. La duchesse de Lamballe s’y trouvait parmi tant d’autres victimes. Il fut résolu qu’on égorgerait tous les détenus sans les juger, pour épouvanter leurs partisans. Des troupes d’assassins, pourvues de tout ce qu’il fallait pour gagner leur journée, s’en vinrent aux portes des prisons attendre leur besogne. Sur l’appel du geôlier, les victimes ignorant ce qu’on leur préparait, sortaient l’une après l’autre. Elles comparaissaient, pour la forme, devant l’ordonnateur du massacre qui les interrogeait, assisté de deux bourreaux, ayant les bras nus, les pieds dans le sang. L’arrêt de mort était conçu en ces mots, dont les bourreaux seuls savaient le sens : — À la Force… On faisait passer la victime entre deux haies de brigands, sous la voûte d’un corridor ; et c’était un cadavre de plus jeté à travers la cour. Une jeune fille, mademoiselle de Sombreuil, en buvant un verre de sang, sauva son père, dont la grâce était à ce prix ; tous deux s’enfuirent se tenant embrassés. La princesse… » Ici, le lecteur s’arrêtant, la poitrine gonflée, sanglote en disant : — C’est horrible… mes yeux ne voient plus… tenez, lisez, vous autres. — La feuille qui lui échappe reste abandonnée : il la reprend au milieu des transes de l’assemblée muette, et poursuit : La princesse de Lamballe arrive à son tour devant l’interrogateur. — Comment vous nommez-vous ? dit-il. — Princesse de Lamballe. — Vous avez conspiré contre le peuple avec la cour. — Je n’ai jamais conspiré. — Faites le double serment d’aimer la liberté et de haïr le roi et la reine. — Je ferai le premier, et ne puis faire le second. — La candeur de sa réponse, sa jeunesse, ses charmes la défendent. Ce que le juge prononce n’arrive pas jusqu’aux bourreaux ; quelques-uns même croyaient avoir entendu une sentence d’absolution : ceux-là la laissaient passer ; on la croyait sauvée ; d’autres frappèrent ; un premier coup la fit chanceler ; le sang jaillit de la tête ; elle tombe sous d’autres coups, sacrifiée… Septembriseurs, voilà vos actes ; la France les voue à l’exécration. » — Oh ! oui, à l’exécration, partout et toujours… Tigres ! Ah, Dieu !… les entrailles de leurs semblables sont bonnes à jeter aux chiens : voilà tout ce qui s’entendit au bout de cette lecture, parmi l’horreur et le désespoir des gens. Ils ne voulurent plus rien écouter de ce que le journal ajoutait : — « On avait trouvé dans les vêtements de la princesse ces stances dans lesquelles, sous les verrous de la terreur, elle reportait sa pensée au pays de ses ancêtres, et tout particulièrement au lac d’Hautecombe qu’elle avait traversé en costume de nymphe, au milieu d’un cortège renouvelé de la fable :

J’ai vu la roche solitaire,
De son lointain rideau,

Hélas ! me dérober la terre
Riante et chère,
La terre où fut mon berceau.

Champs fortunés de ma patrie,
À mes yeux disparus !
L’oiseau qui vers vous vole et crie
Me fait envie :
Il vole où je ne suis plus.

Seule, sous la verte colline,
Combien j’aimais des flots
Voir blanchir l’écume argentine,.
Et l’églantine
Fleurir sur le bleu des eaux.

Berceau des monts, beau sanctuaire,
Bords fanés du torrent,
Doux ciel du lac dont rien n’altère
Le pur mystère,
Je vous regrette en pleurant.

Ailleurs n’est pas la douce image
De ces lieux enchanteurs ;
Oh ! non, jamais sur mon passage
Ne fut rivage
Embaumé de tant de fleurs.

L’enseigne du crieur forain, le récit de l’ancien serviteur de l’Abbaye étaient les auxiliaires qu’il fallait à Corvény pour exalter, passionner le peuple ; et l'infortunée ne voulait pas voir qu'au bout de tout cela, il y avait la chute de sa tête, si la journée du 22 était ce qu'elle disait. Elle entendait plaider la cause du cloître et de Dieu mieux que les moines; il fallait que le monde villageois crût à sa mission, et que les moines s'imputassent le tort d'avoir péri par leur faute. Dom Lémeinc qui se trouvait là était selon elle un ange qui ne connaissait pas les démons. Elle n'en était que plus ardente à donner l'alerte, à semer l'alarme, fendant la presse à grand effort, faisant connaître les deux coupables qu'elle avait surpris, les livrant à la rumeur publique, annonçant calamités sur calamités, et montrant l'orage et l'ennemi venant ensemble, tous deux inattendus. Elle accourt au seuil des fiancés ourdir un nouvel acte de son drame et faire à chacun des compromis du matin une part si furieuse que le sage dom Lémeinc n'hésita plus à se mettre en scène. Cette fois un enfant fut chargé du prologue : la tête doucement passée par l'ouverture de la porte, il avait d'abord regardé et passé en revue tous les convives, puis s'était précipité tout riant, jetant la moitié de son corps sur les genoux de l'épousée. Renversé sur elle, comme pour se jouer, il attire de ses deux mains la tête de la jeune femme et lui dit à l'oreille avec la naïveté du mystère : — Une grande vieille femme, comme on n'en a jamais vu, semblable à un revenant, vous demande : venez vite; ma mère dit qu'il ne faut pas la faire attendre. — La jeune femme retenant l'enfant dans ses bras lui prodiguait des caresses ; Désobri trembla, chacun prit garde au secret de l'enfant. L'épousée sortit, lui donnant la main. À l'opposé de la porte, il y avait une étroite fenêtre, à hauteur d'homme, grillée et traversée de menus barreaux de fer. La reine du banquet tourna rapidement l'extérieur des murs d'enceinte, et vint passer devant la lucarne; puis à l'un des coins du cadre d'ouverture, on la vit pencher la tête, et le coloris de ses joues rencontra les rides de la pâle Corvény ; la singularité du contraste fît sensation : on rit. La mariée, d’un signe de main , fit cesser le rire. Les jeunes hommes de l’intérieur se levèrent avec vivacité, et vinrent, en se disputant l’étroite ouverture de la lucarne, grouper leurs oreilles tout près de la mariée et de la vieille avisée. Celle-ci, non contente du charmant signe de main de l’épousée, en fit un à sa façon ; elle déploya l’aunage de son bras où il ne restait presque plus que les os, et ce bâton vivant, interposé entre la tête de Lucile et la fenêtre, s’étendit comme pour prononcer une condamnation ; il entra obliquement dans la lucarne et sembla se fixer sur un coupable. En même temps une voix sourde articula lentement ces paroles : — Il y a de quoi rire ; riez, riez toujours ; l’heure vient où vous pleurerez en rude compagnie ; il y a parmi vous un Judas qui ne doit pas rire, — Expiant le tort de n’être bon qu’à demi, le malheureux villageois se trouva mal. Corvény reprit plus fortement : — L’un de vous a pactisé la ruine du monastère ; vous et lui serez puni, le lac du soir ne sera pas celui du matin, et vous aurez bonne escorte. Le patient pâlit de nouveau. Il sort pour éviter le dénoûment qui l’attendait, soutenu de deux de ses vieux compagnons d’âge.

De son côté, l’ardente femme disait tout à sa jeune protectrice, attentive au moindre mouvement de celle qui l’aimait. Le pourparler, quoiqu’en plein air, était secret. On se ruait dans l’intérieur de la chambre pour écouter ce qu’on ne pouvait entendre ; les têtes s’amoncelaient à la lucarne qui n’en pouvait contenir que deux ou trois. C’était un débordement de cris — Qu’avez-vous donc, vieille fée ? Qu’est-ce que tout ceci ? Ave vos secrets, vos énigmes, vos sortilèges, vous faites évanouir les uns et mourir les autres. — Il ne fut pas possible de pousser plus loin le respect du tête-à-tête ; on se précipitait par la porte en tumulte, quand l’épousée rentra. Elle arrêta les jeunes filles ; celles-ci retinrent les jeunes hommes. Un prompt récit rendit l’assemblée tout oreille. Vite satisfaits, ces hommes devinrent semblables à une troupe d’enfants ravis par un conte de grand’mère. L’un frémissait ; l’autre se récriait ; celui-ci, la tête avancée, l’œil fixe, ne respirait plus. Le récit à peine fait, l’assemblée devint bruyante d’acclamations en l’honneur de Corvény et de cris de mort contre l’espion révolutionnaire : — Au lac l’égorgeur ! C’est un des monstres qui ont tué la princesse ! Damné qui recule ! Vengeance ! — Corvény parut, fermant la porte et criant : — Hommes, que faites-vous ; pas si vite, insensés ; vous vous perdez. J’ai commencé ; j’achèverai. Avez-vous confiance en moi ? — Oui ! oui ! — Eh bien ! laissez-moi faire ; surtout que cette fureur n’aille pas gâter notre besogne, m’entendez-vous ? — À vous l’honneur, et nos bras, quand vous le voudrez. — Et pour preuve tous les chapeaux volaient en l’air.

Troublée par ce soulèvement, par ces vociférations qui l’avaient effrayée, Corvény vint respirer un peu à l’angle de la petite chapelle et regarder si rien ne se voyait sur les eaux. Elle aperçut le monastère et pleura. — Qui me donnera d’être crue ?… Je le serai quand il ne sera plus temps, dit-elle d’une voix faible et mourante. — Puis elle frémit de tous ses membres, venant à distinguer parmi les feuilles de ceps qui commençaient à jaunir le deuil d’un vêtement qu’elle connaissait trop bien. — Celui-là, ajouta-t-elle ira là-bas, et moi… jamais plus !… — À ces mots qu’il avait entendus, le moine sortit de la chapelle ; Corvény se leva, et, respectueusement courbée, demeura muette, ne donnant pas plus signe de vie qu’une statue ; son cœur saignait de la réception qu’on lui avait faite au couvent ; l’ecclésiastique d’ailleurs l’intimidait toujours. Blâmée du tumulte qu’elle venait d’occasionner, de l’imprudente inutilité de ses menées, elle répondit : — Croyez-moi avant qu’ils viennent meurtrir les lèvres qui parlent, et je mourrai contente. Vous me croirez tout à l’heure, et il ne sera plus temps ; lisez. — Le moine prit le lambeau dé papier qu’elle lui tendait en désignant du doigt un point qui faisait tache dans le lointain des vignes, l’habit du suspect. Dom Lémeinc suivit de l’une à l’autre ces moitiés de ligne dont le sens se complétait à peu près. Les trois premières, lettres du mot dont Corvény avait fait le nom Mylabe ne manquèrent pas de lui rappeler ce nom. Il comprit l’agitation de la pauvre femme, l’éprouva lui-même et se détermina à descendre vers l’endroit qu’elle lui avait indiqué avec horreur. Il n’avait jamais vu le fils de madame Mylabe ; mais il avait assisté celle-ci à son lit de mort, et il était l’ami de son frère, du moine de Foran.

Dom Lémeinc ne connaissait d’autre savoir-faire que la cordialité évangélique. Il mettait la rusé et la souplesse au rang des moyens qui ne recommandent pas le sacerdoce. Il faisait avec discrétion la part des circonstances et des caractères ; mais jamais la prudence ne l’amenait aux minces joutes de la dextérité mondaine. La bonté, la prévenance, le noble abandon de l’homme de Dieu rendaient plus insinuante l’aménité de son langage ; il s’ouvrait ainsi, naturellement, la porte des cœurs. Il gagna tout en ne luttant pas d’audace avec l’audace même. Du reste, il sentait bien qu’il n’était plus assez maître chez lui pour traiter en inquisiteur celui qu’on soupçonnait de l’être. Il l’aborda avec les égards que paraissait mériter son rang, et remarqua presque sensiblement la ressemblance de ses traits avec ceux du moine de Foran. D’un ton plein d’affabilité, il lui offrit pour la nuit l’hospitalité du cloître. L’inconnu, comptant sur Montesquiou de près ou de loin, et se prévalant de la candeur du moine qu’il prenait pour un piège, répondit, comme s’il avait eu derrière lui ses auxiliaires de ruine : — Contre qui, je vous prie, ces menaces vociférées là-haut ? — Contre vous, monsieur. — La cause, s’il vous plaît ? — La voilà. — En même temps il lui remit le papier de Corvény. M. Mylabe, sans altération de visage, prit le papier d’un air hautain, le retourna deux ou trois fois à la hâte, et, feignant le soin de l’examiner, le retint en disant : — Ce n’est pas tout. — C’est tout pour moi, répondit le moine. — Qui vous l’a remis ? — Une femme que j’ai vue sans la connaître. —Les rames disparues sont-elles votre fait ? — Vous m’apprenez, monsieur, ce que je ne savais pas. — Prenez garde ; vous êtes responsable de ce qui se passe ici. Dites à votre espionne qu’elle joue un rôle de mort qui touche à sa fin peut-être. — D’espionne à mon service, je n’en eus jamais ; encore un peu, et vous jugerez mieux de nous ; la disparition des rames est à la charge de la femme qui vous accuse. Voulez-vous qu’elle s’explique devant vous ? — M. Mylabe secoua la tête, repoussant l’offre avec un mépris féroce. Le moine en fut visiblement affligé ; il était de plus en plus tenté de croire qu’il avait devant lui le neveu de son vieil ami de Foran. Cette idée attendrissait sa bonté naturelle.

L’homme des clubs, au contraire, ne pouvait croire à la bienveillance du moine ; selon lui, de deux choses l’une : celui qui le conviait pour la nuit savait ou ne savait pas ce qui s’était passé. S’il le savait, c’était donc la surprise d’une espèce de guet-apens qu’il lui préparait. S’il ne le savait pas, il ne tarderait pas à l’apprendre, et alors que deviendrait un convié pareil ? En sus des deux suppositions qu’il faisait, il y en avait bien une troisième : c’était celle de l’aumônier, méprisant la rumeur populaire, et agissant noblement comme s’il ne savait et ne croyait rien ; mais celle-ci était autant en dehors de la disposition d’ esprit de l’agent des comités que les pensées du ciel sont loin de la terre. La radiation de toute idée chrétienne s’était faite dans.son âme par les théories philosophiques du dix-huitième siècle ; le philosophisme lui avait enseigné le mépris de tout, hors de lui. Les drôleries de Voltaire et le dogmatisme de Rousseau l’avaient façonné à ce libertinage d’esprit qui avait tué les vertus de son adolescence et défleuri sa jeunesse ; telles étaient les origines de son républicanisme.

Dans cette âme ainsi approvisionnée des maximes de la sagesse, déformée par le mal, toute couverte qu’elle était de la lèpre d’Helvétius, d’Holbach et des autres, il y avait forcément sympathie pour les clubs, les comités, les sections, les commissions républicaines ; un abominable système d’idées, tour à tour impie, haineux, immoral ou moqueur, avait engendré la philanthropie de l’égoïsme, puis la cruauté, dans les replis de cette âme, bonne autrefois, sous l’impression maternelle, maintenant plus coriace qu’un parchemin desséché. M. Mylabe s’efforçait de jeter un à un tous ses remords au courant révolutionnaire, et s’en allait où Dieu l’attendait.

Tandis que dom Lémeinc allait à la hâte lever l’interdit jeté sur le lac par Corvény, et la mandait elle-même auprès de lui, M. Mylabe, simulant un calme qu’il n’avait pas, jouait avec deux enfants qui se jouaient eux-mêmes à côté de leur mère. La terre couverte d’un carré de toile leur servait de table. Ils avaient à la main des cuillers de bois ébréchées, qu’ils plongeaient dans leur vaisselle à liserés, semée de rudes fleurs artificielles ; l’étranger faisait comme eux ; il avait consenti à l’offre souvent réitérée de la bonne mère de famille ; il mangeait le pain de l’ouvrier. La femme se confondait en excuses de n’avoir su son arrivée pour se mieux aviser ; l’invité ne pouvait lui faire de réponse plus obligeante qu’en puisant en toute familiarité au vase de lait, en ébréchant le fragment de pain noir qu’elle avait rapprochés de son inquiet commensal.

Le moine survint, lui déclarant qu’il était libre, et, renouvelant les instances qu’il lui avait déjà faites, il lui offrit encore le toit du monastère ; même refus de la part du convié ; il prétextait le message qu’il attendait effectivement, armé ou non ; c’était chose convenue entre ses amis et lui.

Dom Lémeinc reprit plus affectueusement : — Vous ne voulez pas de moi pour votre compagnon de barque. — De guillotine, ajouta une voix souterraine, saisissante, inattendue comme l’aile de la chauve-souris qui vous heurte dans l’ombre. Le moine interdit, fit un sursaut, et brusquement tourné, ne vit rien ; l’autre interlocuteur, comme un coupable fixe à la dérobée le visage de son juge, fixa celui du moine, et n’y vit rien de changé ; partant de là, il donne un tour de moquerie amère à son aventure de tout à l’heure, et dit : — Scènes de revenants en plein soleil que celles-là, monsieur ; en voilà deux pour ma part ; la troisième sera pour ceux qui les font faire, soyez sûr. Si le passager guillotineur avait à vous suivre, ce ne serait pas pour s’asseoir au milieu de la tourbe stupide, à la merci de votre pythonisse ; au surplus, il faudrait qu’il fût dit que je n’ai plus personne à attendre. Au revoir, monsieur, je vais sur la rive prêter l’oreille aux oracles des roseaux, et savoir si eux aussi prennent la parole devant moi comme vos buissons et vos souterrains.

Tous deux souriant, l’un avec bonté, l’autre malignement, se quittèrent en échangeant leurs saluts. Un mouvement expressif du moine, semblait solliciter l’union de leurs mains ; M. Mylabe, s’échappant, feignit l’inadvertance. L’homme dont la douceur était inépuisable ne se fut pas retiré de quelques pas qu’il se fit sur son chemin une sourde résonance ; on eût dit que la fissure du tertre sur lequel il passait devenait les lèvres proférant ces mots : — Malédiction du ciel et de la terre. — Il en fut quitte pour un saisissement. Pressé par le temps, et craignant d’ombrager le suspect, qui n’était pas loin, il ne put s’arrêter. Quelques pas plus avant, une petite ouverture circulaire laissa passer ces autres syllabes : — abîme sur abîme ; et presque immédiatement — C’est le dernier soleil. — Marchant de surprise en surprise, dom Lémeinc s’expliquait tout en supposant Corvény sous terre. Ces bizarres expédients étaient tout à fait dans la tendance au merveilleux de cette femme étrange, fière et fantasque. Elle faisait répéter par l’écho d’un sépulcre ce qu’elle ne pouvait prouver ouvertement. Elle menaçait, menaçait toujours, et donnait à ce qu’elle entrevoyait plus d’importance que de raison ; incapable de prendre sur elle d’autre responsabilité, elle voulait à tout prix armer l’aumônier de l’ermitage contre le suspect, ce qui n’était pas en son pouvoir ; la sagesse du moine voyait plus loin.

Du reste, ni lui, ni les vignerons ne savaient valent là, parmi leurs ceps dont ils connaissaient quasi le nombre, un souterrain pénétrable. Au signe de leur maître, ils se rassemblèrent et le suivirent, laissant aux femmes le soin d’épier la cavité parlante. Ce qu’ils ne savaient pas non plus, c’est que le corps usé de Corvény était d’une souplesse inouïe. Dans la gaine où le chien du chasseur faisait entrer l’animal aux abois, elle aussi pouvait entrer, et, mieux encore, entrer les pieds les premiers, souple et rampante comme un serpent, puis, de ses bras repliés sur sa tête en pinces d’écrevisse, fermer de pierres l’ouverture de la gaine ; la lame ainsi glissait dans le fourreau jusqu’au souterrain. Du reste, nulle des villageoises ne put savoir quelle voix avait proféré les funèbres augures venus de dessous terre. Elles n’entendirent plus rien, si ce n’est ce que leur faisait entendre leur tête pleine de magie, de sortilèges, de fantômes ; la nuit venue, elles ne seraient pas restées là l’espace d’une seconde sans pousser.

les hauts cris. Ce n’était pas la première fois qu’elles avaient cru entendre des gémissements à pareil endroit. Plus d’une d’entre elles n’avait dû qu’à l’élan de l’imagination la force de fuir à toutes jambes ; aussi ne passaient-elles pas là pour aller puiser de l’eau. Elles n’osèrent pourtant pas parler superstition devant le moine ; lui d’ailleurs ne leur en avait pas laissé le temps ; sa présence était nécessaire parmi la foule en rumeur. Le paysan compromis ne s’y trouvait pas ; il n’osait plus aborder les têtes blanches indignées de ses projets d’achat de biens nationaux.

Le témoin des massacres de Paris, ancien serviteur de l’Abbaye, continuait d’entretenir douloureusement les anciens de son village. Il leur faisait envisager l’heure où leurs fils partiraient pour de lointains théâtres de guerre ; leurs fils iraient mourir, non plus pour la cause de leurs rois, mais pour la cause de ceux qui prenaient à la gorge l’Église et l’humanité. Ce serait avec le sang de leurs familles qu’on ferait triompher l’audace du crime, et qu’on mettrait en permanence la terreur à leurs portes. Puis viendraient des émissaires chargés d’inscrire d’une main de fer le nombre de leurs gerbes, les leur prenant en retour d’un papier hypothéqué sur la destruction. Leurs bœufs seraient arrachés de l’étable, au nom de la liberté, pour voiturer les subsides de la détresse de tous. Il faudrait au grand jour se passer de Dieu ; et que leur resterait-il donc ? Pas même un prêtre pour recevoir leur dernier soupir ; pas même des pleurs, car il faudrait bon gré, mal gré, se réjouir au nom de la loi, c’est-à-dire du bourreau.

Il esquissait ces sombres tableaux au bruit du vent, qui tordait d’énormes branches de noyers sur le groupe de ceux qui l’écoutaient en gémissant ; et, tout à côté, la jeunesse dansait, entretenant elle-même le mouvement de danse avec de vieilles ritournelles empruntées aux beaux jours.

Le moine parut ; il pressentait quelque funeste dénoûment ; sa gravité fit tomber la joie fiévreuse de la jeunesse. Les visages vinrent dessiner autour de lui plusieurs vives circonférences où se peignait l’impatience de savoir ce qu’il avait découvert. Au dernier cercle, composé de jeunes filles, il y avait un homme qui se prenait timidement à la robe de la mariée, écoutant, mais tremblant d’être vu ; c’était l’ambitieux paysan du matin. Les compagnes de Lucile se tournaient furtivement de son côté et lui prodiguaient leur pitié en chuchotant. Lucile elle-même lui pressait la main, et le villageois se collait à sa patronne. Le moine, au lieu de faire cesser le saisissement qui l’environnait, l’augmentait. Il paraissait fortement travaillé d’un mouvement de pensées qui se trahissait à l’extérieur ; en délibération avec lui-même, il hésitait à parler, et ne faisait qu’irriter l’impatience des cercles qui l’enveloppaient. Il tournait la tête en tous sens ; ses yeux ne trouvaient pas l’homme qu’il cherchait ; c’était celui que dérobait Lucile ; celle-ci alors, faisait sentir à son protégé une main plus expressive, et sa taille déliée paraissait s’élancer pour le couvrir. Derrière elle, à son insu, un bout de coiffure en désordre dépassait le versant de toiture de l’étroite chapelle. L’épaisseur d’un lierre, dont les touffes couvraient le carré de mur, et passaient en guirlande sous le petit toit de la porte, voilait de la bouche aux pieds l’être aux aguets, et ce qu’on voyait de la tête s’apercevait à travers le. feuillage doré par le soleil couchant ; parfois, le vent rebroussait les feuilles froissées et faisait disparaître la face en observation ; alors, quelque chose d’osseux entr’ouvrait la clairière devenue ténébreuse ; c’étaient des doigts indéfinissables, ceux qui devaient saisir le paysan Désobri.

Perdu dans le labyrinthe de ses idées, le moine en sortit par la première porte venue ; il demanda quel était celui d’entre eux auquel l’étranger avait fait des communications. Tous se regardèrent, nul ne répondit. L’aventure du censitaire était bien connue ; mais sa blessure était trop vive pour la faire saigner de nouveau. L’aumônier, d’ailleurs, évitait par cette question de prendre sur lui le signalement de l’émissaire de malheur ; et c’était tout le contraire de ce qu’on attendait de lui pour éclater, s’il l’ordonnait. L’excellent prêtre s’applaudit de leur silence ; il n’aimait pas plus dans autrui le métier de dénonciateur que dans lui celui d’inquisiteur. La question qu’il faisait avait pour but de contrôler ce qu’il pensait de M. Mylabe, sans le charger, et d’éclairer, sans l’aigrir, le peuple dont il craignait l’irritation. Corvény, ennemie de l’hésitation, froissée d’ailleurs, et toujours obstinée à convaincre violemment celui qui l’avait laissée sans honneurs, prend Désobri, lui passe à la ceinture l’étreinte de ses bras, et le jette aux pieds du moine, sur la sellette de confusion ; puis, elle lève son bâton, et murmure le mot tempête, en montrant les masses de nuages emportées dans le ciel, et en bas, au pied des rochers, les vagues qui commençaient à rouler verdâtres, soulevées par l’orage. Sa menace est suivie du sifflement de la chouette, l’oiseau nocturne glisse de l’arbre voisin, fait le tour des têtes de l’assemblée, décrit plusieurs cercles sur la coiffure de Corvény, et semble vouloir se percher sur ce point culminant. L’effet de ce jeu du hasard est d’assombrir de plus en plus l’imagination du vulgaire. La foule s’agite et parle d’effrayantes choses. La femme au corset rouge, indifférente au présage, se pose impérieusement, s’inspire, et au lieu de parler, porte du centre à la circonférence l’appui de ses pas, et s’enfuit. Lucile, profitant de la diversion, met à la hâte le moine Lémeinc au fait de tout ce qui s’est passé, et tandis que sa bouche dépose sur le front du vieillard beaucoup de soucis, des clameurs venues d’en bas rompent l’assemblée et la poussent en désordre au versant des vignes. Les gardiennes du tertre, qui n’avaient pas vu sortir Corvény, couraient à perdre haleine, et, par des signes vivement répétés, commandaient la fuite. Ce n’était pas une apparition, de l’autre monde qui les épouvantait, mais bien ; celle d’une troupe de vivants ayant sabre et fusils. Le moine, dans la stupeur, trembla pour les siens ; le brigandage privé devançait l’atrocité légale ; Corvény avait deviné les machinations de l’inconnu ; Montesquiou, sur l’avis que la Convention allait le punir de ses retards, en le destituant, avait pris le parti de tenter l’invasion ; il était à Chambéry. L’antique séjour du comte Vert voyait passer dans ses rues le météore à trois couleurs qui devait parcourir le monde, après avoir pourtant effacé de sa devise la frénésie de ces mots, digne de la charité des cannibales : Égalité, fraternité ou la mort. Ceux qui n’épousaient la France que pour épouser les jacobins firent frissonner les familles de leur diadême conventionnel.

Depuis longtemps organisés dans l’ombre, ils n’avaient que le rideau à tirer pour paraître. Servant la haine de M. Mylabe contre les collègues de son oncle, qui l’avait déshérité au profit du monastère, ils songèrent tout d’abord à leur délégué, gratifié du nom de citoyen commissaire. Ils firent mettre à leur disposition un piquet de recrues de Paris, fraîchement enrôlées, s’exprimant dans la langue des sauvages, avec le sourire de la perversité, et parés des lambeaux d’un paupérisme atroce. Cette avant-garde de la dévastation venait d’arriver bride abattue aux vallons d’Aix. Son aspect lugubre faisait fuir ou détourner la face. La fin du jour devenait sombre, le lac, menaçant ; la paix et le bonheur s’envolaient pour longtemps de leurs retraites accoutumées.

Ces quatre-vingts avant-coureurs portaient le sceptre de la terreur à l’homme de loi tout meurtri des blessures que lui avait faites un fantôme de femme. Les sillons d’un lac gros d’orage et presque ténébreux le dérobaient partant pour la France, quand sa détresse tomba, au bruit et à l’éclair des fusillades. Les rôles étaient changés ; les chants de la démagogie venaient terminer la fête dont il était le martyr ; au jour qui s’échappe de quelque nuage brisé, il voit la rougeur du bonnet phrygien ; c’est à peine, avant l’abordage, s’il ose se fier à ce qu’il voit, à ce qu’il entend ; il craint un stratagème imaginé par celle qui l’a perdu.

Impatient du bercer des nacelles, le piquet des recrues se jette à la vague, tout armé débarque comme pour un assaut, et pousse d’immenses cris d’invasion. À les voir abjurant l’homme par la férocité des yeux, l’avocat français lui-même recule comme en face d’une bande de brigands. Mais la scène change de caractère, à l’aspect d’une figure qui le réjouit ; c’était celle d’un collègue de Savoie, qui se couvrait de la peau des satellites, pour arracher des victimes à l’hydre populaire : M. Mylabe ne s’en doutait pas. Ils s’embrassèrent avec l’enthousiasme d’un civisme maudit de l’un d’eux ; et le citoyen Mylabe, salué du titre de commissaire, lut l’explication de ce titre dans la dépêche qui lui fut remise, scellée du sceau de la République française.

COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE.
Grenoble, 1er jour de l’an Ier
de la République française.
Au citoyen Mylabe.

Citoyen,

L’arc-en-ciel de la régénération universelle resplendit enfin sur les frimats du Mont-Blanc ; avec lui l’ère des vertus se lève au pays des Allobroges ; rien de ce qui fut ne doit être. Pour que le monde engendre le bonheur, il faut que tout soit détruit. Citoyen, à l’œuvre. Élu du comité, souvenezvous que la Convention frappe et n’examine pas. L’épouvante et la nécessité sont les colonnes de son tribunal infaillible. Soyez digne d’elle. En ce moment la nouvelle de sa domination dans les Alpes court sur les routes de la patrie. Vous savez de quel lait les mamelles de la République nourrissent ses enfants ; vous l’apprendrez à qui l’ignore. Vous aurez pour vous l’élite des recrues de Paris ; appréciez cet incomparable avantage.

« Citoyen,
« Salut et fraternité,

« Pour le président du Comité révolutionnaire,

Le délégué, Achille Boulemard. »

En voyant l’énorme effigie du Mont-Blanc empreinte sur la dépêche, en relisant ce galimatias contre-humanitaire, tout entier de l’époque, et surtout en contemplant la signature Boulemard, M. Mylabe était ravi, et n’hésitait pas à s’ériger en commissaire de prescription, au nom d’un pouvoir que la conquête n’avait pas eu le temps de constituer dans le pays. Il fermait, rouvrait la dépêche, courait le long des flots bruyants, jetait de courtes paroles à sa milice en arrêt. Au milieu des rochers ébranlés par les roulements de tonnerre, aux lueurs de l’éclair courant sur les nuages et faisant reluire ces figures barbares, il donnait des ordres a sa troupe, tenant d’une main son papier de dictateur ; mais le souffle de l’ouest ne savait pas sa dictature ; il prend la feuille, la jette à la vague, et le piquet français riait ; lui ne riait pas ; irrité de l’aventure, il ne proportionne que mieux sa colère aux embarras par lesquels il rient de passer. Il se hâte d’échelonner quelques—uns de ses adjoints le long du rivage, et d’interdire toute embarcation ; le reste le suit. Enivré de sa mission, il foule dédaigneusement le sentier seigneurial qu’il prend cette fois pour monter au village. Son haleine sort précipitée ; les spasmes qu’il ressent décèlent, le frissonnement intérieur ; son regard hautain, le profil de ses traits durement tranché respire la fièvre du pouvoir ; ses lèvres rentrées de colère reculent les coins grimaçants de la bouche ; ses pas courts, vifs et pressés, sont l’allure même de la vengeance.

Autour de lui, les recrues demandaient leur besogne. Il en était une que le commissaire improvisé leur réservait de grand cœur ; c’était la prise de ce squelette de femme qui l’avait si abominablement compromis dans sa tâche patriotique. Il jouissait à l’avance de lui passer la corde qu’il voulait nouer lui-même ; il transmettait ce premier besoin à ses forcenés en leur dépeignant la misérable qu’il voulait sacrifier. C’était, selon lui, une femelle errante, espionne de profession, au service des ci-devant moines, hideuse à voir : joues creuses, teintes de fiel ; taille de spectre, noire en bas, rouge en haut ; œil de travers, cheveux gris, coiffe en l’air. Elle n’avait cessé de l’épier tout le jour, de contrarier sa mission, d’ameuter les gens contre lui ; d’instiguer le moine qui se trouvait là ; c’était aux volontaires de Paris à délivrer le pays de ce dangereux fantôme : — Du corset rouge, répond sardoniquement l’un d’eux ; mais c’est la couleur de mon bonnet. Parbleu la manivelle apprendra à la dame espionne où il fallait la mettre. Allons, la vieille, vous saurez la mode, et les clubistes parisiennes vous féliciteront de vos atours. — Puis les voilà hurlant, vociférant : ils envahissent les paisibles seuils qui n’avaient jamais vu de pareils visiteurs. Femmes, enfants, vieillards, l’un l’autre s’attirant, se pressent vite au fond de l’âtre, mettant leur effroi en commun pour la défense de leur faiblesse ; en un clin d’œil, lits et meubles sont renversés ; caveaux, fenils, étables, vingt fois sondés et bouleversés. Après les chaumières c’est le tour du chemin si fatal à l’espionnage républicain ; les baïonnettes traversent l’épaisseur des buissons et brisent les ceps, aux yeux des villageois mordant leurs lèvres de vengeance. En même temps les fusils détonnent sur le tertre d’où était venue la voix souterraine ; les balles plongent dans toutes les fentes que l’œil peut suivre sur la fin d’un jour troublé d’orage. Après leurs décharges, les sbires de la terreur auscultent la cavité ; le doigt, a défaut de l’œil, s’assure des fentes en tâtonnant : on eût dit des oiseaux de proie, fouillant de leurs serres, à l’entrée de la nuit, le sol qui recouvre le cadavre. La femme qui avait offert à celui qu’elle ne connaissait pas une part de son modique festin, expie l’ingénuité de ses sollicitations. Sommée de comparaître devant le tribunal de son hôte, au lieu même du repas qu’elle lui a donné, elle vient avec son époux et ses deux enfants que M. Mylabe avait trouvés à la table de leur mère ; ils se collaient en pleurant à la main maternelle sans vouloir s’en séparer, effrayés par ces sauvages perquisitions domiciliaires. La malheureuse était à la question, debout sur la victime, et celle-ci avait dans son gîte la main brisée par un coup de feu. Un sourd gémissement avait suivi la blessure ; mais la troupe enragée n’y avait pas pris garde ; l’oreille seule de la femme requise en témoignage avait cru distinguer l’accent de la douleur. Tentée d’y répondre, elle s’était arrêtée, un cri sur les lèvres ; dévorant son mal, elle avait fait l’indifférente au milieu du brasier ; et pourtant il lui avait semblé que le plomb lui passait par le sein en traversant le tombeau de Corvény.

Celle-ci, échappée tout à l’heure des cercles villageois, avait regagné son angle d’observation, celui de la chapelle, puis s’était précipitée au-devant des femmes que la frayeur poussait rapidement de son côté. L’une d’elles s’efforçait de suivre les autres, retardée par les petits pas de ses enfants et par le poids d’une corbeille pleine de vaisselle. Corvény prend familièrement un peu de pain dans le panier de la villageoise, la retient malgré elle, et lui dit avec une circonspection qui tient de l’énigme : — Les voici ; ils vont vouloir ma tête ; peine perdue ; mais il faut que vous veniez où les morts parlent, dès que vous le pourrez, sans témoins ; ne craignez rien, tous les revenants sont devant vous ; que Dieu seul sache ce que je vous dis, ou le malheur viendra sur vous. — La villageoise, effarouchée, comprit à peine et s’enfuit. La vision, à quelques pas de là, disparut dans la cavité d’un monument sépulcral où s’étaient superposés les blocs roulés de la montagne et les attérissements des siècles.

La villageoise avait tout lieu de croire qu’elle était en scène sur les catacombes de l’athlète chrétienne ; elle n’hésita pas ; maîtrisant son trouble, elle songea en premier lieu à la plus indispensable mesure de prudence. Elle fit remarquer à son époux que la pluie allait suivre l’orage et qu’il fallait reconduire les enfants au logis. Le commissaire devina.

et voulant contrôler par l’indiscrétion des enfants la réserve de leur mère, il s’y opposa. Alors la mère les rapprochant d’elle, avança légèrement son pied sur leurs pieds, les avertit secrètement de la main ; les enfants lui répondirent en levant les yeux vers elle ; c’était défier qu’on les mît en défaut, et la mère fut contente. C’était ainsi qu’elle leur commandait au foyer le secret de ce qu’il fallait taire à son époux. — Citoyenne, dit hautement l’inquisiteur républicain, prends garde, mentir à la république, c’est la guillotine. — La guillotine, c’est nouveau pour moi. — Par Saint-Just ! s’écrièrent les viles recrues, est-on loin de compte dans ce pays ? On n’y connaît pas la manivelle ? — Non, messieurs. — C’est le coussin des aristocrates, de messieurs les décrétés d’infamie ; la république guillotine tous ceux qui s’appellent messieurs. — En vérité, république, guillotine, aristocrate, nous ne savons pas cela. — La réponse était à la fois naïve et vraie. La femme savait bien qu’on pendait en Savoie les scélérats, qu’on égorgeait à Paris les nobles et les prêtres ; mais comment ? à quel titre ? sous quelle dénomination ? tout cela elle ne le savait pas ; c’était pour elle d’abominables crimes, et rien de plus ; la postérité a jugé comme elle. Nourrir ses enfants de son amour, faire sa couronne de la pureté conjugale, ses délices du pain donné à l’indigent, sa jubilation des dons que Dieu lui faisait, vivre en lui sous l’aile de ses prêtres, c’était là tout son savoir, celui qu’elle mettait à l’ordre de l’éternité ; elle ne savait pas que le civisme ennemi de Dieu s’enseignait par l’échafaud.

M. Mylabe, quoique Français, sentait parfaitement combien de telles réponses étaient conformes à la simplicité d’un pays qu’il habitait depuis quelque temps ; il sentait mieux encore l’étrangeté de son début ; mais il avait sacrifié l’à-propos à l’élan de son despotisme vaniteux. Il avait tout d’un coup pris la chose du point de vue de la terreur, pour bien mériter de ses hommes, en faisant preuve de capacité ; l’effet produit, il reprit en avocat émérite : — Votre nom ? — Françoise Damiette. — Votre domicile ? — Ici. — Depuis quand ? — De tout temps. — Ce petit hameau vous est donc bien connu ? — Tout à fait ; j’y suis née et n’en suis jamais sortie. — Qu’est-ce que ce soulèvement de terre que vous voyez-là ? — On dit que c’est le reste de la vieille maison, d’une sorcière tombée sur sa maîtresse du temps de Nostradamus. — Et vous croyez cela ? — Vous qui savez tout, vous savez mieux que moi ce qu’il en faut penser. — La réponse est accueillie d’un charivari d’exclamations ; ces misérables retournent à la gaîté française ; leur troupe devient rieuse, maligne, sarcastique. Le citoyen-commissaire garde sa gravité, réprime un sourire à peine commencé, et poursuit ainsi : — L’intérieur est creux, sans doute, et l’on peut y entrer ? — On n’a jamais vu être de ce monde entrer là ; il n’y a que des serpents, pas même un trou pour les renards ; et puis qu’est-ce qu’homme ou femme irait faire là ? — Le commissaire, élevant la voix, et frappant le tertre d’un coup de crosse de fusil, juste sur la tête de Corvény, dit énergiquement : — Françoise Damiette, prenez garde, le mensonge vaut la mort ; c’est ici la retraite d’une espionne, et vous le savez. — Eh ! mon Dieu, monsieur le citoyen, que dites-vous là ? Si cela était, jamais l’une de nous n’oserait plus passer ici en allant puiser de l’eau ; ce serait bien alors la sorcière du temps de Nostradamus ; mais cela est impossible, et ni moi, ni tout autre, n’y a jamais vu entrer femme quelconque : nos gens vous le diront comme moi. — Eh bien, le poste sera gardé ; demain l’on creusera, et malheur à vous si vous avez trompé. — La peur avait gagné les deux enfants qui se tenaient par la main devant leur mère. S’imaginant que l’effet allait suivre la menace, l’un d’eux se retourné du côté des satellites, et réplique avec le courage d’un lionceau : — Trouvez la femme que vous voudrez, notre mère ne l’aura pas vue entrer pour cela, méchants que vous êtes.

Le représentant du comité révolutionnaire de Grenoble s’éloignait, laissant au tertre deux de ses auxiliaires pour le garder pendant la nuit. Il s’en allait requérir des instruments et des bras pour éventrer le lendemain la maudite cavité. Les hommes ne manquaient pas, mais les instruments avaient disparu ainsi que les rames. D’ailleurs, ce n’était pas, comme il le pensait, l’affaire de quelques heures ; il fallait briser de gros blocs profondément engagés dans le sol ; il n’y avait que le salpêtre pour en venir à bout. De plus, il ne pouvait lui-même présider à l’opération ; il voulait passer immédiatement au domicile des moines, tandis que la force armée validait la prétendue mission que ne lui donnait pas le comité de Grenoble, quoiqu’il se plût à supposer le contraire. L’idée lui vint subitement de mettre tout le monde en état d’arrestation ; mais il s’aperçut bien vite que c’était là un château en Espagne. Alors le dépit, la vengeance, remuant cette âme infectée de haine, son front se chargeait de plus d’orage qu’il n’y en avait dans le ciel. Ces expéditions spoliatrices, qu’il avait tant désirées, n’étaient pas, comme il se l’était promis, des jours de joie.

Toutes les recherches devenaient inutiles ; poussées dans tous les sens jusqu’aux quatre coins d’alentour, elles s’étaient arrêtées à la base des rochers où il n’y avait pas de refuge possible. Les sauvages éclaireurs redescendaient bruyamment au pas de course, et venaient prendre position, non loin des gens de la fête, devant la maisonnette servant de lieu saint. La porte ouverte en laissait l’entrée libre ; l’autel de bois était mis à nu et renversé ; il montrait le vide intérieur de ses flancs : précaution du moine contre le sacrilège. Le vieillard venait d’expédier au monastère la nouvelle de ce qu’il voyait. Tout près de l’autel sa tête vénérable s’élevait majestueusement sur la bande d’étoffe noire qui tombait en croix sur sa robe blanche.

Il mettait un frein à l’indignation des villageois qui l’occupait de plus en plus ; il ne cessait de se mêler à eux pour les adoucir ; il s’oubliait lui-même pour remplir son ministère de paix.

De son côté, le commissaire, devenu tout à coup de machinateur dans l’ombre acteur au grand jour, ressentait quelque chose de la désolation qu’il causait. Au moment de s’attaquer ouvertement et de son propre chef à la foi des enfants des montagnes, il sentait peser sur lui un poids qui l’écrasait. La modération de son collègue l’inquiétait ; plus fort que tout, son naturel calculait les suites de ce qu’il allait consommer. Il ne tenait qu’à lui d’être définitivement l’un de ces milliers d’agents de la tyrannie populaire, dotés par toute la France d’attributions effroyables, enchantés d’un pouvoir tombé si bas, et recevant chaque jour des courriers de Paris le mot d’ordre de la mort.

Mais en France la masse des compromis les couvrait. L’habile Dumouriez venait d’anéantir à Valmy les menaces imprudentes du manifeste prussien lancé contre les destructeurs de l’autorité royale ; leur punition, si elle avait lieu, ne pouvait être qu’une simple soumission. Dans un pays au contraire où les Français pouvaient ne pas se maintenir, où l’épouvante n’avait encore agi que de loin, l’installer lui-même dans sa plénitude, se constituer, à titre personnel, le fléau du plus grand nombre, ceci l’inquiétait : avant de trôner sur l’estrade révolutionnaire, il hésitait ; et c’était sur les flancs de l’autel renversé qu’il calculait en joueur les chances de sa partie, sans remords. Une lave bouillonnante coulait dans ses veines ; le désordre de ses sens tenait de la frénésie ; il faisait frémir son collègue témoin de l’horrible méditation.

Au dehors, l’attente était cruelle ; le moine seul la dominait de la sérénité de son regard. Sa candeur, l’élévation de ses sentiments, sa résignation au sacrifice, lui avaient valu les sympathies du porteur de la dépêche du commissaire-adjoint ; celui-ci avait pris sur lui de mettre à l’ordre du jour le respect pour l’homme et ceux qui l’entouraient, en attendant le commissaire. On ne doutait pas de l’admirable dévouement du prêtre ; il était resté parmi les siens, malgré leurs supplications ; il avait eu le temps de se dérober aux poursuites, et ne l’avait pas voulu. Le peuple des montagnes, qui voyait là le premier échantillon du débordement légal, le prenait tout simplement pour un brigandage qu’il fallait repousser par la force, sans apprécier les suites de la résistance. Il y avait çà et là des tas de cailloux, des fourches, des tridents, de fortes gaules appuyées aux troncs de tilleuls. Ce n’était pas trop de l’ascendant du cénobite d’Hautecombe pour retenir la fougue des jeunes hommes. Les remontrances paternelles, les prières de leurs compagnes de fête ne suffisaient pas pour cela ; celles-ci se portaient, se pressaient à leur rencontre, et toujours vainement.

Les recrues s’avancent en lignes de bataille ; le commissaire les précède, l’œil farouche, le visage fulminant. La mariée tombe à genoux devant lui, les regards suppliants, les mains jointes, dans l’attitude d’un ange conjurant la barbarie : — Grâce ! pitié !… — c’est tout ce qu’elle peut dire. Les sanglots étouffent le reste ; elle met pour pleurer son visage entre ses mains, et ses larmes, coulant le long de ses joues, mouillent sur son sein le bouquet nuptial. Le citoyen n’a pas un mot pour les pleurs qu’il cause ; il marche à l’aumônier. Les paysans courent s’armer d’instruments de toute espèce ; la voix du prêtre les enchaîne ; ils restent immobiles, frissonnant de courroux. Ébranlés par les vents, les arbres, les vagues, les rochers confondaient le fracas de leur bruit, et tout ce désordre de la nature avait pour lueurs la foudre et les éclairs. Dans l’intervalle de ces bruits perçait la voix d’un petit homme menaçant ; il faisait sa proclamation. — Citoyens, la Savoie est conquise par les armes françaises ; ce jour, le premier de la république universelle, promet le bonheur aux amis de la Convention et la mort aux suspects : choisissez. Il n’y a plus de soi-disant monastères ; celui d’Hautecombe a cessé d’être. — Puis il ordonne le départ. Tous les débarqués de la flottille des noces descendent à la fois, muets, mornes et serrés ; ils font rouler sous leurs pas les cailloux du chemin où Corvény avait commencé sa journée. À la vue des flots soulevés, les soldats-jacobins sont impatients d’être aux prises avec l’abîme ; ceux du tertre les excitent par des chants. Corvény entendait les uns et les autres dans son souterrain ; elle avait dit vrai : — À la demain dévastation !

Au même bord et un peu plus loin s’élevaient les lamentations des femmes ; elles ne voulaient pas mettre le pied sur la frêle escarpolette des nacelles livrées à la merci des vagues, et pourtant l’idée de rester leur était plus insupportable que le lac balancé par l’orage. Enfin la mariée parut dans la nacelle de l’aumônier, tenant la main de son époux, et leur rendit un peu de courage ; elles firent ce qu’elles voyaient faire. Par une préférence dont il ne se rendait pas compte, le citoyen Mylabe prit place à côté du prêtre ; il avait peine à dissimuler le mal que lui faisaient ces vagues venant l’une après l’autre se cabrer sur la nef à petits bords. Pour lui, point de recours, pas même celui d’un soupir ; forçat de la Convention, il n’osait trembler, lui qui commandait l’effroi ; il voyait bondir la vague en damné qui n’a pas l’enthousiasme de son sort. L’abîme était pour lui en haut comme en bas ; point de cieux sur sa tête ; sa lèvre se refuse à confesser celui qui gourmande l’ouragan. Il n’a pas la force de la femme qui prie en secret près de lui et pour lui ; en secret, pour que les blasphèmes de l’impie, provoqués par la prière, ne viennent pas faire monter plus haut la colère des ondes. Aux derniers restes du crépuscule, il voit les lèvres du cénobite articuler les paroles de Pierre dans la tempête.

Le vent était d’ouest, et le trajet pour l’Abbaye était presque du sud au nord. Les barques, dans leur périmètre oblong de vingt et quelques pieds, n’avaient pas sur l’eau plus de deux pieds de bord. Malgré les efforts des rameurs, elles couraient à l’est, le long des roches escaladées par les flots. Repoussés des écueils par les ressauts de la vague, les rameurs parvinrent à dépasser la bordure des rochers et se trouvèrent à la hauteur d’une côte sablonneuse où le lac se déroulait librement. C’était en face d’un cellier monacal dont les murailles se voient encore aujourd’hui au milieu de son,entourage de vignes, qui remplissait ses cuves de vendange, l’automne venu. Là, se trouvait un énorme pieu dont la tête dépassait les roseaux. Dom Lémeinc et les mariés le virent sous le reflet de l’éclair à travers les ténèbres. Réverbéré des monts sur les flots, le sillon de feu s’éteignit, et rien ne se vit plus. Au bout du pieu avaient relui les anneaux d’une chaîne de fer qui servait habituellement d’amarre à l’esquif des moines ; il n’était plus là. Après l’interdit jeté sur les barques par le commissaire, dom Lémeinc, pour communiquer avec ses frères, avait songé à l’esquif. L’ermitage de Bryzont en était séparé par un entre-deux de rochers qu’on pouvait franchir. Trois hommes tout aussitôt s’étaient offerts aux dangers du message ; et, suivant le sort de leur trajet, il se figurait les cachots, la proscription, la mort même, attendant ceux qu’il fallait sauver. Dom Lémeinc, le front courbé, les bras posés en croix sur ses genoux, avait frissonné à la vue de la chaîne de fer qui ne retenait plus rien. Où était maintenant l’esquif ? Dieu le savait. Le bruit des cloches du monastère devait signaler son arrivée, et rien ne s’entendait, hors le chaos des ondes, et le moine tremblait. Au même instant, ces cloches vibrèrent pour la dernière fois ; le cœur du prêtre fut dilaté ; ses frères fuyaient ou pouvaient fuir. À lui la tempête, à lui le linceul de la nuit sur le champ du naufrage ; emporté comme la plume par un tourbillon de vent, il n’a plus de crainte que pour les passagers.

Parfois les flaquées de la vague refluent dans les barques, et alors les femmes, se croyant au dernier moment, s’embrassaient, faisaient retentir l’air de leurs voix déchirantes. Rapprochés d’elles par le vent, les soldats de la Convention se défendaient de l’effroi par des clameurs, et leurs imprécations n’étaient pas moins affreuses que l’ouragan. Ces hurlements, ces voix nocturnes de la détresse s’entendaient de tous les lieux où quelque oreille veillait au pied des monts, et pour le témoigner à ceux que l’on sentait périr, les monticules avancés de Châtillon, d’Hautecombe, de Bord-d’Eau, élevèrent des pyramides de flammes ; le beffroi sonna l’assurance du secours. Mais pour ces infortunés qui repassaient, la nuit, dans la terreur du naufrage, ces flots qu’ils avaient traversés le matin dans les délices d’un beau jour, la lueur consolante fut celle de la lucarne où la pauvre errante envoyait ses baisers à la Vierge. Tous les cœurs se tournaient là-haut, vers ce point lumineux ; c’était le rayon d’espérance jeté sur l’abîme aboyant aux gémissements de sa proie. Lucile transportée le fit voir au moine et prononça : — Marie ! — Au branle du gouffre, le commissaire a tressailli ; il a compris pourquoi ce nom, pourquoi la lumière qui brille là-haut sur la colline dont il a souillé le temple, théâtre de ses fureurs. Autour de lui s’épaississent les ténèbres de la mort ; ce qu’il veut détruire soulage l’opprimé, et c’est lui qui succombe ; les vœux d’autrui ajoutent à son désespoir ; il rugit en lui-même, et quand l’homme ne peut rien pour l’homme, il demande aux rameurs s’ils pensaient aborder, et ce que signifiait ce tocsin d’alentour dont les coups ne cessaient de bruire. Les rameurs, anéantis eux-mêmes par de telles rafales, répondirent que ce qu’on faisait c’était pour les sauver, et qu’il n’y avait pour cela que la main de Dieu ; mais ils ne disaient pas que, de mémoire d’homme, jamais barque non surchargée n’était descendue dans le lac bouleversé par l’orage. Ils trouvaient, il est vrai, dans ce qui se passait quelque chose d’extraordinaire ; ils l’imputaient à celui qui les questionnait, et, loin de le rassurer, ils lui déclarèrent que le danger était sans bornes. Le prêtre, dont le calme, au sein de la tourmente, égalait la charité, ajouta : — Le feu qui luit pour nous au lieu d’où nous venons, c’est le signal du recours à celle qui se souvient de ceux qui l’oublient. — Et aussitôt l’élan parti du cœur de saint Bernard pour toucher celui de la Vierge, coula de ses lèvres. : « Ô la plus pieuse des vierges ! Marie, souvenez-vous qu’au témoignage des siècles, jamais homme recourant à votre appui, implorant vos secours, sollicitant vos auspices, ne fut abandonné. Moi-même, à cela mesurant ma confiance, j’ai recours à vous, Vierge des vierges, ô mère ! je viens à vous, pécheur gémissant, devant vous me voilà. Mère du verbe, ne dédaignez pas le verbe de mon âme ; mais écoutez-le toute bienveillante, puis exaucez-le. »

Le persécuteur ne fut pas maître du frémissement qui le saisit ; une sueur froide sortit de ses membres. Ces mêmes paroles qu’il entendait là pour la première fois depuis trente ans, il les avait bien des fois répétées dans les souffrances de son jeune âge ; il se rappelle la colline où sa mère les fit entrer dans son âme ; porté mourant aux autels de Fourvières, objet de pitié pour les passants, il en descendit réchauffé par le miracle.

À ce souvenir, une larme involontaire mouille ses yeux ; dans lui les puissances du mal soulèvent en vain leurs limons confondus, le fiel, l’injure, la haine : ce souvenir domine ; il ne prie pas, mais il écoute prier ; ses bras convulsivement tendus retombent sous le poids de l’aveu qu’il se fait : — C’était donc vrai : Parjure à ton passé de vingt ans, tes jours traverseront une fournaise ardente : — dernières paroles de sa mère morte en pleurant sur lui, il y avait peu de jours.

Tandis qu’il luttait pour se débarrasser de pareils souvenirs, le danger passait. À l’encontre des clameurs s’avançaient des files de flammes ; la houle s’éclairait de leurs lueurs rougeâtres ; sous le vent qui les irrite, elles repliaient leur chevelure flottante, haut et bas tour à tour, avec la vague : on eût dit les flambeaux de quelques fantômes de nuit. C’étaient là les fanaux de deux galères à dimension profonde, manœuvrant leurs avirons sur pivots de fer. Ceux qui les conduisaient empruntaient le secours des tubes de métal pour enfler leur voix, et semblaient faire sortir du gouffre la rauque assurance du salut. Ils étaient envoyés par un moine moribond qui n’avait pas voulu fuir, parce qu’il ne voulait pas laisser vide le cercueil qui l’attendait. Leurs instructions portaient de sauver quiconque serait en danger, surtout le chef des spoliateurs ; le vétéran du monastère voulait voir son neveu avant d’expirer. La présence d’un tel personnage devait être pour le commissaire un coup de foudre ; il le croyait au val d’Aoste.

Guidés par l’éclat de leurs flambeaux de résine, les rameurs du cloître longeaient le lac à l’ouest, sous l’abri des rochers ; le vent avait là moins de prise qu’ailleurs, il était plus facile de s’y rendre maître de la tourmente ; là aussi les embarqués du hameau de la Vierge tendaient obliquement, attirés par les lueurs des fanaux. À mesure qu’ils approchaient, ils entendaient des voix distinctes, reconnaissaient leurs sauveurs, les appelaient de leurs noms et surgissaient des angoisses de l’agonie. — Vous êtes à nous, criaient avec transport les rameurs du cloître ; et les barques cessaient de se renvoyer leurs mutuelles frayeurs. Elles entraient successivement en dedans de la, ligne des eaux abritée des rochers. De longs crochets de fer, partis des bateaux de secours, les harponnaient, et les frêles esquifs venaient s’accoler aux flancs lumineux des galères.

Tous les bras s’y prenaient à la fois ; l’effroi faisait de l’abordage un assaut. Par l’effet de la révolution des sens, les gémissements continuaient après la délivrance. On imputait tous les maux de la journée au maléfice des hommes de la Convention ; la Vierge était la libératrice des passagers ; ils lui devaient de n’avoir laissé à la tempête que la parure des nefs, lambeaux emportés vers les rives où le pêcheur, le lendemain, vit venir à lui ces tristes indices du malheur de la veille.

Les recrues, tombées de la fureur dans l’abattement, accusaient les hommes et regardaient l’embarcation comme un guet-apens. Le plus grand danger avait été pour elles ; leur nombre faisait surcharge ; elles enfonçaient presqu’à fleur d’eau ; les écopes ne suffisaient plus à rejeter l’ondée.

M. Mylabe, le danger passé, réagissait contre le souvenir de sa mère, et se relevait de son affaissement par un surcroît d’irritation ; il en voulait à sa destinée d’avoir été secouru par ceux qu’il allait pourchasser.

Au débarquer, dom Lémeinc n’ignorait plus que l’oncle septuagénaire du citoyen représentant n’avait pas voulu fuir, qu’il savait tout et s’apprêtait à mourir dans la colère de l’accueil destiné à son indigne neveu. Le commissaire ne s’attendait pas à pareille entrevue. Il ne pouvait pas se douter de la présence de son parent au monastère. Celui-ci était venu depuis peu de la cité d’Aoste, dans le duché de Savoie pour assister aux derniers moments de sa sœur, madame Mylabe, mère de l’aveugle homme de loi. Il l’avait trouvée morte en arrivant, et loin de faire venir son neveu de Grenoble, il ne s’était pas même informé de l’état de ses affaires ; il avait rompu avec lui, depuis que l’avocat, jeune encore, s’avisait de lui soutenir hardiment que chaque lettrine de l’Encyclopédie était le formulaire de la vérité.

L’homme qui devait faire à l’élu des comités les honneurs d’une réception sanglante s’était fortement révolutionné en apprenant l’expédition de son neveu. Quoique affaiblie, la vigueur native de son tempérament rendait plus violente la crise qui devait le tuer ; d’un caractère énergique, l’indignation dans lui devenait de l’emportement ; il y avait alors dans ses paroles une rude intonation ; ses doigts et ses lèvres subissaient un mouvement fébrile ; de fortes veines traversaient la pâleur de sa physionomie ; on eût dit de ses cheveux blancs la neige qui couvre le volcan amorti, mais non pas éteint par la religion. Une secousse d’apoplexie l’avait forcé de stationner à Hautecombe, avant de retourner au val d’Aoste. Il s’était installé dans l’asile même des morts ; son pied-à-terre avoisinait l’ossuaire de ses prédécesseurs parmi lesquels il y en avait de la famille du commissaire. Il faisait ainsi sa dernière halte au vestibule des trépassés, au seuil même des tombes ducales, qui n’avaient plus que lui pour gardien. Il se complaisait d’avance dans ces honneurs du sépulcre partagés par les moines avec les princes. L’alliance des uns et des autres semblait ainsi survivre au tombeau ; elle allait finir par la communauté des ruines : c’était assez pour le tuer.

Ces lampes qui brûlaient depuis des siècles dans leurs caveaux funèbres allaient s’éteindre sous ses yeux, peut-être pour toujours, au souffle de l’enfant de sa sœur. Il avait trop vécu ; l’airain sur sa tête devait sonner plus tôt sa dernière heure. Investi de la désolation du présent qui dévorait le passé, il voyait les corps de marbre couchés sur les cercueils vaciller sous les lumières des arceaux gothiques. Les monuments des ducs défunts absorbaient sa douleur ; il était tenté de tirer les nobles cendres de leur repos, et de les enfouir où nul ne les trouverait ; puis le marteau des heures retentissait : c’était trop tard. Alors, de sa cellule avancée sur le gouffre, bordée de fenêtres basses et voûtées, il entendait le rugissement des airs dans les combles, sous les toits, autour des flancs du monastère ; il eût voulu que tout finît dans la lutte des éléments pour ne rien laisser à faire à la main des hommes.

C’était ainsi que ce fier adhérent aux jours d’autrefois attisait son courroux dans les bras d’un fauteuil qui résumait à lui seul les goûts d’un autre temps. Les pieds cylindriques, hauts et volumineux, étaient étranglés de distance en distance en guise de chapelet. Ils formaient ainsi une suite de gros nœuds finement sculptés. Ces nœuds avaient pour festons des reptiles gisant sous des brins d’ arbre nus, des touffes de glands, montées sur pédoncules, des pièces de ferrure en désordre, traversées de clefs en sautoir ; mais au fond il n’y avait rien de tout cela ; le ciseau avait festonné le bois, et c’était tout. En bas, le pied cylindrique reposait sur un cube qui servait de socle. Les faces de celui-ci étaient des figurines à mine refrognée ; elles étaient coiffées d’un capuce en faucille à plis de soufflet. Un dragon leur montrait les dents de sa mâchoire rouge, et tortillait sa queue semée de grelots. Le haut du cylindre avait la forme d’une grappe gonflée imitant l’urne d’église, et sur cette tête de chapiteau se plantait un bec d’oiseau. formant l’avant-bout des bras du fauteuil. Siège et dossier étaient de maroquin vert, piqué de mouches de laine en quinconce. Le dossier était à rebords ouvragés ; ceux-ci, échancrés en montant, faisaient l’anse de vase et finissaient en dedans par un groupe de portraits, en dehors par des feuilles d’acanthe.

En d’autres circonstances le moine de Foran eût pris plaisir à se complaire dans la gravité de ce meuble, gothique par le bas, grec par le haut, ayant pour millésime 1515. Il aimait tout ce qui avait eu le temps de vieillir, tout ce qui était d’autrefois ; sa vie n’avait été qu’une longue prédilection pour les monuments brunis par les siècles. Il avait, à la cité d’Aoste, sa galerie de tableaux et sa collection d’objets d’art antiques dont il faisait son sanctuaire ; il aimait surtout le délié du fenêtrage gothique et les peintures de son vitrail irisé. Mais dans la nuit du 22 septembre 1792 l’infortuné vieillard usait du meublé sans pouvoir en délecter son esprit. Le chagrin commençait son agonie ; se figurant devant lui son indigne neveu, il se soulevait parfois, en scène avec lui-même. Un peu tourné sur le côté, son grand corps desséché s’affaissait en travers du fauteuil d’un angle à l’autre, et de sa courbure languissante en remplissait le pourtour ; la tête retombait enfoncée dans l’encoignure des rebords ; les deux mains étaient posées pendantes le long du col des oiseaux de bois ; les pieds allaient fort loin se perdre sous la table qu’il avait devant lui. Celle-ci était surmontée de deux candélabres ramifiés qui réfléchissaient l’éclat de leurs flambeaux sur un monument de famille. Le moine ne pouvait s’empêcher d’y jeter par intervalle un regard affligé qu’il détournait aussitôt.

C’était un tableau-modèle qu’il avait envoyé à ses frères d’Hautecombe pour le copier, et qu’il venait de faire suspendre au mur de sa cellule. Il voulait tirer de cette toile un visible témoignage contre celui qui n’y verrait plus de lui-même qu’une image accusatrice.

Une figure ineffable, doucement recueillie dans l’expression du bonheur, respire les parfums de la virginité et les délices maternelles ; l’ivoire du front sort de l’ombre de la chevelure ; inclinée vers l’épaule, la tête se penche sur celle d’un nouveau-né ; l’œil de l’enfant est d’un Dieu, ceint des bras de sa mère ; celui de la Vierge, demi-voilé sous ses cils d’ébène, regarde et vous dit que l’âme se complaît dans sa belle prérogative ; des deux mains du nouveau-né l’une est pendante. Un fils de saint Bernard, l’oncle de M. Mylabe, vêtu de sa robe blanche, lève vers la mère et l’enfant un visage enflammé d’amour, porte ses mains aux doigts du nouveau-né et ses lèvres s’y collent. Son neveu, jeune adolescent que la vie abandonne, incline le front sur la serge du moine et joint ses mains suppliantes. Madame Mylabe, prosternée, tourne vers la Vierge moins ses yeux que son cœur et fait jaillir de ses traits l’élan de ses vœux. Debout, entre le moine et l’adolescent, une autre femme soutient le jeune malade et regarde tendrement celle qui est assise sur le trône de la divine maternité : c’est Corvény dans sa jeunesse, nourrice du malheureux commissaire, elle qu’il n’a pas revue depuis les jours de son adolescence, et qu’il vient d’abandonner à l’assassinat dans la décrépitude de l’âge. Ce jour même, la pauvre errante avait cru démêler dans le commissaire les traits de son fils d’autrefois ; celui-ci avait de même trouvé dans elle quelque chose qui ne lui était pas inconnu.

Par intervalle, l’oncle de l’adolescent, non pas celui du tableau, mais celui du fauteuil, tombait dans une sorte d’égarement qui ressemblait au délire. Il retirait brusquement l’épaule, croyant soutenir comme au tableau le front de son neveu. Il apostrophait sa vertueuse sœur qui n’était plus, et qualifiait de monstre le fruit de ses entrailles ; puis il se levait, et, de ses ongles enfoncés dans le monument de famille, s’imaginait emporter des lambeaux de la scène peinte aux genoux de la Vierge. Parfois il rêvait aux morts parmi lesquels il se trouvait, et jetait aux pieds de son neveu les ossements des siens arrachés de la tombe. Revenant à lui, il pleurait, tremblait de tous ses membres, et, les bras levés, implorait la pitié du ciel pour le fils de sa sœur. Mais les énormes méfaits de celui-ci revenaient de nouveau lui serrer le cœur et troubler sa tête ; et alors il s’établissait-dans lui un monologue réfléchi. La poitrine encadrée dans les bras, il se posait en champion devant le coupable : — Tu viens me ravir mon tombeau, à moi qui t’élevais enfant quand tu n’avais plus de père, assassin de la femme qui t’a nourri. Tu viens livrer au bourreau le reste de mes heures. À quel titre ? Parle. Ah ! c’est trop ! beaucoup trop pour mes cheveux blancs ! Sors de ma présence ! Va te glorifier ailleurs du parricide !

Tout à coup ce qu’il vient de dire l’épouvante lui-même ; Tour à tour assis ou levé, ses doigts crispés se détendent ; sa poitrine soulevée retombe ; ses membres raidis sont déliés par l’attendrissement : — Qu’ai-je dit ? Moi, à mon lit de mort, le vouer aux horreurs du crime, lui dont l’enfance était le charme de mes yeux ? Oh ! non ; vous me le reprocheriez, ma sœur. Je vous en répondrais, mon Dieu ! Marie, me l’auriez-vous rendu pour le perdre ? Oh ! non ; à vous encore la victoire. Laissez couler de votre sein la vertu qui sauvé ; l’épreuve est horrible ; ma force y succombe ; parlez, et non pas moi ; et la grâce de vos lèvres sera plus douce au cœur flétri que la rosée aux fleurs qui, vont mourir.

À ces mots, le bruit strident d’une porte qui roule sur ses gonds grince à l’oreille du vieillard ; il retombe muet dans son fauteuil. À peine entr’ouverte, la lourde porte à lames de fer boulonnées s’est refermée d’elle-même sur celui qui l’a passée ; le guide a fui, regagnant à travers les cellules désertes le corridor qu’il éclaire de son falot portatif. M. Mylabe, hors de lui, se croit venu à ses propres funérailles ; il est là, comme un sentencié, qui demeure interdit ; il veut se récrier, mais la stupeur noue ses membres, paralyse ses sens ; c’est la statue du saisissement dans la région du silence. Il a devant lui un côté de l’étrange fauteuil qui ne lui laisse voir d’un grand corps d’homme que les pieds allongés sous la table ; sur cette table la lueur des flambeaux s’agite au souffle qui vient des ouvertures de fenêtres, rétrécies au fond de leur baie ; au mur de la cellule, il voit ce qu’il a vu dans la barque,sa mère t la Vierge, liées l’une à l’autre par un évènement de sa vie : la pauvre errante est reconnue : c’est Corvény, dont il vient d’exposer la tête aux coups des assassins. Dans le prolongement de la cellule, les lampes alignées sous les arceaux qui les suspendent, font trembler leur lumière sur la blancheur du marbre des mausolées. Le vent, qui n’avait pas cessé, se brise en mugissant contre les vitraux, et semble secouer les fondements de l’édifice ; l’assaut qu’il livre au bâtiment fait sortir le persécuteur de sa stupéfaction. Il se cabre de fureur contre ce qu’il croit un stratagème pour triompher de lui. Il se retourne, crie, heurte la porte de fer ; mais entre lui et les siens il y a le fracas du vent, les cellules abandonnées, et le long corridor qu’il a traversé. Il revient, saisi d’un transport de férocité, fulmine la menace, et marche au fauteuil. Une main sèche et nerveuse l’arrête ; un formidable éclat de voix le terrasse. Son oncle, en habit de moine, surgit, haut de taille, pâle de courroux, tel qu’un mort ressuscité ; et, montrant du doigt qu’il allonge la toile du tableau, il dit : — Regarde dans ce miroir. — M. Mylabe, écrasé de l’aspect du vieillard, tombe sur un siège, les bras et la tête étendus sur la table ; il ne peut dire que ces mots, dans le râle de l’oppression : — C’était donc vrai !… — C’était donc vrai, reprend une bouche tonnante, c’était donc vrai : vos jours dans la fournaise livrés au brigandage, au bourreau ; car vous ne porterez pas loin la peine du parjure aux serments que vous fîtes, il y a trente ans, et que le doigt de Dieu tient ici suspendus sur votre tête… Vous et les vôtres, pensez-vous l’avoir détrôné parce qu’il vous laisse faire, parce que vous vous êtes faits semblables à lui pour l’effacer du monde ; parce que l’orgueil de vos pensées est descendu si bas qu’il ne peut plus croire à la hauteur des cieux ? Qu’espérez-vous ? vous dresser des statues sur le piédestal du néant, grandi par l’échafaud ? ajouter vos sacrilèges étincelles à l’incendie qui nous dévore ? poser d’une main forcenée une pierre de plus aux murs de cette tour de Babel, dont les degrés seront les têtes de ceux qui l’auront bâtie ? et quand le colosse volcanique aura partout fait ruisseler sa lave, elle se répandra brûlante, nul ne pourra plus s’en tenir à distance, et les générations futures croiront l’arrêter en allant chercher au fond même du volcan quelque pierre capable de le contenir.

Misérable ! c’est bien à toi d’introduire dans ma famille le sacerdoce de la Convention, le génie, des septembriseurs ; de fusiller dans le tombeau de l’un de tes ancêtres la femme dont tu suças la mamelle ; c’est bien à toi de venir spolier de leur avoir sépulcral les ossements des prêtres de ton sang. Leur cendre est ici la sœur de la cendre des princes ; va, si tu l’oses, remuer les os des souverains de tes pères, et sur ces reliques du courage et des vertus, souviens-toi des pleurs de ta mère expirante ; souviens-toi de tes anciens jours et de mes derniers moments.

La voix qui parle, meurt ; sa forte résonnante vibre encore dans l’oreille du commissaire ; la nature s’arme en lui contre la monstruosité de son rôle ; ses bras se tordent sur la table ; il se débat, la saisit, la refoule, se lève en frémissant, franchit le vieillard, et court, égaré, lire sur les cercueils les noms des membres de sa famille, à côté des noms illustres des Amédées. Il revient, voit sa mère qui le regarde au tableau ; son vieux tuteur renversé dans le fauteuil, semblable à l’homme qui n’est plus. Les forces lui manquent ; il n’est pas maître de son ébranlement ; il veut et ne peut plus combattre les sentiments qui viennent sourdre dans son âme corrodée par le fiel de la barbare égalité. Une puissance occulte, qui n’est pas de l’homme, dont il ne peut plus se défaire, le dompte, le confond, le secoue dans les profondeurs de l’égoïsme, étanche sa soif de pouvoir incendiaire par les tortures de la journée. Saisi d’un frisson douloureux, il appuie un front brûlant sur le bord du fauteuil où venait s’affaisser le front glacé de son oncle ; il se penche au chevet de la mort, sur ces lèvres qui ne s’ouvriront plus pour prononcer le pardon. L’émotion a tué le vieux cénobite ; son visage s’éteint sous ce reflet dormant, décoloré, qui vient de la tombe ; son corps est devenu cadavre ; son œil, tourné vers le tableau, fixe son neveu, et ses mains supplient encore.

À la vue du frère de sa mère que son commissariat vient d’immoler, les idées du niveleur s’abattent ; tant de coups à la fois écrasent l’impiété de sa démagogie, qu’à défaut du regret il ne lui resterait qu’une invincible horreur de lui-même : ses chairs palpitent sous l’aiguillon d’en haut, Un seul cri, celui de l’homme qui rend au ciel l’amour qu’il lui refuse, s’échappe de la cellule : — Ah ! mon Dieu ! — et ces mots dans leur caractère affectueux avaient pour M. Mylabe de longues années de désuétude. Vouant à l’exécration son ministère de ruine, il se précipite, à l’angle de la cellule, sur un bout de cordon qui se confondait avec le mur par sa couleur terne, c’est un cordon de sonnette ; le métal ébranlé fait bruire l’alarme dans le corridor. Le second avocat, dont les sympathies pour les malheureux proscrits se couvraient des dehors de l’hostilité, s’élance à la suite des serviteurs de l’abbaye. Le commissaire souffrant repousse les serviteurs ; seul avec son collègue, dont il savait maintenant les dispositions, il détourne la tête, et, sans pouvoir parler, laisse la main qu’il lui donne signifier ce qu’il ne peut dire ; il lui montre un cadavre, et son collègue a reconnu l’oncle du commissaire. Celui-ci, avec l’expression du regret, s’enquiert du prêtre qu’il avait dans la barque. Au même instant, et au plain-pied de la galerie des tombeaux, le cadre d’une trappe en mosaïque se soulève ; la tête chauve du moine demandé marque dans son mouvement d’ascension les degrés qu’il monte ; il sort d’un caveau creusé dans le roc, dont les gens seuls du monastère avaient connaissance. Quelle que fût l’issue de l’épreuve subie par M. Mylabe, le moine devait redescendre au caveau, et s’échapper par l’escalier qui conduisait au lac ; les rameurs prévenus l’attendaient au débouché.

Profondément ému de la crise qui s’est passée sur sa tête, dom Lémeinc marche au commissaire de l’air d’un ami qui vient d’arracher la haine au cœur de l’ennemi qu’il voulait aimer. Un mélange de pitié, de tristesse et de force donne à ses traits une expression touchante. Il ne peut retenir ses larmes en voyant le vieux de Foran, expiré de colère dans l’effort qu’il a fait pour arracher son neveu au débordement d’une rage calculée. M. Mylabe tire de son accablement ces paroles pleines d’ulcération : — Vous m’avez reçu parmi les morts ; il y en a un de plus, c’est votre œuvre ; quelle affreuse journée !… Fuyez, disparaissez ; que nul ne sache ce que vous serez devenu ; emportez de vos biens ce qu’il vous plaira, hors cette toile de tableau ; c’est un legs de mon oncle ; je vous en devrai la cruelle possession ; sans doute il fallait qu’il en fût ainsi ; mais la femme dont vous vous êtes servi contre moi, savez-vous ?… — Arrêtez, s’écrie le moine ; que l’odieux ne s’attache pas pour vous à mon nom ; votre infortune est la mienne ; vos douleurs sont dans moi, et votre mère seule plus que moi a pu vous entourer d’amour ; ce que ma bouche dit, mon cœur le sent, mon cœur ne vous trompera pas. Eh bien ! l’étrange femme dont le sort vous touche, m’est inconnue ; son rôle, elle se l’est fait, à mon insu ; ses actes, je les ai repoussés. Ce matin, elle prédisait la journée, recevait de moi son obole, et c’est tout. Celui qui n’est plus semblait seul parmi nous savoir son histoire. — Il n’a pas emporté son secret ; cette femme, monsieur, la voilà, dit le commissaire, en montrant le tableau, cette femme m’avait donné son lait !… Je vous en conjure, hâtez-vous, s’il en est temps encore, ordonnez à la mariée d’accueillir près d’elle la malheureuse ; j’ai l’or qu’il faut pour la fin de ses jours ; la mariée le trouvera à mon domicile de la rue Juiverie. Dieu ! il me semble que je suis couvert de plaies empoisonnées ; la haine encore me revient au cœur ; fuyez ! Je n’emporterai pas de tels adieux ; ce n’est pas mon glaive, mais celui de la Providence qui vous sépare des scélérats, et vous rejette au chemin de vos ancêtres. Je souffre de vos souffrances ; mon évasion peut vous être fatale ; les tyrans sont impitoyables, je leur livre ma vie, soyez à Dieu. — Par le sacrifice de vos jours, jamais ! fuyez, les soupçons du Comité ne sauraient tomber sur moi.

Cela dit ; ils s’arrachent des bras l’un de l’autre ; le moine s’enfonce dans le caveau ; le commissaire détache le tableau de la muraille et lit au revers de la toile une ligne écrite de la main de sa mère :

« Mon Dieu ! faites que je meure avant que l’enfant vous oublie.

« Pauline Mylabe, née de Foran. »

Et plus bas, sa propre signature suivait ces mots :

« Mon Dieu ! faites que l’oubli de Marie me conduise à la mort.

« 28 septembre 1760.
« Léon Mylabe. »

Ce que le jeune homme avait écrit dans la joie, l’homme de cinquante ans l’arrose de ses larmes ; il pleure, il est vaincu.

Malgré la fièvre qui le dévore, il écrit à ses commettants, rend compte des événements de la journée, décrit les poursuites dirigées contre la suspecte de Bryzont, puis la tourmente de la tempête, impute à ces circonstances la fuite des moines ; un seul est resté, mort maintenant ; du reste, la capture est complète ; les moines surpris n’ont rien emporté ; il est minuit, les bâtiments sont cernés ; à demain l’inventaire de l’avoir monacal.

Le lendemain, son premier acte fut de délivrer la pauvre Corvény des conscrits jacobins qui n’avaient cessé de la maudire sous les torrents de pluie dont ils étaient inondés. La mariée de la veille, sur l’avis du moine Lémeinc, vint la chercher, et au retour, Lucile lui montrait au loin une barque qui passait ; c’était celle d’un personnage triplement connu de la victime indigente, son fils d’autrefois, son persécuteur d’hier, son bienfaiteur d’aujourd’hui. Elle se leva avec transport, de toute sa hauteur, en costume nouveau, voulut crier, mais la voix lui manqua. Elle s’assit, désolée, suppliant qu’on appelât, qu’on la conduisît à M. Mylabe ; elle ne voulait pas mourir sans l’avoir embrassé pour la dernière fois, elle voulait lui donner sa vie.

M. Mylabe allait à Chambéry abdiquer sa détestable charge de commis de révolution ; son prétexte était la nécessité d’un long séjour à Grenoble dans l’intérêt de ses affaires. Il partit immédiatement pour cette ville, et fit agréer sa démission au président du comité dont il était l’agent ; et là, près d’un pays qu’il avait aimé, il en déplorait les malheurs et regrettait la sagesse du gouvernement de ses rois.

Les biens du monastère furent vendus à titre de propriété nationale ; mais pas un paysan ne voulut être acquéreur. Corvény, estropiée depuis sa blessure, n’en prononçait pas moins tous les jours le nom de M. Mylabe avec attendrissement. Heureuse chez Lucile, elle vécut encore quelques années ; quant à lui, devenu suspect, il fut obligé d’émigrer, et retrouva dans l’émigration dom Lémeinc, dont il se fit le bienfaiteur ; tous deux moururent en Italie, lors de ces combats de géants livrés sur l’Adige aux vieux généraux de l’Autriche par un héros de vingt-sept ans.