Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXXII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 387-403).

CHAPITRE XXXII


Mais les fléaux se répandront au loin, et les feux des funérailles se multiplieront jusqu’à ce que le grand roi ait renvoyé, sans rançon, la fille aux yeux noirs à Chrysa.
Pope. Traduction d’Homère.


Pendant qu’Uncas disposait ainsi ses forces, les bois étaient aussi paisibles, et à l’exception de ceux qui s’étaient réunis au conseil, aussi dépourvus d’habitants en apparence qu’à l’instant où ils étaient sortis pour la première fois des mains du Créateur. L’œil pouvait plonger dans toutes les directions à travers les intervalles que laissent entre eux les arbres touffus ; mais nulle part il ne découvrait rien qui ne fît partie du site et qui ne fût en harmonie avec le calme qui y régnait.

Si parfois un oiseau agitait le feuillage, si un écureuil, en faisant tomber une noix, attirait un instant l’attention des Delawares sur l’endroit d’où partait le bruit, cette interruption momentanée ne faisait que rendre ensuite le silence plus paisible et plus solennel, et l’on n’entendait plus que le murmure de l’air qui résonnait sur leurs têtes en frisant la cime verdoyante de la forêt, qui s’étendait sur une vaste étendue de pays.

En considérant la solitude profonde de cette partie du bois qui séparait les Delawares du village de leurs ennemis, on eût dit que le pied de l’homme n’y avait jamais passé : tout y portait un caractère d’immobilité et de repos ; mais Œil-de-Faucon, qui se trouvait chargé de diriger l’expédition principale, connaissait trop bien le caractère de ceux à qui il allait avoir affaire pour se fier à ces apparences trompeuses.

Lorsque sa petite bande se trouva de nouveau réunie, le chasseur jeta le tueur de daims sous son bras, et faisant signe à ses compagnons de le suivre, il rebroussa chemin jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur les bords d’une petite rivière qu’ils avaient traversée en venant. Il s’arrêta alors, attendit que ses guerriers l’eussent rejoint, et lorsqu’il les vit autour de lui, il demanda en delaware :

— Y a-t-il quelqu’un ici qui sache où conduit ce courant d’eau ?

Un Delaware étendit une main, ouvrit deux doigts, et montrant la manière dont ils se réunissaient, il répondit :

— Avant que le soleil ait achevé son tour, la petite rivière sera dans la grande.

Puis il ajouta en faisant un nouveau geste expressif : — Les deux réunies en font une seule pour les castors.

— C’est ce que je pensais d’après le cours qu’il suit et d’après la position des montagnes, reprit le chasseur en dirigeant sa vue perçante à travers les ouvertures qui séparaient le sommet des arbres. Guerriers, nous nous tiendrons à couvert sur ses bords, jusqu’à ce que nous sentions la piste des Hurons.

Ses compagnons exprimèrent, selon leur usage, leur assentiment par une courte acclamation ; mais voyant que leur chef se préparait lui-même à leur montrer le chemin, quelques-uns d’entre eux lui firent entendre par des signes que tout n’était pas comme il devait être. Œil-de-Faucon les comprit, et se retournant aussitôt, il aperçut le maître de chant qui les avait suivis.

— Savez-vous, mon ami, dit le chasseur d’un ton grave, et peut-être avec un peu d’orgueil du commandement honorable qui lui avait été confié ; — savez-vous que cette troupe est composée de guerriers intrépides choisis pour l’entreprise la plus hasardeuse, et commandée par quelqu’un qui, sans savoir faire de belles phrases, ne sera pas d’humeur à les laisser sans besogne ? Il ne se passera peut-être pas dix minutes avant que nous marchions sur le corps d’un Huron, vivant ou mort.

— Quoique je n’aie pas été instruit verbalement de vos projets, répondit David dont la physionomie s’était animée, et dont les regards ordinairement calmes et sans expression brillaient d’un feu qui ne leur était pas ordinaire, — vos soldats m’ont rappelé les enfants de Jacob allant combattre les Sichemites, parce que leur chef avait voulu s’unir à une femme d’une race qui était favorisée du Seigneur. Or, voyez-vous, j’ai voyagé longtemps avec la jeune fille que vous cherchez ; j’ai séjourné longtemps auprès d’elle dans des circonstances bien diverses ; et sans être homme de guerre, sans avoir d’épée ni de ceinturon au côté, j’aimerais pourtant à me signaler en sa faveur.

Le chasseur hésita, comme s’il calculait en lui-même les suites que pourrait avoir un enrôlement aussi étrange.

— Vous ne savez manier aucune arme, lui dit-il après un moment de réflexion. Vous n’avez pas de fusil ; croyez-moi, laissez-nous faire ; les Mingos rendront bientôt ce qu’ils ont pris.

— Si je n’ai pas la jactance et la férocité d’un Goliath, répondit David en tirant une fronde de dessous ses vêtements, je n’ai pas oublié l’exemple de l’enfant juif. Dans mon enfance je me suis souvent exercé à manier cette arme ; peut-être n’en ai-je pas encore entièrement perdu l’habitude.

— Ah ! dit Œil-de-Faucon en regardant la fronde et le tablier de peau de daim d’un œil de froideur et de mépris, ce serait bon si nous n’avions à nous défendre que contre des flèches ou même des couteaux ; mais ces Mingos ont été pourvus par les Français d’un bon fusil chacun. Cependant comme vous avez le don, à ce qu’il paraît, de passer au milieu du feu sans qu’il vous arrive rien, et puisque jusqu’à présent vous avez eu le bonheur… Major, pourquoi votre fusil n’est-il pas en arrêt ? Tirer un seul coup avant le temps, ce serait faire fracasser vingt crânes sans nécessité. — Chanteur, vous êtes libre de nous suivre ; vous pourrez nous être utile lorsque nous pousserons le cri de guerre.

— Ami, je vous remercie, répondit David, qui, à l’instar du saint roi dont il était fier de porter le nom, remplissait son tablier de cailloux qui se trouvaient au bord de la rivière, sans avoir beaucoup de propension à tuer personne ; — mon âme aurait été dans l’affliction si vous m’aviez renvoyé.

— N’oubliez pas, ajouta le chasseur en lui lançant un regard expressif, que nous sommes venus ici pour nous battre, et non pour faire de la musique. Songez qu’à l’exception du cri de guerre, lorsque le moment sera venu de le pousser, on ne doit entendre ici d’autre son que celui du fusil.

David exprima par un signe de tête respectueux qu’il acceptait les conditions qui lui étaient prescrites, et Œil-de-Faucon, jetant un nouveau coup d’œil sur ses compagnons comme pour les passer en revue, donna l’ordre de se remettre en marche.

Ils suivirent pendant un mille le cours de la rivière. Les bords en étaient assez escarpés pour dérober leur marche aux regards qui auraient pu les guetter ; l’épaisseur des buissons qui bordaient le courant leur offrit encore de nouveaux motifs de sécurité ; néanmoins pendant toute la route ils ne négligèrent aucune des précautions en usage chez les Indiens lorsqu’ils se préparent à une attaque. De chaque côté de la rivière un Delaware placé en avant rampait plutôt qu’il ne marchait, toujours l’œil fixé sur la forêt, et plongeant la vue au milieu des arbres dès qu’il s’offrait une ouverture. Ce n’était pas encore assez ; toutes les cinq minutes la troupe s’arrêtait pour écouter s’ils n’entendaient pas quelque bruit, avec une finesse d’organe qui serait à peine concevable dans des hommes moins rapprochés de l’état de nature. Cependant leur marche ne fut pas inquiétée, et ils atteignirent l’endroit où la petite rivière se perdait dans la plus grande, sans que rien annonçât qu’ils eussent été découverts. Le chasseur ordonna alors de nouveau de faire halte, et il se mit à considérer le ciel.

— Il est probable que nous aurons une bonne journée pour nous battre, dit-il en anglais en s’adressant à Heyward, les yeux fixés sur les nuages qui commençaient à s’amonceler sur le firmament. Soleil ardent, fusil qui brille, empêchent de viser juste. Tout nous favorise ; les Hurons ont le vent contre eux, de sorte que la fumée se dirigera sur eux, ce qui n’est pas un médiocre avantage, tandis que nous au contraire nous tirerons librement et sans que rien nuise à la justesse de notre coup d’œil. Mais ici finit l’ombrage épais qui nous protégeait ; le castor est en possession des bords de cette rivière depuis des centaines d’années ; aussi voyez combien de troncs consumés ! bien peu d’arbres conservent encore quelque apparence de vie.

Œil-de-Faucon dans ce peu de mots avait peint avec assez de vérité la perspective qui s’offrait alors devant eux. La rivière suivait un cours irrégulier ; tantôt elle s’échappait par d’étroites ouvertures qu’elle s’était creusées dans les rochers ; tantôt se répandant dans des vallées profondes, elle y formait de vastes étangs. Partout sur ses bords on voyait des restes desséchés d’arbres morts, dans tous les périodes du dépérissement, depuis ceux dont il ne restait plus qu’un tronc informe jusqu’à ceux qui avaient été récemment dépouillés de cette écorce préservatrice qui contient le principe mystérieux de leur vie. Un petit nombre de ruines couvertes de mousse semblaient n’avoir été épargnées par le temps que pour attester qu’une génération avait autrefois peuplé cette solitude, et qu’il n’en restait plus d’autres vestiges.

Jamais le chasseur n’avait observé avec autant d’intérêt et de soin toutes les parties du site au milieu duquel il se trouvait. Il savait que les habitations des Hurons n’étaient tout au plus qu’à un demi-mille de distance, et craignant quelque embuscade, il était dans une grande inquiétude de ne pas apercevoir la plus légère trace de ses ennemis.

Une ou deux fois il fut tenté de donner le signal de l’attaque, et de chercher à prendre le village par surprise ; mais son expérience lui faisait sentir au même instant le danger d’une tentative aussi incertaine. Alors il écoutait de toutes ses oreilles, dans une pénible attente, s’il n’entendait pas quelque bruit hostile partir de l’endroit où Uncas était resté ; mais il n’entendait que les sifflements du vent qui commençait à balayer tout ce qu’il rencontrait dans les cavités de la forêt, et présageait une tempête. À la fin, las de ne prendre conseil que de la prudence, ne consultant plus qu’une impatience qui ne lui était pas naturelle, il résolut d’agir sans tarder davantage.

Le chasseur s’était arrêté derrière un buisson pour faire ses observations, tandis que ses guerriers étaient restés cachés près du lit de la rivière. En entendant le signal que leur chef donna à voix basse, ils remontèrent sur les bords en se glissant furtivement comme autant de spectres lugubres, et ils se groupèrent en silence autour de lui. Œil-de-Faucon leur indiqua du doigt la direction qu’ils devaient suivre, et il s’avança à leur tête. Toute la troupe se forma sur une seule ligne, et marcha si exactement sur ses pas, qu’à l’exception d’Heyward et de David on ne voyait que la trace des pas d’un seul homme.

À peine s’étaient-ils montrés à découvert, qu’une décharge d’une douzaine de fusils se fit entendre derrière eux, et un Delaware, sautant en l’air comme un daim atteint par la balle d’un chasseur, retomba lourdement à terre et y resta dans l’immobilité de la mort.

— Ah ! je craignais quelque diablerie de ce genre ! s’écria le chasseur en anglais ; puis, avec la rapidité de la pensée, il ajouta dans la langue des Delawares : — Vite à couvert, et chargez !

À ces mots la troupe se dispersa, et avant qu’Heyward fût revenu de sa surprise, il se trouva seul avec David. Heureusement les Hurons s’étaient déjà repliés en arrière, et pour le moment il n’avait rien à craindre. Mais cette trêve ne devait pas être de longue durée ; le chasseur reparut aussitôt, donna l’exemple de les poursuivre en déchargeant son fusil, et courut d’arbre en arbre, chargeant et tirant tour à tour tandis que l’ennemi reculait lentement.

Il paraîtrait que cette attaque soudaine avait été faite par un très petit détachement de Hurons ; mais à mesure qu’ils se retiraient leur nombre augmentait sensiblement, et bientôt ils se trouvèrent en état de soutenir le feu des Delawares, et même de le repousser sans trop de désavantage. Heyward se jeta au milieu des combattants, et imitant la prudence de ses compagnons, il tira coup sur coup, se cachant et se montrant tour à tour. Ce fut alors que le combat devint animé ; les Hurons ne reculaient plus ; les deux troupes restaient en place. Peu de guerriers étaient blessés, parce que chacun avait soin de se tenir autant que possible à l’abri derrière un arbre, et ne découvrait jamais une partie de son corps qu’au moment d’ajuster.

Cependant les chances du combat devenaient de plus en plus défavorables pour Œil-de-Faucon et pour ses guerriers. Le chasseur était trop clairvoyant pour ne pas apercevoir tout le danger de sa position, mais sans savoir comment y remédier. Il voyait qu’il était plus dangereux de battre en retraite que de se maintenir où il était ; mais, d’un autre côté, l’ennemi, qui recevait à chaque instant de nouveaux renforts, commençait à s’étendre sur les flancs de sa petite troupe, de sorte que les Delawares, ne pouvant presque plus se mettre à couvert, ralentissaient leur feu. Dans cette conjoncture critique, lorsqu’ils commençaient à croire que bientôt ils allaient être enveloppés par toute la peuplade des Hurons, ils entendirent tout à coup des cris de guerre et un bruit d’armes à feu retentir sous les voûtes épaisses de la forêt, vers l’endroit où Uncas était posté, dans une vallée profonde, beaucoup au-dessus du terrain sur lequel Œil-de-Faucon se battait avec acharnement.

Les effets de cette attaque inattendue furent instantanés, et elle fit une diversion bien utile pour le chasseur et ses amis. Il paraît que l’ennemi avait prévu le coup de main qu’ils avaient tenté, ce qui l’avait fait échouer ; mais s’étant trompé sur leur nombre, il avait laissé un détachement trop faible pour résister à l’attaque impétueuse du jeune Mohican. Ce qui rendait ces conjectures plus que probables, c’est que le bruit du combat qui s’était engagé dans la forêt approchait de plus en plus, et que d’un autre côté ils virent diminuer tout à coup le nombre de leurs agresseurs, qui volèrent au secours de leurs compagnons repoussés, et se hâtèrent de se porter sur leur principal point de défense.

Animant les guerriers de la voix et par son exemple, Œil-de-Faucon donna ordre aussitôt de fondre sur l’ennemi. Dans leur manière de se battre, la charge ne consistait qu’à s’avancer d’arbre en arbre en restant à couvert, mais en s’approchant toujours davantage. Cette manœuvre fut exécutée à l’instant ; elle eut d’abord tout le succès désirable. Les Hurons furent forcés de se retirer, et ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils trouvèrent à se retrancher derrière un taillis épais. Ils se retournèrent alors, et le combat prit une nouvelle face ; le feu était également bien nourri des deux côtés ; la vigueur de la résistance répondait à l’ardeur de l’attaque, et il était impossible de prévoir pour qui se déciderait le sort des armes. Les Delawares n’avaient encore perdu aucun guerrier ; mais leur sang commençait à couler en abondance, par suite de la position désavantageuse qu’ils occupaient.

Dans cette nouvelle crise Œil-de-Faucon trouva moyen de se glisser derrière le même arbre qui servait déjà d’abri à Heyward ; la plupart de ses guerriers étaient un peu sur sa droite, à portée de sa voix, et ils continuaient à faire des décharges rapides mais inutiles sur leurs ennemis que le taillis protégeait.

— Vous êtes jeune, major, dit le chasseur en posant à terre le tueur de daims et en s’appuyant sur son arme favorite, un peu fatigué de l’activité qu’il venait de déployer ; vous êtes jeune, et peut-être aurez-vous occasion quelque jour de mener des troupes contre ces diables de Mingos. Vous pouvez voir ici toute la tactique d’un combat indien. Elle consiste principalement à avoir la main leste, le coup d’œil rapide et un abri tout prêt. Je suppose que vous ayez ici une compagnie des troupes royales d’Amérique, voyons un peu comment vous vous y prendriez.

— Je ferais charger ces misérables la baïonnette en avant.

— Oui, c’est ainsi que raisonnent les blancs. Mais dans ces déserts, un chef doit se demander combien il peut épargner de vies. Hélas ! ajouta-t-il en secouant la tête comme quelqu’un qui fait de tristes réflexions, je rougis de le dire, mais il viendra un temps où le cheval décidera tout dans ces escarmouches[1]. Les bêtes valent mieux que l’homme, et il faudra qu’à la fin nous en venions aux chevaux. Mettez un cheval aux trousses d’une Peau-Rouge, et que son fusil soit une fois vide, le naturel ne s’arrêtera jamais pour le recharger.

— C’est un sujet qu’il serait mieux de discuter dans un autre moment, répondit Heyward ; irons-nous à la charge ?

— Je ne vois pas pourquoi, lorsqu’on est obligé de respirer un moment, on n’emploierait pas ce temps en réflexions utiles, reprit le chasseur d’un ton de douceur. Brusquer la charge, c’est une mesure qui ne me plaît pas trop, parce qu’il faut toujours sacrifier quelques têtes dans ces sortes d’attaques. Et cependant, ajouta-t-il en penchant la tête pour entendre le bruit du combat qui se livrait dans l’éloignement, si Uncas a besoin de notre secours, il faut que nous chassions ces drôles qui nous barrent le passage.

Aussitôt, se détournant d’un air prompt et décidé, il appela à grands cris ses Indiens. Ceux-ci lui répondirent par des acclamations prolongées ; et à un signal donné, chaque guerrier fit un mouvement rapide autour de son arbre. À la vue de tant de corps qui se montrent en même temps à leurs yeux, les Hurons s’empressent d’envoyer une décharge qui, faite précipitamment, ne produit aucun résultat. Alors les Delawares, sans se donner le temps de respirer, s’élancent par bonds impétueux vers le taillis comme autant de panthères qui se jettent sur leur proie. Quelques vieux Hurons plus fins que les autres, et qui ne s’étaient pas laissé prendre à l’artifice employé pour leur faire décharger leurs fusils, attendirent qu’ils fussent tout près d’eux, et firent alors une décharge terrible. Les craintes du chasseur se trouvèrent malheureusement justifiées, et il vit tomber trois de ses compagnons. Mais cette résistance n’était pas suffisante pour arrêter les autres ; les Delawares pénétrèrent dans le taillis, et dans leur fureur de l’attaque, avec la férocité de leur caractère, ils balayèrent tout ce qui s’opposait à leur passage.

Le combat corps à corps ne dura qu’un instant, et les Hurons lâchèrent pied jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’autre extrémité du petit bois sur lequel ils s’étaient appuyés. Alors ils firent face, et parurent de nouveau décidés à se défendre avec cette sorte d’acharnement que montrent les bêtes féroces lorsqu’elles se trouvent relancées dans leur tanière. Dans ce moment critique, lorsque la victoire allait redevenir douteuse, un coup de fusil se fit entendre derrière les Hurons ; une balle partit en sifflant du milieu de quelques habitations de castors qui étaient situées dans la clairière, et aussitôt après retentit l’effroyable cri de guerre.

— C’est le Sagamore ! s’écria Œil-de-Faucon en répétant le cri de sa voix de stentor ; nous les tenons maintenant en face et par derrière : ils ne sauraient nous échapper.

L’effet que cette attaque soudaine produisit sur les Hurons ne saurait se décrire. N’ayant plus de moyens de se mettre à l’abri, ils poussèrent tous ensemble un cri de désespoir, et sans penser à opposer la moindre résistance, ils ne cherchèrent plus leur salut que dans la fuite. Beaucoup, en voulant se sauver, tombèrent sous les balles des Delawares.

Nous ne nous arrêterons pas pour décrire l’entrevue du chasseur et de Chingachgook, ou, plus touchante encore, celle que Duncan eut avec le père de son Alice. Quelques mots dits rapidement et à la hâte leur suffirent pour s’expliquer mutuellement l’état des choses ; ensuite Œil-de-Faucon, montrant le Sagamore à sa troupe, remit l’autorité entre les mains du chef mohican. Chingachgook prit le commandement auquel sa naissance et son expérience lui donnaient des droits incontestables, avec cette gravité qui ajoute du poids aux ordres d’un chef américain. Suivant les pas du chasseur, il traversa le taillis qui venait d’être le théâtre d’un combat si acharné. Lorsque les Delawares trouvaient le cadavre d’un de leurs compagnons, ils le cachaient avec soin ; mais si c’était celui d’un ennemi, ils lui enlevaient sa chevelure. Arrivé sur une hauteur, le Sagamore fit faire halte à sa troupe.

Après une expédition aussi active, les vainqueurs avaient besoin de reprendre haleine. La colline sur laquelle ils s’étaient arrêtés était entourée d’arbres assez épais, pour les cacher. Devant eux s’étendait, pendant l’espace de plusieurs milles, une vallée sombre, étroite et boisée. C’était au milieu de ce défilé qu’Uncas se battait encore contre le principal corps des Hurons.

Le Mohican et ses amis s’avancèrent sur la pente de la colline, et ils prêtèrent une oreille attentive. Le bruit du combat semblait moins éloigné ; quelques oiseaux voltigeaient au-dessus de la vallée, comme si la frayeur leur avait fait abandonner leurs nids, et une fumée assez épaisse, qui semblait déjà se mêler à l’atmosphère, s’élevait au-dessus des arbres, et désignait la place où l’engagement, devait avoir été plus vif et plus animé.

— Ils approchent de ce côté, dit Duncan au moment où une nouvelle explosion d’armes à feu venait de se faire entendre ; nous sommes trop au centre de leur ligne pour pouvoir agir efficacement.

— Ils vont se diriger vers ce bas-fond où les arbres sont plus épais, dit le chasseur, et nous pourrons alors les prendre en flanc. Allons, Sagamore, il sera bientôt temps de pousser le cri de guerre et de nous mettre à leurs trousses. Je me battrai cette fois avec des guerriers de ma couleur : vous me connaissez, Mohican ; tenez pour certain que pas un Huron ne traversera la rivière qui est derrière nous, sans que le tueur de daims ait retenti à ses oreilles.

Le chef indien s’arrêta encore un moment pour contempler le lieu du combat, qui semblait se rapprocher de plus en plus, preuve évidente que les Delawares triomphaient ; et il ne quitta la place que lorsque les balles qui tombèrent à quelques pas d’eux comme des grains de grêle qui annoncent l’approche de la tempête, lui firent reconnaître que leurs amis ainsi que leurs ennemis étaient encore plus près qu’il ne l’avait soupçonné. Œil-de-Faucon et ses amis se retirèrent derrière un buisson assez épais pour leur servir de rempart, et ils attendirent la suite des événements avec ce calme parfait qu’une grande habitude peut seule donner dans un moment semblable.

Bientôt le bruit des armes cessa d’être répété par les échos des bois, et résonna comme si les coups étaient portés en plein air. Ils virent alors quelques Hurons paraître l’un après l’autre, repoussés hors de la forêt jusque dans la clairière ; ils se ralliaient derrière les derniers arbres comme à l’endroit où il fallait faire les derniers efforts. Un grand nombre de leurs compagnons les rejoignirent successivement, et abrités par les arbres, ils paraissaient déterminés à ne prendre conseil que de leur désespoir. Heyward commença à montrer de l’impatience ; il ne tenait plus en place, et ses regards étincelants cherchaient sans cesse ceux de Chingachgook comme pour lui demander s’il n’était pas temps d’agir. Le chef était assis sur un roc, le visage plein de calme et de dignité, regardant le combat d’un œil aussi tranquille que s’il n’était placé là que pour en être spectateur.

— Le moment est venu pour le Delaware de frapper ! s’écria Duncan.

— Non, non, pas encore, répondit le chasseur ; lorsque ses amis approcheront, il leur fera connaître qu’il est ici. Voyez ! les drôles se groupent derrière ce bouquet de pins, comme des mouches qui se rassemblent autour de leur reine. Sur mon âme, un enfant serait sûr de placer une balle au milieu de cet essaim de corps amoncelés.

Dans ce moment Chingachgook donna le signal ; sa troupe fit feu, et une douzaine de Hurons tombèrent morts. Au cri de guerre qu’il avait poussé répondirent des acclamations parties de la forêt ; et alors un cri si perçant retentit dans les airs, qu’on eût dit que mille bouches s’étaient réunies pour le faire entendre. Les Hurons consternés abandonnèrent le centre de leur ligne, et Uncas sortit de la forêt par le passage qu’ils laissaient libre, à la tête de plus de cent guerriers.

Agitant ses mains à droite et à gauche, le jeune chef montra l’ennemi à ses compagnons, qui se mirent aussitôt à sa poursuite. Le combat se trouva alors divisé. Les deux ailes des Hurons qui se trouvaient rompues rentrèrent dans les bois pour y chercher un abri, et elles furent suivies de près par les enfants victorieux des Lenapes. À peine une minute s’était écoulée que déjà le bruit s’éloignait dans différentes directions, et devenait moins distinct à mesure que les combattants s’enfonçaient dans la forêt. Cependant un petit noyau de Hurons s’était formé, qui, dédaignant de prendre ouvertement la fuite, se retiraient lentement comme des lions aux abois, et montaient la colline que Chingachgook et sa troupe venaient d’abandonner pour prendre part de plus près au combat. Magua se faisait remarquer au milieu d’eux par son maintien fier et sauvage, et par l’air impérieux qu’il conservait encore.

Dans son empressement à mettre tous ses compagnons à la poursuite des fuyards, Uncas était resté presque seul ; mais du moment que ses yeux eurent aperçu le Renard-Subtil, il oublia toute autre considération. Poussant son cri de guerre, qui ramena autour de lui cinq ou six de ses guerriers, et sans faire attention à l’inégalité du nombre, il se précipita sur son ennemi. Magua, qui épiait tous ses mouvements, s’arrêta pour l’attendre, et déjà son âme féroce tressaillait de joie de voir le jeune héros, dans son impétuosité téméraire, venir se livrer à ses coups, lorsque de nouveaux cris retentirent, et la Longue-Carabine parut tout à coup à la tête d’une troupe de blancs. Le Huron tourna le dos et se mit à battre en retraite sur la colline.

Uncas s’aperçut à peine de la présence de ses amis, tant il était animé à la poursuite des Hurons ; il continua à les harceler sans relâche. En vain Œil-de-Faucon lui criait de ne point s’exposer témérairement ; le jeune Mohican n’écoutait rien, bravait le feu des ennemis, et il les força bientôt à fuir avec la même rapidité qu’il mettait à les poursuivre. Heureusement cette course forcée ne dura pas longtemps, et les blancs que le chasseur conduisait se trouvaient par leur position avoir un espace moins grand à parcourir, autrement le Delaware eût bientôt devancé tous ses compagnons, et eût été victime de sa témérité. Mais avant qu’un pareil malheur pût arriver, les fuyards et les vainqueurs entrèrent presque en même temps dans le village des Wyandots.

Excités par la présence de leurs habitations, les Hurons s’arrêtèrent, et ils se battirent en désespérés autour du feu du conseil. Le commencement et la fin du combat se touchèrent de si près, que le passage d’un tourbillon est moins rapide, et ses ravages moins effrayants. La hache d’Uncas, le fusil d’Œil-de-Faucon, et même le bras encore nerveux de Munro, firent de tels prodiges, qu’en un instant la terre fut jonchée de cadavres. Cependant Magua, malgré son audace, et quoiqu’il s’exposât sans cesse, échappa à tous les efforts que faisaient ses ennemis pour lui arracher la vie. On eût dit que, comme ces héros favorisés dont d’anciennes légendes nous conservent la fabuleuse histoire, il avait un charme secret pour protéger ses jours. Poussant un cri dans lequel se peignait l’excès de sa fureur et de son désespoir, le Renard-Subtil, après avoir vu tomber ses compagnons autour de lui, s’élança hors du champ de bataille, suivi de deux amis, qui seuls avaient survécu, et laissant les Delawares occupés à recueillir les trophées sanglants de leur victoire.

Mais Uncas, qui l’avait vainement cherché dans la mêlée, se précipita à sa poursuite ; Œil-de-Faucon, Heyward et David se pressèrent de voler sur ses pas. Tout ce que le chasseur pouvait faire avec les plus grands efforts, c’était de le suivre de manière à être toujours à portée de le défendre. Une fois Magua parut vouloir se retourner pour essayer s’il ne pourrait pas enfin assouvir sa vengeance ; mais ce projet fut abandonné presque aussitôt qu’il avait été conçu ; et se jetant au milieu d’un buisson épais à travers lequel il fut suivi par ses ennemis, il entra tout à coup dans la caverne qui est déjà connue du lecteur. Œil-de-Faucon poussa un cri de joie en voyant que maintenant leur proie ne pouvait plus leur échapper. Il se précipita avec son compagnon dans la caverne dont l’entrée était longue et étroite, assez à temps pour apercevoir les Hurons qui se retiraient. Au moment où ils pénétraient dans les galeries naturelles et dans les passages souterrains de la caverne, des centaines de femmes et d’enfants s’enfuirent en poussant des cris horribles. À la clarté sombre et sépulcrale qui régnait dans ce lieu, on eût pu les prendre dans l’éloignement pour des ombres et des fantômes qui fuyaient l’approche des mortels.

Cependant Uncas ne voyait toujours que Magua ; ses yeux ne cherchaient que lui, ne s’attachaient que sur lui ; ses pas pressaient les siens. Heyward et le chasseur continuaient à le suivre, animés par le même sentiment, quoique porté peut-être à un moindre degré d’exaltation. Mais plus ils avançaient, plus la clarté diminuait, et plus ils avaient de peine à distinguer leurs ennemis qui, connaissant les chemins, leur échappaient lorsqu’ils se croyaient le plus près de les atteindre ; ils crurent même un instant avoir perdu la trace de leurs pas lorsqu’ils aperçurent une robe blanche flotter à l’extrémité d’un passage étroit qui semblait conduire sur la montagne.

— C’est Cora ! s’écria Heyward d’une voix tremblante d’émotion.

— Cora ! Cora ! répéta Uncas en s’élançant en avant comme le daim des forêts.

— C’est elle-même, répéta le chasseur. Courage, jeune fille ; nous voici ! nous voici !

Cette vue les enflamma d’une nouvelle ardeur, et sembla leur donner des ailes. Mais le chemin était alors inégal, rempli d’aspérités, et dans quelques endroits presque impraticable. Uncas jeta son fusil qui retardait sa course, et s’élança avec une ardente impétuosité. Heyward en fit autant ; mais l’instant d’après ils reconnurent leur imprudence en entendant un coup de fusil que les Hurons trouvèrent le temps de tirer tout en gravissant le passage pratiqué dans le roc ; la balle fit même une légère blessure au jeune Mohican.

— Il faut les atteindre ! s’écria le chasseur devançant ses amis par un élan de désespoir ; les coquins ne nous manqueraient pas à cette distance ; et, voyez ! ils tiennent la jeune fille de manière qu’elle leur serve de rempart.

Sans faire attention à ces paroles, ou plutôt sans les entendre, ses compagnons suivirent du moins son exemple, et par des efforts incroyables ils s’approchèrent assez des fugitifs pour voir que Cora était entraînée par les deux Hurons tandis que Magua leur montrait le chemin qu’ils devaient suivre. Dans ce moment une clarté soudaine pénétra la caverne ; les formes de la jeune fille et de ses persécuteurs se dessinèrent un instant contre le mur, et ils disparurent tous quatre. Livrés à une sorte de frénésie causée par le désespoir, Uncas et Heyward redoublèrent des efforts qui semblaient déjà plus qu’humains, et voyant une ouverture, ils s’élancèrent hors de la caverne, et se trouvèrent en face de la montagne, à temps pour apercevoir la route que les fugitifs avaient prise.

Il fallait gravir un chemin escarpé et rocailleux. Gêné par son fusil, et peut-être n’étant pas soutenu par un intérêt aussi vif pour la captive que ses compagnons, le chasseur se laissa devancer un peu ; et Heyward à son tour fut devancé par Uncas. Ils franchirent de cette manière en un instant des rocs, des précipices, qui dans d’autres circonstances auraient paru inaccessibles. Mais enfin ils se trouvèrent récompensés de leurs fatigues en voyant qu’ils gagnaient rapidement du terrain sur les Hurons, dont Cora retardait la marche.

— Arrête, chien des Wyandots ! s’écria Uncas du haut d’un roc en agitant son tomahawk ; arrête ! c’est une fille[2] delaware qui te crie de t’arrêter !

— Je n’irai pas plus loin ! s’écria Cora, s’arrêtant tout à coup sur le bord d’un précipice profond, à peu de distance du sommet de la montagne. Tu peux me tuer, détestable Huron ; je n’irai pas plus loin !

Les deux Hurons qui l’entouraient levèrent aussitôt sur elle leurs tomahawks avec cette joie cruelle que les démons gardent, dit-on, en accomplissant l’œuvre du mal ; mais Magua arrêta leurs bras. Il leur arracha leurs armes, les jeta loin de lui, et tirant son couteau, il se tourna vers sa captive, et tandis que les passions les plus violences et les plus opposées se peignaient sur sa figure :

— Femme, dit-il, choisis ou le wigwam ou le couteau du Renard-Subtil !

Cora, sans le regarder, se jeta à genoux ; tous ses traits étaient animés d’une expression extraordinaire ; elle leva les yeux, et étendit les bras vers le ciel en disant d’une voix douce, mais pleine de confiance :

— Mon Dieu, je suis à toi ; fais de moi ce qu’il te plaira !

— Femme, répéta Magua d’une voix rauque, choisis !

Mais Cora, dont la figure annonçait la sérénité d’un ange, n’entendit point sa demande, et n’y fit point de réponse. Le Huron tremblait de tous ses membres ; il leva le bras tout à coup, puis il le laissa retomber comme s’il ne savait à quoi se résoudre. Il semblait se passer un combat violent dans son âme ; il leva de nouveau l’arme menaçante ; mais dans cet instant un cri perçant se fit entendre au-dessus de sa tête ; Uncas ne se possédant plus s’élança d’une hauteur prodigieuse sur le bord dangereux où se trouvait son ennemi ; mais au moment où Magua levait les yeux en entendant le cri terrible, un de ses compagnons, profitant de ce mouvement, plongea son couteau dans le sein de la jeune fille.

Le Huron se précipita comme un tigre sur l’ami qui l’offensait et qui déjà s’était retiré ; mais Uncas dans sa chute terrible les sépara et roula aux pieds de Magua. Ce monstre, oubliant alors ses premières idées de vengeance, et rendu plus féroce encore par le meurtre dont il venait d’être témoin, enfonça son arme entre les deux épaules d’Uncas renversé, et il poussa un cri infernal en commettant ce lâche attentat. Mais Uncas trouva encore la force de se relever ; et comme la panthère blessée qui s’élance sur son ennemi, par un dernier effort dans lequel il épuisa tout ce qui lui restait de vigueur, il étendit à ses pieds le meurtrier de Cora, et retomba lui-même sur la terre. Dans cette position, il se retourna vers le Renard-Subtil, lui adressant un regard fier et intrépide, et semblant lui faire entendre ce qu’il ferait si ses forces ne l’avaient pas abandonné. Le féroce Magua saisit par le bras le jeune Mohican incapable d’opposer aucune résistance, et il lui enfonça un couteau dans le sein à trois reprises différentes avant que sa victime, l’œil toujours fixé sur son ennemi avec l’expression du plus profond mépris, tombât morte à ses pieds.

— Grâce ! grâce ! Huron, s’écria Heyward du haut du roc avec une expression déchirante ; aie pitié des autres si tu veux qu’on ait pitié de toi.

Magua vainqueur regarda le jeune guerrier, et lui montrant l’arme fatale toute teinte du sang de ses victimes, il poussa un cri si féroce, si sauvage, et qui en même temps peignait si bien son barbare triomphe, que, ceux qui se battaient dans la vallée à plus de mille pieds au-dessous d’eux l’entendirent, et ne purent en méconnaître la cause. Il fut suivi d’une exclamation terrible qui s’échappa des lèvres du chasseur qui, franchissant les rocs et les ravins, s’avançait vers lui d’un pas aussi rapide, aussi délibéré que si quelque pouvoir invisible le soutenait au milieu de l’air ; mais lorsqu’il arriva sur le théâtre même du massacre, il n’y trouva plus que les cadavres des victimes.

Œil-de-Faucon jeta sur eux un seul regard, et aussitôt son œil perçant se porta sur la montagne qui s’élevait presque perpendiculairement devant lui. Un homme en occupait le sommet ; il avait les bras levés ; son attitude était menaçante. Sans s’arrêter à le considérer, Œil-de-Faucon leva son fusil ; mais un fragment de rocher qui roula sur la tête de l’un des fugitifs qu’il n’avait pas aperçu laissa voir à découvert la personne de l’honnête La Gamme, dont les traits étincelaient d’indignation. Magua sortit alors d’une cavité dans laquelle il s’était enfoncé, et marchant avec une froide indifférence sur le cadavre du dernier de ses compagnons, il franchit d’un saut une large ouverture, et gravit les rochers dans un endroit où le bras de David ne pouvait l’atteindre. Il n’avait plus qu’un élan à prendre pour se trouver de l’autre côté du précipice, et à l’abri de tout danger. Avant de s’élancer, le Huron s’arrêta un instant, et jetant un regard ironique sur le chasseur, il s’écria :

— Les blancs sont des chiens ! les Delawares sont des femmes ! Magua les laisse sur les rocs pour qu’ils servent de pâture aux corbeaux !

À ces mots il poussa un éclat de rire effrayant, et prit un élan terrible ; mais il n’atteignit pas le roc sur lequel il voulait sauter, il retomba, et ses mains s’attachèrent à des broussailles sur le flanc du rocher. Œil-de-Faucon suivait tous ses mouvements, et ses membres étaient agités d’un tel tremblement, que le bout de son fusil à demi levé flottait en l’air comme la feuille agitée par le vent. Sans s’épuiser en efforts inutiles, le Renard-Subtil laissa retomber son corps de toute la longueur de ses bras, et il trouva un fragment de rocher pour poser le pied un instant. Alors, rassemblant toutes ses forces, il renouvela sa tentative, et réussit à amener ses genoux sur le bord de la montagne. Ce fut dans ce moment, lorsque le corps de son ennemi était comme replié sur lui-même, que le chasseur le coucha en joue. Au moment où le Illustration ressort fut lâché, l’arme était aussi immobile que les rochers environnants. Les bras du Huron se détendirent, et son corps retomba un peu en arrière, tandis que ses genoux conservaient toujours leur position. Jetant un regard éteint sur son ennemi, il fit un geste pour le braver encore. Mais dans ce moment ses genoux fléchirent, et le monstre, tombant la tête la première, alla rouler au fond du précipice qui devait lui servir de tombeau.



  1. Les forêts américaines permettent le passage du cheval, parce qu’il y a peu de buissons et de branches pendantes. Le plan d’Œil-de-Faucon est un de ceux qui ont réussi le plus souvent dans les combats entre les blancs et les Indiens. Wayne, dans sa célèbre campagne sur le Miami, reçut le feu de ses ennemis en ligne, et alors ordonnant à ses dragons de tourner autour de ses flancs, les Indiens furent chassés de leur couvert sans avoir le temps de charger leurs armes. Un des principaux chefs qui se trouvait au combat de Miami, assura à l’auteur que les Peaux-Rouges ne pouvaient pas vaincre les guerriers qui portaient « de longs couteaux et des bas de peau » ; faisant allusion aux dragons avec leurs sabres et leurs bottes.
  2. Cette phrase est une expression de mépris adressée à l’ennemi en fuite, et qui n’a aucune liaison avec les paroles qui suivent immédiatement.