Le Dernier des flibustiers/XI. Madagascar en 1774

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XI

MADAGASCAR EN 1774.

COMBATS. – EXPLORATIONS. – DIPLOMATIE.

À Chaumont-Meillant, Richard a sous les yeux, une carte à grands points de l’île de Madagascar ; Aphanasie, penchée sur son épaule, suit avec attention les descriptions qu’il fait, à l’aide de quelques livres, de la contrée où guerroie, à cette heure, Maurice, l’illustre exilé de Bolcha, l’ancien compagnon d’aventures et de périls.

Madame de Nilof, dont la vieillesse est heureusement distraite par les premiers sourires d’Augustine-Salomée de Chaumont-Meillant, sa petite-fille, n’oublie pas cependant qu’elle a un fils digne de sa tendresse dans les régions lointaines où commande Béniowski.

Deux lettres ont déjà été reçues par les hôtes de Chaumont ; la première annonçant qu’après les plus odieux retards l’expédition sortait enfin de Port-Louis ; la seconde que Louisbourg était fondé, que les Zaffi-Rabès et les Sambarives se soumettaient à leur vainqueur, et que le roi de Foule-Pointe Hiavi consentait à l’établissement d’un comptoir sur son territoire.

— Tout cela est très-heureux, sans doute, disait Richard. Je vois que notre bizarre ami le chevalier du Capricorne va rentrer en possession de son cher Fort-Dauphin ; j’espère bien que Stéphanof est puni à l’instant où nous parlons ; mais M. de Ternay, entre nous, a le droit d’être furieux contre Kerguelen et notre cher Maurice…

— Louis XVI est, dit-on, un prince juste et animé des meilleures intentions ; il s’est intéressé autrefois à Maurice, il pourrait…

— Je n’ai rien négligé pour servir notre ami et votre frère Alexandre, mais le roi ne sait pas tout, je ne suis pas d’humeur à fréquenter la cour, et au résumé les bureaux gouvernent.

À quelque temps de là, les amis de Béniowski furent singulièrement attristés par la disgrâce éclatante de Kerguelen qui, revenu en France, dès le 7 septembre 1771, fut arrêté, déclaré déchu de son grade, et condamné à être enfermé au château de Saumur, sur l’accusation d’avoir injurié un de ses officiers, de n’avoir point rempli sa mission aussi bien qu’il l’aurait pu, et d’avoir abandonné une de ses embarcations dans des parages déserts d’où elle n’était sortie que par une espèce de miracle[1].

Le jugement qui frappa Kerguelen fut, dès-lors, regardé par une foule de gens comme partial et dicté par un sentiment d’animosité qu’on s’expliquera aisément. Le roi Louis XVI voulait être sévère, et n’intervint avec équité que plus tard.

Les rapports de M. de Ternay accablaient Kerguelen, et par contre-coup Béniowski. Le baron de Luxeuil, victime du capitaine de vaisseau disgracié reçut en dédommagement le commandement de la frégate la Consolante.

Le loyal capitaine de vaisseau Cerné de Loris, ami de Kerguelen, au lieu d’être nommé contre-amiral, fut mis d’office à la retraite.

Le lieutenant Kerléan n’avait reçu aucune récompense.

La coterie hostile était donc toujours maîtresse de la situation.

Le vicomte écrivit, fit plusieurs fois le voyage de Paris, plaida plusieurs fois la cause de Béniowski auprès de M. de Sartines, fut éconduit en des termes qui lui prouvèrent les mauvaises dispositions du Ministère, et ne dissimula point à Aphanasie les craintes qu’il concevait.

Deux années entières s’écoulèrent ainsi.

Un jour enfin, Petrova, désormais femme de charge de la maison dont Chat-de-Mer gros, gras et fleuri, était cocher, parut portant un paquet cacheté aux armes de Béniowski. La famille s’assembla ; madame de Nilof lut d’abord une assez courte lettre de son fils Alexandre ; le vicomte donna ensuite lecture d’un volumineux mémoire épistolaire résumant l’histoire de l’établissement.


« Victoire ! et grande victoire, enfin ! – écrivait le glorieux ami de la famille, – je vais me délasser à vous donner d’heureuses nouvelles. Jusqu’ici, j’ai rarement eu l’occasion de commencer en termes pareils !… Mais je vous dois la meilleure part de mes succès ; en y applaudissant vous jugerez de ma reconnaissance pour votre généreux concours.

« La méchanceté systématique de messieurs de Ternay et Maillart, qui n’ont pas renoncé à employer contre moi des misérables de la trempe de Vahis, paralysait sans cesse mes efforts. – J’espère pourtant avoir décidément triomphé des obstacles ; je suis dans la bonne voie. Quelques mois encore, et les deux tiers de Madagascar reconnaîtront, sous mon autorité, le protectorat de la France.

« Pour vous faire bien sentir comment j’ai procédé en ce pays, je vais, mes bons et chers amis, remonter aux faits qui ont suivi le départ de la division Kerguelen et le rétablissement de la santé de Salomée, qui écrit, de son côté, à son père et à ses sœurs.

« En 1774, – non sans quelques combats partiels, motivés surtout par de vieilles haines de peuplade à peuplade, – j’ai vu se rallier à moi toutes les tribus Zaffi-Rabès et Sambarives, à l’exception des Navans, que le brigand Siloulout souleva contre moi, après être revenu du pays des Sakalaves avec un ramassis de gens sans aveu pour la plupart bannis de leurs villages.

« Le brig le Postillon, dont le capitaine, M. Saunier, n’a cessé de me rendre d’excellents services, a établi les meilleures relations entre nous et les indigènes de tout le littoral, depuis Antongil jusqu’au Fort-Dauphin, où notre cher chevalier du Capricorne est inébranlable.

« Moi, j’ai poussé assez avant dans l’intérieur de nombreuses reconnaissances et découvert une mine de cuivre, dont l’exploitation va bientôt m’occuper ; mais le temps et les moyens m’en ont manqué jusqu’ici.

« Les chefs antavares ont contracté alliance bénévole avec mon établissement.

« À Foule-Pointe, le capitaine Rolandron a prêté main forte à Son Altesse le roi Hiavi, rusé larron que ma politique me force à ménager comme il me ménage. – C’est toujours dans son pays que les émissaires noirs, mulâtres ou blancs de M. Maillart, vont d’abord prendre langue. – Hiavi n’a pas été trop satisfait de nous voir pacifier les Fariavas, qui se sont engagés à construire une route de cinquante lieues à travers leur territoire, car je tiens à pouvoir communiquer par terre avec Anossi et le Fort-Dauphin, pour le cas où la communication par mer deviendrait trop difficile.

« M. Saunier, qui, grâce à Dieu, est plein de zèle, a exploré tout le cours de la Tingballe. Elle est navigable dans ses deux branches principales jusqu’à vingt lieues de son embouchure, et n’est pas éloignée d’autres cours d’eau qui peuvent me mettre en rapports faciles avec les peuples du Nord et de l’Ouest.

« Cette canalisation naturelle est pour l’avenir de notre établissement d’un prix incalculable. Si messieurs de Ternay et Maillart nuisent à notre commerce avec les colonies françaises il faut que mes alliés trouvent des débouchés en Afrique, en Arabie et dans l’Inde ; je veux donc m’étendre dans l’Ouest, c’est-à-dire chez les Sakalaves, le plus promptement possible. Par conséquent, j’envoie M. Mayeur, capitaine de ma première compagnie, l’intrépide Franche-Corde, dix de mes meilleurs soldats et cent cinquante noirs, construire un fort devant le village d’Angonavé, dont les habitants sont les seuls Sakalaves que je connaisse jusqu’ici. En entrant dans la ligue formée contre nous, ils ont justifié la mesure hardie que je prends. – C’est un casus belli, je le sens bien ; mais, à tout prix, je veux occuper une position centrale dans le Nord.

« Pendant la saison des pluies, Louisbourg est horriblement insalubre. Malgré tous les travaux de dessèchement exécutés par mes noirs, les fièvres, l’an passé, m’enlevèrent vingt hommes ; les trois quarts des soldats étaient sur les cadres ; je fus moi-même aux portes du tombeau. Pour comble de malheurs, au plus fort de l’épidémie, l’exécrable Siloulout tenta un coup de main sur un convoi de mourants qui sortait de Louisbourg et se dirigeait lentement vers un plateau nommé Plaine de la Santé par les insulaires eux-mêmes.

« L’escorte, commandée par Alexandre de Nilof, était peu considérable ; une fausse attaque a lieu ; Alexandre et dix hommes seulement restent près de nous. Siloulout reparaît, enlève mon fils Wenceslas et prend la fuite. La comtesse, n’écoutant que son désespoir maternel, s’élance sur leurs traces ; elle tombe elle-même au pouvoir des agresseurs. J’essaie de me lever, vains efforts, les forces me manquent, je perds entièrement connaissance.

« Un combat héroïque livré par une poignée de soldats à la nombreuse bande de Siloulout eut lieu alors autour de notre convoi de mourants.

« Enfin, Alexandre de Nilof me rendit ma femme, mon fils et la vie, car je n’aurais pas survécu à leur perte.

« Je ne saurais dire assez quel admirable courage déploya le digne frère de votre Aphanasie, Richard. Il fit trembler Siloulout lui-même ; seul contre dix, il fut sublime.

« Cette aventure terrible m’a conduit à créer une troupe de gardes-du-corps composée de Malgaches d’Anossi que m’envoya Du Capricorne par le brig le Postillon. Vent-d’Ouest et Jupiter en sont les sous-officiers ; Alexandre les commande.

« Quand la comtesse est à la Plaine de la Santé ou à l’îlet d’Aiguillon, ils ne la quittent pas ; mais dès qu’elle est près de moi, j’utilise le zèle de ces braves Anossiens en leur faisant faire des explorations très longues.

« Ainsi, Alexandre est allé à diverses reprises jusqu’au pays des Fariavas qui l’ont reçu et traité à merveille. J’ai à me louer, sous tous les rapports, de cette nation courageuse, active, pleine de dispositions excellentes et dont je compte tirer grand parti. La route que ses philoubés m’ont promise est presqu’achevée.

« De son côté, Capricorne en fait percer une du Fort-Dauphin vers le nord. – Il a condamné à ces travaux ceux des indigènes qui avaient pactisé avec Stéphanof. Je ne vous dirai pas que mes frères par le serment du Sang prêchent mon alliance à tous les peuples du Midi.

« Dans Antimaroa, je ne veux être que général français, représentant du roi de France, protecteur des colons et pacificateur des indigènes ; mais dans le Sud, je suis, bon gré malgré, Ra-Zaffi-Ramini, le sang du prophète. Vous connaissez mes desseins ; vous savez que la propagation de la foi catholique est mon vœu le plus ardent. Salomée en toute occasion se déclare chrétienne et compte comme moi sur le puissant concours de notre vénéré père Alexis toujours retenu à l’Île-de-France. Mais que voulez-vous ? Les résultats prouvent déjà que le major a eu raison. Les peuplades qui me connaissent le moins, sont celles qui croient le plus fermement à mon origine sacrée. – Les Machicores, les Ampâtres, les Mahafales et même les Antacimes, tous peuples limitrophes d’Anossi, ont admis la légende. Elle est chantée avec succès jusqu’à la baie Saint-Augustin, m’écrit mon Vice-Roi d’Anossi (ceci est le nouveau titre que prend pour sa part notre ami Vincent du Sanglier, chevalier du Capricorne, major titulaire de ma légion et commandant très réel du Fort-Dauphin).

« Ici, deux cents de mes esclaves et la tribu du chef Zaffi-Rabé Raoul percent un chemin qui conduira de Louisbourg au pays des Fariavas.

« Mon cousin Rafangour et Ciévi, chefs de deux grandes tribus Sambarives, me sont désormais dévoués jusqu’à la mort ; ils me fournissent tous les bras dont j’ai besoin pour mes nombreuses constructions d’établissements, de canaux, de quais, d’habitations et de chemins.

« Le roi de Foule-Pointe Hiavi voit nos travaux de fort mauvais œil ; je le soupçonne d’avoir fait couper plusieurs de nos ponts de bois. Je commence à entretenir des correspondances secrètes avec divers philoubés Mahavélous, tout prêts à se révolter contre lui ; mais je le soutiens encore, ne voulant allumer la guerre civile que s’il se rend évidemment coupable envers nous.

« J’use toujours ainsi de modération, tâchant de tout savoir, et j’évite les grands engagements autant que possible surtout du côté de l’Est.

« M. Mayeur, qui se montre ingénieur fort habile, a établi notre poste avancé d’Angonavé dans une position imprenable. Il veut bien en mon honneur lui donner le nom de Fort-Auguste. Franche-Corde y tient garnison, et, devenu grand diplomate, prétend à former un parti français chez les Sakalaves.

« La Plaine de la Santé, située entre Louisbourg et Fort-Auguste dans une position si belle qu’il suffisait d’y envoyer nos malades pour qu’ils fussent guéris, n’est plus tenable depuis les nouvelles incursions du brigand Siloulout, dont les bandes ravagent la contrée. – Nous ne pouvons plus nous contenter, dans ce point salubre, d’un camp entouré de palissades. M. de Marigny, capitaine de ma deuxième compagnie, est chargé de construire un fort qui couvrira la rivière et la plus grande partie de la plaine.

« Le Grand-Bourbon, vaisseau de compagnie, vient relâcher dans la baie d’Antongil ; je lui fais fournir tous les rafraîchissements dont il a besoin et charge son capitaine de mes dépêches pour messieurs de Ternay et Maillart.

« Mon séjour prolongé dans la Plaine de la Santé, les soins de Salomée, qui n’a cessé d’être mon ange gardien et ceux de l’excellente Fleur-d’Ébène, vivandière modèle maintenant, m’ont enfin rétabli.

« M. Desmazures, notre chirurgien-major, me défend encore de sortir pendant le jour à cause de la chaleur, et pendant la nuit à cause de la fraîcheur de la rosée.

« J’en suis réduit à dix minutes de promenade immédiatement après le coucher du soleil.

« De nouvelles attaques de Siloulout me forcent bientôt à monter à cheval.

« M. de Marigny, notre major depuis que le chevalier est au Fort-Dauphin, m’accompagna dans la battue que nous fîmes à la poursuite des Navans. Tandis que ce violent exercice achevait de me rendre mes forces, il fut malheureusement frappé d’un violent coup de soleil ; les fièvres de Madagascar l’atteignirent, enfin j’eus la douleur de perdre cet excellent officier, à qui ses services avaient valu la croix de Saint-Louis, et qui m’avait jusqu’alors secondé dans mes opérations avec un admirable courage.

« L’enceinte de Louisbourg devenait trop étendue pour être gardée par le petit nombre de volontaires qui y restaient. J’y bâtis un fort que j’appelai Fort-Louis. Il est construit du meilleur bois de Madagascar, avec une triple palissade garnie d’une masse de terre formant talus et d’une banquette solide pour faire jouer les bombes. Les premières fortifications de Louisbourg en sont les travaux avancés. – Je laissai le commandement du Fort-Louis à M. de Vienne, lieutenant en premier, qui avait avec lui cinquante-six hommes et de bons sous-officiers. – Puis je me rendis à la Plaine de la Santé, où j’établis un immense marché pour la traite du riz, des bestiaux et du bois.

« Siloulout reparaît vers la fin de l’année. Je ne sais comment ce malheureux fanatique s’y prend pour se faire des partisans : tantôt mes soupçons se portent sur le roi Hiavi, tantôt sur l’intendant Maillart, car on a saisi de la monnaie française sur les brigands de la bande faits prisonniers. – J’ai craint un instant que les Zaffi-Rabès ne se laissassent entraîner ; il fallait user de moyens extrêmes. Mais Effonlahé, Raoul et les philoubés d’Antimaroa, mon cousin Rafangour entr’autres, ne trouvant pas sage que j’employasse des blancs pour cette exécution, s’en chargèrent. – Six cents Navans furent massacrés ; Siloulout, lui-même, s’échappa encore.

« J’ai juré, s’il ose revenir encore, de diriger en personne l’expédition et de le faire pendre sur les murailles du Fort Louis.

« Un complot d’assassinat formé contre moi par quatre chefs, me força d’agir de nouveau avec une vigueur terrible ; je reçus avis de l’organisation d’une nouvelle ligue ennemie. Les plus lamentables nouvelles m’arrivaient coup sur coup. Mes dépêches adressées à l’Île-de-France restaient sans réponse.

« Ce fut dans ces conjonctures que se termina pour nous l’année 1774. »


— Quelle énergie ! quel courage infatigable s’écria le vicomte de Chaumont-Meillant. Il a la seconde vue du génie. Tous ses actes sont réfléchis et ses instructions dignes d’un vrai chrétien, loyal serviteur de la France.

Madame de Nilof, fière de la belle conduite d’Alexandre, ajouta quelques mots à sa louange ; mais Aphanasie, plus impatiente, se saisit de la longue missive du général :

— J’ai hâte, dit-elle, de savoir si nos efforts lui ont été utiles !

— Pouvons-nous en douter d’après la phrase qui commence sa lettre ?

Petrova qui berçait la petite Augustine-Salomée, Chat-de-Mer qui s’était silencieusement approché de la tonnelle sous laquelle se trouvait la famille, écoutaient avec un recueillement respectueux. Aphanasie continua la lecture commencée par son mari.


  1. Léon Guérin. – Histoire maritime de la France.