Voyage de Marco Polo/Livre 1/Chapitre 22

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De la ville de Camandu et du pays de Reobarle.


On vient après cela à une grande plaine, où il y a une ville appelée Camandu[1]. Elle était grande autrefois, mais les Tartares l’ont ruinée. Le pays en a gardé le nom ; on y trouve des dattes en abondance, des pistaches, des pommes de paradis (bananes), et plusieurs autres différents fruits qui ne croissent point chez nous. Il y a en ce pays-là de certains oiseaux nommés fincolines (francolins), dont le plumage est mêlé de blanc et de noir, qui ont les pieds et le bec rouges. Il y a aussi de fort grands bœufs, qui sont blancs pour la plupart, ayant les cornes courtes et non aiguës, et une bosse sur le dos[2], comme les chameaux, ce qui les rend si forts qu’on les accoutume aisément à porter de lourds fardeaux ; et quand on les charge, ils se mettent aussi à genoux, comme les chameaux ; après quoi ils se relèvent, étant dressés de bonne heure à ce manège. Les moutons de ce pays-là sont aussi grands que des ânes, ayant des queues si longues et si grosses qu’il y en a qui pèsent jusqu’à trente livres[3]. Ils sont beaux et gras et de fort bon goût. Il y a aussi dans cette plaine plusieurs villes et villages, mais dont les murailles ne sont que de boue, mal construites, quoique assez fortes. Car il règne en ce pays-là de certains voleurs, qu’ils appellent Caraons, et qui ont un roi. Ces voleurs usent, dans leur brigandage, de certains enchantements. Quand ils vont faire leurs courses, ils font par leur art diabolique que le jour s’obscurcit pendant ce temps-là, en sorte que l’on ne peut pas les apercevoir ni parconséquent se précautionner, et ils peuvent faire durer cette obscurité six ou sept jours, pendant lequel temps ils battent la campagne, au nombre quelquefois de dix mille hommes. Ils campent comme les gens de guerre, et lorsqu’ils sont dispersés, voici comment ils font : ils prennent tout ce qu’ils rencontrent, bêtes et gens ; ils vendent les jeunes hommes et tuent les vieux. Moi Marco, qui écris ces choses, je suis une fois tombé à leur rencontre ; heureusement que je n’étais pas loin d’un château appelé Canosalim, où je n’eus que le temps de me sauver ; cependant plusieurs de ma suite tombèrent dans ce piège diabolique, et furent partie vendus et partie tués[4].

  1. Aucun commentateur n’a pu dire de quelle ville l’auteur veut ici parler.
  2. C’est le zébu, Bos indicus des naturalistes.
  3. Ovis laticaudata. — La partie caudale de ces animaux devient parfois si volumineuse que pour éviter qu’elle se déchire en traînant sur la terre on les attelle à des espèces de petits chariots destinés à soutenir cette queue phénoménale.
  4. D’après les commentateurs, il faudrait voir dans ces brigands, qui devaient sans doute à leur extrême cruauté les légendes répandues à leur sujet, de nombreuses tribus venues du nord de la Chine et qui pendant plusieurs siècles ravagèrent tantôt une région, tantôt l’autre. (P.)