Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXIII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 280-294).

CHAPITRE XXIII


Mais quoique les bêtes fauves obtiennent un privilège de chasse, quoique nous donnions au cerf un espace réglé par des lois, avant de lancer nos meutes ou débander notre arc, qui trouvera jamais à redire à la manière dont ce perfide renard est attiré dans le piège ou tué ?
Sir Walter Scott. La Dame du Lac.


Il arrive très rarement que les camps des Indiens soient gardés par des sentinelles armées, comme ceux des blancs, plus instruits : avertis par leurs sens de l’approche du danger pendant qu’il est encore éloigné, les sauvages se reposent en général sur la connaissance parfaite qu’ils ont des indices que présente la forêt, et sur l’étendue de pays et la difficulté des chemins qui les séparent de ceux qu’ils ont à craindre. L’ennemi qui, par quelque heureux concours d’événements, a éludé la vigilance des batteurs d’estrade qui sont à quelque distance, ne trouve donc presque jamais auprès des habitations d’autres vedettes pour donner l’alarme. Indépendamment de cet usage généralement adopté, les peuplades alliées aux Français connaissaient trop bien la force du coup qui venait d’être frappé pour redouter quelque danger immédiat de la part des nations ennemies qui s’étaient déclarées pour les Anglais.

Ce fut ainsi qu’Heyward et David se trouvèrent tout à coup au milieu des enfants occupés de leurs jeux, comme on vient de le dire, sans que personne eût donné le moindre avis de leur approche. Mais dès qu’ils furent aperçus, toute la bande d’enfants, comme par un accord unanime, poussa des cris qui n’étaient rien moins qu’harmonieux, et disparut à leurs yeux comme par l’effet d’un enchantement, la couleur sombre de leurs corps nus se confondant, à cette heure du jour, avec celle des hautes herbes sèches qui les cachaient. Et cependant, quand la surprise eut permis à Duncan d’y jeter un coup d’œil, ses regards rencontraient partout sous l’herbe des yeux noirs et vifs constamment fixés sur lui.

La curiosité des enfants fut pour le major un présage qui ne lui parut pas encourageant, et pendant un moment il aurait volontiers battu en retraite. Mais il était trop tard même pour avoir l’air d’hésiter. Les clameurs bruyantes des enfants avaient attiré une douzaine de guerriers à la porte de la hutte la plus voisine, où ils étaient assemblés en groupe, attendant gravement que ceux qui arrivaient si inopinément s’approchassent d’eux.

David, déjà un peu familiarisé avec de pareilles scènes, marchait le premier, en droite ligne, d’un pas ferme qu’il aurait fallu un obstacle peu ordinaire pour déranger, et il entra dans la hutte avec un air d’assurance et de tranquillité : c’était le principal et le plus grand édifice de cette espèce de village, quoiqu’il ne fût pas construit avec plus de soin ou avec d’autres matériaux que les autres. En ce local se tenaient les conseils et les assemblées publiques de la peuplade, pendant sa résidence temporaire sur les frontières, de la province anglaise.

Duncan trouva quelque difficulté à prendre l’air d’indifférence qui lui était nécessaire quand il passa entre les sauvages robustes et gigantesques qui étaient attroupés à la porte ; mais, songeant que sa vie dépendait de sa présence d’esprit, il imita son compagnon, qu’il suivait pas à pas, et s’efforça tout en s’avançant de rallier ses idées. Un instant son cœur avait cessé de battre quand il s’était trouvé en si proche contact avec des ennemis féroces et implacables ; mais il parvint à maîtriser son émotion, et marcha jusqu’au centre de la cabane sans donner aucun signe de faiblesse. Suivant l’exemple de David, il s’avança vers une pile de fagots de branches odorantes qui étaient dans un coin de la hutte, en prit un, et s’assit en silence.

Dès que le nouveau venu fut entré, ceux des sauvages qui étaient sortis de la hutte y rentrèrent sur-le-champ, et se rangeant autour de lui, ils semblèrent attendre avec patience que la dignité de l’étranger lui permît de parler. D’autres étaient appuyés avec une sorte d’indolence sur les troncs d’arbres qui servaient de piliers pour soutenir cet édifice presque chancelant. Trois ou quatre des plus âgés et des plus renommés de leurs guerriers s’étaient assis, suivant leur usage, un peu en avant des autres.

Une torche brûlait dans cet appartement, et réfléchissait successivement une lueur rouge sur toutes les physionomies de ces Indiens, suivant que les courants d’air en portaient la flamme d’un côté ou d’un autre. Duncan en profita pour tâcher de reconnaître sur leur visage à quelle espèce d’accueil il devait s’attendre ; mais il n’était pas en état de lutter contre la froide astuce des sauvages avec lesquels il se trouvait.

Les chefs, placés en face de lui, dirigèrent à peine un coup d’œil de son côté : ils restaient les yeux fixés vers la terre, dans une attitude qu’on aurait pu prendre pour du respect, mais qu’il était facile d’attribuer à la méfiance. Ceux des Indiens qui se trouvaient dans l’ombre étaient moins réservés ; et Duncan les surprit plus d’une fois jetant sur lui à la dérobée un regard curieux et pénétrant ; et dans le fait il n’avait pas un seul trait de son visage, il ne faisait pas un geste, il ne remuait pas un muscle, qui n’attirassent leur attention, et dont ils ne tirassent quelque conclusion.

Enfin un homme dont les cheveux commençaient à grisonner, mais dont les membres nerveux, la taille droite et le pas assuré annonçaient qu’il avait encore toute la vigueur de l’âge mûr, s’avança d’un des bouts de l’appartement où il était resté, probablement pour faire ses observations sans être vu, et s’adressant à Heyward, il lui parla en se servant de la langue des Wyandots ou Hurons. Son discours était par conséquent inintelligible pour le major, quoique d’après les gestes qui l’accompagnaient il crût y reconnaître un ton de politesse plutôt que de courroux. Il fit donc quelques gestes pour lui faire comprendre qu’il ne connaissait pas cette langue.

— Aucun de mes frères ne parle-t-il français ou anglais ? demanda ensuite Duncan en français, en regardant tour à tour ceux qui se trouvaient près de lui, dans l’espoir que quelqu’un d’entre eux lui répondrait.

La plupart se tournèrent vers lui comme pour l’écouter avec plus d’attention ; mais il n’obtint de réponse de personne.

— Je serais fâché de croire, dit Heyward toujours en français, et en parlant lentement dans l’espoir d’être mieux compris, que dans cette brave et sage nation il ne se trouve personne qui entende la langue dont le grand monarque se sert quand il parle à ses enfants. Il aurait un poids sur le cœur, s’il pensait que ses guerriers rouges aient si peu de respect pour lui.

Une longue pause s’ensuivit ; une gravité imperturbable régnait sur tous les visages, et pas un geste, pas un clin d’œil n’indiquait quelle impression cette observation pouvait avoir faite. Duncan, qui savait que le don de se taire était une vertu chez les sauvages, résolut d’en donner lui-même un exemple, et il profita de cet intervalle pour mettre de l’ordre dans ses idées.

Enfin le même guerrier qui lui avait déjà adressé la parole lui demanda d’un ton sec, et en employant le patois français du Canada :

— Quand notre père, le grand monarque, parle à son peuple, se sert-il de la langue du Huron ?

— Il parle à tous le même langage, répondit Heyward ; il ne fait aucune distinction entre ses enfants, n’importe que la couleur de leur peau soit rouge, blanche ou noire ; mais il estime particulièrement ses braves Hurons.

— Et de quelle manière parlera-t-il, continua le chef, quand on lui présentera les chevelures qui, il y a cinq nuits, croissaient sur les têtes des Yengeese[1] ?

— Les Yengeese étaient ses ennemis, dit Duncan avec un frissonnement intérieur, et il dira : Cela est bon, mes Hurons ont été vaillants, comme ils le sont toujours.

— Notre père du Canada ne pense pas ainsi. Au lieu de regarder en avant pour récompenser ses Indiens, il jette les yeux en arrière. — Il voit les Yengeese morts, et ne voit pas les Hurons. — Que veut dire cela ?

— Un grand chef comme lui a plus de pensée que de langue. Il jette les yeux en arrière pour voir si nul ennemi ne suit ses traces.

— Le canot d’un ennemi mort ne peut flotter sur l’Horican, répondit le Huron d’un air sombre. Ses oreilles sont ouvertes aux Delawares qui ne sont pas nos amis, et ils les remplissent de mensonges.

— Cela peut être. Voyez, il m’a ordonné, à moi qui suis un homme instruit dans l’art de guérir, de venir parmi ses enfants les Hurons rouges des grands lacs, et de leur demander s’il y en a quelqu’un de malade.

Un second silence, aussi long et aussi profond que le premier, suivit la déclaration que Duncan venait de faire de la qualité en laquelle il se présentait, ou pour mieux dire du rôle qu’il se proposait de jouer. Mais en même temps, et comme pour juger de la vérité ou de la fausseté de ce qu’il venait de dire, tous les yeux se fixèrent sur lui avec un air d’attention et de pénétration qui lui donna des inquiétudes sérieuses sur le résultat de cet examen. Enfin le même Huron reprit la parole.

— Les hommes habiles du Canada se peignent-ils la peau ? lui demanda-t-il froidement ; nous les avons entendus se vanter d’avoir le visage pâle.

— Quand un chef indien vient parmi ses pères les blancs, répondit Heyward, il quitte sa peau de buffle pour prendre la chemise qui lui est offerte : mes frères indiens m’ont donné cette peinture, et je la porte par affection pour eux.

Un murmure d’approbation annonça que ce compliment fait aux Indiens était reçu favorablement. Le chef fit un geste de satisfaction en étendant la main ; la plupart de ses compagnons l’imitèrent, et une exclamation générale servit d’applaudissement à l’orateur. Duncan commença à respirer plus librement, croyant se sentir déchargé du poids de cet examen embarrassant ; et comme il avait déjà préparé une histoire simple et plausible à l’appui de son innocente imposture, il se livra à l’espoir de réussir dans son entreprise.

Un autre guerrier se leva, et après un silence de quelques instants, comme s’il eût réfléchi pour répondre convenablement à ce que l’étranger venait de dire, il fit un geste pour annoncer qu’il allait parler. Mais à peine avait-il entr’ouvert ses lèvres qu’un bruit sourd, mais effrayant, partit de la forêt, et presque au même instant il fut remplacé par un cri aigu et perçant prolongé, de manière à ressembler au hurlement plaintif d’un loup.

À cette interruption soudaine, qui excita visiblement toute l’attention des Indiens, Duncan se leva en tressaillant, tant avait fait d’impression sur lui ce cri épouvantable, quoiqu’il n’en connût ni la cause ni la nature. Au même instant tous les guerriers se précipitèrent hors de la cabane, et remplirent l’air de grands cris qui étouffaient presque les sons affreux que le major entendait encore de temps en temps retentir dans les bois.

Ne pouvant plus résister au désir de savoir ce qui se passait, il sortit à son tour de la hutte, et se trouva sur-le-champ au milieu d’une cohue en désordre, paraissant être composée de tout ce qui était doué de la vie dans le camp. Hommes, femmes, vieillards, enfants, infirmes, toute la peuplade était réunie. Les uns poussaient des exclamations avec un air de triomphe, les autres battaient des mains avec une joie qui avait quelque chose de féroce ; tous montraient une satisfaction sauvage de quelque événement inattendu. Quoique étourdi d’abord par le tumulte, Heyward trouva bientôt la solution de ce mystère dans la scène qui suivit.

Il restait encore assez de clarté dans les cieux pour qu’on pût distinguer entre les arbres un sentier qui, à l’extrémité de la clairière, conduisait dans la forêt. Une longue file de guerriers en sortit et s’avança vers les habitations. Celui qui marchait en tête portait un bâton auquel étaient suspendues, comme on le vit ensuite, plusieurs chevelures. Les sons horribles qu’on avait entendus étaient ce que les blancs ont nommé avec assez de raison le cri de mort, et la répétition de ce cri avait pour but de faire connaître à la peuplade le nombre des ennemis qu’on avait privés de la vie. Heyward connaissait cet usage des Indiens, et cette connaissance l’aida à trouver cette explication. Sachant donc alors que cette interruption avait pour cause le retour imprévu d’une troupe de guerriers partis pour une expédition, ses inquiétudes se calmèrent, et il se félicita d’une circonstance grâce à laquelle on ferait probablement moins d’attention à lui.

Les guerriers qui arrivaient s’arrêtèrent à une centaine de toises des habitations. Leurs cris, tantôt plaintifs, tantôt triomphants, et qui avaient pour but d’exprimer les gémissements des mourants et la joie des vainqueurs, avaient entièrement cessé. L’un d’eux fit quelques pas en avant, et appela les morts à voix haute, quoique ceux-ci ne pussent pas entendre ses paroles plus que les hurlements affreux qui les avaient précédées. Ce fut ainsi qu’il annonça la victoire qui venait d’être remportée ; et il serait difficile de donner une idée de l’extase sauvage et des transports de joie avec lesquels cette nouvelle fut reçue.

Tout le camp devint en un instant une scène de tumulte et de confusion. Les guerriers tirèrent leurs couteaux, et les brandirent en l’air ; rangés sur deux lignes, ils formaient une avenue qui s’étendait depuis l’endroit où les vainqueurs s’étaient arrêtés jusqu’à la porte de la hutte d’où Duncan venait de sortir. Les femmes saisirent des bâtons, des haches, la première arme offensive qui s’offrait à elles, et se mirent en rang pour prendre leur part du divertissement cruel qui allait avoir lieu. Les enfants même ne voulaient pas en être privés ; ils arrachaient de la ceinture de leurs pères les tomahawks qu’ils étaient à peine en état de soulever, et se glissaient entre les guerriers pour imiter leurs sauvages parents.

Plusieurs tas de broussailles avaient été préparés dans la clairière, et les vieilles femmes s’occupaient à y mettre le feu, pour éclairer les nouveaux événements qui allaient se passer. Lorsque la flamme s’en éleva elle éclipsa le peu qui restait de la clarté du jour, et servit en même temps à rendre les objets plus distincts et plus hideux. Cet endroit offrait alors aux yeux un tableau frappant dont le cadre était une masse sombre de grands pins, et dont l’arrière-plan était animé par les guerriers qui venaient d’arriver.

À quelques pas en avant d’eux étaient deux hommes qui semblaient destinés à jouer le principal rôle dans la scène cruelle qui allait avoir lieu. La lumière n’était pas assez forte pour qu’Heyward pût distinguer leurs traits, à la distance où il se trouvait ; mais leur contenance annonçait qu’ils étaient animés par des sentiments tout différents. L’un d’eux avait la taille droite, l’air ferme, et semblait prêt à subir son destin en héros ; l’autre avait la tête courbée sur sa poitrine, comme s’il eut été accablé par la honte ou paralysé par la terreur.

Duncan avait trop de grandeur d’âme pour ne pas éprouver un vif sentiment d’admiration et de pitié pour le premier, quoiqu’il n’eût pas été prudent à lui de manifester cette généreuse émotion. Cependant sa vue ne pouvait s’en détacher ; il suivait des yeux ses moindres mouvements, et en voyant en lui des membres qui paraissaient aussi agiles que robustes et bien proportionnés, il cherchait à se persuader que s’il était au pouvoir de l’homme, aidé par une noble résolution, d’échapper à un si grand péril, le jeune prisonnier qu’il avait sous les yeux pouvait espérer de survivre à la course à laquelle il prévoyait qu’on allait le forcer entre deux rangées d’êtres furieux armés contre ses jours. Insensiblement le major s’approcha davantage des Hurons, et il pouvait à peine respirer, tant il prenait d’intérêt à l’infortuné prisonnier.

En ce moment il entendit un seul cri qui donnait le signal de la course fatale. Un profond silence l’avait précédé pendant quelques instants, et il fut suivi par des hurlements infernaux, tels qu’il n’en avait pas encore entendus. L’une des deux victimes resta immobile ; l’autre partit à l’instant même avec la légèreté d’un daim. Il entra dans l’avenue formée par ses ennemis, mais il ne continua pas à parcourir ce dangereux défilé comme on s’y attendait. À peine y était-il engagé qu’avant qu’on eût le temps de lui porter un seul coup il sauta par-dessus la tête de deux enfants, et s’éloigna rapidement des Hurons par un chemin moins dangereux. L’air retentit d’imprécations, les rangs furent rompus, et chacun se mit à courir de côté et d’autre.

Des broussailles enflammées répandaient alors une clarté rougeâtre et sinistre. Ceux des sauvages qu’on ne pouvait qu’entrevoir semblaient des spectres fendant l’air avec rapidité, et gesticulant avec une espèce de frénésie, tandis que la férocité de ceux qui passaient dans le voisinage des brasiers était peinte en caractères plus prononcés par l’éclat que les flammes faisaient rejaillir sur leurs visages basanés.

On comprendra facilement qu’au milieu d’une telle foule d’ennemis acharnés le fugitif n’avait pas le temps de respirer. Il y eut un seul moment où il se crut sur le point de rentrer dans la forêt, mais il la trouva gardée par ceux qui l’avaient fait prisonnier, et il fut contraint de se jeter dans le centre de la clairière. Se retournant comme un daim qui voit le chasseur devant lui, il franchit d’un seul bond un grand tas de broussailles embrasées, et passant avec la rapidité d’une flèche à travers un groupe de femmes, il parut tout à coup à l’autre bout de la clairière ; mais il y trouva encore des Hurons qui veillaient de ce côté. Il dirigea alors sa course vers l’endroit où il régnait plus d’obscurité, et Duncan, ayant été quelques instants sans le revoir, crut que l’actif et courageux jeune homme avait enfin succombé sous les coups de ses barbares ennemis.

Il ne pouvait alors distinguer qu’une masse confuse de figures humaines courant çà et là en désordre. Les couteaux, les bâtons, les tomahawks étaient levés en l’air, et cette circonstance prouvait que le coup fatal n’avait pas encore été porté. Les cris perçants des femmes et les hurlements affreux des guerriers ajoutaient encore à l’effet de ce spectacle. De temps en temps Duncan entrevoyait dans l’obscurité une forme légère sauter avec agilité pour franchir quelque obstacle qu’elle rencontrait dans sa course, et il espérait alors que le jeune captif conservait encore son étonnante activité et des forces qui paraissaient inépuisables.

Tout à coup la foule se porta en arrière, et s’approcha de l’endroit où le major continuait à rester. Quelques sauvages voulurent passer à travers un groupe nombreux de femmes et d’enfants, dont ils renversèrent quelques-uns, et au milieu de cette confusion il vit reparaître le captif. Les forces humaines ne pouvaient pourtant résister encore bien longtemps à une épreuve si terrible, et l’infortuné semblait le sentir lui-même. Animé par le désespoir, il traversa un groupe de guerriers confondus de son audace, et bondissant comme un faon, il fit, ce qui parut à Duncan, un dernier effort pour gagner la forêt. Comme s’il eût su qu’il n’avait aucun danger à redouter de la part du jeune officier anglais, le fugitif passa si près de lui qu’il toucha ses vêtements en courant.

Un sauvage d’une taille gigantesque le poursuivait, le tomahawk levé, et menaçait de lui donner le coup de la mort, quand Duncan, voyant le péril imminent du prisonnier, allongea le pied comme par hasard, le plaça, entre les jambes du Huron, et celui-ci tomba presque sur les talons de celui qu’il poursuivait. Le fugitif profita de cet avantage, et tout en lançant un coup d’œil vers Duncan, il disparut comme un météore. Heyward le chercha de tous côtés, et, ne pouvant le découvrir, il se flattait qu’il avait réussi à se sauver dans les bois, quand tout à coup il l’aperçut tranquillement appuyé contre un poteau peint de diverses couleurs, placé près de la porte de la principale cabane.

Craignant qu’on ne s’aperçût de l’assistance qu’il avait donnée si à propos au fugitif, et que cette circonstance ne lui devînt fatale à lui-même, Duncan avait changé de place dès qu’il avait vu tomber le sauvage qui menaçait celui à qui il prenait tant d’intérêt sans le connaître. En ce moment il se mêla parmi la foule qui se réunissait autour des habitations avec un air aussi mécontent que la populace assemblée pour voir l’exécution d’un criminel, quand elle apprend qu’il a obtenu un sursis.

Un sentiment inexplicable, plus fort que la curiosité, le portait à s’approcher du prisonnier ; mais il aurait fallu s’ouvrir un passage presque de vive force dans les rangs d’une multitude serrée, ce qu’il ne jugea pas prudent dans la situation où il se trouvait lui-même. Il vit cependant, à quelque distance, que le captif avait un bras passé autour du poteau qui faisait sa protection, évidemment épuisé de fatigue, respirant avec peine, mais réprimant avec fierté tout signe qui pourrait indiquer la souffrance. Un usage immémorial et sacré protégeait sa personne, jusqu’à ce que le conseil de la peuplade eût délibéré sur son sort ; mais il n’était pas difficile de prévoir quel serait le résultat de la délibération, à en juger par les sentiments que manifestaient ceux qui l’environnaient.

La langue des Hurons ne fournissait aucun terme de mépris, aucune épithète humiliante, aucune invective, que les femmes n’adressassent au jeune étranger qui s’était soustrait à leur rage. Elles allaient jusqu’à lui faire un reproche des efforts qu’il avait faits pour s’échapper, et lui disaient, avec une ironie amère, que ses pieds valaient mieux que ses mains, et qu’on aurait dû lui donner des ailes, puisqu’il ne savait faire usage ni de la flèche, ni du couteau. Le captif ne répondait rien à toutes ces injures, et ne montrait ni crainte ni colère, mais seulement un dédain mêlé de dignité. Aussi courroucées de son calme imperturbable que du succès qu’il avait obtenu, et ayant épuisé le vocabulaire des invectives, elles y firent succéder d’horribles hurlements.

Une des vieilles qui avaient allumé les feux dans la clairière se fraya alors un chemin parmi la foule, et se plaça en face du captif. Son visage ridé, ses traits flétris et sa malpropreté dégoûtante, auraient pu la faire prendre pour une sorcière. Rejetant en arrière le vêtement léger qui la couvrait, elle étendit son long bras décharné vers le prisonnier, et lui adressa la parole en delaware pour être plus sûre qu’il l’entendrait.

— Écoutez-moi, Delaware, lui dit-elle avec un sourire moqueur ; votre nation est une race de femmes, et la bêche convient mieux à vos mains que le fusil. Vos squaws ne donnent le jour qu’à des daims ; et si un ours, un serpent, un chat sauvage, naissait parmi vous, vous prendriez la fuite. Les filles des Hurons vous feront des jupons, et nous vous trouverons un mari.

Des éclats de rire sauvages et longtemps prolongés suivirent cette dernière saillie, et l’on distinguait les accents des jeunes femmes au milieu des voix cassées ou criardes des vieilles, dont la méchanceté semblait s’être accrue avec les années. Mais l’étranger était supérieur aux sarcasmes comme aux injures ; il tenait toujours la tête aussi élevée, et l’on aurait dit qu’il se croyait seul, s’il n’eût jeté de temps en temps un coup d’œil de dédain et de fierté sur les guerriers qui restaient en silence derrière les femmes.

Furieuse du calme du prisonnier, la vieille dont nous avons déjà parlé s’appuya les mains sur les côtés, prit une attitude qui annonçait la rage dont elle était animée, et vomit de nouveau un torrent d’invectives, que nous essaierions vainement de retracer sur le papier. Mais, quoiqu’elle eût une longue expérience dans l’art d’insulter les malheureux captifs, et qu’elle se fût fait une réputation en ce genre dans sa peuplade, elle eût beau s’emporter jusqu’à un excès de fureur qui lui faisait sortir l’écume de la bouche, elle ne put faire mouvoir un seul muscle du visage de celui qu’elle voulait tourmenter.

Le dépit occasionné par cet air d’insouciance commença à se communiquer à d’autres spectateurs. Un jeune homme, qui, sortant à peine de l’enfance, avait pris place tout récemment parmi les guerriers de sa nation, vint à l’aide de la sorcière, et voulut intimider leur victime par de vaines bravades, et en faisant brandir son tomahawk sur sa tête. Le prisonnier tourna la tête vers lui, le regarda avec un air de pitié méprisante, et reprit l’attitude tranquille qu’il avait constamment maintenue jusqu’alors. Mais le mouvement qu’il avait fait lui avait permis de fixer un instant ses yeux fermes et perçants sur ceux de Duncan, et celui-ci avait reconnu en lui le jeune Mohican Uncas.

Frappé d’une surprise qui lui laissait à peine la faculté de respirer, et frémissant de la situation critique dans laquelle se trouvait son ami, Heyward baissa les yeux, de crainte que leur expression n’accélérât le sort du prisonnier, qui pourtant ne paraissait avoir rien à redouter, du moins en ce moment.

Presque au même instant, un guerrier, poussant de côté assez rudement les femmes et les enfants, s’ouvrit un chemin à travers la foule, prit Uncas par le bras, et le fit entrer dans la grande cabane. Ils y furent suivis par tous les chefs et par tous les guerriers les plus distingués de la peuplade, et Heyward, guidé par l’inquiétude, trouva le moyen de se glisser parmi eux, sans attirer sur lui une attention qui aurait pu être dangereuse.

Les Hurons passèrent quelques minutes à se ranger d’après le rang qu’ils occupaient dans leur nation, et l’influence dont ils jouissaient. L’ordre qui fut observé en cette occasion était à peu près le même qui avait eu lieu lorsque Heyward avait paru devant eux. Les vieillards et les principaux chefs étaient assis au centre de l’appartement, partie qui était plus éclairée que le reste par la flamme d’une grande torche. Les jeunes gens et les guerriers d’une classe inférieure étaient placés en cercle par derrière. Au centre de l’appartement, sous une ouverture pratiquée pour donner passage à la fumée et par laquelle on voyait alors briller deux ou trois étoiles, était Uncas, debout, dans une attitude de calme et de fierté. Cet air de hauteur et de dignité n’échappa point aux regards pénétrants de ceux qui étaient les arbitres de son sort, et ils le regardaient souvent avec des yeux qui n’avaient rien perdu de leur férocité, mais qui montraient évidemment l’admiration que leur inspirait son courage.

Il n’en était pas de même de l’individu qui, comme le jeune Mohican, avait été condamné à passer entre les deux files de sauvages armés. Il n’avait pas profité de la scène de trouble et de confusion que nous venons de décrire pour chercher à se sauver ; et, quoique personne n’eût songé à le surveiller, il était resté immobile, semblable à la statue de la Honte. Pas une main ne l’avait saisi pour le conduire dans la cabane du conseil ; il y était entré de lui-même, comme entraîné par un destin auquel il sentait qu’il ne pouvait se soustraire.

Duncan profita de la première occasion pour le regarder en face, craignant en secret de reconnaître encore un ami. Mais le premier regard qu’il jeta sur lui n’offrit à sa vue qu’un homme qui lui était étranger, et ce qui lui parut encore plus inexplicable, c’est que, d’après la manière dont son corps était peint, il paraissait être un guerrier huron. Mais, au lieu de prendre place parmi ses concitoyens, il s’était assis seul dans un coin, la tête penchée sur sa poitrine, et accroupi comme s’il eût voulu occuper le moins de place possible.

Quand chacun eut pris la place qui lui appartenait, un profond silence s’établit dans l’assemblée, et le chef à cheveux gris dont il a été parlé adressa la parole à Uncas en se servant de la langue des Delawares.

— Delaware, lui dit-il, quoique vous soyez d’une nation de femmes, vous avez prouvé que vous êtes un homme. Je vous offrirais volontiers à manger ; mais celui qui mange avec un Huron devient son ami. Reposez-vous jusqu’au soleil de demain, et vous entendrez les paroles du conseil.

— J’ai jeûné sept nuits de longs jours d’été en suivant les traces des Hurons, répondit Uncas ; les enfants des Lenapes savent parcourir le chemin de la justice sans s’arrêter pour manger.

— Deux de mes guerriers sont à la poursuite de votre compagnon, reprit le vieux chef sans paraître faire attention à la bravade d’Uncas ; quand ils seront revenus, la voix des sages du conseil vous dira : — Vivez ! ou mourez !

— Les Hurons n’ont-ils donc pas d’oreilles ? s’écria le jeune Mohican. Depuis qu’il est votre prisonnier, le Delaware a entendu deux fois le son d’un fusil bien connu. Vos deux guerriers ne reviendront jamais.

Un silence de quelques minutes suivit cette déclaration hardie qui faisait allusion au fusil d’Œil-de-Faucon. Duncan, inquiet de cette taciturnité subite, avança la tête pour tâcher de voir sur la physionomie des sauvages quelle impression avait faite sur leur esprit ce que venait de dire son jeune ami ; mais le chef reprit la parole en ce moment, et se contenta de dire :

— Si les Lenapes sont si habiles, pourquoi un de leurs plus braves guerriers est-il ici ?

— Parce qu’il a suivi les pas d’un lâche qui fuyait, répondit Uncas, et qu’il est tombé dans un piège. Le castor est habile, et pourtant on peut le prendre.

En parlant ainsi, il désigna du doigt le Huron solitaire tapi dans un coin, mais sans lui accorder d’autre attention qu’un regard de mépris. Ses paroles, son geste, son regard, produisirent une forte sensation parmi ses auditeurs. Tous les yeux se tournèrent à la fois vers l’individu qu’il avait désigné, et le murmure sourd qui se fit entendre arriva jusqu’à la foule de femmes et d’enfants attroupés à la porte, et tellement serrés qu’il n’y avait pas entre eux une ligne d’espace qui ne fût remplie.

Cependant les chefs les plus âgés se communiquaient leurs sentiments par quelques phrases courtes, prononcées d’une voix sourde, et accompagnées de gestes énergiques. Un long silence s’ensuivit encore, grave, précurseur, comme le savaient tous ceux qui étaient présents, du jugement solennel et important qui allait être prononcé. Les Hurons placés en arrière se soulevaient sur la pointe des pieds pour satisfaire leur curiosité ; et le coupable lui-même, oubliant un instant la honte qui le couvrait, releva la tête avec inquiétude, pour lire dans le regard des chefs quel était le sort qui l’attendait. Enfin le vieux chef, dont nous avons si souvent parlé, se leva, passa près d’Uncas, s’avança vers le Huron solitaire, et resta debout devant lui dans une attitude de dignité.

En ce moment la vieille qui avait accablé Uncas de tant d’injures, entra dans l’appartement, prit en main l’unique torche qui l’éclairait, et se mit à exécuter une espèce de danse, en murmurant des paroles qu’on aurait pu prendre pour une incantation. Personne ne l’avait appelée dans la cabane ; mais personne ne parut disposé à lui dire d’en sortir.

S’approchant alors d’Uncas, elle plaça devant lui la torche dont elle s’était emparée, de manière à rendre visible la moindre émotion qui pourrait se peindre sur son visage. Mais le Mohican soutint parfaitement cette nouvelle épreuve ; il conserva son attitude fière et tranquille ; ses yeux ne changèrent pas de direction, et il ne daigna pas même les fixer un instant sur les traits repoussants de cette mégère : satisfaite de son examen, elle le quitta en laissant paraître une légère expression de plaisir, et alla jouer le même rôle auprès de son compatriote, qui ne montrait pas la même assurance.

Celui-ci était encore dans la fleur de l’âge, et le peu de vêtements qu’il portait ne pouvaient cacher la belle conformation de tous ses membres, qui se dessinaient parfaitement à la lueur de la torche. Duncan jeta les yeux sur lui ; mais il les en détourna avec dégoût et horreur en voyant tout son corps agité par les convulsions de la peur. À la vue de ce spectacle, la vieille commençait une sorte de chant bas et plaintif, quand le chef étendit les bras et la repoussa doucement.

— Roseau-Pliant, dit-il en s’adressant au jeune Huron, car tel était son nom, quoique le grand Esprit vous ait donné une forme agréable à l’œil, il eût mieux valu pour vous que vous ne fussiez pas né. Votre langue parle beaucoup dans le combat. Aucun de mes jeunes guerriers ne fait entrer la hache plus profondément dans le poteau de guerre ; aucun n’en frappe si faiblement les Yengeese. Nos ennemis connaissent la forme de votre dos, mais ils n’ont jamais vu la couleur de vos yeux. Trois fois ils vous ont appelé à les combattre, et trois fois vous avez refusé de leur répondre. — Vous n’êtes plus digne de votre nation. — Votre nom n’y sera plus prononcé. — Il est déjà oublié.

Tandis que le chef prononçait ces derniers mots, en faisant une pause entre chaque phrase, le Huron leva la tête par déférence pour l’âge et le rang de celui qui lui parlait. La honte, la crainte, l’horreur et la fierté se peignaient en même temps sur ses traits, et s’y disputaient la prééminence. Enfin le dernier de ces sentiments l’emporta. Ses yeux se ranimèrent tout à coup et regardèrent avec fermeté les guerriers dont il voulait mériter les éloges, du moins dans ses derniers moments. Il se leva, et découvrant sa poitrine, regarda sans trembler le fatal couteau qui brillait déjà dans la main de son juge inexorable. On le vit même sourire pendant que l’instrument de mort s’enfonçait lentement dans son cœur, comme s’il éprouvait quelque joie à ne pas trouver là mort aussi terrible que sa timidité naturelle la lui avait fait redouter. Enfin il tomba sans mouvement presque aux pieds d’Uncas toujours calme et inébranlable.

La vieille femme poussa un hurlement plaintif, éteignit la torche en la jetant par terre, et une obscurité complète régna tout à coup dans la cabane. Tous ceux qui s’y trouvaient en sortirent sur-le-champ, comme des esprits troublés, et Duncan crut qu’il y était resté seul avec le corps encore palpitant de la victime d’un jugement indien.



  1. Les Yenguis, les Anglais.