Le Diable amoureux/09

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 187-195).
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IX


L’exécution fut si prompte, qu’un des gondoliers resté sur le rivage ne put l’empêcher. Il voulut attaquer l’assassin en lui portant le flambeau dans les yeux ; un autre masque accourt, et le repousse avec une action menaçante, une voix tonnante que je crus reconnaître pour celle de Bernadillo. Hors de moi, je m’élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. À l’aide du flambeau je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.

Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s’efface. Je ne vois plus qu’une femme adorée, victime d’une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et extravagante confiance, et accablée par moi, jusque-là, des plus cruels outrages.

Je me précipite ; j’appelle en même temps le secours et la vengeance. Un chirurgien, attiré par l’éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement ; et, crainte qu’on ne la ménage point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.

Quand on l’eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.

Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre ; mais l’aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu’il était dangereux pour la blessée qu’on me laissât auprès d’elle. On m’entraîna hors de la chambre.

On laissa mes gens près de moi ; mais un d’eux ayant eu la maladresse de me dire que la faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus. Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.

Je crus voir ma mère en rêve, je lui racontais mon aventure, et pour la lui rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.

« N’allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger évident. » Comme nous passions dans un défilé étroit où je m’engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice ; je la reconnais, c’est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère ! m’écriai-je, vous ne m’abandonnez pas, même en rêve.

Biondetta ! vous voulez me perdre ? Mais ce songe est l’effet du trouble de mon imagination. Ah ! chassons des idées qui me feraient manquer à la reconnaissance, à l’humanité.

J’appelle un domestique et fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent : on a beaucoup tiré dé sang ; on craint la fièvre.

Le lendemain, après l’appareil levé, on décida que les blessures n’étaient dangereuses que par la profondeur ; mais la fièvre survient, redouble, et il faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.

Je fis tant d’instances pour entrer dans l’appartement y qu’il ne fut pas possible de s’y refuser.

Biondetta avait le transport, et répétait sans cesse mon nom. Je la regardai ; elle ne m’avait jamais paru si belle.

Est-ce là, me disais-je, ce que je prenais pour un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens ?

Elle avait la vie comme je l’ai, et la perd, parce que je n’ai jamais voulu l’entendre, parce que je l’ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un monstre.

Si tu meurs, objet le plus digne d’être chéri, et dont j’ai si indignement reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai après avoir sacrifié sur ta tombe la barbare Olympia !

Si tu m’es rendue, je serai à toi ; je reconnaîtrai tes bienfaits ; je couronnerai tes vertus, ta patience, je me lie par des liens indissolubles, et ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes sentiments et de mes volontés.

Je ne peindrai point les efforts pénibles de l’art et de la nature pour rappeler à la vie un corps qui semblait devoir succomber sous les ressources mises en œuvre pour le soulager.

Vingt et un jours se passèrent sans qu’on pût se décider entre la crainte et l’espérance : enfin, la fièvre se dissipa, et il parut que la malade reprenait connaissance.

Je l’appelai ma chère Biondetta, elle me serra la main. Depuis cet instant, elle reconnut tout ce qui était autour d’elle. J’étais à son chevet : ses yeux se tournèrent sur moi ; les miens étaient baignés de larmes.

Je ne saurais peindre, quand elle me regarda, les grâces, l’expression de son sourire. « Chère Biondetta ! reprit-elle ; je suis la chère Biondetta d’Alvare. »

Elle voulait m’en dire davantage : on me força encore une fois de m’éloigner.

Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût pas me voir. Enfin, j’eus la permission d’en approcher. « Biondetta, lui dis-je, je fais poursuivre vos assassins.

— Ah ! ménagez-les, dit-elle : ils ont fait mon bonheur. Si je meurs, ce sera pour vous ; si je vis, ce sera pour vous aimer. »

J’ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre nous jusqu’au temps où les médecins m’assurèrent que je pouvais faire transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l’air serait plus propre à lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes.

Je lui avais donné deux femmes pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré par la nécessité de panser ses blessures. Je rassemblai autour d’elle tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et ne m’occupai qu’à la soulager, l’amuser et lui plaire.