La description géographique des provinces/Livre 3 - 43 à 50
De la province d’Abaſie. Chap. XLIII.
uſques a preſent nous avons deſcript ſommairement, & comme en paſſant les iſles & regions de l’une & l’autre Inde, aſſavoir la majeur & mineur. La majeur commence des la province de Maabar, & finiſt au royaume de Reſcomoran. La mineur commence au royaume de Ciamba, & ſe continue juſques au royaume de Murſil, qui ſont les extremitez d’icelles. Or maintenant nous toucherons aucunement celle Inde qui eſt moyctoienne & entre les deux, laquelle ſ’appelle Abaſie, qui eſt un pays de grande & ſpacieuse eſtendue : car elle eſt diviſée en ſept provinces & royaumes, en chacun deſquelz y a Roy particulier : deſquelz y en à quatre qui ſont Chreſtiens, les autres trois ſont Sarrazins Mahumetiſtes. Les Chreſtiens portent au mylieu du front une croix d’or : auſsi des leur bapteſme le charactere de la croix leur eſt imprimé ſur le front. Mais les Sarrazins ont un autre ſigne imprimé, qui commence des le front, juſques a la moytié du nez. Entre eulx ſe trouve auſsi grand nombre de Juifz, leſquelz ſont autrement marquez : car ilz portent certain ſigne en leurs jouës, qui leur eſt imprimé avec un fer chauld. A ceſte region eſt joignante & contigue la province appellée Aden, en laquelle le benoiſt S. Thomas preſcha la foy de Jeſus Chriſt (comme lon dit) & y convertit pluſieurs perſonnes a la foy : & depuis paſſant oultre vint au royaume de Maabar, ou il ſouffrit martyre pour Jeſuschriſt.
Histoire d’un Evesque Chrestien que le Souldan fist par force & violence circoncire.
Chap. XLIIII.
n l’an de nostre redemption mil deux cens septante huict l’un des principaulx roys de la province d’Abasie, eut devotion de visiter en personne les sainctz lieux de Hierusalem, mesmement le sainct Sepulchre de Jesus christ : & se deliberant d’en faire le voyage, en communiqua a ses conseillers & officiers de sa court, lesquelz a leur povoir le destournent, & dissuadent d’entreprendre le chemin, luy remonstrans les perilz & dangers ausquelz il se submettoit : mesmement qu’il luy conviendroit passer par plusieurs contrées, & provinces des Sarrazins, qui luy pourroient nuyre & faire desplaisir : mais luy conseillerent d’y envoyer en son lieu quelque notable Evesque, qui feroit le voyage de la terre saincte, & porteroit en Hierusalem les presens & oblations du Roy. Ce conseil fut trouvé bon par le Roy, lequel suyvant leur advis bailla incontinent ceste charge a un Evesque, qu’il fist despescher & partir avec ses oblations. Or cest Evesque tenant le droict chemin pour l’execution de son voyage vint en la province d’Aden, qui est habitée par Sarrazins mahumetistes, lesquelz haïssent mortellement les Chrestiens : il est par eulx prins, & arresté, & amené devers leur Souldan : lequel apres avoir entendu qu’il estoit ſeulement messager du Roy d’Abasie, & par luy envoyé en la terre saincte, s’efforça l’induire & contraindre par menasses, & intimidations de renoncer a la foy Chrestienne, & prendre celle de Mahumet. Lors l’Evesque perseverant en sa foy de Christ, avec une fermeté & constance asseurée respondit mieulx aymer souffrir la mort, que de laisser la foy Chrestienne pour ensuyvir la profession de Mahumet. Alors le Souldan irrité, commanda que promptement l’Evesque fust circoncis, en despit de son Christ, & du Roy d’Abasie. Et apres l’avoir ainsi faict ignominieusement circoncire, le renvoya vers son Roy sans parachever le voyage. Le Roy d’Abasie apres avoir congneu l’injure & oultrage faict a son messager, fut grandement esmeu & affectionné de prendre vengeance, & mesmes de l’injure & oultrage faict a son messager, fut grandement espeu & affectionn& de prendre vengeance, & mesmes de l’injure & scandale faict contre l’honneur de Jesus Christ. A ceste cause faict incontinent grand amas de gens de guerre, tant de pied que de cheval, ensemble equipper ses elephans avec leurs chasteaux : en sorte qu’en peu de temps il dressa une grosse armée, qu’il fist marcher contre le Roy d’Aden. Or le Souldan de ce adverty, ayant assemblé ses forces, & joinct avec luy deux autres Roys, se delibera venir au devant & faire visage au Roy d’Abasie : tellement que les deux autres armées se rencontrerent en une belle campaigne, ou ilz commencerent une cruelle bataille, en laquelle grand nombre de gens de la part du Souldan furent tuez, renversez & mis en routte, & demoura le roy d’Abasie victorieux. Lequel non content de cest victoire fist marcher son armée plus avant dedans le pays d’Aden, qu’il commença a gaster & ruiner, faisant mettre a mort & passer au fil de l’espée, tous les Sarrazins qu’ilz rencontroient : lesquelz se rassembloient quelques fois par trouppes & bandes s’efforçans resister & faire teste au Roy d’Abasie, mais c’estoit en vain, car soudainement ilz estoient rompuz & deffaictz : en sorte que le Roy d’Abasie fut par un moys entier dedans le royaume d’Aden y faisant plusieurs degastz & dommages, & finablement avec grand honneur & louange se retira victorieux en son pays, estant fort ayse d’avoir vengé l’injure du desloyal Souldan.
Des diverses bestes qu’on trouve en la province d’Abasie. Chap. XLV.
es habitans d’Abasie vivent de chairs, laictages & riz, & usent de certain huille faict de sosime. En la province y a grand nombre de bonnes villes & bourgades, esquelles on faict de grandes traffiques de marchandise. On y trouve de fort bon bouchiran, & de grande abondance de draps de soye. Les Abasies ont grande quantité d’elephans, encores qu’ilz ne proviennent en leurs pays, mais y sont amenez des autres regions, & isles circonvoisines. Oultre y a grand nombre de giraffes bestes estranges, cy dessus mentionnées, ensemble de lyons, leopardz, asnes sauvages, & infiniz oyseaux de diverses especes, & dont on ne trouve point ailleurs de semblables. D’avantage y a des poulles d’estrange grandeur, ensemble des austruches grandes comme asnes, & plusieurs autres sortes de bestes & oyseaux, tant pou la chasse, que pour la vollerie. Oultre y a d’excellens perroquetz & papegays, & des chatz de plusieurs & diverses especes, mesmement y en a qui ont la teste aucunement ressemblant a la face humaine.
De la province d’Aden. Chap. XLVI.
este province est regie & gouvernée par un Roy particulier, qu’ilz appellent Souldan, les subjectz duquel sont Sarrazons, qui merveilleusement ont en grande hayne & horreur les Chrestiens, comme cy dessus avons touché. En ceste region y a plusieurs villes & chasteaux : mesmes y a un bon port, auquel arrive grande quantité de navires, chargées d’espiceries venans des Indes : au moyen de quoy les marchans d’Alexandrie y frequentent fort, & y viennent souvent pour traffiquer & achepter leurs drogues & espiceries, lesquelles ilz font charger en petitz basteaux qu’ilz font descendre le long d’un certain fleuve par sept journées, puis avec des chameaux les font apporter par terre par trente journées, jusques au fleuve du Nil, qui descend en Egypte, sur lequel ilz les font derechef charger en navires, qui les conduisent & amenent en Alexandrie : & n’y a point de chemin plus brief ne meilleure adresse pour aller d’Alexandrie es parties orientales. Or ces marchans qui veulent aller aux Indes en marchandise, menent ordinairement avec eulx plusieurs chevaulx : mais ce Roy d’Aden reçoit d’eulx grandz tributz é exactions, qui est cause de l’enrichir si fort. Quand le Souldan de Babylone tenoit la ville d’Acre assiegée pour la reduire en sa puissance, asçavoir en l’an mil deux cens, ce Souldan d’Aden luy envoya secours de trente mil hommes de cheval & quarante mil chameaux, non pas pour l’affection qu’il eust de favoriser le Souldan de Babylone & luy augmenter ses forces pour le rendre plus grand & puissant, mais pour le desir qu’il avoit de supprimer & exterminer tous les Chrestiens. Du port d’Aden tirant vers Septentrion, a distance de douze ou quinze lieuës est située la ville d’Escier, de laquelle dependent plusieurs autres villes & chasteaux, lesquelles toutesfois sont toutes soubz la seigneurie & puissance du Roy d’Aden. Encores pres de ceste ville y à fort bon havre par lequel on transporte infiniz chevaulx es Indes. En ceste region croist grande quantité d’encens blanc fort bon & singulier, lequel distille de certains petitz arbres qui sont semblables aux sapins. Les habitans font plusieurs pertuis & incisions dedans les escorces de ces arbres, affin d’en retirer l’encens en plus grande abondance, encores que la grande chaleur qui est au pays attraye la liqueur des arbres en assez grande quantité. Semblablement en ce pays y à des palmes qui portent les dactiles, mais la terre n’y produict aucun bled autre que du riz, toutesfois on y transporte du froment d’ailleurs. Il y à grande abondance de bons poissons, mesmement de Tonnine laquelle y est fort bonne. Ils n’ont point de vin, mais ilz font leurs boytures de dactiles, riz & sucres. Les moutons qui se trouvent au pays sont petitz & n’ont aucunes aureilles, mais au lieu d’icelles ont de petites cornes. Les chevaulx, beufz, chameaux & brebis ne vivent que de poissons, & ne sont repeuz d’autre chose par chacun jour : car la terre a cause des chaleurs extremes, est si seiche qu’elle ne produist aucune herbe, bled ne froment. Or leur grande pesche se faict en trois moys de l’an, asçavoir Mars, Apvril & May, esquelz on prend si grande quantité de poisson qu’il est impossible de l’exprimer : lequel poisson ilz font desseicher au soleil, & le gardent pour leur provision de toute l’année, en sorte qu’ilz en baillent a leurs bestes en lieu de fourraiges : aussi le bestail se repaist plus voluntiers de poissons secz que de recens & fraiz. Oultre les habitans font du pain biscuit avec des poissons secz en ceste maniere : Ilz divisent leurs poissons secz en petites pieces, puis les pilent & broyent menu comme farine : en apres les destrempent & paistrissent longuement en forme de paste broyée : laquelle puis apres reduicte en pains ilz font desseicher au soleil, & en vivent toute l’année eulx & leur bestail.
D’une contrée en laquelle habitent Tartares.
Chapitre XLVII.
usques icy j’ay traicté des regions de l’Inde Orientale, declinant sur la coste de Midy : maintenant je veulx descripre aucunes autres, qui sont situées es parties Septentrionales, lesquelles j’avois obmises a toucher cy dessus au premier livre, & ce que j’en ay descouvert, recongneu & appris, icy apres sommairement le declaireray. Or en ces dernieres parties de Septentrion habitent plusieurs Tartares, le Roy desquelz est de la lignée & race du grand Empereur de Tartarie : & observent curieusement les meurs & coustumes des autres Tartares. Ilz sont tous idolatres, & adorent un dieu qu’ilz appellent Natagai, lequel ilz estiment estre gouverneur, & avoir la seigneurie de toute la terre, & de tout ce qu’elle produict. Aussi ce mot Natagai signifie en leur langaige, dieu de la terre. En l’honneur de ce dieu il zfont plusieurs images & figures. Les habitans ne demeurent point en villes ou bourgades, mais se retirent es montaignes & lieux champestres du pays, & sont en grand nombre. Ilz n’ont aucuns bledz, mais vivent de laictages & chairs. Ce sont gens qui vivent paisiblement & en bon accord entre eulx, obeissans d’une egalle affection à leur Roy. Ilz ont des chevaulx, chameaux, beufz, brebis & autre bestail en nombre quasi infiny. Oultre se trouve au pays de fort grandz ours, & des regnardz singuliers : ensemble y a des asnes sauvages en grand nombre. Entre les petites bestiolles y en a certaine espece excellent, & desquelles la peau est fort exquise : ce sont martres zebelines : encores y a infinies bestes sauvages, de la venaison desquelles ilz vivent en partie.
D’une autre contrée qui est de difficile acces, a cause des fanges & de la glace. Chap. XLVIII.
ultre y a d’autres regions en ceste conste Septentrionale, qui tendent plus avant sur le Nord, que la premiere. L’une desquelles est fort montueuse, & le pays bossu, ou se trouvent diverses sortes d’animaulx, comme rhondes, hermelines, cerviers, regnardz noirs & autres, dont les habitans retirent grande quantité de peaulx riches & exquises pour faire fourrures & paremens, qui sont transportées par les marchans jusques en noz quartiers. Et au regard des chevaulx, beufz, asnes, chameaux & autres bestes de grosse corpulence, ilz ne peuvent estre menez ne conduictz en ce pays tant il est marescageux & plein de bourbes & fondrieres, si ce n’estoit au temps d’hyver, que les chemins sont endurciz par la rigueur du froid & de la glace. Es autres temps encores qu’il y ayt de la glace, & qu’il face grand froid, toutesfois la glace ne porte pas, & n’est point si ferme ne asseurée, que les chevaulx chargez & chariotz y puissent commodément passer : mais au contraire les hommes de pied a grande difficulté en peuvent sortir & passer oultre, tant la terre y est embreuvée & enfondrée d’eaues des estangs & marestz. Ceste region à d’estendue devers le Septentrion treize journées, ou lon trouve grande abondance des bestes dessusdictes qui portent ces belles & precieuses peaulx, par le moyen & traffique desquelles les habitans retirent grand gaing & profit : car cela y attraict les marchans de toutes parts, pour les achepter & transporter en grande quantité. Mais la maniere d’introduire & mener les marchans dedans ce pays est fort estrange. Ilz ont des chiens qui sont presque aussi grandz qu’asnes, qui sont duictz & accoustumez a tirer la charrette. Or leurs chariots n’ont aucunes roues, mais sont faictz de grandz aiz larges & plains, & peuvent seulement contenir deux hommes, lesquelz aiz sont liez & attachez ensemble affin que leur largeur empesche que facilement ilz ne puissent enfondrer dedans les fanges & marestz. Doncq quand quelque marchand arrive, on le faict asseoir sur le chariot, auquel apres on attache six chiens par ordre affin de tirer le chariot, lesquelz le conduisent la part ou ilz font guidez par le chartier qui semblablement est assis sur le chariot avec le marchand : ainsi tirent ce chariot ou traisneau par tout, soit dans les fanges, les marestz, ou dedans l’eaue a gué. Toutesfois les chiens ne peuvent soustenir si grand travail plus d’un jour, car le lendemain il en fault prendre d’autres tous fraiz pour tirer le chariot : pour ceste cause en chacun villaige (dont y en à au pays grand nombre de proche en proche) on nourrist des chiens destinez & usitez a cest office : & par ce moyen un marchand peult facilement entrer avant dedans le pays : mais on ne charge pas beaucoup ces traisneaux, car les chiens ne pourroient pas tirer de ces lieux plus grand fardeau que le marchant, le chartier, & quelque balle de peaux : a ceste cause il fault que chacun jour un marchand change de chiens, de chariot & chartier, jusques a ce qu’il parvienne aux montaignes ou se faict la traffique des peaulx.
De la region tenebreuse. Chap. XLIX.
l y à encores une autre contrée, qui tire bien plus avant & interieurement dedans le Septentrion, & laquelle a mon jugement est la derniere contrée habitée vers le Nort, & l’appellent le pays d’obscurité, par ce que la plus grande partie de l’année le soleil n’y luist, & ne si apparoist aucunement : & lors les tenebres y sont seulement de nuict, mais de plein jour : l’air y est tenebreux comme lon voit par deça entre chien & loup. Les habitans du pays sont beaux hommes grandz & corpulentz, mais fort palles. Ilz n’ont aucun Roy ou seigneur, auquel ilz prestent obeissance, mais vivent comme bestes, faisans tout ce qui leur vient a plaisir, n’ayans aucun soing ne observation de civilité ou honnesteté. Or les Tartares qui sont leurs voysins souventesfois vont faire des courses & ravages dedans ce pays tenebreux, ravissent & emmenent leur bestail & tout ce qu’ilz trouvent, & leur font plusieurs autres fascheries & dommanges : & pour ce qu’en ce faisant la nuict souvent les surprend & sont en danger de n’en pouvoir facilement sortir, ilz usent de ceste cautelle. Quand les Tartares ont deliberé entrer dedans le pays pour emmener leur proye, ilz prennent des jumentz qui ont des poullains, & laissent les poullais a l’entrée du pays, soubz la charge & garde de quelques uns de leur compaignie, affin d’attendre leur retour : puis eulx ayans faict leurs courses & ravages, si la nuict les surprend, les jumentz qui observent songneusement les chemins pour retourner vers leurs poullains, ne faillent aucunement a les y conduyre sans aucun peril ne danger. Aussi ilz leurs laschent la bride sur le col, & les laissent librement aller ou l’affection les mene, & lors l’instinct naturel les conduict droictement au lieu ou elles ont laissé leurs poullains : ainsi elles rendent leurs hommes qui les chevauchent au lieu ou eulx mesmes n’eussent sceu retourner a cause des grandes tenebres & obscurité. Les habitans du pays ont semblablement diverses bestes desquelles ilz retirent les peaux qui sont cheres & precieuses, qu’ilz transportent en autres regions, dont ilz tirent grand proffit & emolument.
De la province des Rucheniens.
Chapitre L.
es Rucheniens habitent une grande province, qui s’estend presque jusques au pol artique, & sont Chrestiens, observans les reigles & ceremonies des Grecz en leurs services ecclesiastiques. Ce sont belles gens & blancz, ayans communement tant les hommes que les femmes les cheveulx jaulnes. Ilz sont subjectz & tributaires au Roy des Tartares, auquel sur la coste d’Orient ilz sont voisins & limitrophes. Ilz ont en leur pays grande quantité de ces peaulx & fourrures tant exquises. Oultre ont des mynieres d’argent, mais l’air y est merveilleusement froid, car le pays est joignant & contigu a la mer gelée. Toutesfois en la mer susdicte y a quelques isles, esquelles on trouve grande quantité de faulcons & gerfaulx, qui de la sont transportez en diverses contrées & regions.
Livre.