Le Dernier des flibustiers/VIII. De Paris au Fort-Dauphin

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VIII

DE PARIS AU FORT-DAUPHIN.


Comment Vasili et Chat-de-Mer, l’un à Versailles, l’autre à Paris, avaient cru reconnaître Stéphanof si déguisé qu’il fut. – Comment l’un et l’autre avaient confidentiellement fait part de leurs soupçons au comte de Béniowski ; voilà de singuliers incidents qu’on ne doit point omettre. Il en tint compte dans une certaine mesure.

Mais comment le baron de Luxeuil et son compère Sabin Pistolet de Pierrefort, désormais employé au ministère de la marine dans les bureaux du premier commis Audat, avaient fait la précieuse connaissance d’un certain Frangon qui, revenu à Hambourg à bord du Sanglier-Batave de Scipion-Marius Barkum, passa ensuite six mois à Calais pour s’y pénétrer des beautés de la langue française et s’y procurer un acte de naissance d’où dérivait son titre ainsi que son brevet de capitaine ; – mais comment ce prétendu capitaine Frangon devait au sieur Sabin Pistolet de Pierrefort une commission de commandant du Fort-Dauphin, et à M. le premier commis Audat des instructions non moins obscures que perfides pour MM. de Ternay le nouveau gouverneur et Maillard du Mesle le nouvel intendant de l’Île-de-France. – Voilà ce qu’ignorait absolument le comte de Béniowski, d’abord accueilli en France avec les plus chaleureuses marques d’intérêt.

On lui avait alloué un crédit, on l’avait autorisé à lever une légion de douze cents hommes, qu’il crut devoir réduire à trois cents, et l’on avait équipé pour lui à Lorient la corvette de charge la Marquise de Marbœuf.

Mais, quand tout était prêt à Versailles, où il devait faire ses dernières visites officielles, le duc d’Aiguillon, attendu par le roi, ne put que lui faire souhaiter bon voyage. Comme par fatalité, ses autres protecteurs, MM. de Choiseul et de Saint-Aubin furent introuvables.

Le ministre de la marine, M. de Boyne, et le sieur Audat, son premier commis, semblèrent s’être concertés pour jeter le découragement dans son cœur :

« Occupés d’affaires importantes et pressées, ils ne pouvaient conférer avec lui de sa mission ; mais les chefs de l’île de France avaient reçu à cet égard les instructions nécessaires. »

— Je ne dépends pas de ces Messieurs, pourtant ! objecta Béniowski.

— Non, sans doute, répartit le ministre, mais l’île de France est une colonie organisée. De vos bons rapports avec M. de Ternay, le gouverneur, et M. Maillart du Mesle, l’intendant, dépendra par le fait le succès de votre entreprise…

— Et si ces Messieurs y mettent de la mauvaise grâce ?…

— M. le comte, interrompit le ministre avec aigreur, la supposition que vous faites est blessante pour le gouvernement du roi. Ces Messieurs que j’ai nommés moi-même à leurs postes sont dignes de toute notre confiance.

Béniowski se contint et demanda le brevet régulier de gouverneur du Fort-Dauphin qu’on lui avait promis depuis deux mois pour le major du Sanglier.

— Adressez-vous au premier commis ! répondit le ministre avec brusquerie.

M. Audat, le premier commis, déclara qu’il n’avait pas reçu l’ordre, ne remit pas le brevet, reparla de MM. De Ternay et Maillart en termes élogieux, dit à Béniowski que ses éternelles réclamations au sujet d’un sieur Estève Finvallen, inconnu au ministère, étaient sans fondement, et passa dans le cabinet du ministre, laissant le général dans un état de stupéfaction difficile à décrire. Une évidente mauvaise volonté se manifestait au dernier moment.

Béniowski fut tenté de retourner à Paris ; mais, tout-à-coup, il fut accosté dans le salon d’attente par un officier de la marine, alors en grande faveur, qui le salua cordialement en se félicitant de le rencontrer. – C’était Yves de Kerguelen, récemment nommé lieutenant, capitaine de vaisseau, en récompense de ses découvertes australes. Quoique le grade de capitaine de frégate existât alors dans la marine en vertu de l’ordonnance de 1765, l’enthousiasme excité à Versailles par les récits du navigateur breton, fut tel qu’on l’éleva d’emblée au grade supérieur, – ce qui explique comment le baron de Luxeuil put hiérarchiquement se trouver sous ses ordres.

Le Roland, vaisseau de ligne de 64 canons, – genre de navire fort peu convenable pour une campagne d’exploration, – et la frégate l’Oiseau, commandée par le lieutenant de Rosnevet, étaient en armement à Brest. Kerguelen, avec ces deux navires, avait mission d’aller reconnaître d’une manière plus exacte le continent dont il se flattait d’avoir fait la découverte. Dès que Béniowski l’eut mis au courant de sa déconvenue :

— Renoncez absolument à vos projets, lui dit-il, ou partez sur-le-champ, je vous le conseille. Audat est compère et compagnon de Pierrefort et de plusieurs des autres drôles dont vous avez à vous plaindre. On vous en veut beaucoup ici de la protection avérée des Choiseul et de monseigneur le Dauphin…

— Je pars donc, sans retard !… Et Dieu fasse que nous nous retrouvions au delà des mers !

— J’irai nécessairement faire des vivres à Madagascar, dit Kerguelen, et j’y arriverai sans doute très peu de temps après vous.

Déjà l’officier breton savait à quoi s’en tenir sur le compte du baron de Luxeuil, nommé second de son vaisseau ; mais il ne pouvait fronder la cour, qui le comblait de grâces en ce moment.

— Toute médaille a son revers, monsieur le comte, dit-il ; mais au large et à mon bord, je serai maître.

Les deux navigateurs se séparèrent en se jurant aide et secours fraternels à l’occasion.

Ce fut avec moins de découragement que Béniowski reprit en toute hâte le chemin de Lorient, où l’attendaient son corps de volontaires et la Marquise de Marbœuf, chargée de le transporter à sa destination.

Aux hourras des aventuriers, la corvette appareilla peu d’heures après, et bien lui en prit, car, dès le lendemain, un courrier fut expédié à Lorient avec des contre-ordres de tous genres ; – mais la Marquise de Marbœuf, poussée par une brise violente du nord-ouest, était déjà au large du cap Finistère, en Galice.

Elle emportait Béniowski et sa fortune.

Elle emportait la comtesse Salomée, son fils Wenceslas et le vénérable père Alexis, Barbe et Vasili, Alexandre de Nilof, le major Vincent du Sanglier, chevalier du Capricorne, son ancien camarade, le capitaine Rolandron de Belair, Flèche-Perçante et Fleur-d’Ébène, Vent-d’Ouest, Jupiter, Jean de Paris, Sans-Quartier, Jambe-d’Argent, Saur de Dunkerque, et Guy-Mauve Gobe-l’As, jeune tambour plein d’avenir.

Elle emportait trois cents hommes de tous métiers, parmi lesquels se trouvaient un certain nombre d’enrôlés qui avaient fait la campagne de la Douairière. Elle emportait enfin deux chirurgiens et un état-major complet d’officiers polonais, français et étrangers, entre lesquels Béniowski avait distribué les grades de capitaine et de lieutenant.


Vers la fin du mois de septembre 1773, au coucher du soleil, la terre de Madagascar fut aperçue à l’horizon et saluée par les cris d’allégresse de tous les volontaires. Et le lendemain, dès la première heure, Colletti le Napolitain saluait de vingt et un coups de canon le retour de son cher commandant.