Le Dernier des Mohicans/Chapitre VIII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 87-97).

CHAPITRE VIII


Vengeurs de leur patrie, ils attendent encore.


La prédiction que venait de faire le chasseur n’était pas sans motif. Pendant le combat que nous venons de décrire, nulle voix humaine ne s’était mêlée au bruit de la cataracte ; on aurait dit que l’intérêt qu’il inspirait imposait silence aux sauvages assemblés sur la rive opposée, et les tenait en suspens, tandis que les changements rapides qui survenaient dans la position des combattants leur interdisaient un feu qui aurait pu être fatal à un ami aussi bien qu’à un ennemi. Mais dès que la victoire se fut déclarée, des hurlements de rage, de vengeance et de férocité s’élevèrent sur toute la lisière de la forêt ; ils remplirent les airs, et les coups de fusil se succédèrent avec rapidité, comme si ces barbares eussent voulu venger sur les rochers et les arbres la mort de leurs compagnons.

Chingachgook était resté à son poste pendant tout le combat, avec une résolution inébranlable, et, y étant à couvert, il rendait aux sauvages un feu qui ne leur faisait pas plus de mal qu’il n’en recevait. Lorsque le cri de triomphe d’Uncas était arrivé à ses oreilles, le père satisfait en avait témoigné sa joie par un cri semblable, après quoi on ne s’aperçut plus qu’il était à son poste que par les coups de fusil qu’il continuait à tirer. Plusieurs minutes se passèrent ainsi avec la vitesse de la pensée, les assaillants ne discontinuant pas leur feu, tantôt par volées, par coups détachés. Les rochers, les arbres, les arbrisseaux portaient les marques des balles autour des assiégés ; mais ils étaient tellement à l’abri dans la retraite qu’ils avaient choisie, que David était le seul parmi eux qui eût été blessé.

— Qu’ils brûlent leur poudre, dit le chasseur avec le plus grand sang-froid, tandis que les balles sifflaient sur sa tête et sur celle de ses compagnons ; quand ils auront fini, nous aurons du plomb à ramasser, et je crois que les bandits se lasseront du jeu avant que ces vieilles pierres leur demandent quartier. Uncas, je vous répète que vous mettez une charge de poudre trop forte ; jamais fusil qui repousse ne lance une balle au but. Je vous avais dit de viser ce mécréant au-dessous de la ligne blanche de son front, et votre balle a passé deux pouces au-dessus. Les Mingos ont la vie dure ; et l’humanité nous ordonne d’écraser un serpent le plus vite possible.

Il avait parlé ainsi en anglais, et un léger sourire du jeune Mohican prouva qu’il entendait ce langage, et qu’il avait bien compris ce qu’Œil-de-Faucon venait de dire. Cependant il n’y répondit pas, et ne chercha pas à se justifier.

— Je ne puis vous permettre d’accuser Uncas de manquer de jugement ni d’adresse, dit le major. Il vient de me sauver la vie avec autant de sang-froid que de courage, et il s’est fait un ami qui n’aura jamais besoin qu’on lui rappelle ce service.

Uncas se souleva à demi pour tendre la main à Heyward. Pendant ce témoignage d’affection, une telle intelligence brillait dans les regards du jeune sauvage, que sa nation et sa couleur disparurent aux yeux de Duncan.

Œil-de-Faucon regardait avec une indifférence qui n’était pourtant pas de l’insensibilité la marque d’amitié que se donnaient ces deux jeunes gens. — La vie, dit-il d’un ton calme, est une obligation que des amis se doivent souvent l’un à l’autre dans le désert. J’ose dire que moi-même j’ai rendu quelques services de ce genre à Uncas, et je me souviens fort bien qu’il s’est placé cinq fois entre la mort et moi, trois fois en combattant les Mingos, une autre en traversant l’Horican, et la dernière quand…

— Voici un coup qui était mieux ajusté que les autres, s’écria le major en faisant un mouvement involontaire, pendant qu’une balle rebondissait sur le rocher qu’elle venait de frapper à côté de lui.

Le chasseur ramassa la balle, et l’ayant examinée avec soin, il dit en secouant la tête : — Cela est bien étrange ! une balle ne s’aplatit pas en tombant. Tire-t-on sur nous du haut des nuages ?

Le fusil d’Uncas était déjà pointé vers le ciel, et Œil-de-Faucon, en en suivant la direction, trouva sur-le-champ l’explication de ce mystère. Un grand chêne s’élevait sur la rive droite du fleuve précisément en face de l’endroit où ils se trouvaient. Un sauvage avait monté sur ses branches, et de là il dominait sur ce que les trois alliés avaient regardé comme un fort inaccessible aux balles. Cet ennemi, caché par le tronc de l’arbre, se montrait en partie, comme pour voir l’effet qu’avait produit son premier feu.

— Ces démons escaladeront le ciel pour tomber sur nous, dit le chasseur ; ne tirez pas encore, Uncas ; attendez que je sois prêt, et nous ferons feu des deux côtés en même temps.

Uncas obéit. Œil-de-Faucon donna le signal ; les deux coups partirent ensemble ; les feuilles et l’écorce du chêne jaillirent en l’air et furent emportées par le vent ; mais l’Indien, protégé par le tronc, ne fut pas atteint, et se montrant alors avec un sourire féroce, il tira un second coup dont la balle perça le bonnet du chasseur. Des hurlements sauvages partirent encore de la forêt, et une grêle de plomb recommença à siffler sur la tête des assiégés, comme si leurs ennemis avaient voulu les empêcher de quitter un lieu où ils espéraient qu’ils tomberaient enfin sous les coups du guerrier entreprenant qui avait établi son poste au haut du chêne.

— Il faut mettre ordre à cela, dit le chasseur en regardant autour de lui avec un air d’inquiétude. — Uncas, appelez votre père, nous avons besoin de toutes nos armes pour faire tomber cette chenille de cet arbre.

Le signal fut donné sur-le-champ, et avant qu’Œil-de-Faucon eût rechargé son fusil, Chingachgook était arrivé. Quand son fils lui eut fait remarquer la situation de leur dangereux ennemi, l’exclamation hugh ! s’échappa de ses lèvres, après quoi il ne montra aucun symptôme, ni de surprise, ni de crainte. Le chasseur et les deux Mohicans causèrent un instant en langue delaware, après quoi ils se séparèrent pour exécuter le plan qu’ils avaient concerté, le père et le fils se plaçant ensemble sur la gauche, et Œil-de-Faucon sur la droite.

Depuis le moment qu’il avait été découvert, le guerrier posté sur le chêne avait continué son feu sans autre interruption que le temps nécessaire pour recharger son fusil. La vigilance de ses ennemis l’empêchait de bien ajuster, car dès qu’il laissait à découvert une partie de son corps, elle devenait le but des coups des Mohicans ou du chasseur. Cependant ses balles arrivaient bien près de leur destination ; Heyward, que son uniforme mettait plus en évidence, eut ses habits percés de plusieurs balles ; un dernier coup lui effleura le bras, et en fit couler quelques gouttes de sang.

Enhardi par ce succès, le sauvage fit un mouvement pour ajuster le major avec plus de précision, et ce mouvement mit à découvert sa jambe et sa cuisse droite. Les yeux vifs et vigilants des deux Mohicans s’en aperçurent ; leurs deux coups partirent à l’instant même, et ne produisirent qu’une explosion. Pour cette fois l’un des deux coups, peut-être tous les deux, avait porté. Le sauvage voulut retirer à lui sa cuisse blessée, et l’effort qu’il dut faire découvrit l’autre côté de son corps. Prompt comme l’éclair, le chasseur fit feu à son tour, et au même instant on vit le fusil du Huron lui échapper des mains, lui-même tomber en avant, ses deux cuisses blessées ne pouvant plus le soutenir ; mais dans sa chute il s’accrocha des deux mains à une branche, qui plia sous son poids sans se rompre, et il resta suspendu entre le ciel et le gouffre, sur le bord duquel croissait le chêne.

— Par pitié, envoyez-lui une autre balle, s’écria Heyward en détournant les yeux de ce spectacle horrible.

— Pas un caillou ! répondit Œil-de-Faucon ; sa mort est certaine, nous n’avons pas de poudre à brûler inutilement ; car les combats des Indiens durent quelquefois des jours entiers.

— Il s’agit de leurs chevelures ou des nôtres, et Dieu qui nous a créés, a mis dans notre cœur l’amour de la vie.

Il n’y avait rien à répondre à un raisonnement politique de cette nature. En ce moment les hurlements des sauvages cessèrent de se faire entendre ; ils interrompirent leur feu, et des deux côtés tous les yeux étaient fixés sur le malheureux qui se trouvait dans une situation si désespérée. Son corps cédait à l’impulsion du vent, et quoiqu’il ne lui échappât ni plainte ni gémissement, on voyait sur sa physionomie, malgré l’éloignement, l’angoisse d’un désespoir qui semblait encore braver et menacer ses ennemis.

Trois fois Œil-de-Faucon leva son fusil, par un mouvement de pitié, pour abréger ses souffrances, trois fois la prudence lui en fit appuyer la crosse par terre. Enfin une main du Huron épuisé tomba sans mouvement à son côté, et les efforts inutiles qu’il fit pour la relever et saisir de nouveau la branche à laquelle l’autre l’attachait encore donnait à ce spectacle un nouveau degré d’horreur. Le chasseur ne put y résister plus longtemps ; son coup partit, la tête du sauvage se pencha sur sa poitrine, ses membres frissonnèrent, sa seconde main cessa de serrer la branche qui le soutenait, et tombant dans le gouffre ouvert sous ses pieds, il disparut pour toujours.

Les Mohicans ne poussèrent pas le cri de triomphe ; ils se regardaient l’un l’autre comme saisis d’horreur. Un seul hurlement se fit entendre du côté de la forêt, et un profond silence y succéda. Œil-de-Faucon semblait uniquement occupé de ce qu’il venait de faire, et il se reprochait même tout haut d’avoir cédé à un moment de faiblesse.

— J’ai agi en enfant, dit-il ; c’était ma dernière charge de poudre et ma dernière balle ; qu’importait qu’il tombât dans l’abîme mort ou vif ? il fallait qu’il finît par y tomber. — Uncas, courez au canot, et rapportez-en la grande corne ; c’est tout ce qu’il nous reste de poudre, et nous en aurons besoin jusqu’au dernier grain, ou je ne connais pas les Mingos.

Le jeune Mohican partit sur-le-champ, laissant le chasseur fouiller dans toutes ses poches, et secouer sa corne vide avec un air de mécontentement. Cet examen peu satisfaisant ne dura pourtant pas longtemps, car il en fut distrait par un cri perçant que poussa Uncas, et qui fut même pour l’oreille peu expérimentée de Duncan le signal de quelque nouveau malheur inattendu. Tourmenté d’inquiétude pour le dépôt précieux qu’il avait laissé dans la caverne, il se leva sur-le-champ, sans songer au danger auquel il s’exposait en se montrant à découvert. Un même mouvement de surprise et d’effroi fit que ses deux compagnons l’imitèrent, et tous trois coururent avec rapidité vers le défilé qui séparait les deux grottes, tandis que leurs ennemis leur tiraient quelques coups de fusil dont aucun ne les atteignit. Le cri d’Uncas avait fait sortir de la caverne les deux sœurs et même David, dont la blessure n’était pas sérieuse. Toute la petite troupe se trouva donc réunie, et il ne fallut qu’un coup d’œil jeté sur le fleuve pour apprendre ce qui avait occasionné le cri du jeune chef.

À peu de distance du rocher, on voyait le canot voguer de manière à prouver que le cours en était dirigé par quelque agent caché. Dès que le chasseur l’aperçut, il appuya son fusil contre son épaule, comme par instinct, appuya sur la détente, mais la pierre ne produisit qu’une étincelle inutile.

— Il est trop tard ! s’écria-t-il avec un air de dépit et de désespoir ; il est trop tard ! le brigand a gagné le courant ; et quand nous aurions de la poudre, à peine pourrions-nous lui envoyer une balle plus vite qu’il ne vogue maintenant.

Comme il finissait de parler, le Huron, courbé dans le canot, se voyant hors de portée, se montra à découvert, leva les mains en l’air pour se faire remarquer par ses compagnons, et poussa un cri de triomphe, auquel des hurlements de joie répondirent, comme si une bande de démons se fût réjouie de la chute d’une âme chrétienne.

— Vous avez raison de vous réjouir, enfants de l’enfer, dit Œil-de-Faucon en s’asseyant sur une pointe de rocher, et en repoussant du pied son arme inutile. Voilà les trois meilleurs fusils qui se trouvent dans ces bois, qui ne valent pas mieux qu’une branche de bois vermoulu, ou les cornes jetées par les daims l’année dernière.

— Et qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Heyward, ne voulant pas céder au découragement, et désirant connaître quelles ressources il leur restait ; qu’allons-nous devenir ?

Le chasseur ne lui répondit qu’en tournant une main autour de sa chevelure d’une manière si expressive, qu’il ne fallait pas de paroles pour expliquer ce qu’il voulait dire.

— Nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité, reprit le major ; nous pouvons nous défendre dans les cavernes, nous opposer à leur débarquement.

— Avec quoi ? demanda Œil-de-Faucon d’un ton calme : avec les flèches d’Uncas ? avec des larmes de femmes ? — Non, non ; le temps de la résistance est passé. Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous avez des amis ; avec tout cela, je sens qu’il est dur de mourir. Mais, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur les deux Mohicans, souvenons-nous que notre sang est pur, et prouvons à ces habitants de la forêt que le blanc peut souffrir et mourir avec autant de fermeté que l’homme rouge, quand son heure est arrivée.

Heyward, ayant jeté un coup d’œil rapide dans la direction qu’avaient prise les yeux du chasseur, vit la confirmation de toutes ses craintes dans la conduite des deux Indiens. Chingachgook, assis dans une attitude de dignité sur un autre fragment de rocher, avait déjà ôté de sa ceinture son couteau et son tomahawk, dépouillé sa tête de sa plume d’aigle, et il passait la main sur sa touffe de cheveux, comme pour la préparer à l’opération qu’il s’attendait à subir incessamment. Sa physionomie était calme, quoique pensive, et ses yeux noirs et brillants, perdant l’ardeur qui les avait animés pendant le combat, prenaient une expression plus analogue à la situation dans laquelle il se trouvait.

— Notre position n’est pas encore désespérée, dit le major ; il peut nous arriver du secours à chaque instant. Je ne vois pas d’ennemis dans les environs ; ils se sont retirés ; ils ont renoncé à à un combat dans lequel ils ont reconnu qu’ils ont beaucoup plus à perdre qu’à gagner.

— Il est possible qu’il se passe une heure, deux heures, répondit Œil-de-Faucon, avant que les maudits Serpents arrivent, comme il est possible qu’ils soient déjà à portée de nous entendre ; mais ils arriveront, et de manière à ne nous laisser aucune espérance. — Chingachgook, mon frère, ajouta-t-il en se servant alors de la langue des Delawares, nous venons de combattre ensemble pour la dernière fois, et les Maquas pousseront le cri de triomphe en donnant la mort au sage Mohican et au Visage-Pâle dont ils redoutaient la vue la nuit comme le jour.

— Que les femmes des Mingos pleurent leur mort ! dit Chingachgook avec sa dignité ordinaire et avec une fermeté inébranlable ; le Grand-Serpent des Mohicans s’est introduit dans les wigwams, et il a empoisonné leur triomphe par les cris des enfants dont les pères n’y rentreront jamais. Onze guerriers ont été étendus sur la terre, loin des tombeaux de leurs pères, depuis la dernière fonte des neiges, et personne ne dira où l’on peut les trouver, tant que la langue de Chingachgook gardera le silence. Qu’ils tirent leur couteau le mieux affilé, qu’ils lèvent leur tomahawk le plus lourd, car leur plus dangereux ennemi est entre leurs mains. Uncas, mon fils, dernière branche d’un noble tronc, appelle-les lâches, dis-leur de se hâter, ou leurs cœurs s’amolliront, et ils ne seront plus que des femmes.

— Ils sont à la pêche de leurs morts, répondit la voix douce et grave du jeune Indien ; les Hurons flottent dans la rivière avec les anguilles ; ils tombent des chênes comme le fruit mûr, et les Delawares en rient.

— Oui, oui, dit le chasseur, qui avait écouté les discours caractéristiques des deux Indiens ; ils s’échauffent le sang, et ils exciteront les Maquas à les expédier promptement : mais quant à moi dont le sang est sans mélange, je saurai mourir comme doit mourir un blanc, sans paroles insultantes dans la bouche, et sans amertume dans le cœur.

— Et pourquoi mourir ? dit en s’avançant vers lui Cora, que la terreur avait retenue jusqu’alors appuyée sur le rocher ; le chemin vous est ouvert en ce moment ; vous êtes sans doute en état de traverser cette rivière à la nage ; fuyez dans les bois que vos ennemis viennent de quitter, et invoquez le secours du ciel. Allez, braves gens ; vous n’avez déjà couru que trop de risques pour nous ; ne vous attachez pas plus longtemps à notre malheureuse fortune.

— Vous ne connaissez guère les Iroquois, si vous croyez qu’ils ne surveillent pas tous les sentiers qui conduisent dans les bois, répondit Œil-de-Faucon, qui ajouta avec simplicité : Il est bien vrai qu’en nous laissant seulement emporter par le courant nous serions bientôt hors de la portée de leurs balles et même du son de leurs voix.

— Pourquoi donc tardez-vous ? s’écria Cora ; jetez-vous dans la rivière ; n’augmentez pas le nombre des victimes d’un ennemi sans pitié.

— Non, dit le chasseur en tournant ses regards autour de lui avec un air de fierté ; il vaut mieux mourir en paix avec soi-même que de vivre avec une mauvaise conscience. Que pourrions-nous répondre à Munro, quand il nous demanderait où nous avons laissé ses enfants et pourquoi nous les avons quittés ?

— Allez le trouver, et dites-lui de nous envoyer de prompts secours, s’écria Cora avec un généreux enthousiasme ; dites-lui que les Hurons nous entraînent dans les déserts du côté du nord, mais qu’avec de la vigilance et de la célérité il peut encore nous sauver. Et s’il arrivait que le secours vînt trop tard, ajouta-t-elle d’une voix plus émue, mais qui reprit bientôt sa fermeté, portez-lui les derniers adieux, les assurances de tendresse, les bénédictions et les prières de ses deux filles ; dites-lui de ne pas pleurer leur fin prématurée, et d’attendre avec une humble confiance l’instant où le ciel lui permettra de les rejoindre.

Les traits endurcis du chasseur parurent agités d’une manière peu ordinaire. Il avait écouté avec grande attention ; et quand Cora eut fini de parler, il s’appuya le menton sur une main et garda le silence en homme qui réfléchissait sur la proposition qu’il venait d’entendre.

— Il y a de la raison dans cela, dit-il enfin, et l’on ne peut nier que ce ne soit l’esprit du christianisme ; mais ce qui peut être bien pour un homme rouge peut être mal pour un blanc qui n’a pas une goutte de sang mêlé à alléguer pour excuse. Chingachgook, Uncas, avez-vous entendu ce que vient de dire la femme blanche aux yeux noirs ?

Il leur parla quelques instants en delaware, et ses discours, quoique prononcés d’un ton calme et tranquille, semblaient avoir quelque chose de décidé. Chingachgook l’écouta avec sa gravité accoutumée, parut sentir l’importance de ce qu’il disait et y réfléchir profondément. Après avoir hésité un moment, il fit de la tête et de la main un geste d’approbation, et prononça en anglais le mot — Bon ! — avec l’emphase ordinaire à sa nation. Replaçant alors dans sa ceinture son tomahawk et son couteau, il se rendit en silence sur le bord du rocher, du côté opposé à la rive que les ennemis avaient occupée, s’y arrêta un instant, montra les bois qui étaient de l’autre côté, dit quelques mots en sa langue, comme pour indiquer le chemin qu’il devait suivre, se jeta dans la rivière, gagna le courant rapide, et disparut en peu d’instants aux yeux des spectateurs.

Le chasseur différa un moment son départ pour adresser quelques mots à la généreuse Cora, qui semblait respirer plus librement en voyant le succès de ses remontrances.

— La sagesse est quelquefois accordée aux jeunes gens comme aux vieillards, lui dit-il, et ce que vous avez dit est sage, pour ne rien dire de plus. Si l’on vous entraîne dans les bois, c’est-à-dire ceux de vous qu’on pourra épargner pour l’instant, cassez autant de branches que vous le pourrez sur votre passage, et appuyez le pied en marchant afin d’en imprimer les traces sur la terre : si l’œil d’un homme peut les apercevoir, comptez sur un ami qui vous suivra jusqu’au bout du monde avant de vous abandonner.

Il prit la main de Cora, la serra avec affection, releva son fusil qu’il regarda un instant d’un air douloureux, et l’ayant caché avec soin sous les broussailles, il s’avança vers le bord de l’eau, au même endroit que Chingachgook avait choisi. Il resta un moment, comme encore incertain de ce qu’il devait faire, et, regardant autour de lui avec un air de dépit, il s’écria : — S’il m’était resté une corne de poudre, jamais je n’aurais subi une telle honte ! — À ces mots, se précipitant dans la rivière, il disparut en peu d’instants, comme l’avait fait le Mohican.

Tous les yeux se tournèrent alors vers Uncas, qui restait appuyé contre le rocher avec un sang-froid imperturbable. Après un court silence, Cora lui montra la rivière, et lui dit :

— Vous voyez que vos amis n’ont pas été aperçus ; ils sont probablement maintenant en sûreté ; pourquoi tardez-vous à les suivre ?

— Uncas veut rester ici, répondit le jeune Indien en mauvais anglais, du ton le plus calme.

— Pour augmenter l’horreur de notre captivité et diminuer les chances de notre délivrance ! s’écria Cora, baissant les yeux sous les regards ardents du jeune Indien. — Partez, généreux jeune homme, continua-t-elle, peut-être avec un sentiment secret de l’ascendant qu’elle avait sur lui ; partez, et soyez le plus confidentiel de mes messagers. Allez trouver mon père, et dites-lui que nous lui demandons de vous confier les moyens de nous remettre en liberté. Partez, sur-le-champ, je vous en prie, je vous en conjure !

L’air calme et tranquille d’Uncas se changea en une expression sombre et mélancolique ; mais il n’hésita plus. Il s’élança en trois bonds jusqu’au bord du rocher, et se précipita dans la rivière, où ceux qui le suivaient des yeux le perdirent de vue. L’instant d’après ils virent sa tête reparaître au milieu du courant rapide, et il disparut presque aussitôt dans l’éloignement.

Ces trois épreuves qui paraissaient avoir réussi n’avaient occupé que quelques minutes d’un temps qui était alors si précieux. Dès qu’Uncas ne fut plus visible, Cora se tourna vers le major, et lui dit d’une voix presque tremblante :

— J’ai entendu vanter votre habileté à nager, Duncan ; ne perdez donc pas de temps, et suivez le bon exemple que viennent de vous donner ces êtres généreux et fidèles.

— Est-ce là ce que Cora Munro attend de celui qui s’est chargé de la protéger ? demanda Heyward en souriant avec amertume.

— Ce n’est pas le moment de s’occuper de subtilités et de faire valoir des sophismes, s’écria-t-elle avec véhémence ; nous devons maintenant ne considérer que notre devoir. Vous ne pouvez nous rendre aucun service dans la situation où nous nous trouvons, et vous devez chercher à sauver une vie précieuse pour d’autres amis.

Il ne lui répondit rien ; mais il jeta un regard douloureux sur Alice, qui s’appuyait sur son bras, presque incapable de se soutenir.

— Réfléchissez, après tout, continua Cora après un court intervalle pendant lequel elle parut lutter contre des appréhensions plus vives qu’elle ne voulait le laisser paraître, que la mort est le pire qui puisse nous arriver ; et c’est un tribut que toute créature doit payer au moment où il plaît au Créateur de l’exiger.

Heyward répondit d’une voix sombre et d’un air mécontent de son importunité : — Cora, il est des maux pires que la mort même, et que la présence d’un homme prêt à mourir pour vous peut détourner.

Cora ne répliqua rien, et, se couvrant le visage de son schall, elle prit le bras d’Alice et rentra avec elle dans la seconde caverne.