Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 266-280).

CHAPITRE XXII


Bot. Sommes-nous tous réunis ?
Qui. Sans doute ; et voici un endroit admirable pour faire notre répétition.
ShakspeareLe songe d’une nuit d’été.


Le lecteur peut s’imaginer, mieux que nous ne pourrions le décrire, quelle fut la surprise d’Heyward. Son camp d’Indiens redoutables se métamorphosait en une troupe de castors ; son lac n’était plus qu’un étang formé à la longue par ces ingénieux quadrupèdes ; sa cataracte devenait une écluse construite par l’industrie naturelle de ces animaux, et dans le sauvage dont la proximité l’avait inquiété, il reconnaissait son ancien compagnon David La Gamme. La présence inattendue du maître en psalmodie fit concevoir au major un tel espoir de revoir bientôt les deux sœurs, que sans hésiter un instant il sortit de son embuscade, et courut rejoindre les deux principaux acteurs de cette scène.

L’accès de gaieté d’Œil-de-Faucon n’était point encore passé quand Heyward arriva. Il fit tourner David sur les talons sans cérémonie pour l’examiner plus à son aise, et jura plus d’une fois que la manière dont il était accoutré faisait grand honneur au goût des Hurons. Enfin il lui saisit la main, la lui serra avec une force qui fit venir des larmes aux yeux de l’honnête David, et le félicita sur sa métamorphose.

— Et ainsi, vous vous disposiez à apprendre un cantique aux castors, n’est-ce pas ? lui dit-il ; les rusés animaux savent déjà quelque chose de votre métier, car ils battent la mesure avec la queue, comme vous venez de le voir. Au surplus il était temps qu’ils plongeassent, car j’étais bien tenté de leur donner le ton avec mon tueur de daims, J’ai connu bien des gens qui savaient lire et écrire, et qui n’avaient pas l’intelligence d’un castor ; mais quant au chant, le pauvre animal est né muet. Et que pensez-vous de l’air que voici ?

Il imita trois fois le cri du corbeau ; David pressa ses deux mains sur ses oreilles délicates, et Heyward, quoique averti que c’était le signal convenu, ne put s’empêcher de lever les yeux en l’air pour voir s’il n’y apercevrait pas un oiseau.

— Voyez, continua le chasseur en montrant les deux Mohicans qui, ayant entendu le signal, arrivaient déjà de différents côtés ; c’est une musique qui a une vertu particulière ; elle attire près de moi deux bons fusils, pour ne rien dire des couteaux et des tomahawks. Eh bien ! nous voyons qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux ; mais dites-nous maintenant ce que sont devenues les deux jeunes dames.

— Elles sont captives des païens, répondit David ; mais, quoique troublées d’esprit, elles sont en toute sûreté de corps.

— Toutes deux ? demanda Heyward respirant à peine.

— Toutes deux, répéta David. Quoique notre voyage ait été fatigant, et notre nourriture peu abondante, nous n’avons guère eu à nous plaindre que de la violence qu’on a faite à notre volonté en nous emmenant en captivité dans un pays lointain.

— Que le ciel vous récompense de la consolation que vos paroles me procurent ! s’écria Munro avec agitation ; mes chères filles me seront donc rendues, aussi pures, aussi innocentes que lorsqu’elles m’ont été ravies !

— Je doute que le moment de leur délivrance soit arrivé, répliqua David d’un air grave. Le chef de ces sauvages est possédé d’un malin esprit que la toute puissance du ciel peut seule dompter. J’ai tout essayé près de lui ; mais ni l’harmonie des sons ni la force des paroles ne semblent toucher son âme.

— Et où est le coquin ? demanda brusquement le chasseur.

— Il chasse l’élan aujourd’hui avec ses jeunes guerriers, et demain, à ce que j’ai appris, nous devons nous enfoncer plus avant dans ces forêts, et nous rapprocher des frontières du Canada. L’aînée des deux sœurs habite avec une peuplade voisine dont les habitations sont placées au delà de ce grand rocher noir que vous voyez là-bas. L’autre est retenue avec les femmes des Hurons qui sont campés à deux petits milles d’ici, sur un plateau où le feu a rempli les fonctions de la hache pour faire disparaître les arbres.

— Alice ! ma pauvre Alice ! s’écria Heyward ; elle a donc même perdu la consolation d’avoir sa sœur auprès d’elle !

— Elle l’a perdue ; mais elle a joui de toutes celles que peut donner à l’esprit dans l’affliction la mélodie des chants religieux.

— Quoi ! s’écria Œil-de-Faucon, elle trouve du plaisir à écouter votre musique !

— Une musique d’un caractère grave et solennel, quoique je doive convenir qu’en dépit de tous mes efforts pour la distraire je la vois pleurer plus souvent que sourire. Dans de pareils instants, je suspends la mélodie des chants sacrés ; mais il en est de plus heureux où j’éprouve de grandes consolations, quand je vois les sauvages s’attrouper autour de moi pour m’entendre invoquer la merci céleste.

— Et comment se fait-il qu’on vous permette d’aller seul ? qu’on ne vous surveille pas ? demanda Heyward.

— Il ne faut pas en faire un mérite à un vermisseau tel que moi, répondit La Gamme en cherchant à donner à ses traits une expression d’humilité modeste ; mais quoique le pouvoir de la psalmodie ait été suspendu pendant la terrible affaire de la plaine de sang que nous avons traversée, elle a recouvré son influence même sur les âmes des païens, et c’est pourquoi il m’est permis d’aller où bon me semble.

Œil-de-Faucon se mit à rire, se toucha le front du doigt, d’un air expressif, en regardant le major, et il rendit peut-être son idée plus intelligible en ajoutant en même temps :

— Jamais les Indiens ne maltraitent celui qui manque de cela. Mais dites-moi, l’ami, quand le chemin était ouvert devant vous, pourquoi n’êtes-vous pas retourné sur vos pas ? Les traces en sont plus visibles que celles que laisserait un écureuil. Pourquoi ne vous êtes-vous pas pressé de porter ces nouvelles au fort Édouard ?

Le chasseur, ne songeant qu’à sa vigueur et à l’habitude qu’il avait de reconnaître les moindres traces, oubliait qu’il proposait à David une tâche qu’il aurait probablement été impossible à celui-ci de jamais exécuter. Mais le psalmodiste, sans rien perdre de son air de simplicité ordinaire, se contenta de lui répondre :

— Quoique c’eût été une grande joie pour mon âme de revoir les habitations des chrétiens, mes pieds auraient suivi les pauvres jeunes dames confiées à mes soins, même jusque dans la province idolâtre des jésuites, plutôt que de faire un pas en arrière, pendant qu’elles languissent dans l’affliction et la captivité.

Quoique le langage figuré de David ne fût pas complètement à la portée de tous ceux qui l’entendaient, son ton ferme, l’expression de ses yeux, et son air de franchise et de sincérité, l’expliquaient assez pour que personne ne pût s’y méprendre. Uncas s’avança, et jeta sur lui en silence un regard d’approbation, tandis que Chingachgook exprimait sa satisfaction par cette exclamation qui remplace les applaudissements chez les Indiens.

— Le Seigneur n’a jamais voulu, dit le chasseur en secouant la tête, que l’homme donnât tous ses soins à son gosier, au lieu de cultiver les plus nobles facultés dont il lui a plu de le douer. Mais ce pauvre diable a eu le malheur de tomber entre les mains de quelque sotte femme quand il aurait dû travailler à son éducation en plein air et au milieu des beautés de la forêt. Au surplus, il n’a que de bonnes intentions. — Tenez, l’ami, voici un joujou que j’ai trouvé et qui vous appartient. J’avais dessein de m’en servir pour allumer le feu ; mais comme vous y êtes attaché, reprenez-le, et grand bien vous fasse !

La Gamme reçut son instrument avec une expression de plaisir aussi vive qu’il crut pouvoir se le permettre sans déroger à la grave profession qu’il exerçait. Il en tira sur-le-champ quelques sons, qu’il fit suivre tout aussitôt des accents de sa propre voix pour s’assurer que son instrument favori n’avait rien perdu de ses qualités, et dès qu’il en fut bien convaincu, il prit gravement dans sa poche le petit livre dont il a été si souvent parlé, et se mit à le feuilleter pour y chercher quelque long cantique d’action de grâces.

Mais Heyward mit obstacle à ce pieux dessein en lui faisant questions sur questions sur les captives. Le vénérable père l’interrogeait aussi à son tour avec un intérêt trop puissant pour que David pût se dispenser de lui répondre, quoiqu’il jetât toujours de temps en temps sur son instrument un coup d’œil qui annonçait le désir de s’en servir. Le chasseur lui-même faisait quelques questions quand l’occasion semblait l’exiger.

Ce fut de cette manière, et avec quelques intervalles, que David remplissait du prélude menaçant d’un long cantique, qu’ils apprirent enfin les détails dont la connaissance pouvait leur être utile pour l’accomplissement de leur grande entreprise, la délivrance des deux sœurs.

Magua était resté sur la montagne où il avait conduit ses deux prisonnières, jusqu’à ce que le tumulte et le carnage qui régnaient dans la plaine fussent complètement calmés. Vers le milieu du jour il en était descendu, et avait pris la route du Canada, à l’ouest de l’Horican. Comme il connaissait parfaitement ce chemin et qu’il savait qu’il n’était pas en danger d’une poursuite immédiate, il ne mit pas une hâte extraordinaire dans sa marche, quoiqu’il prît toutes les précautions pour en dérober la trace à ceux qui pourraient le poursuivre. Il paraissait, d’après la relation naïve de David, que sa présence avait été plutôt endurée que souhaitée ; mais Magua lui-même n’était pas tout à fait exempt de cette vénération superstitieuse avec laquelle les Indiens regardent les êtres dont il plaît au grand Esprit de déranger l’intelligence. Lorsque la nuit était arrivée, on avait pris les plus grandes précautions, tant pour mettre les deux prisonnières à l’abri de la rosée que pour empêcher qu’elles pussent s’échapper.

En arrivant au camp des Hurons, Magua, conformément à une politique dont un sauvage s’écartait rarement, avait séparé ses prisonnières. Cora avait été envoyée dans une peuplade nomade qui occupait une vallée éloignée ; mais David ignorait trop l’histoire et les coutumes des Indiens pour pouvoir dire quel était le caractère de ceux-ci, et quel nom portait leur tribu. Tout ce qu’il savait, c’était qu’ils n’avaient point pris part à l’expédition qui venait d’avoir lieu contre William-Henry ; que, de même que les Hurons, ils étaient alliés de Montcalm, et qu’ils avaient des liaisons amicales avec cette nation belliqueuse et sauvage dans le voisinage désagréable de laquelle le hasard les avait placés.

Les Mohicans et le chasseur écoutèrent cette narration imparfaite et interrompue avec un intérêt qui croissait évidemment à chaque instant ; et tandis que David cherchait à décrire les mœurs de la peuplade d’Indiens parmi lesquels Cora avait été conduite, Œil-de-Faucon lui demanda tout à coup :

— Avez-vous remarqué leurs couteaux ? Sont-ils de fabrique anglaise ou française ?

— Mes pensées ne s’arrêtaient point à de telles vanités, répondit David ; je partageais les chagrins des deux jeunes dames, et je ne songeais qu’à les consoler.

— Le temps peut venir où vous ne regarderez pas le couteau d’un sauvage comme une vanité si méprisable, dit le chasseur en prenant lui-même un air de mépris qu’il ne cherchait pas à déguiser. Ont-ils célébré leur fête des grains ? — Pouvez-vous nous dire quelque chose de leurs totems ?

— Le grain ne nous a jamais manqué ; nous en avons en abondance, et Dieu en soit loué, car le grain cuit dans le lait est doux à la bouche et salutaire à l’estomac. Quant au totem[1], je ne sais ce que vous voulez dire. Si c’est quelque chose qui ait rapport à l’art de la musique indienne, ce n’est pas chez eux qu’il faut le chercher : jamais ils n’unissent leurs voix pour chanter les louanges de Dieu, et ils paraissent les plus profanes de tous les idolâtres.

— C’est calomnier la nature d’un Indien ! Les Mingos eux-mêmes n’adorent que le vrai Dieu ! Je le dis à la honte de ma couleur ; mais c’est un mensonge impudent des blancs que de prétendre que les guerriers des bois se prosternent devant les images qu’ils ont taillées eux-mêmes. Il est bien vrai qu’ils tâchent de vivre en paix avec le diable ; mais qui ne voudrait vivre en paix avec un ennemi qu’il est impossible de vaincre ? Il n’en est pas moins certain qu’ils ne demandent de faveur et d’assistance qu’au bon et grand Esprit.

— Cela peut être ; mais j’ai vu des figures bien étranges au milieu des peintures dont ils se couvrent le corps ; le soin qu’ils en prennent, l’admiration qu’elles leur inspirent, sentent une espèce d’orgueil spirituel ; j’en ai vu une entres autres qui représentait un animal dégoûtant et impur.

— Était-ce un serpent ? demanda vivement le chasseur.

— Pas tout à fait ; mais c’était la ressemblance d’un animal rampant comme lui, d’une vile tortue de terre.

— Hugh ! s’écrièrent en même temps les deux Mohicans, tandis que le chasseur secouait la tête avec l’air d’un homme qui vient de faire une découverte importante, mais peu agréable.

Chingachgook prit alors la parole, et s’exprima en delaware avec un calme et une dignité qui excitèrent l’attention même de ceux qui ne pouvaient le comprendre ; ses gestes étaient expressifs, et quelquefois même énergiques. Une fois il leva le bras droit, et en le laissant retomber lentement, il appuya un doigt sur sa poitrine, comme pour donner une nouvelle force à quelque chose qu’il disait. Ce mouvement écarta le tissu de calicot qui le couvrait, et Duncan, qui suivait des yeux tous ses gestes, vit sur sa poitrine la représentation en petit, ou plutôt l’esquisse de l’animal dont on venait de parler, bien tracée en beau bleu. Tout ce qu’il avait entendu dire de la séparation violente des tribus nombreuses des Delawares se présenta alors à son esprit, et il attendit le moment où il pourrait faire quelques questions, avec une impatience qu’il ne maîtrisait qu’avec de grands efforts, malgré le vif intérêt qu’il prenait au discours du chef mohican, discours qui malheureusement était inintelligible pour lui.

Œil-de-Faucon ne lui donna pas le temps de l’interroger ; car dès que Chingachgook eut fini de parler, il prit la parole à son tour, et s’adressa au major en anglais.

— Nous venons de découvrir, lui dit-il, ce qui peut nous être utile ou préjudiciable, suivant que le ciel en disposera. Le Sagamore est du sang le plus ancien des Delawares, et il est grand chef de leurs Tortues. Qu’il y ait parmi la peuplade dont le chanteur nous parle quelques individus de cette race, c’est ce dont nous ne pouvons douter d’après ce qu’il vient de nous dire ; et s’il avait épargné, pour faire quelques questions prudentes, la moitié de l’haleine qu’il a mal employée à faire une trompette de son gosier, nous aurions pu savoir quel est le nombre des guerriers de cette caste qui s’y trouve. Dans tous les cas, nous sommes sur un chemin qui offre bien des dangers ; car un ami dont le visage s’est détourné de vous est souvent plus mal intentionné que l’ennemi qui en veut ouvertement à votre chevelure.

— Expliquez-vous, dit Duncan.

— Ce serait une histoire aussi triste que longue, et à laquelle je n’aime pas à penser, répondit le chasseur ; car on ne peut nier que le mal n’ait été principalement fait par des hommes à peau blanche. Le résultat en est que les frères ont levé leurs tomahawks les uns contre les autres, et que les Mingos et les Delawares se sont trouvés côte à côte sur le même sentier.

— Et vous croyez que c’est avec une partie de cette dernière nation que Cora se trouve en ce moment ? demanda Heyward.

Œil-de-Faucon ne répondit que par un signe affirmatif, et parut désirer de mettre fin à une conversation sur un sujet qui lui était pénible. L’impatient Duncan s’empressa alors de proposer d’employer pour la délivrance des deux sœurs des moyens impraticables, et qui ne pouvaient être suggérés et adoptés que par le désespoir. Munro parut secouer son accablement pour écouter les projets extravagants du jeune major avec un air de déférence, et il sembla y donner une approbation que son jugement et ses cheveux blancs auraient refusée en toute autre circonstance. Mais le chasseur, après avoir attendu patiemment que la première ardeur de l’amant s’évaporât un peu, vint à bout de le convaincre de la folie qu’il y aurait à adopter des mesures précipitées et plus que hasardeuses dans une affaire qui exigeait autant de sang-froid et de prudence que de courage et de détermination.

— Voici ce qu’il y a de mieux à faire, ajouta-t-il : que ce chanteur retourne chanter chez les Indiens ; qu’il informe les deux jeunes dames que nous sommes dans les environs, et qu’il vienne nous rejoindre pour se concerter avec nous quand nous lui en donnerons le signal. Vous qui êtes musicien, l’ami, vous êtes sûrement en état de distinguer le cri du corbeau de celui du whip- poor-will[2] ?

— Bien certainement. Celui-ci est un oiseau dont la voix est douce et mélancolique ; et quoiqu’elle n’ait que deux notes mal cadencées, elle n’a rien de désagréable.

— Il veut parler du wish-ton-wish, dit le chasseur. — Eh bien ! puisque sa voix vous plaît, elle vous servira de signal. Quand vous entendrez le whip-poor-will chanter trois fois, ni plus ni moins, souvenez-vous de venir dans le bois, à l’endroit où vous croirez l’avoir entendu.

— Un instant, dit Heyward ; je l’accompagnerai.

— Vous ! s’écria Œil-de-Faucon en le regardant avec surprise ; êtes-vous las de voir le soleil se lever et se coucher ?

— David est une preuve vivante que les Hurons eux-mêmes ne sont pas toujours sans merci.

— Mais le gosier de David lui rend des services que jamais homme de bon sens n’exigerait du sien.

— Je puis aussi jouer le rôle de fou, d’insensé, de héros, de tout ce qu’il vous plaira, pourvu que je délivre celle que j’aime d’une telle captivité. Ne me faites plus d’objections, je suis déterminé.

Le chasseur le regarda une seconde fois avec un étonnement qui le rendait muet. Mais Duncan, qui, par déférence pour l’expérience de son compagnon, et par égard pour les services qu’il en avait reçus, s’était soumis jusqu’alors presque aveuglément à tous ses avis, prit l’air de supériorité d’un homme habitué au commandement. Il fit un geste de la main pour indiquer qu’il ne voulait écouter aucune remontrance, et dit ensuite d’un ton plus modéré :

— Vous connaissez les moyens de me déguiser, employez-les sur-le-champ ; changez tout mon extérieur. — Peignez-moi, si vous le jugez à propos ; en un mot, faites de moi ce qu’il vous plaira : un fou supposé, si vous ne voulez pas que je le devienne véritablement.

Le chasseur secoua la tête d’un air mécontent.

— Ce n’est pas à moi, reprit-il, qu’il appartient de dire que celui qui a été formé par une main aussi puissante que celle de la Providence a besoin de subir quelque changement. D’ailleurs vous autres même, quand vous envoyez des détachements en campagne, vous leur donnez des mots d’ordre, et vous leur désignez des lieux de ralliement, afin que ceux qui combattent du même côté puissent se reconnaître, et sachent où retrouver leurs amis ; ainsi…

— Écoutez-moi, s’écria Duncan sans lui laisser le temps d’achever sa phrase, vous venez d’apprendre de ce brave homme, qui a si fidèlement suivi les deux prisonnières, que les Indiens avec lesquels elles se trouvent sont de deux tribus différentes, sinon de deux différentes nations : celle que vous nommez la chevelure noire est avec la peuplade que vous croyez être une branche des Delawares ; l’autre, la plus jeune, est incontestablement entre les mains de nos ennemis déclarés, les Hurons. La délivrer est donc la partie la plus difficile et la plus dangereuse de notre entreprise, et je prétends tenter cette aventure comme ma jeunesse et mon rang l’exigent. Ainsi donc, tandis que vous négocierez avec vos amis la délivrance de l’une, j’effectuerai celle de l’autre, ou j’aurai cessé d’exister.

L’ardeur martiale du jeune major ainsi réveillée brillait dans ses yeux, et donnait à toute sa personne un air imposant auquel il était difficile de résister. Œil-de-Faucon, quoique connaissant trop bien la clairvoyance de l’astuce des Indiens pour ne pas prévoir tout le danger d’une pareille tentative, ne sut trop comment combattre cette résolution soudaine. Peut-être même trouvait-il en secret dans ce projet quelque chose qui était d’accord avec sa hardiesse naturelle, et avec ce goût invincible qu’il avait toujours eu lui-même pour les entreprises hasardeuses, et qui avait augmenté avec son expérience, au point que les périls étaient devenus, pour ainsi dire, une jouissance nécessaire à son existence. Changeant donc de dessein tout à coup, il cessa de faire des objections au projet du major Heyward, et se prêta de bonne grâce à lui faciliter les moyens de l’exécuter.

— Allons, dit-il en souriant avec un air de bonne humeur, quand un daim veut se jeter à l’eau, il faut se mettre en face pour l’en empêcher, et non le poursuivre par derrière. Chingachgook a dans sa carnassière autant de couleurs que la femme d’un officier d’artillerie que je connais, qui met la nature sur des morceaux de papier, fait des montagnes semblables à une meule de foin, et place le bleu firmament à la portée de la maison. Le Sagamore sait s’en servir aussi. Asseyez-vous sur cette souche, et je vous réponds sur ma vie qu’il aura bientôt fait de vous un fou aussi naturel que vous pouvez le désirer.

Duncan s’assit, et Chingachgook, qui avait écouté toute cette conversation avec une grande attention, se mit sur-le-champ en besogne. Exercé depuis longtemps dans tous les mystères d’un art que connaissent plus ou moins presque tous les sauvages, il mit tous ses soins à lui donner l’extérieur de ce qu’il voulait paraître.

Il traça sur son front cette ligne que les Indiens sont accoutumés à regarder comme le symbole d’un caractère cordial et joyeux. Il évita avec soin tous les traits qui auraient pu indiquer des dispositions belliqueuses, et dessina sur ses joues des figures fantastiques, qui travestissaient le militaire en bouffon. Les gens de cette humeur n’étaient pas un phénomène chez les Indiens ; et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par le costume qu’il avait pris en partant du fort Édouard, il y avait certainement quelque raison de se flatter, qu’avec la connaissance parfaite qu’il avait du français, il pourrait passer pour un jongleur de Ticonderoga faisant une ronde parmi les peuplades alliées.

Quand on jugea que rien ne manquait à la peinture, le chasseur lui donna beaucoup d’avis et d’instructions sur la manière dont il devrait se conduire parmi les Hurons ; ils convinrent des signaux, et de l’endroit où ils se rejoindraient en cas de succès de part et d’autre, enfin rien ne fut oublié de ce qui pouvait contribuer à la réussite de l’entreprise.

La séparation de Munro et de son jeune ami fut douloureuse. Cependant le colonel parut s’y soumettre avec une sorte d’indifférence, qu’il n’aurait jamais montrée si son esprit se fût trouvé dans sa situation ordinaire, et que son accablement ne l’eût pas emporté sur son naturel cordial et affectueux.

Le chasseur, tirant alors à part le major, l’informa de l’intention où il était de laisser le vétéran dans quelque retraite sûre, sous la garde de Chingachgook, tandis qu’Uncas et lui chercheraient à se procurer quelques renseignements sur la tribu d’Indiens qu’ils avaient de bonnes raisons pour croire des Delawares. Lui ayant ensuite renouvelé le conseil qu’il lui avait déjà donné de consulter principalement la prudence dans tout ce qu’il croirait devoir dire ou faire, il finit par lui dire d’un ton solennel, mêlé d’une sensibilité dont Duncan fut profondément touché :

— Et maintenant, major, que Dieu vous inspire et vous protège ! Vous avez montré une ardeur qui me plaît ; c’est un don qui appartient à la jeunesse, et surtout quand elle a le sang chaud et le cœur brave. Mais croyez-en les avis d’un homme à qui l’expérience a appris que ce qu’il vous dit est la pure vérité : vous aurez besoin de tout votre sang-froid, et d’un esprit plus subtil que celui qu’on peut trouver dans les livres pour déjouer les ruses d’un Mingo et maîtriser sa résolution. Que Dieu veille sur vous ! Mais enfin, s’ils font un trophée de votre chevelure, comptez sur la promesse d’un homme qui a deux braves guerriers pour le soutenir ; les Hurons paieront leur triomphe par autant de morts qu’ils y auront trouvé de cheveux ! je le répète, major : puisse la Providence bénir votre entreprise, car elle est juste et honorable ; mais souvenez-vous que pour tromper ces coquins il est permis de faire des choses qui ne sont pas tout à fait dans la nature du sang blanc.

Heyward serra la main de son digne compagnon, qui ne savait trop s’il devait se prêter à un tel honneur ; il recommanda de nouveau son vieil ami à ses soins, lui rendit tous les vœux de réussite qu’il en avait reçus, et, faisant signe à David de venir le joindre, il partit sur-le-champ avec lui.

Le chasseur suivit des yeux le jeune major, aussi longtemps qu’il put l’apercevoir, d’un air qui exprimait l’admiration que lui inspiraient son courage et sa résolution. Ensuite, secouant la tête en homme qui semblait douter s’il le reverrait jamais, il rejoignit ses trois compagnons, et disparut avec eux dans l’épaisseur du bois.

La route que David fit prendre à Heyward traversait la clairière où se trouvait l’étang des castors, dont elle côtoyait les bords. Quand le major se trouva seul avec un être si simple, si peu en état de lui être du moindre secours dans la circonstance la plus urgente, il commença à sentir mieux qu’auparavant toutes les difficultés de son entreprise, mais sans désespérer d’y réussir.

Le jour qui commençait alors à tomber donnait un caractère encore plus sombre et plus sauvage au désert qui s’étendait bien loin autour de lui. On aurait même pu trouver quelque chose d’effrayant dans le silence et la tranquillité qui régnait dans ces petites habitations à toits ronds, qui étaient pourtant si bien peuplées. En contemplant ces constructions admirables, en voyant l’étonnante sagacité qui y présidait, la pensée qui le frappa fut que, même les animaux de ces vastes solitudes, possédaient un instinct presque comparable à la raison, et il ne put songer sans inquiétude à la lutte inégale qu’il allait avoir à soutenir, et dans laquelle il s’était si témérairement engagé. Mais au milieu de ces idées, l’image d’Alice, sa détresse, son isolement, le danger qu’elle courait, se présentèrent à son imagination, et les périls qu’il pouvait courir lui-même ne furent plus rien pour lui. Encourageant David par ses discours et son exemple, il se sentit enflammé d’une nouvelle ardeur, et marcha en avant avec le pas léger et vigoureux de la jeunesse et du courage.

Après avoir décrit à peu près un demi-cercle autour de l’étang des castors, ils s’en éloignèrent pour gravir une petite hauteur, sur le plateau de laquelle ils marchèrent quelque temps. Au bout d’une demi-heure, ils arrivèrent dans une autre clairière, également traversée par un ruisseau, et qui paraissait aussi avoir été habitée par des castors, mais que ces animaux intelligents avaient sans doute abandonnée pour se fixer dans la situation préférable qu’ils occupaient à peu de distance. Une sensation fort naturelle porta Duncan à s’arrêter un instant avant de quitter le couvert de la forêt, comme un homme qui recueille toutes ses forces avant de faire un effort pénible pour lequel il sait qu’elles lui seront nécessaires. Il profita de cette courte halte pour se procurer les informations qu’il pouvait obtenir par un coup d’œil jeté à la hâte.

À l’autre extrémité de la clairière, près d’un endroit où le ruisseau redoublait de rapidité pour tomber en cascades sur un sol moins élevé, on voyait une soixantaine de cabanes grossièrement construites, dont les matériaux étaient des troncs d’arbres, des branches, des broussailles et de la terre. Elles semblaient placées au hasard, sans aucune prétention à la beauté, ni même à la propreté de l’extérieur. Elles étaient si inférieures, sous tous les rapports, aux habitations des castors que Duncan venait de voir, que ce spectacle lui occasionna une seconde surprise encore plus forte que la première.

Son étonnement redoubla quand, à la lueur du crépuscule, il vit vingt à trente figures qui s’élevaient alternativement du milieu des hautes herbes qui croissaient en face des huttes des sauvages, et qui disparaissaient successivement à sa vue, comme si elles se fussent ensevelies dans les entrailles de la terre. Ne pouvant qu’entrevoir ces formes bizarres, qui ne se rendaient visibles qu’un instant, elles lui paraissaient ressembler à de sombres spectres ou à des êtres surnaturels plutôt qu’à des créatures humaines formées des matériaux vulgaires et communs de chair, d’os et de sang. Un corps nu se montrait un moment, agitant les bras en l’air avec des gestes bizarres, et il s’évanouissait sur-le-champ pour reparaître tout à coup en un endroit plus éloigné, ou pour être remplacé par un autre, qui conservait le même caractère mystérieux.

David, voyant que son compagnon s’était arrêté, suivit la direction de ses regards, et continua à rappeler Heyward à lui-même en lui adressant la parole.

— Il y a ici beaucoup de sol fertile qui languit sans culture, lui dit-il, et je puis dire, sans aucun mélange coupable d’un levain d’amour-propre, que, depuis le court séjour que j’ai fait parmi ces païens, j’y avais répandu bien du bon grain, sans avoir la consolation de le voir fructifier.

— Ces peuplades sauvages s’occupent plus de la chasse que des travaux auxquels les hommes sont habitués dans nos provinces, répondit Heyward les yeux toujours fixés sur les objets qui continuaient à l’étonner.

— Il y a plus de joie que de travail pour l’esprit à élever la voix pour faire entendre les louanges de Dieu, répliqua David, mais ces enfants abusent cruellement des dons du ciel ; j’en ai rarement trouvé de leur âge à qui la nature eût accordé plus libéralement tous les éléments qui peuvent constituer la bonne psalmodie, et bien certainement on n’en trouverait aucun qui ne néglige ce talent. Trois soirées successives, je me suis rendu en ce lieu ; je les ai réunis autour de moi, et je les ai engagés à répéter le cantique sacré que je leur chantais, et jamais ils ne m’ont répondu que par des cris aigus et sans accord qui me perçaient l’âme et me déchiraient les oreilles.

— De qui parlez-vous ? demanda Duncan.

— De ces enfants du démon que vous voyez perdre à des jeux puérils un temps qu’ils pourraient employer si utilement s’ils voulaient m’écouter. Mais la contrainte salutaire de la discipline est inconnue parmi ce peuple abandonné à lui-même. Dans un pays où il croît tant de bouleaux, on ne connaît pas même l’usage des verges, et ce ne doit pas être une merveille pour mes yeux de voir abuser des bienfaits de la Providence pour produire des sons discords comme ceux-ci.

En achevant ces mots, David appliqua ses mains contre ses oreilles pour ne pas entendre les cris des enfants qui faisaient retentir en ce moment toute la forêt. Duncan, souriant des idées superstitieuses qui s’étaient présentées un instant à son imagination, lui dit avec fermeté :

— Avançons.

Le maître en psalmodie obéit sans déranger les sauvegardes qui garantissaient ses oreilles, et ils marchèrent hardiment vers ce que David appelait quelquefois les tentes des Philistins.



  1. Les totems forment une espèce de blason. Chaque famille sauvage se supposant descendue de quelque animal, adopte pour ses armoiries la représentation de cette origine bizarre qui peut-être n’est qu’une allégorie. Le tombeau est orné du totem qui a distingué le sauvage pendant sa vie et joué un rôle dans toutes les solennités de son existence aventureuse.
  2. Whip-poor-will ; c’est le nom local d’une espèce d’émérillon (petit rapace diurne du genre des faucons, que l’on dressait autrefois pour la chasse) particulière à l’Amérique.