Voyage de Marco Polo/Livre 1/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
Voyage de Marco Polo, Texte établi par Eugène MüllerDelagrave (p. 165-167).
XXIII
De la ville de Cormos.


Cette plaine dont nous venons de parler s’étend au midi d’environ cinq milles ; il y a au bout un chemin par où l’on est obligé d’aller toujours en descendant. Ce chemin est très méchant et rempli de voleurs et de dangers. Enfin l’on arrive dans de belles campagnes, qui s’étendent de la longueur de deux milles. Ce terroir abonde en ruisseaux et en palmiers. Il y a aussi quantité de toutes sortes d’oiseaux, mais surtout de perroquets, que l’on ne voit pas le long de la mer. De là on vient à la mer Océane, sur le bord de laquelle il y a une ville nommée Cormos[1], ayant un bon port, où abordent beaucoup de marchands, qui apportent des Indes toutes sortes de marchandises, comme des parfums, des perles, des pierres précieuses, des étoffes de soie et d’or et des dents d’éléphant. C’est une ville royale ayant sous sa dépendance d’autres villes et plusieurs châteaux. Le pays est chaud et malsain. Quand quelque étranger marchand ou autre meurt dans le pays, tous ses biens sont confisqués au profit du roi. Ils font du vin de dattes ou d’autres espèces de fruits, qui est fort bon ; cependant, quand on n’y est pas accoutumé, il donne le flux de ventre ; mais au contraire, quand on y est fait, il engraisse extraordinairement. Les habitants du pays ne se nourrissent point de pain ni de viande, mais de dattes, de poisson salé et d’oignon. Ils ont des vaisseaux, mais qui ne sont pas trop sûrs, n’étant joints qu’avec des chevilles de bois et de cordes faites d’écorces de certains bois des Indes. Ces écorces sont préparées à peu près comme le chanvre. On en fait des filasses, et de cette filasse des cordes très fortes, et qui peuvent résister à l’impétuosité des eaux et de la tempête ; elles ont cela de propre qu’elles ne pourrissent et ne se gâtent pas dans l’eau[2]. Ces vaisseaux n’ont qu’un mât, une voile, un timon, et ne se couvrent que d’une couverture. Ils ne sont point enduits de poix, mais de la laitance des poissons. Et lorsqu’ils font le voyage des Indes, menant des chevaux et plusieurs autres charges, ils prennent plusieurs vaisseaux. Car la mer est orageuse, et les vaisseaux ne sont point garnis de fer. Les habitants de ce pays-là sont noirs et mahométans ; en été, lorsque les chaleurs sont insupportables, ils ne demeurent point dans les villes, mais ils ont hors des murs des lieux de verdure entourée d’eau, où ils se retirent à la fraîcheur, contre les ardeurs du soleil. Il arrive aussi assez souvent qu’il règne un vent fort et brûlant, qui vient d’un certain désert sablonneux[3] ; alors, s’ils ne se sauvaient d’un autre côté, ils en seraient suffoqués, mais d’abord qu’ils commencent à en sentir les approches, ils se sauvent où il y a des eaux et se baignent dedans ; et de cette manière ils évitent les ardeurs funestes de ce vent. Il arrive aussi dans ce pays-là qu’ils ne sèment les terres qu’au mois de novembre, et ne recueillent qu’au commencement de mars, qui est le temps aussi où les fruits sont en état d’être serrés. Car dès que le mois de mars est passé, les feuilles des arbres et les herbes sont desséchées par la trop grande ardeur du soleil, en sorte que durant l’été l’on ne trouve pas un brin de verdure, si ce n’est le long des eaux. C’est la coutume du pays, quand quelque chef de la famille est mort, que la veuve le pleure pendant quatre ans, tous les jours une fois. Les pères et les voisins viennent aussi à la maison, jetant de grands cris, pour marquer la douleur qu’ils ont de sa mort.

  1. Hormuz, à l’entrée du golfe Persique.
  2. Un passage de Chardin, qui écrivait au dix-septième siècle, confirme et explique ces assertions de Marco Polo. Les bateaux dont ils se servent dans le golfe Persique, et qu’ils nomment chambouc, sont hauts, longs, étroits. Ils sont faits de cet arbre qui porte les noix de coco et duquel on dit dans le pays que l’on peut en faire et en charger un navire tout ensemble : le corps du vaisseau étant fait du corps de l’arbre, les voiles et les cordages avec son écorce, et le fruit de l’arbre fournissant le chargement du vaisseau. Ce qui est remarquable, c’est que les planches des barques sont cousues avec ces sortes de cordes et enduites de chaux à défaut de pois, ce qui fait que ces bâtiments ne résistent guère à la mer.
  3. Ce vent, qui vient du désert du Béloutchistan, est appelé en persan le vent pestiféré. Le pays, d’ailleurs fort dénudé, qui avoisine cette partie du golfe Persique est en quelque sorte inhabitable pendant les rigueurs torrides de l’été.