Le Diable amoureux/12

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 213-220).
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XII


J’arrive à la ville ; je touche à la première calle. Je parcours d’un air effaré toutes les rues qui sont sur mon passage, ne m’apercevant point qu’un orage affreux va fondre sur moi, et qu’il faut m’inquiéter pour trouver un abri.

C’était dans le milieu du mois de juillet. Bientôt je fus chargé par une pluie abondante mêlée de beaucoup de grêle.

Je vois une porte ouverte devant moi : c’était celle de l’église du grand couvent des Franciscains ; je m’y réfugie.

Ma première réflexion fut qu’il avait fallu un semblable accident pour me faire entrer dans une église depuis mon séjour dans les États de Venise ; la seconde fut de me rendre justice sur cet entier oubli de mes devoirs.

Enfin, voulant m’arracher à mes pensées, je considère les tableaux, et cherche à voir les monuments qui sont dans cette église : c’était une espèce de voyage curieux que je faisais autour de la nef et du chœur.

J’arrive enfin d’ans une chapelle enfoncée et qui était éclairée par une lampe, le jour extérieur n’y pouvant pénétrer ; quelque chose d’éclatant frappe mes regards dans le fond de la chapelle : c’était un monument.

Deux génies descendaient dans un tombeau de marbre noir une figure de femme.

Deux autres génies fondaient en larmes auprès de la tombe.

Toutes les figures étaient de marbre blanc, et leur éclat naturel, rehaussé par le contraste, en réfléchissant vivement la faible lumière de la lampe, semblait les faire briller d’un jour qui leur fût propre, et éclairer lui-même le fond de la chapelle.

J’approche ; je considère les figures ; elles me paraissent des plus belles proportions, pleines d’expression et de l’exécution la plus finie.

J’attache mes yeux sur la tête de la principale figure. Que deviens-je ? Je crois voir le portrait de ma mère. Une douleur vive et tendre, un saint respect me saisissent.

« Ô ma mère ! est-ce pour m’avertir que mon peu de tendresse et le désordre de ma vie vous conduiront au tombeau, que ce froid simulacre emprunte ici votre ressemblance chérie ? Ô la plus digne des femmes ! tout égaré qu’il est, votre Alvare vous a conservé tous vos droits sur son cœur. Avant de s’écarter de l’obéissance qu’il vous doit, il mourrait plutôt mille fois : il en atteste ce marbre insensible. Hélas ! je suis dévoré de la passion la plus tyrannique : il m’est impossible de m’en rendre maître désormais. Vous venez de parler à mes yeux ; parlez, ah ! parlez à mon cœur, et si je dois la bannir, enseignez-moi comment je pourrai faire sans qu’il m’en coûte la vie. »

En prononçant avec force cette pressante invocation, je m’étais prosterné la face contre terre, et j’attendais dans cette attitude la réponse que j’étais presque sûr de recevoir, tant j’étais enthousiasmé.

Je réfléchis maintenant, ce que je n’étais pas en état de faire alors, que dans toutes les occasions où nous avons besoin de secours extraordinaires pour régler notre conduite, si nous les demandons avec force, dussions-nous n’être pas exaucés, au moins, en nous recueillant pour les recevoir, nous nous mettons dans le cas d’user de toutes les ressources de notre propre prudence. Je méritais d’être abandonné à la mienne, et voici ce qu’elle me suggéra :

« Tu mettras un devoir à remplir et un espace considérable entre ta passion et toi ; les événements t’éclaireront. »

« Allons, dis-je en me relevant avec précipitation, allons ouvrir mon cœur à ma mère, et remettons-nous encore une fois sous ce cher abri. »

Je retourne à mon auberge ordinaire : je cherche une voiture, et, sans m’embarrasser d’équipages, je prends la route de Turin pour me rendre en Espagne par la France ; mais avant, je mets dans un paquet une note de trois cents sequins sur la banque, et la lettre qui suit :


« À ma chère Biondetta.

» Je m’arrache d’auprès de vous, ma chère Biondetta, et ce serait m’arracher à la vie, si l’espoir du plus prompt retour ne consolait mon cœur. Je vais voir ma mère ; animé par votre charmante idée, je triompherai d’elle, et viendrai former avec son aveu une union qui doit faire mon bonheur. Heureux d’avoir rempli mes devoirs avant de me donner tout entier à l’amour, je sacrifierai à vos pieds le reste de ma vie. Vous connaîtrez un Espagnol, ma Biondetta ; vous jugerez d’après sa conduite, que s’il obéit aux devoirs de l’honneur et du sang, il sait également satisfaire aux autres. En voyant l’heureux effet de ses préjugés, vous ne taxerez pas d’orgueil le sentiment qui l’y attache. Je ne puis douter de votre amour : il m’avait voué une entière obéissance ; je le reconnaîtrai encore mieux par cette faible condescendance à des vues qui n’ont pour objet que notre commune félicité. Je vous envoie ce qui peut être nécessaire pour l’entretien de notre maison. Je vous enverrai d’Espagne ce que je croirai le moins indigne de vous, en attendant que la plus vive tendresse qui fut jamais vous ramène pour toujours votre esclave. »

Je suis sur la route de l’Estrémadure. Nous étions dans la plus belle saison, et tout semblait se prêter à l’impatience que j’avais d’arriver dans ma patrie.

Je découvrais déjà les clochers de Turin, lorsqu’une chaise de poste assez mal en ordre ayant dépassé ma voiture, s’arrête et me laisse voir, à travers une portière, une femme qui fait des signes et s’élance pour en sortir.

Mon postillon s’arrête de lui-même ; je descends, et reçois Biondetta dans mes bras ; elle y reste pâmée sans connaissance ; elle n’avait pu dire que ce peu de mots : « Alvare ! vous m’avez abandonnée. »

Je la porte dans ma chaise, seul endroit où je pusse l’asseoir commodément : elle était heureusement à deux places. Je fais mon possible pour lui donner plus d’aisance à respirer, en la dégageant de ceux de ses vêtements qui la gênent ; et, la soutenant entre mes bras, je continue ma route dans la situation que l’on peut imaginer.