Le Dernier des flibustiers/X. Louisbourg

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X

LOUISBOURG.


Trois jours après le départ de l’Île-de-France, les rivages riants de l’île Sainte-Marie ou Nossi-Hibrahim, littéralement Île-d’Abraham, se dessinaient à l’horizon. – Béniowski n’y relâcha point, pénétra dans la baie, et put enfin jeter l’ancre à l’embouchure de la Tingballe.

Sur les hauteurs, une vive fusillade était engagée. Franche-Corde, Jean de Paris, Pic de Lannion, Saur de Dunkerque repoussaient pour la vingtième fois une attaque des Zaffi-Rabès ; – à la vue des navires si longtemps attendus, leur ardeur redouble. Ils opèrent une sortie et acculent les ennemis dans une anse sablonneuse sous le canon du Postillon.

Béniowski ordonne une décharge à poudre en arborant le drapeau parlementaire familier aux Malgaches du littoral.

— Voici notre général, Râ-amini, tas de coquins ! s’écria Franche-Corde, et il vous en fera voir des grises.

Déjà les troupes débarquent ; les vétérans déguenillés, couverts de balafres, noirs de poudre, poussent des cris de triomphe.

Flèche-Perçante, un drapeau à la main, se précipite du côté des indigènes, et quoiqu’elle ne soit connue d’aucun d’eux, se met à les haranguer en termes hardis.

Cependant Guy-Mauve-Gobe-l’As, jeune tambour plein d’avenir, bat aux champs. La légion se forme en colonne ; Béniowski et son major montent à cheval ; la troupe se dirige vers les Zaffi-Rabès, que retient Flèche-Perçante

Râ-amini vous apporte la paix ou la guerre ! dit-elle. Fuyez aujourd’hui, refusez de faire votre soumission et d’être ses alliés, eh bien ! malheur à vous ; c’est la guerre que vous aurez choisie.

Effonlahé, philoubé du canton, se prosterne en demandant grâce et kabar.

— Méchant imbécile ! dit l’adjudant Franche-Corde entre ses dents, le voici tout prêt à parlementer ; ce matin, il nous aurait égorgés sans rien entendre.

— Mon vaillant camarade, répond Béniowski à l’herculéen grognard, je connais vos griefs contre ce philoubé, plus faible encore qu’il n’est méchant. Le premier, il vous a bien accueilli ; depuis, influencé par des traîtres, il vous attaque. Laissez-moi le ramener à notre cause. C’est par la douceur et la persuasion que je me propose d’établir mon autorité. De sévères représailles seraient aujourd’hui plus nuisibles qu’utiles.

— Approuvé ! mordious !… s’écria le chevalier du Capricorne, fêté par ses soudards et ravi d’être enfin au milieu d’eux ; cette vertu-ci est à son rang.

Franche-Corde cessa de grommeler.

Béniowski se trouva bientôt en présence des principaux philoubés des Zaffi-Rabès d’Antimaroa, préparés par le discours de Flèche-Perçante à se fier en sa magnanimité.

— Vous avez été trompés, continua Béniowski ; vous avez fait une guerre injuste à mes soldats. Nous découvrirons, plus tard, je l’espère, les coupables qu’il conviendra de punir. Aujourd’hui, je vous pardonne le passé, pourvu que vous vous engagiez solennellement à me reconnaître, comme seul représentant du roi de France. – Je ne viens pas vous asservir, loin de là ! Je me propose de faire régner la concorde dans l’île entière de Madagascar, de rendre votre commerce plus florissant, d’apaiser vos querelles intestines, de concilier vos intérêts, de mettre un terme aux guerres acharnées qui vous divisent, vous ruinent, vous affaiblissent et risquent de vous faire tomber sous le joug de quelque nation puissante, ennemie de votre indépendance. – Jusqu’à ce jour, les Européens se sont mêlés à vos différends pour en profiter ; je veux faire naître l’accord entre les races diverses qui peuplent Madagascar, et grâce à l’alliance protectrice du roi, mon maître, vous élever à un degré de prospérité inconnu encore dans votre grande et féconde terre.

Ce discours, appuyé par la présence de trois cents baïonnettes, d’un brig de douze canons, du trois-mâts le Desforges qui portait aussi quelques bouches à feu, et enfin d’une batterie d’artillerie volante dont le major faisait débarquer les pièces sur le rivage, produisit des effets bien différents.

Quelques chefs, et entre autre le faible Effonlahé, parurent convaincus, et témoignèrent une sorte de repentir ; la défiance des autres était au contraire surexcitée, et le philoubé Siloulout, homme brave, astucieux et plein d’ambition, s’avança entre les deux troupes.

— Tu viens nous porter la paix, s’écria-t-il, pourquoi donc débarquer avec une armée et des canons ? – Une femme nous dit que tu es le vrai Râ-amini, pourquoi es-tu chrétien ? Pourquoi viens-tu au nom du roi de France ? – Tu ne veux pas de divisions parmi nous, pourquoi déclares-tu la guerre à ceux qui repousseront ton alliance ?

— Mordious ! murmura le chevalier, voici un drôle qui va gâter les affaires… Mais un kabar est un kabar !… Le général écoute avec calme… Voyons !… et soyons parés à batailler tout à l’heure.

— Des amis paisibles viennent s’établir parmi nous, continuait Siloulout avec ironie ; voyez ! Ils sont sans armes, ils ne feront que le commerce ; ils ne demandent qu’un petit coin de terre pour y bâtir quelques cases… Et ce soir, ajouta le philoubé avec audace, leurs canons seront braqués derrière leurs palissades ; demain ils creuseront de larges fossés ; ils bâtiront une citadelle comme Fort-Dauphin !… Ils nous empêcheront de trafiquer librement !… Ne vous souvenez-vous pas que ceux d’Anossi sont venus dans nos villages nous défendre de traiter avec d’autres que Râ-amini… Et pourquoi ? – pour que leur Râ-amini soit seul maître et seul riche à nos dépens !…

Le kabar est toujours une trêve. Béniowski, comme le chevalier lui-même, était bien résolu à respecter la vieille coutume des naturels. Il laissa donc Siloulout achever un discours qui ne concluait à rien moins qu’à une guerre implacable, à l’expulsion des Français, à la destruction radicale de tous ses desseins. Or, tandis que le chef malgache développait longuement et avec une funeste adresse des arguments, – en résumé fondés sur d’excellentes raisons, – le nombre des indigènes allait croissant. Des émissaires secrètement expédiés dans les districts d’alentours y avaient annoncé l’arrivée de Râ-amini et de ses soldats. Une foule de philoubés et chefs de villages, suivis de leurs tribus, descendaient des hauteurs pour prendre part au kabar de débarquement.

— Doucement ! général, dit à demi-voix le chevalier, plus nous allons, plus la partie s’égalise entr’eux et nous. Les drôles sont mieux armés que dans la province d’Anossi, je vois beaucoup de fusils sur leurs épaules… Je commence à craindre, mordious ! que notre pacification ne débute par une bataille générale.

Béniowski voulait à tout prix éviter cette extrémité cruelle.

— Je n’ai pas interrompu le chef Siloulout, dit-il. Je me suis laissé menacer d’une guerre d’extermination. Je sais respecter la trêve sainte du kabar. Mais le chef Effonlahé a reçu le prix de ce terrain, je refuse de le reprendre, je refuse de me retirer. Il faut que j’accomplisse mon œuvre !… – Pourquoi ai-je débarqué des troupes et des canons ? demande Siloulout. – Parce que, dès les premiers jours, vous avez attaqué les miens. – Pourquoi suis-je chrétien, quoique du sang de Ramini ? – Parce que la religion des chrétiens ordonne la paix entre frères… – Quant à mes intentions, serais-je venu parmi vous avec ma compagne malade, mourante et qui a besoin de recevoir l’hospitalité chez des amis ? Serais-je venu avec mon jeune fils tout enfant, si mes intentions n’étaient pacifiques ?

À ces mots, Béniowski montra le cadre où reposait la comtesse pâle et accablée par la souffrance.

Flèche-Perçante prit Wenceslas dans ses bras, et, le présentant à la multitude :

— Reconnaissez le vrai sang de Ramini ! dit-elle.

Son geste, sa voix, son action émurent favorablement une partie des insulaires.

Alors un vieillard à barbe blanche, dont le teint était d’un brun rougeâtre et les traits de la plus grande pureté, s’approcha de Béniowski en réclamant la parole :

— Je ne suis point de la Grande-Terre, dit-il, j’ai vu la lumière du jour à Nossi-Hibrahim (Sainte-Marie) ; Ramini pour nous n’est point un prophète ; nous sommes fils d’Abraham, et notre jour saint est le Sabbat. Chef des Français, quel que soit ton nom ou ta race, j’offre à ta femme malade et à ton enfant l’hospitalité dans ma demeure : c’est une case petite ; car Eliézer n’est qu’un simple pêcheur ; mais pourtant il a le droit de tuer son bétail lui-même, il rend la justice à tous les Zaffi-Hibrahim établis au bas de cette rivière, et il siège parmi les philoubés d’Antimaroa. Ma case est petite, mais elle sera toujours ouverte à ceux qui souffrent et qui n’ont point d’asile.

Béniowski, touché de la proposition d’Eliézer, exprima sa reconnaissance avec l’emphase nécessaire pour produire impression sur les Malgaches.

— Que le souverain créateur des mondes, dit-il, te protége, ô vieillard, toi, tes enfants et les enfants de tes enfants jusqu’à la postérité la plus reculée ! Que tes paroles de paix montent vers Dieu comme le sacrifice d’Abel. Que l’hospitalité que tu offres à la voyageuse mourante et à son faible fils te soit rendue dans le sein d’Abraham, lorsque, rassasié de jours, tu monteras vers le ciel.

Béniowski s’était toujours proposé de contracter une étroite alliance avec les Zaffi-Hibrahim. La démarche d’Eliézer accrut nécessairement ce désir ; mais il se garda de prononcer une seule parole de nature à indisposer les Zaffi-Rabès, nation belliqueuse dont les croyances étaient les mêmes que celles de l’immense majorité des habitants de Madagascar.

Engagé, un peu malgré lui, par le chevalier du Capricorne, dans le personnage de Râ-amini, Béniowski ne pouvait plus renoncer à un rôle qui présentait de sérieux avantages.

La foi en Ramini n’était point particulière aux tribus de la province d’Anossi. Elle était partagée par la grande et puissante nation des Sakalaves, qui occupe tout le nord-ouest de Madagascar sur les rives du canal de Mozambique ; elle était implantée chez les Zaffi-Rabès, les Sambarives, les Bétimsaras, les Bétanimènes et parmi foule d’autres peuplades. La race pure de Ramini s’était abâtardie dans toutes les tribus qui s’en disaient issues ; mais, par un bizarre concours de circonstances, Béniowski, depuis sa première apparition au Fort-Dauphin, en avait été proclamé le seul et unique descendant direct, de mâle en mâle, sans mélange de sang.

Les joueurs d’herravou le chantaient.

Enfin d’anciennes prophéties annonçaient « un changement général dans le gouvernement de l’île et disaient que le descendant de Ramini rebâtirait la ville de Palmyre[1]. »

Quelle était cette ville de Palmyre qu’on ne s’attendrait guère à trouver dans une prédiction malgache ?

Toujours est-il que Béniowski n’était plus libre de reculer devant la qualité de descendant de Ramini.

L’audacieux Siloulout se leva et dit :

— Les chefs prudents d’Antimaroa déclarent que si tu te retranches derrière des palissades armées de canons, c’est toi qui auras allumé la guerre ! Effonlahé n’a pas vendu son terrain pour y laisser bâtir une forteresse !

— Général ! ce drôle nous déclare la guerre, mordious ! Ne palabrons pas une minute de plus, croyez-moi !…

— Bataillon ! commanda Béniowski en français, que personne ne fasse feu sans ordre ! – Les guides en tête ! – Par le flanc gauche… pas accéléré… marche !

Les boucaniers d’Anossi montraient la route.

Les tambours les suivirent en battant une sorte de charge.

Une sagaye, lancée par Siloulout, vint se planter dans la selle du cheval de Béniowski. – Des clameurs menaçantes retentirent sur la plage et dans les hauteurs couronnées de bois.

Béniowski parut les dédaigner, brisa la sagaye et en jeta les deux tronçons derrière lui.

Dans l’intérieur des palissades, avant de faire rompre les rangs, le général crut devoir haranguer ses soldats.

— Camarades ! leur dit-il, ne regardons pas comme un malheur la réception hostile qui nous est faite. Elle nous autorise à fortifier ouvertement notre camp. – Réjouissez-vous d’être enfin sur le terrain où votre zèle pour le service de votre patrie trouvera mille occasions de se signaler. – Ce territoire, aujourd’hui inculte et désolé, deviendra bientôt par vous le centre de notre puissance à venir ; il convient de lui donner un nom cher à la France. Qu’il s’appelle donc Louisbourg !… Et, vive le roi !

Les pièces de campagne furent mises en batterie ; – les tentes dressées, et le premier repas ne tarda pas à être pris par les aventuriers, à qui Fleur-d’Ébène, cantinière de la légion, versait du tafia.

Sans les retards systématiques qui avaient empêché Béniowski de revenir de l’Île-de-France en temps utile, sans la trame perfide ourdie par ses nombreux ennemis, il aurait été accueilli en hôte envoyé de Dieu et n’eût pas rencontré dès le premier pas des obstacles affligeants.

Louisbourg s’éleva néanmoins en dépit de la guerre d’embuscades et des assauts réitérés des tribus d’alentour.

Le 23 février 1774, devait être mémorable dans les fastes de la petite colonie militaire.

Une forte brise soufflait du sud, le ciel était sans nuages, le temps sec, la température étouffante, – peu après le coucher du soleil les sentinelles jetèrent le cri d’alarme. – Du côté du vent, parut une multitude innombrable de Sambarives et de Zaffi-Rabès, poussant devant eux, des troupeaux entiers de bœufs attelés à des amas de bois morts et de bambous liés en fagots.

Siloulout qui dirigeait l’expédition y fit mettre le feu. Une épaisse fumée aveugla les Français ; la brise poussait les flammes dans leur camp ; les palissades et les toitures, les tentes, les baraques et les affûts des canons furent bientôt atteints par l’incendie. D’effroyables détonations, semblables à des décharges d’artillerie éclataient ; et les taureaux furieux mugissaient dans les fossés où ils entraînaient avec eux des masses énormes de combustibles.

Le sieur Vahis, ses registres sous le bras, était sorti de l’enceinte à la faveur du tumulte ; il courait vers la rivière pour prendre asile à bord du Postillon.

— Ce Siloulout, pensait-il, est un gaillard qui s’entend fièrement à exécuter mes petites inventions. Béniowski, Capricorne, Rolandron et compagnie, tirez-vous-en, si vous pouvez !… Louisbourg, grâce à moi, n’aura pas fait long feu !…

Béniowski, cependant, évacuait la place.

— Rôtir comme des canards ! mille cornes de licornes ! disait tout bas le chevalier. Non, mordious ! camarades !… gagnons le vent !… à plat ventre… nom d’un tonnerre !… En avant mes serpents !… Gai ! les ramoneurs !… Le four chauffe cette nuit !…

Les vétérans qui formaient l’avant-garde sous les ordres du major glissaient en silence sur le sol calciné tout couvert de cendres chaudes.

Béniowski reste avec un peloton de trente soldats dans le nord de Louisbourg, sur une hauteur, d’où il peut, à la lueur de l’incendie, observer les mouvements de l’ennemi ; à sa gauche il a la rivière et le brig le Postillon ; sur sa droite, la chaîne de collines boisées, où le major et ses éclaireurs, puis successivement deux compagnies de volontaires, se sont engagés sans bruit ; devant lui, une vaste pente de terrains accidentés qui aboutissent à la plage septentrionale de la baie d’Antongil.

Les flammes s’éteignent après avoir tout dévoré ; Louisbourg n’est plus qu’un monceau de cendres. Les détonations extraordinaires qui ont accompagné l’incendie cessent en même temps, car ces détonations, dont la cause était inconnue aux Français, tenaient à l’explosion des bambous employés par les assaillants. Béniowski le comprit alors, et ne craignit plus que les insulaires eussent de l’artillerie comme on l’avait pensé d’abord, tant les éclats des faisceaux de cannes avaient été bruyants. « La terre en tremblait à une lieue à la ronde ; on eût dit qu’un nombre infini de canons, couleuvrines, fauconneaux, mousquets et pistolets, tiraient ensemble.[2] » – La lune éclairait seule de son paisible éclat le théâtre de la bataille, qui ne tarda pas à s’engager sur toute la ligne.

— Mordious ! mes agneaux, à moi ! crie le vaillant chevalier du Capricorne, qui n’a que quatre de ses soldats près de lui.

À vingt pas, Sans-Quartier, Jambe-d’Argent et quelques autres, – à quarante pas, Jean de Paris, Moustique du Canada, Pic de Lannion et Saur de Dunkerque, – plus loin encore, Guy-Mauve Gobe-l’As, jeune tambour qui commence à trouver Madagascar assez maussade, et quelques boucaniers, entendent leur capitaine, sans pouvoir exécuter ses ordres.

Tout à coup, des tambours et des clairons français retentissent à peu de distance ; une troupe de marins et de soldats de marine s’avance, bayonnette croisée, en criant :

Roland !… Kerguelen !… Oiseau !… Dauphine !…

Une terreur panique s’empare des insulaires ; ils reculent et fuient vers la plage.

Quatre rangées de canons de gros calibre ouvrent alors sur eux un feu à volonté.

La division Kerguelen avait pris son mouillage pendant le combat, et, tandis que ses chaloupes débarquaient des troupes dans la petite rivière parallèle à la Tingballe, les trois navires s’étaient embossés au point le plus convenable pour couper la retraite aux Malgaches terrifiés.

Le Roland avait fourni deux compagnies de cent hommes, la frégate l’Oiseau, dont le capitaine M. de Romevet dirigeait l’action générale, avait débarqué cent cinquante combattants, et la corvette la Dauphine quatre-vingts ; en outre, les chaloupes et les canots avaient un armement complet. – Il s’ensuivit que le major et ses braves estaffiers furent sauvés à temps.

Les indigènes prosternés, couchés sur le sable et criant miséricorde, étaient encore fauchés par la mitraille du vaisseau, – lorsque Béniowski dépêcha en toute hâte à Kerguelen un officier chargé de lui rendre grâce de son efficace concours et de le prier de mettre bas le feu.

Aussitôt après, les troupes se remirent en marche. Béniowski et sa réserve renforcée par deux escouades de matelots du Postillon descendirent des hauteurs vers la mer, et le demi-cercle fut refermé par Rolandron de Belair dont la troupe faisait face à celle du major.

Une colonne de huit cents hommes environ d’un côté ; de l’autre, trois navires de guerre armés de plus de cent bouches à feu réduisaient les indigènes réfugiés sur une longue presqu’île sablonneuse, à n’avoir d’espérance qu’en la magnanimité des vainqueurs.

Béniowski, entouré de son état-major, s’avança au milieu des naturels, et ordonna que tous les chefs comparussent en sa présence.

Effonlahé, plusieurs capitaines des troupes d’Hiavi, roi de Foule-Pointe, quelques philoubés des Antavares et des Sambarives, tous ceux d’entre les Zaffi-Rabès qui avaient survécu, et même un chef sakalave d’Angonavé, premier village frontière de leur province, obéirent humblement.

Béniowski nous a transmis le discours prononcé par Effonlahé, qui se prosterna contre terre et dit ensuite :

« Chef infortuné des Zaffi-Rabès d’Antimaroa, je me jette aux pieds du grand chef pour implorer sa clémence au nom de toute ma nation, qui demande à le servir pour expier ses fautes. Je viens le premier t’offrir ma vie, si elle est nécessaire. Je t’en conjure, ne nous regarde plus comme des ennemis, mais comme les restes d’un peuple malheureux, qui sont obéissants et soumis à tes lois. »

Le chef Zaffi-Rabé, Raoul, qui, dans le premier kabar et depuis en diverses assemblées, avait parlé en faveur de l’établissement de Râ-amini, ne demanda point grâce, mais rejeta sur Siloulout tous les malheurs de la guerre.

— Où est ce Siloulout ? Qu’on me le livre sur-le-champ ! s’écria Béniowski. Mort ou vivant, je veux qu’on le mette à mes pieds !

L’on chercha Siloulout sous les monceaux de cadavres ; on le chercha parmi les blessés et les groupes des insulaires étrangers à sa peuplade ; Siloulout avait disparu.

Alors Ciévi, prince puissant des Sambarives, et Rafangour, généralement reconnu descendant de Ramini par son aïeule, s’approchèrent en demandant merci pour leur nation :

— Quel mal vous avais-je fait ! pourquoi vous êtes-vous ligués contre moi ? s’écria Béniowski d’une voix irritée ; car l’absence de Siloulout, dont il voulait que la punition servit d’exemple, venait d’enflammer sa colère.

— Si tu es véritablement de la race des Ramini, dit Rafangour, tu prendras en pitié le seul survivant de la famille sacrée. Je suis du sang du prophète, je m’en glorifie, et la nation sambarive peut attester tout entière que la mère de mon père était de la lignée de Rahadzi !… Feras-tu périr ton frère et ton serviteur ?…

— Eh ! que vouliez-vous faire vous-même ! interrompit Béniowski, lorsque vous mettiez le feu à mon camp, par un affreux stratagème dont je veux que l’inventeur périsse… Qu’on me livre Siloulout !… Je vous le répète, qu’on me livre le principal coupable…

Ciévi répondit, après toutes les précautions oratoires de rigueur :

— Le principal coupable, ô grand chef !… et que le Zahanhare créateur du ciel et de la terre me foudroie si ma bouche altère la vérité !… que je sois l’esclave de Dian-Bilis, père du mal et seigneur des démons… le principal coupable n’est pas Siloulout lui-même, ni un enfant de Madagascar… Celui qui a inventé notre ruse de guerre est un Français.

— Silence !… s’écria Béniowski. – Messieurs les officiers, reprit-il en s’adressant au capitaine de Rosnevet et à son état-major, ce chef sambarive n’a pas encore nommé le traître qu’il désigne à ma justice… Qu’un interprète s’avance et traduise mot à mot son discours.

Peu d’instants après, le nom du garde-magasin Vahis était publiquement prononcé.

— Si l’homme que vous dénoncez est le principal coupable, reprit Béniowski, seul il subira la peine principale. Quant à vous, j’exige que vous me donniez en otages vingt jeunes gens des familles de philoubés, tirés au sort ; vous me livrerez six cents esclaves et six cents bœufs. Enfin, sur les deux rives de la Tingballe, depuis son embouchure jusqu’à la limite de la province d’Antimaroa, vous me céderez une lieue de terrain en profondeur. À ces conditions, je vous fais grâce, je vous accorde l’alliance des Français, et loin de tirer vengeance de vos attaques, je redeviendrai pour vous le même chef, qui ne veut que votre prospérité sous la bienfaisante protection du roi de France. – Quant à la qualité de descendant de Ramini, je vous défends désormais de me la donner publiquement.

À cette dernière déclaration, Rafangour, Ciévi, Effonlahé, Raoul et le chef Sakalave d’Angonavé s’entre regardèrent avec surprise.

La multitude, qui se voyait épargnée, poussait des cris de joie.

— Criez : Vive le général Maurice ! mordious !… dit le major du Capricorne. Flèche-Perçante ajouta :

— Car vous n’êtes pas dignes d’avoir été visités par Ra-Zaffi-Ramini !

Béniowski ajouta enfin qu’il déclarait Siloulout traître et rebelle, et qu’il ferait la guerre à toute peuplade qui oserait lui donner asile.

Siloulout, voyant la partie perdue, avait pris la fuite seul. Il se cacha parmi les morts, laissa les Français le dépasser, gagna la Tingballe, qu’il franchit à la nage. D’un pas rapide, il remontait sa rive gauche pour se réfugier chez les Sakalaves.

Les otages furent livrés. Six cents esclaves restèrent au service des Français et travaillèrent immédiatement à l’enceinte du nouveau camp de Louisbourg.

Le chevalier Vincent du Capricorne dirigeait la construction des retranchements et des cabanes.

Un conseil de guerre s’assembla sur-le-champ. Atteint et convaincu de trahison, Vahis fut à l’unanimité condamné à la peine de mort ; mais il demanda grâce en promettant des révélations importantes. Béniowski lui-même appuya chaudement sa demande.

— Le conseil, s’il y a lieu, pourra proposer une commutation de peine, dit M. de Rosnevet qui présidait.

La séance fut levée et Vahis conduit aux fers à bord du vaisseau le Roland, où Béniowski se hâta d’aller exprimer toute sa gratitude au brave Kerguelen.

— Je n’appareillerai pas, je vous le promets, avant d’avoir consolidé votre premier établissement, dit le marin breton, et surtout sans avoir découvert avec vous les perfidies de nos ennemis communs.

Les aveux de Vahis devaient être complets. – Il y allait pour lui de la vie ; une terreur sans égale lui fit révéler toutes ses machinations, ses intrigues auprès des naturels, l’histoire honteuse de ses relations avec l’intendant Maillart, avec le capitaine Frangon, c’est-à-dire Stéphanof, et enfin avec Sabin Pistolet de Pierrefort et le baron de Luxeuil lors de leur relâche à l’île de France.

— Encore, Monsieur, encore ! disait Kerguelen de sa voix menaçante, parlez, et prouvez le plus possible.

Vahis, épouvanté, fournissait de nouveaux détails et de nouvelles preuves :

— Ai-je enfin la vie sauve ? demandait-il après chacun des interrogatoires du commandant.

— Non, Monsieur, non ! mais la vérité, rien que la vérité… le moindre mensonge que je découvrirais serait votre perte irrévocable. – Savez-vous, Monsieur, que ce n’est pas sans regrets que je laisserai la vie à un traître de votre espèce. – Il vous sera fourni du papier, des plumes et de l’encre ; je veux vos aveux par écrit.

Un mois entier s’écoula sans que le sort de l’infortuné garde-magasin fût décidé ; mais aussi, dans l’espoir d’apaiser enfin le rigide capitaine de vaisseau, il faisait des efforts de mémoire.

Non-seulement il donna les plus précieux renseignements sur les dispositions secrètes des divers chefs du littoral de Madagascar, – documents qui furent par la suite très utiles à Béniowski ; non-seulement il fournit sur les concussions de l’intendant Maillart des notes accablantes, – mais encore, reprenant à l’origine la révoltante intrigue de Pierrefort et de Luxeuil, il jeta un jour complet sur la biographie secrète de Stéphanof, Estève Finvallen, à bord du Sanglier Batave, et le capitaine Frangon, au fort Dauphin où, sans rencontrer de résistance de la part du Napolitain Colletti, à l’aide de son brevet et de la nouvelle que le chevalier du Capricorne ne devait pas revenir, il s’était installé avec un complément de garnison et un adjudant de place nommé Venturel.

— Il résulte de tout ceci, dit Kerguelen à Béniowski, que M. le capitaine de frégate baron de Luxeuil est un calomniateur de la pire espèce, un dangereux compagnon et un misérable ; – mais aucun fait palpable, aucun crime caractérisé ne me permet de le mettre en état d’arrestation. – Quant à Stéphanof, c’est une autre affaire… Je ne puis, moi, commandant en chef d’une division française, souffrir qu’il abrite plus longtemps son infamie à l’ombre du pavillon de la France. – J’irai au Fort-Dauphin, et je le casserai comme verre… – J’obtiendrai aussi les aveux de ce scélérat, et j’en ferai bonne justice…

Il fut décidé qu’une fois Louisbourg mis sur un pied respectable, le major du Sanglier, chevalier du Capricorne, s’embarquerait sur le Roland pour aller reprendre le commandement du Fort-Dauphin.

Le Postillon, capitaine Saunier, se rendit à Foule-Pointe, dont le roi Hiavi se déclara prêt à servir Béniowski de tout son pouvoir. Il demandait du secours contre les Fariavas ; on lui en accorda ; mais, de son côté, il concéda aux Français le droit d’entretenir un poste sur son territoire.

Déjà Louisbourg devenait point central. – À une lieue de la petite forteresse, sur une île élevée qui prit le nom d’Aiguillon, Béniowski fit bâtir un hôpital, une boulangerie et une redoute pour les protéger. On s’occupa dès lors de créer un jardin de botanique. En même temps, des cales et des quais furent construits autour d’une anse voisine qu’on appela le Port-Choiseul.

Après le retour du Postillon, la division Kerguelen appareilla, non sans saluer de vingt et un coups de canon le fort de Louisbourg qui lui rendit le salut avec ses pièces de campagne. Le major Vincent du Capricorne, sa fidèle Flèche-Perçante et leurs serviteurs prirent la route du Fort-Dauphin, et les chaleureux adieux du brave soudard à son général eurent pour conclusion :

— Mordious ! ce qui me remet un peu de baume dans le sang, c’est que le Stéphanof ne va pas tarder à recevoir de mes nouvelles !

Vincent du Capricorne, Béniowski et Kerguelen se trompaient.

Lorsque la division française mouilla dans la baie Dauphine, le prétendu capitaine Frangon, sur l’avis de M. l’intendant Maillart, avait laissé son commandement au lieutenant Venturel et s’était rendu à l’Île-de-France.

Le major, pour se dédommager, résolut de chercher à Luxeuil une querelle à propos de botte. Rien n’était moins difficile : en plein gaillard-d’arrière, au bout de quatre répliques, le major souffleta de son gant le jeune et brillant baron :

— Très-bien !… répartit Luxeuil, à demain, au point du jour !

Mais Kerguelen devait mettre obstacle au duel et placer pendant toute la campagne le baron de Luxeuil dans l’impossibilité de venger son injure.

L’adjudant de place Venturel, à qui Stéphanof avait légué l’autorité dans les conditions les plus difficiles, reçut avec joie l’ordre de remettre le commandement au chevalier qui n’eut aucune peine à rétablir la paix dans la province d’Anossi.

Dian Tsérouge, père de Flèche-Perçante, Dian Rassamb, anacandrian de Fanshère, Dian Salao chef d’Imahal et Fatara de Tolongare, jusqu’alors en guerre ouverte avec Stéphanof, accoururent en poussant des cris d’allégresse.

Un kabar de bien-venue et un festin solennel étaient obligatoires ; grandes réjouissances ; mais le lendemain matin, amère déception, quand le chevalier se fut réveillé avec le doux espoir de percer de part en part le baron de Luxeuil, il vit, de ses propres yeux, la division Kerguelen lever l’ancre et larguer les voiles

— Encore un duel rentré ! mordious !… C’est le dixième au moins depuis que j’ai fait la connaissance de l’aimable vicomte de Chaumont-Meillant.

Le dépit du brave chevalier fut singulièrement accru presque aussitôt par plusieurs nouvelles lamentables. Stéphanof s’était approprié le dragon de Formose pour le dépecer à l’Île-de-France et en tirer une grosse somme. Après le départ de Franche-Corde et des boucaniers, le serpent croque-rat Grand-Merci s’étant avisé de rentrer dans le fort, il l’avait fait fusiller sans miséricorde, et sa fureur kosaque n’avait pas même épargné le joli maki à fraise Colifichet, délices de la garnison.

— Et je ne pourrai jamais larder ces gens-là, mille cornes de licorne !… Les Stéphanof, les Luxeuil, la race des traîtres et des faquins se tirera toujours de presse !

— Oh ! dit Flèche-Perçante en souriant, moi, je ne me plains pas aujourd’hui… La guerre ! la guerre !… je veux bien la guerre… Mais vos duels… j’en ai trop peur, mon doux maître !

— Brave princesse, bonne fille !… dit le chevalier en lui donnant une tape amicale sur la joue. Au fait ! le Luxeuil m’aurait tué peut-être, ce qui n’eût pas arrangé les affaires d’Anossi ; au lieu de ça, il emporte de moi un petit souvenir qui lui démangera plus d’une fois à la découverte des terres australes.

Luxeuil, de son côté, trépignait de rage ; il osa s’en prendre au commandant Kerguelen. Celui-ci le regarda froidement, ne répondit rien et fit appeler le sieur Vahis.

— Misérable coquin ! dit-il à ce dernier ; Stéphanof, votre complice, avec qui je comptais vous confronter, nous a échappé fort malheureusement !… Je vais donc en finir avec vous !

— Grâce ! commandant ! grâce !… Qu’ordonnez-vous ? que voulez-vous encore ?

— Je veux que vous disiez en face à cet officier ce que vous avez vingt fois écrit en toutes lettres sur son compte dans vos derniers rapports.

— Mais, commandant, je…

— Parlez !… dit Kerguelen de sa voix tonnante.

— C’est un… c’est un… balbutia Vahis.

— Achevez distinctement !

— Un calomniateur !… dit le garde-magasin avec effroi.

— Monsieur de Kerguelen, s’écria Luxeuil, si vous n’étiez mon chef direct… si vous ne commandiez ce vaisseau, je…

— Des menaces ! interrompit le capitaine de vaisseau d’un ton dur et ironique.

— Je parle en subalterne outragé.

— À bord de la Bellone, vous parliez en chef insolent.

— À bord de la Bellone, je commandais… J’étais alors votre ancien de grade… Si j’étais seulement votre collègue aujourd’hui…

— Vous essaieriez de me rendre la leçon que vous avez reçue hier, en plein gaillard d’arrière, de M. le major du Sanglier ?

— Vous l’avez dit, commandant !… répondit le baron de Luxeuil pâle de fureur, se contenant à grand’peine, et qui eut, en ce moment, sacrifié toutes ses ambitions pour avoir le droit de mesurer son épée contre celle du capitaine de vaisseau commandant le Roland.

Kerguelen se complut à le torturer encore davantage ; au lieu de l’envoyer aux arrêts, il lui tourna brusquement le dos, laissant toujours l’infortuné Vahis dans la plus cruelle incertitude.

L’équipage du vaisseau se pressait sur le gaillard d’avant ; il y avait foule au pied du grand mât. Les rieurs, de ce côté populaire du bord, approuvaient en souriant la sévère brutalité du vaillant officier breton. Mais l’état-major, composé de gentilshommes, était d’une opinion fort différente. Leur dignité se trouvait blessée par les expressions outrageantes dont Kerguelen s’était servi envers le baron de Luxeuil.

Qu’il fut innocent ou coupable. Qu’il fut intrigant, calomniateur ou pis encore, il était capitaine de frégate dans la marine du roi ; son chef direct ne devait point se permettre de l’avilir en présence des derniers matelots.

Ce sentiment commun à tous les membres de l’état-major du Roland était légitime au point de vue de la discipline, quoique le baron de Luxeuil méritât à tous égards la colère de Kerguelen, qui, mettant le comble à la mesure, se retourna enfin vers Vahis et dit :

— Votre peine est commuée au nom du roi ; vous êtes cassé du rang de commis de marine et vous remplirez les fonctions de dernier cambusier distributeur jusqu’à la fin de la campagne.

— Ô bonheur ! murmura le misérable agent de l’intendant Maillart du Mesle.

Kerguelen poursuivit en s’adressant à Luxeuil :

— Vous voyez ce fourbe et ce traître, monsieur le baron, eh bien ! il ne m’inspire pas plus de dégoût que vous ! Je vous démonte de toutes fonctions !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu de temps de là, le sieur Vahis, ayant été atteint dans les mers australes d’une fluxion de poitrine, fut, le onzième jour, jeté à la mer par le sabord de l’avant.


  1. Mémoires de Béniowski, tome II, page 311.
  2. Flacourt. Histoire de l’île Madagascar, chapitre IX.