Le Dernier des flibustiers/XIV. Perplexités et avancement du capitaine Venturel

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XIV

PREPLEXITÉS ET AVANCEMENT DU CAPITAINE VENTUREL.


Depuis que le capitaine Venturel avait expédié coup sur coup dix estafettes et dix messages semblables au général comte de Béniowski, le digne homme ne vivait plus. – Il ne dormait point, il mangeait à peine ; nuit et jour, la lunette d’approche braquée tantôt sur les eaux de la Tingballe, tantôt sur la baie d’Antongil, tantôt sur les hauteurs déboisées de la route du fort Saint-Jean, il se livrait au plus lamentable monologue :

— Après vingt-neuf ans d’honorables services, quand je n’ai plus que quelques mois à passer sous les drapeaux pour avoir droit à ma retraite, et me retirer avec ma femme et mes enfants dans mon village du Rouergue, être mis dans l’effroyable position de trahir le noble Béniowski ou de désobéir à l’illustre M. de Ternay, gouverneur de l’Île-de-France !… Être entre l’enclume et le marteau !… Trembler de me compromettre, risquer de perdre le fruit de dix campagnes !… Si les commissaires du roi arrivent les premiers, ce sera moi pourtant, moi qui serai forcé de leur remettre les clefs des forts Louis, Saint-Jean et Auguste… car enfin je ne puis résister à messieurs les commissaires du roi !… Et pourtant, si jamais le gouvernement et le ministère se ravisent, si l’on s’aperçoit que le général faisait ici tout pour le mieux, si… c’est à moi, pauvre petit capitaine, qu’on s’en prendra : – « J’aurais dû attendre le retour de mon général, ne rien livrer, résister jusqu’à la mort… » – Quelle alternative !

Le Coureur, envoyé à l’Île-de-France avec les plis cachetés de Béniowski pour le ministre, en avait rapporté, avant de remettre sous voiles, la lamentable nouvelle que la frégate du roi la Consolante, montée par le capitaine de vaisseau baron de Luxeuil allait conduire à Madagascar deux commissaires du roi, chargés de retirer à Béniowski le commandement des établissements fondés sur la Grande-Île.

En d’autres termes, les réclamations incessantes de M. de Ternay, les intrigues de l’habile Sabin Pistolet de Pierrefort, présentement fournisseur général de son compère le premier commis Audat, les vieilles et les nouvelles calomnies répandues en cent endroits divers par les ennemis acharnés de Béniowski, recueillies et propagées par des indifférents au nombre desquels se trouvaient des hommes d’un éclatant mérite ; enfin, les pamphlets acrimonieux de l’intendant Maillart et les mémoires du capitaine Frangon avaient triomphé à la cour. L’œuvre de Béniowski, entreprise pour la France, avec les plus braves aventuriers français, était anéantie au moment même où son avenir devenait certain.

Si, profitant de sa victoire, le général avait pu donner suite à son plan de campagne, il devait marcher sur Bombetoc, capitale de Boyana, y rétablir le roi Rozai, s’emparer de Mouzangaye et y laisser une forte garnison ; puis, remontant vers le nord, opérer sa jonction avec les navires à ses ordres, c’est-à-dire le Coureur, l’Aphanasie et le Desforges ; acheter l’île Nossi-Bé, pour la possession de laquelle il avait déjà entamé des négociations vers la fin de l’année précédente ; fonder un fort sur le cap Saint-Sébastien, jadis occupé par une des bandes de pirates de la Providence, et, enfin, créer une petite colonie au cap d’Ambre, le plus septentrional de Madagascar.

La communication alarmante de Venturel l’en empêcha. Ce fut en vain que le major Vincent du Capricorne parla chaudement de la guerre.

— Ami, lui dit Béniowski, je suis au service du roi de France ; je lui ai prêté serment de fidélité ; il m’envoie des commissaires spéciaux. Ces mandataires, fussent-ils chargés d’ordres iniques, me trouveront obéissant et résigné jusqu’à ce que je leur aie remis ma démission, puisque c’est là ce qu’on semble vouloir.

— Encore de la vertu !… murmura le major. Vous êtes donc incorrigible, mon général !

Le rappel de Béniowski à Louisbourg devait avoir pour les Sakalaves d’épouvantables conséquences. – Le général ne put les recevoir à composition ni les traiter avec sa douceur accoutumée. Les alliés de son armée régulière, se ruèrent dans le pays, s’y livrèrent aux plus affreux excès, pillèrent, égorgèrent, toujours au nom de Béniowski et des Français. Une des plus farouches tribus alliées dévasta Bombetoc, saccagea les établissements des Arabes et brûla dans le port le Sanglier-Batave, dont le capitaine Scipion-Marius Barkum parvint, pourtant, à prendre le large, à bord d’une chaloupe que recueillit en mer un navire de guerre de sa nation.

Au cap de Bonne-Espérance, le gouverneur hollandais le désavoua, et à Rotterdam, la compagnie hollandaise lui fit son procès. Condamné à payer de ses deniers le Sanglier-Batave et sa cargaison, ruiné, insolvable, déconsidéré et repoussé par ses propres parents, il s’embarqua sur un bâtiment anglais qui se rendait à la Nouvelle-Angleterre, dont Washington venait de proclamer l’indépendance. Là, Scipion-Marius Barkum, maigre, sec et pâle à faire pitié, entra au service d’un armateur de Baltimore et se fit naturaliser citoyen des États-Unis d’Amérique.


Après huit jours d’attente cruelle et de réflexions navrantes, le capitaine Venturel poussa un soupir amer.

La frégate la Consolante, au nom cruellement ironique, toutes voiles déployées, apparaissait au large ; la brise était bonne ; encore quelques heures, elle mouillerait au bas de la rivière !

Tout à coup un cavalier, plus jaune et plus coriace que le Don-Quichotte de Cervantes, portant à son côté une effroyable rapière et jurant à faire peur au diable en personne, s’arrête sur les glacis.

— Le major ! le major ! Ah ! je suis sauvé ! s’écrie Venturel.

— Je prends le commandement de la place, mordious !… Allons ! la générale ! branlebas de combat ! mèche allumée !

— Y pensez-vous, commandant ? murmura le timide capitaine.

— Mille tonnerre de Madagascar ! à quoi diable voulez-vous que je pense ?

— Résister à une frégate et à des commissaires du roi !

— Je résisterais à tous les rois et à tous les empereurs, ampancasabes ou sultans de l’univers, mort de ma vie !… En attendant qu’on m’obéisse !…

Flèche-Perçante, Dian Rassamb, Jupiter, Vent-d’Ouest, cent Anossiens, tous en haillons, puis une troupe de déterminés grognards, Franche-Corde, Sans-Quartier, Jambe-d’Argent, Pic de Lannion, Moustique du Canada, Saur de Dunkerque, arrivèrent successivement à bride abattue ou au pas de course.

La Consolante, suivant les usages, saluait de vingt et un coups de canon le pavillon du roi arboré sur Fort-Louis.

— Commandant, dit l’adjudant Venturel, la frégate vient de saluer.

— Je l’ai, mordious ! entendu de mes deux oreilles ; je ne suis pas sourd !

— Je n’ai pas d’ordres pour rendre le salut.

— Qu’est-ce que ça vous fait ?

— Mais je ne puis tirer sans vos ordres, commandant.

— Je l’espère bien comme ça, mille feux de tremblements du démon !… Si je rends le salut, ce ne sera qu’avec des boulets ramés, monsieur Venturel ; et si vous avez peur de vous compromettre, faites votre sac, allez à bord de la frégate. Vous y direz à monsieur le baron de Luxeuil, qu’en l’absence du comte de Béniowski, la place de Louisbourg est sous le commandement du major Vincent du Sanglier, chevalier du Capricorne, gouverneur du Fort-Dauphin, vice-roi d’Anossi et propriétaire de cette flamberge qui perfora M. de Pierrefort !

L’adjudant Venturel ne se fit par répéter deux lois un ordre si agréable ; usant de la permission de son chef direct, il fut un quart-d’heure après, avec sa malle, à bord de la Consolante où M. le baron de Luxeuil, commandant, messieurs de Bellecombe et Chevreau, commissaires du roi, l’état-major et l’équipage entiers commençaient à s’étonner de la rare impolitesse des autorités de Louisbourg.

— Je connais de longue date M. de Béniowski, disait Luxeuil ; attendez-vous donc, Messieurs, à rencontrer de sa part l’opposition la plus opiniâtre.

— Nous venons, cependant, au nom de Sa Majesté.

— Le flibustier du Kamchatka, de Formose et de Madagascar, Messieurs, n’est guère disposé, j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, à se soumettre à la volonté royale.

— Mais en ce cas, M. le baron, que faire ?…

— J’ai demandé des troupes à M. de Ternay qui, je n’y conçois vraiment rien, n’a pas jugé convenable de m’en accorder et prétend que le général obéira sans résistance. Nous pouvons, croyez-moi, retourner à l’Île-de-France.

Ce débat durait encore lorsque le capitaine Venturel monta sur le pont et y remplit à la lettre les instructions du major.

— Monsieur, s’écria Luxeuil aussitôt, retournez au fort sur-le-champ et proclamez, au nom du roi, la destitution immédiate du major, que vous nous amènerez ici sous bonne garde !

— Très-bien ! très-bien ! dirent les deux commissaires avec un touchant accord.

— Mais, Messieurs, objecta l’infortuné Venturel.

— Obéissez ! interrompirent les trois chefs.

Venturel est sa malle reprirent la route du Fort-Louis.

Le chevalier du Capricorne, en le voyant revenir, partit d’un éclat de rire fou :

— Eh bien, mon pauvre capitaine, on ne veut pas de vous là-bas ?

— Pardon, commandant, mais on vous y voudrait aussi et sous bonne garde ; je vous invite donc, au nom du roi, à me suivre.

— Soupons d’abord ! Capitaine, votre promenade à bord de la Consolante a dû vous ouvrir l’appétit ; madame la chevalière se meurt de faim ; à table !

— Mais je dois vous ramener immédiatement.

— À votre aise !… Emmenez-moi, si vous pouvez… refusez mon souper, rapportez votre malle… Mordious ! quand ce matin, je filais à travers bois, laissant un pan d’habit ici, une épaulette là, mon chapeau dans les buissons et la moitié de ma culotte aux épines des cactus, je ne m’attendais guère à rire, ce soir, de si bon cœur…

— Que faire ? ô mon Dieu ! Major… par pitié, que faire ?

— Soupez !… et couchez ici !… car une fois la retraite battue, la porte ne se rouvrira pas pour vous !

— Permettez-moi, commandant, de proclamer votre destitution, au nom du roi !

— Quand la soupe sera servie ! mordious !… ce sera drôle !

Le chevalier du Capricorne, qui avait retrouvé au Fort-Louis une partie de sa garde robe, refit sa toilette, cacheta l’enveloppe d’un assez gros paquet à l’adresse du baron de Luxeuil, et se mit à table, au frais, sur le bastion du Nord. Le tambour battit l’assemblée. Flèche-Perçante servit un excellent potage apporté par ses négrillons. La garnison était en rangs.

— Une assiette de soupe et un verre de vin du Cap, capitaine Venturel !… dit le chevalier.

— Pardon, commandant ; le service avant tout !

— Proclamez donc, mon cher !… proclamez !

— Au nom du roi ! dit Venturel avec découragement, il est ordonné à la garnison de Fort-Louis de ne plus reconnaître pour commandant le major Vincent du Sanglier, et de se ranger sous mes propres ordres.

Franche-Corde et ses camarades s’entre-regardèrent avec surprise.

— Allez donc, capitaine ! allez donc, mordious !… disait Vincent du Capricorne riant toujours. Ah !… vous avez une bien belle voix !

— Le commandant du Sanglier sera, sur-le-champ, arrêté et conduit à bord de la Consolante, continua Venturel d’un ton piteux.

Le chevalier, cette fois, ne fut plus le seul à rire ; la garnison entière éclata. Double ration ! rompez vos rangs ! marche !… dit le major. Aux éclats de rire succédaient les huées.

Sans avoir soupé, mais en compagnie de sa malle, Venturel se rembarqua pour la frégate, où il remit au baron le pli cacheté du major.

Luxeuil l’ouvrit en présence des deux commissaires du roi, et pâlit de fureur en n’y trouvant qu’un gant de peau de buffle avec cette inscription :

« Main droite du chevalier du Capricorne ! »

— M. Venturel, retournez à terre ! Je ne vous reçois pas à mon bord !… Je rendrai compte au ministre de votre incapacité !

La retraite était battue et les portes de Louisbourg fermées quand le malheureux adjudant se retrouva sur le rivage avec sa malle et ses douleurs. Ses rameurs Zaffi-Hibrahim lui donnèrent l’hospitalité dans leurs cases.

— Monsieur le baron, disait le commissaire Chevreau, notre mission est terminée, ce me semble ; il faut retourner à l’Île-de-France.

— Comme vous nous le conseilliez vous-même cette après midi, ajouta M. de Bellecombe.

— Nous resterons à l’ancre, morbleu !… Je commande à mon bord !… Et nous n’appareillerons pas avant… avant… Que vous importe !

Le gant du chevalier avait rappelé au brillant capitaine de vaisseau l’outrage sanglant du Fort-Dauphin.

Dès le point du jour, il indiquait un lieu de rendez-vous au major, qui lui fit répondre :

— Jusqu’au retour de mon général, pas de duel possible ! mais après, soyez tranquille, vous n’aurez rien de perdu pour attendre !

En dépit de MM. les commissaires du roi, le baron de Luxeuil, maintenant, s’obstinait à rester à l’ancre, ce qui plaisait fort à l’audacieux major Vincent du Capricorne.

— Le débarquement de quelques centaines de soldats français envoyés de l’Île-de-France m’aurait, se disait-il, mis dans une vilaine passe !… Mais mon aimable gant a fait merveilles. Le Luxeuil enrage et ne va pas chercher de troupes. Le général reviendra. Le Coureur, l’Aphanasie, le Desforges rentreront aussi de leur côté. Nous serons en force, et alors, MM. les commissaires du roi, nous aurons l’honneur de vous souhaiter bon voyage.

Le major espérait encore, qu’envers et contre tous, Béniowski se maintiendrait à Madagascar comme commandant en chef. Il se trompait.

L’aile gauche ramenée par le capitaine Mayeur, l’aile droite que commandait M. de Malandre, campèrent successivement sur l’une et l’autre rive de la Tingballe. – La division navale revint de la baie Saint-Sébastien, où elle avait reçu la nouvelle de la retraite de l’expédition. Enfin, la flottille des barques malgaches se montra dans le haut du fleuve. L’armée régulière, une immense multitude d’alliés, toutes les tribus Zaffi-Rabès, Sambarives, Antavares ou Zaffi-Hibrahim, couvraient le rivage ou les hauteurs.

Lorsque la litière qui portait le général blessé débarqua enfin, des milliers de clameurs enthousiastes le saluèrent. Fort-Louis tira cent-un coups de canon ; le Coureur, le Desforges, l’Aphanasie firent des salves semblables et pavoisèrent. Les insulaires déchargeaient leurs fusils en agitant des drapeaux. « Vive notre père ! vive Râ-amini ! » criaient trente mille voix.

La frégate la Consolante n’avait même pas arboré son pavillon.

Un cortége de rois, de princes et de seigneurs malgaches accompagnait Béniowski triomphant.

— Il se fait rendre des honneurs royaux ! disait M. de Bellecombe. À quoi bon lui transmettre nos dépêches ? – Il le faudra pour la forme. Et j’espère qu’immédiatement après son refus, nous appareillerons enfin pour l’Île-de-France !

Oui, M. Chevreau ; oui, Messieurs, immédiatement après !

Le baron de Luxeuil, à ces mots, se jeta dans son canot et, suivi de deux officiers, se rendit à Louisbourg. Il n’eut pas le déplaisir d’entrer dans la place ; le major, Sans-Quartier et Jambe-d’Argent l’attendaient sur les glacis.

— Me voici à vos ordres ! M. du Capricorne, dit le baron ; mais mon épée n’a pas la longueur ridicule de la vôtre.

— J’ai plus court à votre service ! répliqua le major.

Sans-Quartier, qui savait être grave au besoin, s’avança en présentant deux poignards hindous presque aussi larges que longs, tranchants comme des rasoirs et à la pointe recourbée.

— C’est une horreur ! s’écrièrent les deux officiers de la Consolante.

— Messieurs, dit le major, j’ai passé la rapière que voici par le travers du corps à M. Sabin Pistolet de Pierrefort qui en a réchappé. Il me faut un duel d’où l’on n’en revienne pas ; aussi ai-je pris pour témoins deux hommes qui en veulent à M. le baron depuis longtemps. Arrangez-vous avec eux.

Les témoins du baron proposèrent deux épées d’officier de marine.

— Pas de ça ! dit Jambe-d’Argent. Nous avons droit au choix des armes ! – Mordious ! s’écria le chevalier impatienté ; je veux bien de vos outils, mais à une condition : c’est que le combat ne s’arrêtera pas pour une piqûre… Je vous en préviens, je veux tuer M. le baron et je ne le lâcherai que mort… bien mort… archi-mort ! – C’est un combat de sauvage cela !… dit un des officiers. – Je le suis ! répliqua le major en découvrant les tatouages brésiliens de sa poitrine.

La condition fut acceptée par Luxeuil, qui depuis près de deux ans faisait des armes tous les jours. Il était beaucoup plus jeune et plus souple que le chevalier, mais celui-ci était plus fort et non moins adroit.

Luxeuil combattait en gentilhomme, Vincent du Capricorne en sauvage. Luxeuil ne desserrait pas les dents, mais le major poussait des cris farouches en faisant des bonds étranges qui forçaient son adversaire à pivoter sans cesse sur le talon gauche.

— Ce n’est pas ainsi qu’on tire l’épée !… dit avec colère un officier de la Consolante.

Le major rompit brusquement et répliqua :

— C’est comme ça que je me bats, moi !… Que M. de Luxeuil en fasse autant !… Libre à lui !… – Luxeuil n’est pas un chat tigre ! – Non ! c’est un calomniateur ! repartit le chevalier ; demandez à Kerguelen !

Il parlait encore lorsque son épée entama la joue du baron qui se fendit et lui porta une botte dans la poitrine.

Un cri de désespoir fut entendu sur le rempart de Fort-Louis ; Flèche-Perçante se précipitait vers le lieu du combat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle y trouva son mari à genoux couvert de sang et tenant son épée plantée perpendiculairement dans le cœur du baron de Luxeuil étendu sur le dos.

— Est-il mort ? bien mort ?… demandait le chevalier en grinçant des dents.

— Oui, major, oui ! répondaient Jambe-d’Argent et Sans-Quartier.

— En ce cas, mordious !… Ah ! ma pauvre Flèche-Perçante !… du baume de Madagascar comme s’il en pleuvait.

Les officiers de la Consolante firent relever le cadavre de leur commandant.

MM. de Bellecombe et Chevreau recevaient alors Alexandre de Nilof, chargé de leur dire que le comte de Béniowski, officieusement instruit de leur mission, en attendait la communication officielle pour se démettre entre leurs mains de toute son autorité.

— Monsieur le lieutenant, dit le premier des deux commissaires, en vertu des ordres du roi dont M. Béniowski n’a pas encore quitté le service, c’est à bord qu’il doit se rendre pour conférer avec nous. Voici la dépêche du ministre, signée de la main même de Sa Majesté.

Alexandre de Nilof répondit que le général, gravement blessé, serait vraisemblablement dans l’impossibilité de venir à bord.

— Il a bien fait cinquante lieues malgré sa blessure ! répliqua fort sèchement M. Chevreau.

Alexandre s’inclina profondément et se retira.

L’on rapportait en ce moment le corps du baron de Luxeuil à bord de la Consolante, dont l’officier en second prit le commandement. Le baron n’était pas aimé par ses subalternes. Les commissaires du roi, en dernier lieu, avaient eu à se plaindre de lui ; personne à bord ne regretta sa perte ; mais l’officier qui lui succéda le fit inhumer avec tous les honneurs dus à son rang et à son grade. Après la cérémonie, les commissaires du roi, fort peu désireux de se rendre à terre, se consultaient entr’eux, lorsque le capitaine Venturel se présenta.

Il était porteur de la démission de Béniowski, écrite en entier de sa main, et conçue en ces termes :


« Messieurs les commissaires du roi,

« Après quatre années de bons et loyaux services, il plaît à Sa Majesté de me retirer le commandement de ses forces dans l’île de Madagascar ; je m’incline respectueusement devant son royal bon-plaisir.

« Je me tiens prêt à remettre le commandement des troupes, forts, postes et comptoirs à tel officier qu’il vous conviendra de désigner.

« Mais n’étant entré au service de la France qu’à l’unique fin de fonder à Madagascar une colonie militaire et commerciale, la démission de mon commandement implique celle de tous mes services et me dégage de mon serment d’obéissance aux ordres de S.-M.-T.-C.

« J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint l’état détaillé des avances faites par moi à la couronne depuis l’année 1772 pour la levée de la légion-Béniowski et pour son entretien jusqu’au présent jour, – lesquelles montent à la somme de quatre cent cinquante mille livres, largement représentées, du reste, par la possession de plusieurs territoires étendus, de trois forts et dépendances, dix redoutes, un hôpital, l’île et le phare d’Aiguillon, le port Choiseul et ses quais, les approvisionnements en magasins, les bois de construction, troupeaux, etc., etc., acquis au nom du roi.

« Je ne parle point des esclaves ; ce matin même, je les ai tous déclarés libres ; donc, la colonie n’en possède plus un seul.

« Ci-joint également les démissions de tous mes officiers qui ne jugent pas à propos de rester au service du roi, savoir :

MM. De Malandre, capitaine-major ;

Mayeur, capitaine-adjoint ;
Rolandron de Belair, capitaine ;
Albergotti de Vezas, chevalier de Saint-Louis, capitaine ;
De Rosières, Corbi, de la Boullaye et Rozier, lieutenants en premier ;
Alexandre de Nilof, Besse et Perthuis, lieutenants en second ;
Ubanowski, ingénieur.

« J’ai l’honneur d’être, messieurs les commissaires du roi, votre très-humble serviteur.

« Maurice-Auguste, comte de Béniowski,
« Colonel démissionnaire, ancien général de la Confédération polonaise.
« Louisbourg de Madagascar, ce 28 septembre 1776. »

M. de Bellecombe, maréchal-de-camp, et M. Chevreau, officier d’administration, son collègue en qualité de commissaire du roi, relurent jusqu’à trois fois cette pièce empreinte d’un sentiment d’orgueil blessé, qui sous une apparente résignation, cachait des intentions menaçantes.

— Avons-nous pouvoirs pour accepter la démission de M. de Béniowski ? Tant qu’elle n’est pas agréée, M. le général peut-il, sans rébellion ouverte, se refuser à vos ordres ?… demandait M. Chevreau.

— N’oublions pas, mon cher collègue, que nous avons mission de procéder avec prudence ; M. le gouverneur des îles Mascareignes lui-même nous y a invités en dernier lieu.

— Mais nous devons ramener Béniowski.

— Comment faire s’il se refuse, ce qui est implicitement dit dans sa démission, à se rendre à bord ?

— Je ne le rembourserai pas !

— En ce cas, convenez qu’il aura le droit de conserver la possession des établissements fondés par ses soins avec ses propres deniers…

— Il n’avait pas le droit d’affranchir tous ses esclaves, il a poussé ses officiers à donner leurs démissions, il se joue de nous sous des semblants de subordination et de soumission à la volonté du roi. Il a vingt mille hommes à ses ordres…

Immobile comme une statue, le capitaine Venturel ne se permit point de prendre part à ce débat ; – enfin le général de Bellecombe s’adressa brusquement à lui :

— Que pensez-vous de cette démission, monsieur le capitaine ? dit-il. Parlez ! ne nous cachez rien ! je l’exige.

Venturel avait appris à ses dépens quels sont les dangers de la neutralité passive :

— Général, répondit-il, M. de Luxeuil me menaçait, il y a quelques jours, de me dénoncer au ministre comme incapable, lorsque je m’étais borné à lui obéir à la lettre. Renvoyé de ce navire, où j’espérais pouvoir me ranger militairement sous vos ordres, j’ai dû m’estimer heureux d’être admis de nouveau à Louisbourg. Aujourd’hui, j’en appelle à votre justice, quelle doit être ma conduite ?

— Répondez sincèrement et sans craintes.

— Selon moi, devant Dieu et devant les hommes, je jure sur l’honneur que M. le comte de Béniowski est animé d’intentions droites et pacifiques. Non-seulement il n’a pas poussé ses officiers à donner leurs démissions, mais il les a conjurés de n’en rien faire. Il n’acceptait que celles de MM. de Nilof et Ubanowski ; mais le corps d’officiers en masse a insisté avec tant de chaleur qu’il n’a pu refuser. – Mais les soldats ? – Ils ignorent tout encore. – Quels sont les officiers non-démissionnaires ?

— Nous ne sommes que deux, général : le major du Sanglier, qui est mourant et ne sait rien de ce qui se passe, et moi, qui vais avoir droit à ma retraite !… – Mais les chefs indignes ? interrompit le général. – Je suis sans renseignements à leur égard. – Quel est l’état de M. de Béniowski ?

— Le chirurgien-major en est alarmé ; il aurait fallu que M. le colonel passât huit jours au moins dans une immobilité complète, après la grande victoire qui fut suivie de son rappel. Les inquiétudes morales, la fièvre qui en a été la conséquence, les fatigues de la route ont été funestes. Il est probable que M. le colonel de Béniowski boitera toute sa vie, s’il en réchappe…

— Et s’il meurt ? interrompit M. Chevreau, que se passera-t-il au fort ?… – Je ne me permettrai pas d’affirmer ce que je craindrais… – Que craindriez-vous ? parlez donc !…

— Une levée de bouclier générale, Messieurs. La révolte simultanée de tous les officiers, de tous les soldats et de tous les indigènes, car M. de Béniowski a seul assez d’autorité morale sur la garnison comme sur les naturels pour maintenir le bon ordre.

— Qu’on envoie sans retard nos officiers de santé à M. de Béniowski, dit le général de Bellecombe. Quant à vous, M. Venturel, en vertu des pouvoirs dont je suis pourvu, je vous confère le grade de major.

— Ah ! combien j’aimerais mieux ma retraite ! pensa le modeste officier.

— C’est à vous, Monsieur, que je destine le commandement.

— Mais le major du Sanglier est mon ancien ! objecta Venturel.

— Il est mourant, dites-vous.

— Il ressuscitera ! reprit l’infortuné capitaine qui maudissait son avancement.

— Monsieur, s’écria le général de Bellecombe, entrez en fonctions d’adjudant ; avant la résurrection que vous craignez, vous aurez succédé à M. de Béniowski lui-même.

— Ah ! général ! vous ne connaissez, je le vois bien, ni le chevalier du Capricorne, ni le baume de Madagascar ! Si le major, mon ancien, veut reprendre l’autorité…

Le général de Bellecombe fit un geste d’humeur et, sans avoir tranché la question, renvoya à terre l’infortuné Venturel qui s’y rendit en murmurant :

— Vingt-neuf ans et un mois de services ! et, au moment d’atteindre ma retraite, me trouver, là, entre un général qui ne décide rien… et un major, plus ancien que moi, toujours décidé à tout !… Ah ! que je voudrais bien me savoir ailleurs !