Le Diable amoureux/08

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 179-186).
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VIII


Dans cette course indéterminée, mes pas s’adressent vers une garde-robe sombre, où mes gens renfermaient les choses nécessaires à mon service qui ne devaient pas se trouver sous la main. Je n’y étais jamais entré. L’obscurité du lieu me plaît. Je m’assieds sur un coffre et y passe quelques minutes.

Au bout de ce court espace de temps, j’entends du bruit dans une pièce voisine ; un petit jour qui me donne dans les yeux m’attire vers une porte condamnée : il s’échappait par le trou de la serrure ; j’y applique l’œil.

Je vois Biondetta assise vis-à-vis de son clavecin, les bras croisés, dans l’attitude d’une personne qui rêve profondément. Elle rompit le silence.

« Biondetta ! Biondetta ! dit-elle. Il m’appelle Biondetta. C’est le premier, c’est le seul mot caressant qui soit sorti de sa bouche. »

Elle se tait, et paraît retomber dans sa rêverie. Elle pose enfin les mains sur le clavecin que je lui avais vu raccommoder. Elle avait devant elle un livre fermé sur le pupitre. Elle prélude et chante à demi-voix en s’accompagnant.

Je démêlai sur-le-champ que ce qu’elle chantait n’était pas une composition arrêtée. En prêtant mieux l’oreille, j’entendis mon nom, celui d’Olympia.

Elle improvisait en prose sur sa prétendue situation, sur celle de sa rivale, qu’elle trouvait bien plus heureuse que la sienne ; enfin, sur les rigueurs que j’avais pour elle, et les soupçons qui occasionnaient une défiance qui m’éloignait de mon bonheur. Elle m’aurait conduit dans la route des grandeurs, de la fortune et des sciences, et j’aurais fait sa félicité. « Hélas ! disait-elle, cela devient impossible. Quand il me connaîtrait pour ce que je suis, mes faibles charmes ne pourraient l’arrêter ; une autre… »

La passion l’emportait, et les larmes semblaient la suffoquer. Elle se lève, va prendre un mouchoir, s’essuie et se rapproché de l’instrument ; elle veut se rasseoir, et, comme si le peu de hauteur du siège l’eût tenue ci-devant dans une attitude trop gênée, elle prend le livre qui était sur son pupitre, le met sur le tabouret, s’assied, et prélude de nouveau.

Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l’espèce de la première. Je reconnus l’air d’une barcarolle fort en vogue alors à Venise. Elle le répéta deux fois ; puis, d’une voix plus distincte et plus assurée, elle chanta les paroles suivantes :



Hélas ! quelle est ma chimère
Fille du ciel et des airs,
Pour Alvare et pour la terre
J’abandonne l’univers ;
Sans éclat et sans puissance,
Je m’abaisse jusqu’aux fers ;
Et quelle est ma récompense ?
On me dédaigne et je sers.

Coursier, la main qui vous mène
S’empresse à vous caresser ;
On vous captive, on vous gêne,
Mais on craint de vous blesser.
Des efforts qu’on vous fait faire
Sur vous l’honneur rejaillit,
Et le frein qui vous modère
Jamais ne vous avilit.

Alvare, une autre t’engage,
Et m’éloigne de ton cœur :
Dis-moi par quel avantage
Elle a vaincu ta froideur ?
On pense qu’elle est sincère,
On s’en rapporte à sa foi ;

Elle plaît, je ne puis plaire ;
Le soupçon est fait pour moi.

La cruelle défiance
Empoisonne le bienfait.
On me craint en ma présence ;
En mon absence on me hait.
Mes tourments, je les suppose ;
Je gémis, mais sans raison ;
Si je parle, j’en impose…
Je me tais, c’est trahison.

Amour, tu fis l’imposture,
Je passe pour l’imposteur ;
Ah ! pour venger notre injure,
Dissipe enfin son erreur.
Fais que l’ingrat me connaisse ;
Et quel qu’en soit le sujet,
Qu’il déteste une faiblesse
Dont je ne suis pas l’objet.

Ma rivale est triomphante,
Elle ordonne de mon sort,
Et je me vois dans l’attente
De l’exil ou de la mort.
Ne brisez pas votre chaîne,
Mouvements d’un cœur jaloux ;
Vous éveilleriez la haine…
Je me contrains : taisez-vous !


Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. « Être fantastique, dangereuse imposture ! m’écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j’étais demeuré trop longtemps : peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature ! Que je suis heureux de n’avoir connu que d’aujourd’hui le trou de cette serrure ! comme je serais venu m’enivrer, combien j’aurais aidé à me tromper moi-même ! Sortons d’ici. Allons sur la Brenta dès demain. Allons-y ce soir. »

J’appelle sur-le-champ un domestique, et fais dépêcher, dans une gondole, ce qui m’était nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.

Il m’eût été trop difficile d’attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis. Je marchai au hasard. Au détour d’une rue, je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnait Soberano dans notre promenade à Portici. « Autre fantôme ! dis-je ; ils me poursuivent. » J’entrai dans ma gondole, et courus tout Venise de canal en canal : il était onze heures quand je rentrai. Je voulus partir pour la Brenta, et mes gondoliers fatigués refusant le service, je fus obligé d’en faire appeler d’autres : ils arrivèrent, et mes gens, prévenus de mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets. Biondetta me suivait.

À peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me retourner. Un masque poignardait Biondetta : « Tu l’emportes sur moi ! meurs, meurs, odieuse rivale ! »