Le Diable au XIXe siècle/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 1-20).

AVANT-PROPOS

Confidences d’un Occultiste




Médecin de la Compagnie des Messageries Maritimes, sur les paquebots de laquelle j’ai fait la plus grande partie de ma carrière et passé tout au moins ma vie entière d’âge mûr, je me trouvais en 1880 sur la ligne de Marseille au Japon.

Le lecteur connaît ces admirables œuvres de l’industrie maritime française, ces bateaux qui ne mesurent pas moins de 152 mètres de long sur 14 et même 15 mètres de large, et dans lesquels rien ne manque au point de vue du confort et de la sécurité des passagers. Ce sont de véritables hôtels flottants, de colossale dimension, possédant toutes les commodités des hôtels ordinaires de terre, et à bord desquels on se doute souvent à peine que l’on navigue en plein Océan, tant leur stabilité est grande et tant leurs mouvements sont doux.

Cette courte description permet de comprendre l’affluence vraiment extraordinaire de passagers de tous pays et de toute sorte qui s’y rencontrent, s’y coudoient, s’y connaissent aujourd’hui, aux hasards d’une traversée, ou s’y oublient demain dès le débarquement, au terme du voyage.

Soldats allant au Tonkin pour la conquête de la terre et des corps, missionnaires les précédant ou les suivant pour la conquête d’âmes à Dieu, fonctionnaires de toute sorte, gens de toute nationalité, tels sont les passagers irréguliers et intermittents de cette ligne, qui passent une fois et ne reviennent guère. Mais, par contre, il en est d’autres que l’on revoit périodiquement, que l’on retrouve toujours les mêmes, et avec lesquels à la longue une sorte d’intimité s’établit.

Ceux-ci, le maître-d’hôtel qui les reçoit à leur arrivée à bord les reconnaît et les salue d’un signe de tête respectueusement familier ; à peine installés, ils vont tout de suite rendre un bout de visite aux officiers qu’ils connaissent, au docteur plus particulièrement, que sa spécialité et la liberté dont il jouit mettent encore plus en rapport avec eux. De ce nombre, sont les gros acheteurs de bibelots d’Extrême-Orient, et surtout les graineurs, voyageurs et représentants des grandes maisons de soie, des grandes filatures d’Italie, qui, toutes les années, aux mêmes époques, montent au Japon acheter pour le compte de leurs maisons les graines ou œufs de vers à soie, ainsi nommées à cause de leur aspect, et qu’ils rapportent, soigneusement collées sur des cartons étagés les uns sur les autres, au moyen de supports qui les séparent dans de grandes caisses arrimées aussi avec le plus grand soin. Ces graineurs et leur chargement constituent une riche clientèle pour la Compagnie, dont ils sont en quelque sorte les habitués réguliers.

Une rapide énumération des escales par lesquelles le Courrier de Chine passe et auxquelles il s’arrête, et le lecteur aura toutes les données nécessaires pour comprendre l’important récit qui suivra.

Partant de Marseille, le paquebot s’arrête, ou du moins s’arrêtait à l’époque, à Naples, Port-Saïd, Suez, Aden, Pointe-de-Galle ; la, il trouve une annexe qui prend ses marchandises et ses passagers à destination de Pondichéry, Madras et Calcutta ; puis, il continue sa traversée pour Singapore, passant près de l’archipel de Java, les Célèbes, les Moluques, pour s’arrêter à Saïgon et suivre pour Hong-Kong, Shang-Haï, et par annexe encore de Hong-Kong à Yokohama.

Or donc, j’étais à ce moment le médecin de l’Anadyr, un des beaux spécimens de la flotte de la Compagnie ; le paquebot rentrait de Chine en pleine mousson de Surouû, c’esbà-dire en juin. Nous étions arrivés le matin à Pointe-de-Galle, au sud de l’île de Ceylan, cette admirable partie de l’Inde où la tradition orientale place le paradis terrestre, dont, par leur faute, pour avoir suivi la mauvaise inspiration du démon, nos premiers parents, Adam et Ève, furent chassés[1].

Paresseusement étendu sur ma chaise longue, à l’arrière du paquebot, je songeais précisément à toutes ces curieuses phases de l’histoire de l’humanité primitive, avec ses catastrophes, ses événements étranges, surnaturels, — témoins peut-être, pensais-je, de la lutte entre l’archange, chef des milices de Dieu, et l’esprit du mal, — lorsque je vis s’approcher de moi le premier maître d’hôtel, sa casquette à la main, qui me dit :

— Docteur, les passagers de Galle montent à bord.

Je dirai, entre parenthèses, que, à toutes les escales, le docteur, sans en avoir l’air, inspecte un à un les nouveaux passagers, afin de signaler au commandant ceux qu’il reconnaît à première vue trop malades pour supporter la traversée, de telle sorte que, d’accord avec l’agent, le commandant puisse s’opposer à leur embarquement.

Au moment même où le maître d’hôtel me parlait, et alors que j’allais me lever, je me sentis frapper par derrière, sur l’épaule, un petit coup familier.

Je me retournai, et comme je ne reconnaissais pas tout de suite l’homme, il s’en aperçut, et, avec une légère contraction de contrariété du sourcil, rapide, mais que je remarquai néanmoins, se nomma :

— Gaëtano Carbuccia.

Tout aussitôt, la mémoire me revint.

— Eh ! fis-je, excusez-moi, je vous en prie, mon cher monsieur Carbuccia ; mais je ne vous remettais pas…

— Ah ! c’est que j’ai, en effet, bien changé depuis la saison dernière, reprit-il.

Et sur sa figure passa instantanément comme le reflet d’une immense douleur profondément contenue.

— Mais non, mais non, fis-je avec cette bonhomie un peu vague et amicale du médecin qui cherche quand même à rassurer d’abord tout le monde.

En vérité, mon homme était, ma foi, horriblement changé ; et j’avoue que, s’il ne m’avait pas dit son nom, je ne l’eusse certainement pas reconnu. Je le regardais, silencieux, me rappelant maintenant ce gaillard grand et solide, cette manière d’hercule, aux traits vigoureux, aux yeux et à la chevelure noirs, avec son nez busqué d’un audacieux dessin et sa grande bouche, l’homme aux cravates rouges enfin et aux gilets bleus, aux pantalons à pied d’éléphant, aux monstrueuses breloques, le véritable Italien de corps et de costume que j’avais connu quelques voyages auparavant et qui m’avait donné, je me le rappelais bien à présent, tant de tintouin, au cours de la dernière traversée qu’il avait faite avec moi.

Tous les malheurs lui étaient arrivés, en effet, comme par un hasard inexplicable. Il avait eu, d’abord, une violente attaque de coliques néphrétiques ou coliques de miserere, qui l’avait tenu huit jours couché dans sa cabine, en proie à d’épouvantables douleurs ; puis, le jour même de sa première montée sur le pont, une poulie, chose qui n’arrive jamais, lui était tombée sur l’épaule, et il avait fallu vraiment sa force et sa résistance extraordinaires pour qu’elle ne la lui eût pas brisée ; enfin, un soir, en descendant en curieux visiter la machine, il avait dégringolé tout de son long, dans la cage de fer, d’où on l’avait relevé avec je ne sais plus combien de contusions : c’était vraiment, on l’avouera, jouer de malheur. Et, pendant que rapidement devant moi défilaient ces souvenirs, je voyais, devant moi aussi, l’ancien hercule, maintenant amaigri, déjeté, blanchi, presque un vieillard, l’aspect mélancolique et douloureux, la voix blanche et tremblée, contrastant singulièrement avec l’ancien clairon qu’il possédait dans le larynx, avec lequel il riait si fort, sacrant et jurant à pleine voix, à s’en boucher les oreilles, et à s’enfuir d’épouvante et de scandale.


En descendant en curieux visiter la machine, il avait dégringolé.

</

Quelques mois avaient suffi, et le joyeux drille était devenu un squelette. Que pouvait-il s’être passé, pour amener un tel changement ? j’en demeurais abasourdi… Et lui, dans ces rapides moments, me regardait aussi, me disant enfin :

— Ah ! mon bon docteur, vous n’êtes pas changé, vous ! et du plus loin que je vous ai aperçu, à plus de cent mètres du bord, je vous ai tout de suite reconnu. Cela m’a fait plaisir ; je vous dois tant de reconnaissance ; et qui sait ? c’est peut-être la Providence qui vous met encore une fois sur mon chemin !…

Il hésitait en disant ces dernières paroles, qui semblaient sortir péniblement et comme en un gros effort.

J’avoue que véritablement j’étais intrigué, et je ressentais en moi un sentiment que je m’expliquais moi-même difficilement, sentiment fait de commisération plus grande peut-être que d’habitude, et d’une curiosité qui s’allumait et me surprenait, moi en général assez indifférent et blasé par profession.

— Mais, au fait, lui dis-je, expliquez-moi donc comment il se fait que je vous trouve cette fois venant de Calcutta ? Vous n’appartenez donc plus à la grande compagnie de soie l’Aratria ?

Ce détail me revenait, en effet, tout à coup à la mémoire. Les graineurs de vers-à-soie n’ont aucune raison pour se détourner de leur route, transborder, et aller à Calcutta, où ils n’ont rien à faire.

_ Ah ! me répondit-il en soupirant, tandis que son œil fixé sur le pont, mélancolique, semblait perdu dans ses réflexions ; ah ! vous ne savez donc pas, docteur ?… Ah ! que d’ennuis, que de chagrins depuis la saison dernière !…

Et, comme je paraissais étonné :

— Oui, continua-t-il, ce sont ces maudits Japonais, qui, malicieux comme des singes, ont eu l’idée de se passer d’abord de notre intermédiaire et même ensuite de celui de nos maisons. Depuis longtemps déjà, ils sont venus eux-mêmes offrir et vendre leurs marchandises, leurs graines, qu’ils apportaient, se faisant ainsi directement courtiers-graineurs, et cela, bien entendu, vous le comprenez, au détriment de votre serviteur et de ses collègues. Du coup, nous avons presque tous perdu nos situations acquises par vingt annees de travail, et moi, dans cette affaire, j’ai été plus particulièrement touché. Ma compagnie m’avait conservé, bien entendu avec une grosse diminution d’appointements ; mais cela allait encore, parce que, profitant des bonnes années, j’avais su économiser et laisser dans la maison une centaine de mille francs, dont elle me servait un bon intérêt. Patatrac ! voilà que tout à coup mes Japonais se mettent à faire concurrence directe à nos patrons, à nos compagnies ; ils viennent établir, en Italie même, des maisons concurrentes, et assassinent le marché par des rabais extraordinaires… Là-dessus, c’était fatal, en deux saisons, faillite sur faillite ; les unes après les autres, les compagnies italiennes ferment leurs comptoirs, suspendent leurs paiements, et, du jour au lendemain, je me trouve pris dans la faillite de l’Aratria, qui laisse un passif énorme, cinquante à soixante millions… Ruiné, docteur ! ruiné du jour au lendemain, je le répète, et obligé, à quarante-cinq ans, de recommencer toute ma vie !

Et, en racontant, Carbuccia secouait la tête lamentablement, courbant les épaules, comme si un poids considérable eût pesé sur elles.

— Alors, continua-t-il, j’ai dû me débrouiller comme j’ai pu, et je suis entré dans une maison de bibelots… Je voyage maintenant dans l’Inde pour y chercher les étoffes, les cuivres, en un mot, les différentes curiosités du pays… Mais cela ne va pas ; on ne découvre plus rien, tout est vieux, connu, archi-connu ; et j’ai grand’peur de trouver, en rentrant, ma nouvelle maison en liquidation aussi. Alors, ce sera encore une fois à. recommencer…

À ce point de son récit, Carbuccia s’arrêta, hésitant ; il semblait qu’il avait encore quelque chose à dire, mais qu’il se demandait s’il ne devait point plutôt en rester là…

Je comprenais maintenant les changements physiques survenus chez Carbuccia. Cet homme, que je connaissais matériel avant tout, jouisseur, si on peut se servir de ce terme, s’était écroulé lorsque le côté matériel de la vie, l’argent, lui avait fait défaut ; n’ayant ni famille, ni femme, ni enfants, ni affection quelconque, il errait à présent comme une âme en peine et voyait la misère peut être, l’horrible misère, approcher pour saisir le vieillard. Et voilà, pensais-je, à quelle situation aboutit la vie, lorsque l’on oublie l’âme pour ne penser qu’au corps… J’avoue que j’étais, sinon ému, du moins saisi du spectacle de cet écroulement.

— Ah ! mon cher monsieur Carbuccia, lui dis-je, je vous plains bien sincèrement, et de tout mon cœur…

— Je le sais, docteur, interrompit-il ; et si je me suis laissé aller ainsi devant vous, c’est que vous me connaissez bien, c’est que vous m’avez si bien soigné, et que j’ai pour vous, croyez-le bien, une très grande estime et une très grande sympathie.

— Je comprends maintenant, repris-je, que vous ayez un peu changé ; il y a en effet, de quoi bouleverser un homme ; perdre comme cela d’un coup et fortune et situation, c’est dur !…

— Ah ! interrompit-il encore une fois, mais à demi-voix, et en regardant tout autour de lui de peur que quelqu’un n’entendit… Ah !… s’il n’y avait que cela !…

— Mais qu’y a-t-il donc encore, monsieur Carbuccia ?

Vraiment, je ne comprenais plus.

Il fit un violent effort, releva la tête, passa sa main sur son front comme pour en chasser des idées noires qui l’obsédaient ; puis, il balbutia :

— Non, je n’ai rien dit, je me suis trompé… Pardonnez-moi, docteur, je rêvais… D’ailleurs, fit-il plus lentement et comme repris de la pensée qui le hantait ; d’ailleurs, vous ne comprendriez pas !…

À ce moment, notre conversation fut interrompue ; des gens allaient et venaient sur le pont ; je quittai donc mon homme pour aller inspecter mes passagers, en lui disant :

— À ce soir, monsieur Carbuccia, à ce soir.

L’Anadyr devait précisément partir le soir même, tard, dès que l’on aurait fait le charbon. Un instant encore je pensai à Carbuccia, en le regardant descendre, voûté, par l’échelle des premières. Puis, je repris, comme d’habitude le cours de mes occupations.

L’embarquement du charbon, la nuit, à bord d’un paquebot, est un tableau curieux, mais sale et bruyant. Une poussière abominable et noire, qui pénètre, tant elle est fine, jusque dans les tiroirs des meubles, se répand dans toute l’atmosphère, pendant que le bruit du charbon qui tombe dans les soutes résonne sans discontinuer, faisant en quelque sorte vibrer tout entier le bateau en fer. Cela est parfois insupportable, insoutenable, surtout dans ces parages de l’Inde où il fait une chaleur humide constante et où la quantité d’électricité répandue dans l’air vous énerve déjà à votre insu. Il y a la de quoi rendre malade et surexciter les nerfs de bien des gens, pour peu qu’ils soient un peu prédisposés. Heureusement, cela ne dure que quelques heures. Quoi qu’il en soit, la nuit du charbon est une nuit perdue pour le sommeil.

La fin de la journée s’était écoulée monotone ; peu de passagers avaient paru au dîner du soir, où je n’avais plus revu mon Carbuccia. Vers les huit heures, les mahonnes, bateaux à charbons, avaient accosté le bord, et l’embarquement avait commencé. Moi, pour échapper autant que possible à la poussière, je me réfugiais en ces occasions sur la passerelle, qui est en général élevée au-dessus du pont, où l’on a plus d’air que sous les tentes de l’arrière, et où l’on a de plus le grand avantage d’être seul, et de pouvoir s’étendre à sa guise dans son fauteuil.

J’étais donc sur la passerelle ; il pouvait être environ onze heures, et je rêvais éveillé, essayant, au milieu du bruit affreux, de faire comme tous les soirs la récapitulation mentale des faits de ma journée. Justement, j’en arrivais à l’incident Carbuccia, lorsque mon infirmier parut en haut de l’échelle, me disant :

— Docteur, un passager vous demande ; il m’a dit de vous donner son nom, M. Carbuccia, que vous connaissez, prétend-il…

Je fis un haut-le-corps dans mon fauteuil ; la bizarrerie de la coïncidence me frappa. Décidément, pensai-je, ce Carbuccia me hante aujourd’hui d’une façon singulière.

— Bien, fis-je à l’infirmier, j’y vais.

On a beau faire et beau dire, il y a des choses qui doivent arriver. En vertu de quelle loi, de quelle volonté de la Providence ? Cela est difficile à comprendre et à déterminer. Mais, vraiment, j’étais pour l’instant, à mille lieues de me douter de ce que j’allais apprendre et des conséquences qui allaient en résulter pour moi.

Je me levai et descendis sur le pont et de là dans la batterie, où mon infirmier m’attendait pour m’indiquer le numéro de la cabine occupée par le passager malade : le numéro 27-28. Je m’y rendis immédiatement.

Carbuccia était assis sur la couchette supérieure ; car les cabines de première classe contiennent deux couchettes seulement, superposées l’une sur l’autre. Il faisait dans la cabine une chaleur insupportable, le sabord étant fermé à cause de la poussière ; en embarquait justement le charbon de ce côté-là, et la roulée des morceaux contre la tôle des manches de descente dans les soutes laissait entendre une musique enragée. Carbuccia se tenait la tête des deux mains.

— Ah ! béni soyez-vous, docteur ! s’écria-t-il du plus loin qu’il m’aperçut ; venez à mon secours, ma tête éclate, je suis horriblement énervé…

Et tout à coup il se mit à fondre en larmes.

— Voyons, voyons, monsieur Carbuccia, fis-je ; vous savez bien que c’est le charbon, et puis l’électricité de l’air ; cela fait toujours cet effet-là. Dans une heure, tout sera terminé, nous serons à la mer, on respirera.

Mais lui ne m’écoutait pas ; il pleurait de plus belle, répétant :

— Que je suis donc malheureux ! que je suis donc malheureux !

Décidément, il y avait chez mon Italien quelque chose de grave sous roche et autre chose encore que ce qu’il m’avait dit. Je me demandai rapidement :

— Dois-je comme médecin chercher à savoir, aller plus loin, provoquer des confidences ? ou faut-il simplement passer outre, ordonner un calmant quelconque, et ne plus m’occuper que du malade et non de l’homme ?… Baste, pensai-je, dans quelques jours, il débarquera, et qui sait si, étant donné l’état dans lequel il me paraît, je le reverrai jamais ?…

On eût dit qu’il devinait ce que je roulais dans ma tête ; car, brusquement, il sauta en bas de sa couchette, vint à moi, et, me serrant les mains dans les siennes que je sentis brûlantes :

— Docteur, docteur, balbutia-t-il, ne m’abandonnez pas !… Vous avez toujours été bon pour moi, je n’ai que vous à qui je puisse me confier dans la situation où je me trouve ; je vous dirai tout, mon cœur déborde, j’ai besoin de parler, de m’épancher, de dépeindre à quelqu’un toute l’horreur de ma situation… Voilà huit jours que je me consume à petit feu, que je me dévore ; je sens que, si je ne parle pas, je deviendrai fou…

Et il m’embrassait les mains, qu’il inondait de ses larmes.

— Voyons, voyons, monsieur Carbuccia, dis-je alors ; voyons, voyons, calmez-vous… Tenez, voulez-vous ? montez avec moi sur la passerelle ; nous y serons bien seuls, bien à notre aise ; le grand air dissipera votre mal de tête, et vous serez plus calme pour causer.

Certes, je commençais à être sérieusement intrigué ; je ne sais quel instinct secret me poussait aussi à écouter cet homme et me disait que de cette conversation sortirait pour moi quelque chose d’inattendu et de grave importance.

Nous montâmes sur le pont et de là sur la passerelle, lui me suivant, la tête penchée, comme abîmé dans ses réflexions. Arrivé là, je le priai de s’asseoir à côté de moi sur ma chaise longue, qui nous servait de canapé.

— Et maintenant, lui dis-je, que nous sommes seuls, monsieur Carbuccia, racontez-moi, librement, tout ce que vous voudrez ; cela vous soulagera, cela vous fera du bien ; d’ici là, le charbon sera terminé, et vous irez vous coucher bien tranquillement.

Il eut comme un frémissement, un frisson général de tout l’être ; puis, me regardant bien en face, il me dit à brûle-pourpoint :

— Aurez-vous le courage, mon bon docteur, d’écouter jusqu’au bout un homme décidé à tout dire ?

— Ma foi, répondis-je en riant et croyant qu’il faisait simplement allusion à la longueur quelconque d’un récit de ses revers de fortune qu’il allait m’entreprendre, ma foi, oui… Vous n’en avez pourtant pas jusqu’à l’aube ?

— Peut-être bien, fit-il, et peut-être davantage.

— Bigre ! répliquai-je sans pouvoir retenir cette exclamation… Enfin, allez-y toujours.

Alors, après un nouveau frisson, une courte hésitation comme la dernière trace d’une lutte intérieure qui se livrait en lui :

— Docteur, fit-il en se levant tout à coup, docteur, je suis damné !…

Et, poussant un soupir prolongé, il chancela sur ses jambes, prêt à se trouver mal. J’eus juste le temps de le retenir. Encore une fois, ses larmes débordèrent, le suffoquant. Je le couchai sur la chaise longue, et il resta là un moment, étendu, comme sans connaissance, avec des sanglots contenus dans la gorge.

Moi, je le regardais, ne pensant même plus à sa syncope ; j’étais littéralement abasourdi… Carbuccia, le sceptique, l’athée Carbuccia, racontant qu’il était damné, et se trouvant mal à cette idée et à cet aveu, voilà par exemple qui me surpassait !… Comment ! cet homme qui, il y a quelque temps à peine, ne croyait ni à Dieu ni à diable, avec lequel j’avais eu, sur des questions religieuses et de foi, des conversations dans lesquelles il s’était toujours moqué de moi et m’avait doucement raillé de ce qu’il appelait ma superstitieuse crédulité, cet homme se disait damné ?… Décidément, ou il était subitement devenu fou, — on a vu de ces exemples, — ou bien alors il s’était réellement passé en lui des choses extraordinaires. Le cas devenait intéressant pour le médecin, et je me promis de provoquer maintenant ses confidences et de tout savoir, pensant avoir affaire à un beau cas de suggestion et à une belle observation d’hallucination démoniaque à publier dans les journaux de médecine. Mais je n’eus pas à l’interroger. Presqu’aussitôt il revint à lui, calmé par cette dernière crise, les nerfs détendus, absolument décidé, cela se voyait dans son regard.

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas, docteur ? articula-t-il très nettement.

Et, comme je ne répondais pas :

— Je l’étais, poursuivit-il, mais maintenant je ne le suis plus. Vous m’avez connu fou ; à présent, trop tard malheureusement pour moi, je suis sage, puisque je me rends compte de ma folie de jadis ; et, je vous en prie encore, écoutez-moi… Tenez, ajouta-t-il en me tendant son bras, vous pouvez prendre mon pouls, vous verrez si je suis calme.

Et il commença :

— Vous savez, mon bon docteur, quel métier je faisais ; nous nous sommes assez souvent vus, et je vous dois assez de reconnaissance pour ne rien vous cacher. Un jour, il y a de cela cinq ans, à bord de ce même Anadyr sur lequel nous sommes, un de mes collègues me dit :

« — Ah ça ! diable, Carbuccia, mais vous n’êtes donc pas maçon ?

« — Maçon, qu’est-ce que c’est que cela ?

« —- Eh ! mon cher, maçon, franc-maçon !

« — Ah ! non, par exemple !… Ce sont des farceurs, paraît-il, que tous ces gens-là, et je n’ai pas envie… »

Mon camarade m’interrompit :

« — Vous avez tort, Carbuccia, de parler comme cela de choses que vous ne connaissez pas. La maçonnerie est une institution des plus sérieuses et j’ajoute des plus indispensables pour ceux qui, comme nous, voyagent et ont besoin, dans tous les pays du monde, de trouver des amis, des clients, bref, de se créer des relations pour faire des affaires. »

Il se mit alors à me raconter que, dans le monde entier, la franc-maçonnerie avait des affiliés, que l’un des principes de cette société était de se porter secours, de s’entr’aider les uns les autres, et que rien, en définitive, n’était plus profitable que de se faire recevoir franc-maçon.

Je l’écoutais à peine, riant sous cape de le voir si enflammé pour cette société, et, au surplus, je refusai net de me laisser convaincre, lorsqu’il m’eût dit qu’il fallait, pour être admis à en faire partie, subir des épreuves, passer par diverses filières, mettre en un mot un temps infini pour arriver à des grades élevés.

Il eut beau revenir plusieurs fois à la charge, au cours de la traversée que nous fîmes ensemble ; je finis par l’envoyer promener.

Hélas ! pourquoi n’ai-je pas persisté dans cette bonne voie ?…

Mais, voilà qu’à Naples où je demeure, et où il me quitta, je fis, par le plus grand des hasards, connaissance d’un de mes voisins du 25 de la strada San Biagio de Librae, un original, du nom de Giambattista Peisina, qui se disait et s’intitulait pompeusement, et faussement, je le croyais du moins à cette époque : Très illustre souverain, grand commandeur et grand-maître général, grand Hiérophante du Souverain Sanctuaire de l’antique et primitif rite oriental de Memphis et Misraïm… Excusez du peu !…

Et, comme je riais, moi, à l’énumération de cette charretée de titres :

— Je riais aussi en ce temps-là, dit gravement Carbuccia ; aujourd’hui, je ne ris plus.

Et il reprit :

— Peisina, il faut le dire, ne jouissait pas d’une excellente réputation dans le quartier ; on ne savait pas au juste quels étaient ses moyens d’existence ; il montait chez lui du matin au soir une foule de gens dont la plupart avaient de bien vilaines figures ; mais, somme toute, on ne disait pas trop grand’chose sur son compte, comme si on en avait eu peur.

Au demeurant, Peisina, d’aspect austère et grave en apparence, était, dans le privé, un bon vivant, ne dédaignant pas la bouteille et ayant le mot pour rire ; il se gobergeait finement, mangeant bien et buvant sec, à la gloire du grand architecte de l’univers, disait-il, pour narguer les jésuites, mais en plus qu’eux, ajoutait-il, à sa santé.

Un jour, entre deux vins, je lui racontai, en manière de plaisanterie, la tentative d’embauchage dont j’avais été l’objet de la part de mon camarade. Alors, il devint sérieux aussitôt, reprenant mot pour mot l’antienne de l’autre, avec les mêmes termes, les mêmes phrases ; on eût presque dit que tous deux récitaient une leçon apprise par cœur.

Seulement, il ajouta :

« — Votre ami est un nigaud ; mais, à vous qui êtes un homme intelligent, on peut tout dire. Nous laissons, — et il appuyait sur le mot nous, — nous laissons dans les grades inférieurs et nous soumettons à des épreuves les gens dont nous doutons, qui ne nous paraissent pas mûrs pour la lumière ; mais vous, qui êtes mon très illustre, très recommandable et très génial ami, je vous le dis, sous le sceau du secret, si vous le désirez, je puis, moi, en ma qualité de très illustre souverain grand-maître (ici toute l’enfilée de titres qu’il débita sans reprendre haleine), je puis, moi, d’un seul coup, vous initier à un degré très avancé de nos sublimes et impénétrables mystères !… Voulez-vous avoir la troisième classe et être trente-cinquième ? fit-il en passant la main dans sa barbe.

« — Ma foi, oui, fis-je sans même réfléchir ; ma foi, oui.

Cela m’avait en quelque sorte échappé. Il me prit au mot, ajoutant :

« — Avez-vous les métaux ?

« — Plait-il ? » fis-je.

Il reprit, scandant la phrase : « — Avez-vous les métaux ? »

Et, comme je ne comprenais pas, il m’expliqua :

« — Cela vous coûtera deux cents francs… Vous comprenez ? fit-il, les frais de diplôme, le tronc de la veuve, la maçonnerie avant tout société de bienfaisance, centralisant l’argent pour des œuvres… » et autres phrases en baudruche, dont il avait plein la bouche.

« — Et pour deux cents francs, alors, je serai d’emblée, comment dites-vous ?… trente-cinquième ?… Je saurai tous les secrets ?…

« — Parfaitement, répliqua Peisina ; et vous aurez le titre de Grand Commandeur du Temple. »

Je ne savais pas au fond si je devais rire ou me fâcher. Mais qu’était-ce que l’argent à cette époque pour moi ?… Je me dis : Qu’est-ce que tu risques après tout ? Deux cents francs, ce n’est pas trop cher vraiment, même si tu es mystifié… Séance tenante, nous nous rendîmes chez Peisina ; et là, dans une sorte de salon spécial, il m’apprit à marcher, à faire les gestes et à prononcer différents mots et différentes phrases, tous ces fameux secrets de jadis, aujourd’hui secrets de polichinelle ; et, en fin de compte, il me délivra un diplôme, signé de son plus beau parafe, ainsi que les insignes de mon grade.

En deux heures à peine, j’étais un Grand Commandeur des plus initiés.

Il est facile de voir par là que ce Giambattista Peisina était un malin, qui avait trouvé le moyen de se faire de bonnes petites rentes, grâce à ce commerce de diplômes maçonniques ; mais, il était réellement un des gros bonnets de l’association, et il avait vraiment le droit de conférer des grades, même sans les épreuves usuelles.

J’étais donc parfaitement initié ; le signor Peisina m’avait fait, à plusieurs reprises, répéter mots, gestes et marche, afin que je n’eusse pas l’air trop emprunté lorsque je voudrais m’en servir.

« — Et maintenant, ajouta-t-il, lorsque tout fut fini, moyennant un abonnement de quinze francs par an, que vous paierez en qualité de membre actif de l’Aréopage de Naples, je vous communiquerai régulièrement les mots d’ordre et de passe qui vous sont indispensables, et vous pourrez ainsi vous présenter partout comme membre de nos illustres loges, chapitres et conseils philosophiques. »

J’étais, je vous l’avoue, enchanté, et lui aussi, paraît-il.

Et me voilà allant dans les temples interdits aux profanes, fréquentant les frères ; et ma foi, j’ai vu chez eux des choses amusantes, cocasses même ; j’y ai fait d’innombrables connaissances très distinguées, dont la plupart ont fini par m’emprunter de l’argent, qui, par parenthèse, ne m’a jamais été rendu. Quant à avoir fait des affaires grâce à la maçonnerie, ça, c’est une autre paire de manches !…

Mais voilà qu’un jour, je me le rappelle comme si c’était hier, un collègue, maçon d’une loge de Calcutta, mais qui avait été initié au rite de Memphis, à Withington, près de Manchester, en Angleterre, me témoigna son étonnement de ne pas me voir croître en grades et en sagesse maçonniques, suivant le jargon en usage, et de me retrouver toujours simple Grand Commandeur du Temple, lorsqu’il y a tant d’autres grades des plus intéressants à conquérir.

En deux mots, il réussit à piquer ma curiosité, et cela, avec des phrases apprises comme une leçon, je l’ai compris depuis lors, des phrases faisant partie, comme celles de mon autre camarade et de Peisina, d’un tout, d’une sorte de boniment, d’attrape-nigaud, soigneusement étudié et fait dans le but de faire des recrues et de stimuler les gens qui désirent s’initier davantage.

Quoi qu’il en soit, il réussit à me faire tomber dans son panneau, en me parlant de séances extrêmement curieuses, auxquelles on peut assister dès que l’on passe dans la maçonnerie cabalistique ou maçonnerie occulte.

Le boniment est tellement bien fait, qu’il devient pour vous obsédant, qu’il hante votre cerveau. En fin de compte, je fus pris et me laissai attraper comme bien d’autres l’ont été avant moi, comme bien d’autres le seront encore après ; et me voilà aspirant à la connaissance de nouveaux secrets.

Du reste, je dois dire que mes nouveaux frères cabalistes ne m’ont pas laissé trop attendre. On m’a fait grâce des initiations aux 36e, 37e, 38e et 39e degrés, et je fus reçu d’emblée au quarantième grade, Sublime Philosophe Hermétique. Il est vrai que, bien que n’ayant subi que les épreuves de ce dernier grade, j’avais, par contre, subi toutes les attaques à ma bourse ; et, comme me l’avait fait déjà pressentir Peisina, on m’avait fréquemment demandé si j’avais les métaux ?… et on s’était assuré que je les avais.

Dire que je donnais l’argent avec plaisir, serait exagérer. Les affaires alors allaient déjà mal, la roue de la mauvaise fortune commençait à tourner, les premières secousses de la catastrophe finale étaient ressenties par moi ; et comme à chaque grade nouveau il s’agissait d’assez fortes sommes pour frais de diplômes, de tronc des œuvres, etc., etc., vous voyez, docteur, que, si j’ai mal tourné, j’y ai mis le prix. Je protestais donc chaque fois dans mon for intérieur ; mais, que voulez-vous ? une fois engrené dans la machine, une fois le doigt pris, le corps y passe, et l’âme avec naturellement ; il semble que c’est comme au jeu, plus on perd, plus on s’acharne à la déveine, plus on s’enfonce ; quelque chose de maudit vous cloue à ce tapis vert, que l’on sait très bien être le linceul de votre ruine, de votre désespoir et de votre infamie…

Carbuccia m’avait fait cette première partie de son récit, tout d’une haleine, tout d’un trait, et sans fatigue apparente ; il avait, on eût dit, retrouvé pour un instant sa voix sonore et claire, qui m’arrivait en plein dans l’oreille au milieu du fracas assourdissant du charbon. J’étais vivement intéressé par ces détails vivants, qui dépeignaient si bien une société dont j’entendais souvent parler, dont je voyais les échantillons de toute nature parmi mes passagers, aux obsessions de certains desquels j’avais été moi-même bien souvent en butte ; car on tenta maintes fois de m’embrigader.

Maintenant, Carbuccia, baissait la voix, parlant plus bas, de peur que le vent ne transportât ses paroles et qu’une autre oreille que la mienne pût les recueillir. Le bruit du charbon diminuait, d’ailleurs, d’intensité.

À ma demande et à mon invitation de se reposer un instant avant de continuer, il répondit que non, disant qu’il n’était pas fatigué le moins du monde, et précipitant au contraire son débit, comme s’il avait craint que nous fussions tout à coup dérangés par quelque importun, que quelque chose d’inattendu vînt l’arrêter, nous surprendre et l’empêcher d’aller jusqu’au bout.

Il s’était légèrement rapproché de moi ; et, malgré la nuit épaisse, je voyais sa silhouette se dessiner sur le blanc de la toile de la passerelle.

— À peine, continua-t-il, fus-je reçu Sublime Philosophe Hermétique, que de tous côtés on m’envoya des convocations avec prière d’assister à des réunions de sociétés plus ou moins maçonniques ; c’est ainsi que je fis connaissance des Frères du Palladium Réformé Nouveau ou Société des Ré-Théurgistes Optimates, dont le directoire central est à Charleston, dans l’Amérique du Nord, sous la haute autorité du général Albert Pike.

Comme je manifestais mon étonnement de tous ces noms baroques :

— Oh ! ce n’est encore rien, me dit Carbuccia, et vous n’avez encore rien entendu. Dans le cours du voyage, nous aurons le temps de recauser de tout cela, et je vous mettrai au courant, je l’espère, si toutefois cela peut vous intéresser, et si vous vous sentez assez fort pour ne pas vous laisser tenter de connaître de près ces niaiseries, au bout desquelles on finit par arriver à une monstruosité.

— Pour cela, mon cher monsieur Carbuccia, que votre conscience se rassure !… Moi, je suis cuirassé contre ces sottises-là, et cela m’étonnerait fort si jamais vos frères me pinçaient dans leurs filets. Permettez-moi de vous le dire, d’ailleurs ; ils n’attrapent jamais que les naïfs, ceci dit sans vous fâcher.

— Vous croyez cela, mon cher docteur ?… Eh bien, détrompez-vous…

— C’est vrai, aux naïfs, il faut ajouter les coquins, ajoutai-je, mais je vous estime encore assez, monsieur Carbuccia, pour vous classer dans la première catégorie des victimes des sectes en question.

Carbuccia ne répliqua pas, courbe la tête, et reprit son récit :

— Ces Ré-Théurgistes Optimates tiennent des réunions palladiques spirites ; ils se livrent à toutes les manœuvres défendues par l’Église et à une masse d’opérations occultes : tables tournantes et parlantes ; enfin, évocations.

Je souris légèrement à ce que je considérais comme une billevesée. Carbuccia s’en aperçut dans l’obscurité.

— Ne riez pas, docteur, dit-il ; cela est plus certain et malheureusement bien plus sérieux que vous ne le croyez et qu’on ne le croit. Il y a, à l’égard de tous ces maléfices, un scepticisme que je m’étonne de rencontrer, alors que cependant dans toute l’Europe, dans le monde entier, il ne se passe pas un jour, peut-être pas une heure, sans que quelque part quelqu’un ne maléficie, seul ou en compagnie de gens comme lui abandonnés de Dieu… Tenez, en ce moment, à l’heure où nous parlons… Mais écoutez la fin, et vous saurez tout…

Dans la première période de ma fréquentation des réunions palladiques spirites, j’assistai à de nombreuses évocations ; mais je m’aperçus vite, la supercherie était d’ailleurs grossière, que les apparitions de fantômes évoqués étaient produites par des projections assez habilement faites, mais pas assez pourtant pour que le truc échappât à l’œil de l’observateur.

Cependant, je ne dis rien, pensant que c’était là la répétition de toutes les comédies qui m’avaient été précédemment données en spectacle dans les loges maçonniques ; il est bon de savoir, en effet, que les Ré-Théurgistes Optimates appartiennent presque tous à la franc-maçonnerie, dont les rituels ont servi de modèle à un grand nombre des leurs ; cette secte est une autre maçonnerie, plus occulte, plus perverse, plus criminelle que l’autre, et ayant surtout un caractère plus nettement diabolique.

Mais, voilà qu’un beau jour, le grand-maître d’une réunion palladique, à laquelle je m’étais fait inscrire, me dit, alors que nous étions en séance :

« — Frère Carbuccia, vous vous croyez peut-être des nôtres ? Vous vous imaginez avoir été réellement initié aux mystères de la cabale et de la magie ?… Eh bien ! non… Tout ce que vous avez vu jusqu’à présent n’était que de la fantasmagorie, de la simulation, des chimères, des apparences vaines et trompeuses…

« — Pardon, répondis-je, je m’en étais fort bien aperçu ; mais j’étais trop poli pour vous le dire.

« — Or ça, reprit le grand-maître, nous vous avons étudié avec soin, depuis que vous nous fréquentez, et nous comprenons que vous êtes un homme sur qui l’on peut compter… Nous allons donc aujourd’hui vous donner la véritable initiation des Mages. Vous êtes digne de pénétrer nos arcanes et de voir face à face la réalité… Vérifiez vous-même la salle maintenant ; aucun appareil n’est dissimulé, vous pouvez le constater. »

Et l’on me fit faire une visite minutieuse du local.

Alors, après toute une séance de spiritisme, en dernier lieu, on évoqua Voltaire et Luther. À un moment donné, dans le silence de l’obscurité, je vis très distinctement deux silhouettes, comme des ombres, comme des fantômes, apparaître, aller et venir dans la salle au milieu de nous, à peu de distance du sol, sans le toucher ; mais ces esprits ne répondirent pas aux questions que le grand-maître leur adressait et s’évanouirent, s’effaçant graduellement comme une vapeur légère, ainsi que du reste ils étaient apparus.

Je fus assez vivement impressionné, et, cependant, au fond, je doutais encore. Les trucs n’avaient-ils pas été mieux dissimulés que d’habitude ? Voilà ce que je me demandais… J’assistai ainsi à de nombreuses évocations du même genre, et toujours d’êtres humains trépassés.

Je finis, je dois le dire, par prendre l’habitude de ces coupables pratiques ; j’essayai de me bien pénétrer de toutes les cérémonies d’invocation, de toutes les formules, et puisque, pensai-je, mes frères en théurgie ont le pouvoir d’évoquer des trépassés, de conjurer des sorts, je vais à mon tour me servir de ces moyens, pour essayer de rétablir ma fortune, devenir riche, être heureux.

Cependant, tout cela avait un peu ébranlé mes convictions d’athée, de libre-penseur, d’homme ne croyant à rien. S’il y a réellement quelque chose après, me disais-je, n’y aurait-il pas réellement aussi, comme l’affirment les catholiques, un enfer, et par conséquent un Dieu bon et miséricordieux, mais terrible aussi ?… Alors ?… Mais quel est le roi du ciel et quel est le roi de l’enfer ?… Cela ne m’apparaissait pas bien clairement, à raison surtout des thèses étranges que j’avais entendu soutenir par les conférenciers de nos sociétés d’occultistes.

Mais n’anticipons pas. Je me borne à vous indiquer, mon cher docteur, quel était, dès ce moment, le trouble de ma conscience, et j’arrive au plus important, c’est-à-dire au fait inouï, épouvantable, dont depuis huit jours je suis absolument bouleversé…

Ici, j’arrêtai mon Carbuccia.

— Vous allez, je le vois, lui dis-je, me raconter des faits graves, des choses qu’un chrétien ne doit pas entendre sans horreur, et si, comme je n’en doute pas, à voir la netteté de votre récit, sa simplicité, ainsi que la conviction qui en résulte, vous allez plus loin, si vous pénétrez, en un mot, dans le domaine des idées que la religion nous défend d’aborder témérairement, je ne puis plus vous écouter… C’est à un prêtre qu’il faut aller confesser cela, c’est à ses pieds qu’il faut vous jeter ; quant à moi, je n’ai ni qualité ni envie de recueillir des confidences sur de tels sujets… Je ne vous le cache pas, j’avais tout à l’heure grand désir de tout savoir ; mais maintenant, au fur et à mesure que vous avancez dans votre récit, je sens que je vais apprendre des choses qui me troublent déjà sans que je les connaisse ; ma conscience de chrétien se révolte, et je me demande si vous écouter seulement ne me rend pas votre complice jusqu’à un certain point… Car, enfin, ce n’est pas au médecin dans l’exercice de ses fonctions que vous racontez cela ; je ne suis donc, en aucune façon, tenu vis-à-vis de vous au secret professionnel, et je ne sais si je résisterai, moi, à l’envie de tout raconter à mon tour, de publier ce que vous me dites de point en point et mot à mot, afin de faire connaître au monde entier des faits peu connus et en grande partie ignorés, afin que la divulgation de ces exécrables pratiques mette en garde et contribue à sauver des âmes sur le seuil de ce précipice dans lequel vous êtes tombé, dans lequel, je le pressens, vous avez roulé jusqu’au fond…

— Oh ! dit alors Carbuccia, quelle merveilleuse idée vous avez là, docteur !… Oui, c’est cela, il faudra publier mon récit, il faudra raconter tout un jour, dévoiler, comme vous le dites, au monde entier, l’œuvre des maléfices. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir, en vous mettant au courant de tout ce que j’ai vu, fait et observé. Et, à ce titre, vous devez, vous médecin, en l’absence de prêtre à bord, entendre et recevoir, non ma confession, mais mon aveu, ma déclaration sincère et solennelle… Cela peut vous paraître étrange, peut-être, que je me livre ainsi à vous ; mais je vous connais, je vous estime, j’ai confiance absolue en vous ; vous avez sauvé une fois déjà ma vie matérielle, sauvez ma vie spirituelle, écoutez-moi !… Le prêtre, j’en ai peur… Oh ! non, s’empressa-t-il de se reprendre, voyant que je faisais un mouvement… Oh ! non, pas comme vous pensez, mais par timidité, par horreur de moi… Pensez, depuis ma première communion, qui fut, il est vrai, excellente, depuis mon enfance, par conséquent, j’ai perdu l’habitude du prêtre, et jamais je n’oserai raconter à cet homme, malgré le caractère sacré dont il est revêtu, peut-être même à cause de ce caractère, ce que je vous dis à vous avec confiance, avec soulagement… Je vous le répète, je vous connais, vous êtes pour moi comme un frère, un père, et je n’ai ni honte, ni amour-propre avec vous… Enfin, si vous ne m’écoutez pas, jamais peut-être je ne dirai rien à personne ; ces secrets terribles mourront avec moi, et l’œuvre mauvaise, non dévoilée, continuera son ténébreux chemin…

Il parlait ainsi, me pressant, avec le ton d’un enfant qui supplie, d’un malheureux qui implore, et j’étais vraiment ému.

Au demeurant, ma décision fut vite prise ; son dernier argument m’ébranla.

— Eh bien, lui dis-je, si vous me promettez formellement d’achever votre retour à Dieu, de le légaliser en quelque sorte en allant vous confesser, si, en un mot, vous me promettez d’une façon expresse de faire votre paix définitive avec la religion chrétienne, alors je consens à vous écouter, et je verrai ensuite ce que j’aurai à faire.

— Je vous le jure, fit-il simplement.

— Parlez, lui répondis-je ; — et je fis un signe de croix.


— Lors de mon dernier voyage à Calcutta, j’allai, suivant mon habitude, voir mes frères les Ré-Théurgistes Optimates. Cette fois, je trouvai le grand-maître et ses acolytes en grand mouvement. On avait, parait-il, reçu quelques jours auparavant, un nouveau rituel de cérémonies magiques, composé par Albert Pike ; il n’était question que de cela, et je comprenais, à certaines phrases échappées au grand-maître et à certains préparatifs, qu’il allait y avoir une séance extraordinaire. Elle était seulement retardée par ce fait, que l’on n’avait pas à Calcutta, certaines choses, — que l’on ne m’indiquait pas, — absolument indispensables pour le cérémonial.

Les choses en question ne se firent d’ailleurs pas attendre ; le frère Georges Shekleton, qu’on avait envoyé exprès les chercher en Chine, seul endroit du globe où l’on pût les trouver et se les procurer, devait arriver le lendemain par un paquebot de la Peminsular and Oriental, venant de Shang-Haï et Hong-Kong. Le paquebot attendu arriva, en effet, le lendemain.

Le grand-maître se rendit à bord à la rencontre du frère Shekleton, et tous deux nous arrivèrent, portant en grande pompe une petite caisse de bois blanc, contenant ce que Albert Pike avait déclaré indispensable pour la réussite de l’opération magique tant désirée.

La caisse fut ouverte devant nous tous, dans la salle de nos réunions ; elle contenait… — et ici Carbuccia frissonna et sa voix s’altéra subitement, — elle contenait, continua-t-il, trois crânes de missionnaires, tout récemment morts victimes de la foi, dans la basse Chine.

« — Frères, nous dit le grand-maître, notre frère Shekleton a justement et parfaitement accompli la mission d’honneur dont nous l’avions chargé… Il a vu là-bas nos frères les adeptes de la maçonnerie cabalistique chinoise, et, grâce à eux, il a pu se procurer les trois crânes que vous voyez… Ce sont trois crânes de pères des missions du Kouang-Si, que nos frères chinois ont eux-mêmes suppliciés, après leur avoir infligé des souffrances qui, si terribles qu’elles pussent être, étaient encore au-dessous de celles que méritaient ces infâmes propagateurs de la superstition romaine[2]. Leurs crânes avaient été envoyés au Tao-Taï de la région, pour servir aux usages profanes que vous savez[3]. Notre frère le Tao-Taï a bien voulu nous les céder, à la demande de notre respectable aréopage ; et voici son cachet, qui ne nous permet pas de suspecter leur authenticité. »

En prononçant ces mots d’une voix joyeuse, le grand-maître nous montrait, en effet, un grand papier de riz, au dragon impérial à cinq griffes, que seuls peuvent employer les hauts fonctionnaires, et qui, trouvé dans la main d’un homme ordinaire, lui vaut son arrêt de mort immédiat… Il n’y avait donc pas à douter.

J’eus, poursuivit Carbuccia, toutes les peines du monde à ne pas réprimer un sentiment d’horreur. Mais j’étais trop engagé, je le compris alors. Il me sembla que, si je manifestais le désir de me retirer de la séance, j’étais perdu ; et il me fallut assister à une épouvantable scène, digne de vrais sauvages !

On disposa les trois têtes sur une table. Le maître des cérémonies nous fit ranger autour, en formant un triangle dont la pointe était à l’orient de la salle. Puis, le grand-maître, prenant un poignard, qui est le bijou suspendu au cordon du rite palladique, se détacha de la chaîne triangulaire des assistants, s’avança vers la table, et donna un coup de l’arme d’acier dans chacun des trois crânes en disant en anglais : « Maudits soient Adonaï et son Christ. Béni soit Lucifer ! »

Il nous fallut, bon gré, mal gré, l’imiter chacun à notre tour.

Après quoi, les trois crânes étant, comme vous le pensez, dans un état lamentable, les débris en furent jetés au sein d’un brasier, qui brûlait au pied du Baphomet, dominant l’orient[4].

On éteignit alors toutes les lumières, sauf une seule, qu’un chevalier grand expert tenait devant le grand-maître, pour lui permettre de lire sur le rituel d’Albert Pike ; le grand-maître lut une formule d’évocation que je n’avais jamais entendue ; c’était un appel direct à Lucifer.

Je me demandais, très inquiet, ce qui allait arriver.

La salle, je l’avais remarqué, n’était pas disposée comme du temps des premières apparitions fantasmagoriques qu’on m’avait fait voir ; et je comprenais bien, mais trop tard, que les pseudo-apparitions par projections oxhydriques étaient pour familiariser les timides avec ces pratiques. Le sol n’était pas parqueté, mais dallé au ciment par carreaux alternativement blancs et noirs, comme un damier ; l’orient, surélevé de trois marches, plus quatre marches à l’autel du Baphomet, était construit en granit, en grosses pierres massives. J’insiste sur ces détails, pour vous montrer que j’ai vu, docteur, que j’allais assister à une apparition réelle, qu’aucune trappe n’existait nulle part, qu’aucune supercherie n’était possible.

Le grand-maître termina son évocation par des mots auxquels je n’ai rien compris, des mots qui doivent être hébreux ou de quelque langue inconnue ; mais j’incline pour l’hébreu. Au surplus, je n’eus pas le temps de réfléchir beaucoup sur ce point.

Il avait à peine terminé, et il venait, nous tous l’imitant selon l’usage, d’ouvrir les bras, les mains tendues comme pour souhaiter la bienvenue, qu’un vent violent souffla dans la salle, malgré que les portes restassent fermées. On entendit aussitôt un mugissement souterrain, effrayant ; le flambeau du grand maitre s’éteignit de lui-même, et nous demeurâmes dans la plus complète obscurité. Alors, ce fut un fracas épouvantable, dont il est impossible de se faire une idée. En outre, le sol tremblait par fortes secousses ; il semblait que la maison allait s’écrouler sur nos têtes. Je m’attendais à être enseveli vivant sous les décombres. Il n’en fut rien. Un formidable coup de tonnerre éclata, et la salle fut brillamment éclairée, plus vivement que s’il y avait eu des milliers et des milliers de bougies. Ce n’était pas une lumière semblable à celle produite par des lampes électriques ; c’était vraiment une lumière comme on n’en voit jamais, tenant le milieu entre le rouge et le blanc, ni rouge, ni blanche, bref une lumière indéfinissable.

Tous nos regards étaient tournés vers l’orient, où le trône du grand-maître était vide, le grand-maître se tenant auprès, à gauche, nous tournant le dos.

Tout à coup, cinq ou six secondes seulement après la brusque illumination de la salle, sans aucune transition, sans la moindre formation d’un fantôme d’abord indéfini et puis prenant corps peu à peu, tout à coup, c’est le seul cas où ce terme a vraiment lieu d’être employé, un être humain fut vu par nous tous, assis sur le trône du grand-maître. L’apparition avait été d’une instantanéité absolue.

Le grand-maître tomba à genoux, et nous fîmes comme lui.

Pour mon compte, je vous assure que j’avais mes yeux fixés à terre, et que je tremblais trop pour oser les lever vers l’orient.

Au bout de quelques instants, qui m’ont paru des siècles, j’entendis une voix qui nous disait :

« — Relevez-vous, mes enfants ; prenez place, et n’ayez aucune crainte. »

On obéit. Nous nous assîmes sur nos sièges, le grand-maître sur un fauteuil auprès du chevalier chancelier.

Je regardai alors l’esprit apparu. À toutes les précédentes évocations, auxquelles j’avais pris part, lorsque l’esprit évoqué avait bien voulu apparaître, c’était toujours un fantôme aux formes plus ou moins vaporeuses, un être fluidique, essentiellement impalpable. Cet esprit, au contraire, était bien un être comme vous et moi, en chair et en os, mais au corps véritablement rayonnant. Au théâtre, parfois, on accompagne d’un jet de lumière oxhydrique le principal personnage qui est en scène ; néanmoins, le truc est facile à apercevoir, attendu que la lumière, dirigée d’un point quelconque sur l’artiste, va en s’élargissant vers lui dans la forme d’un compas à peine ouvert ; la lumière tombe sur l’homme et l’éclaire. Loin de là, l’esprit qui venait de nous apparaître, était lui-même le centre de la lueur, le foyer lumineux éclairant la salle. Il n’y avait pas à douter ; nous étions bien en présence de Lucifer en personne.

Lorsqu’il se montre, est-il toujours comme je l’ai vu ?… Cela, je l’ignore… Ce jour-là, il avait les traits d‘un homme de trente-cinq à trente-huit ans ; de haute stature ; sans barbe ni moustache ; plutôt maigre que gras, mais nullement osseux ; la physionomie fine, distinguée ; je ne sais quelle mélancolie dans le regard ; un sourire nerveux plissant le coin de ses lèvres. Il était nu, d’une peau blanche légèrement rosée, merveilleusement découplé, comme une statue d’Apollon.

Il nous dit, en excellent anglais, d’une voix vibrante, dont je me sens encore remué au fond de l’âme :

« — Mes enfants, la lutte est rude contre mon éternel ennemi, mais ne vous laissez jamais envahir par le découragement ; le triomphe final est à nous… Je suis heureux de me sentir aimé dans cet asile où ne pénètrent que des humains dignes de moi ; et je vous aime bien, moi aussi… Je vous protégerai contre vos adversaires ; je vous donnerai la réussite dans toutes vos entreprises, et je vous réserve des joies immenses et sans fin pour le jour où vous aurez accompli votre tâche sur cette terre et où vous vous réunirez à moi… Mes élus, à moi, sont innombrables ; les étoiles qui scintillent au firmament, les astres que vous apercevez et ceux que vous ne voyez pas, sont moins nombreux que les phalanges qui m’entourent dans la gloire de mon domaine éternel… Travaillez, travaillez sans cesse à affranchir l’humanité de la superstition ; je bénis vos efforts ; n’oubliez jamais la récompense qui vous est promise… Surtout, ne redoutez pas la mort, qui sera, pour vous, l’entrée dans la félicité impérissable de mon empire… Enfin multipliez-vous en ce monde-ci, et aimez-moi toujours, comme je vous affectionne, ô mes enfants bien-aimés !… »

Après ces paroles, il se leva du trône, vint au grand-maître et le regarda bien fixement dans les yeux, puis aux autres dignitaires qui étaient à l’orient, s’arrêtant devant chacun à tour de rôle et le regardant de même. Nous étions muets. Il descendit ensuite les degrés de l’estrade. Instinctivement, nous allions nous lever ; mais, de la main, il nous fit signe de demeurer sur nos sièges. Il parcourut alors la salle ; chacun de nous fut l’objet d’un rapide examen de sa part.

Quand il fut devant moi, il plongea son regard dans le mien comme s’il cherchait à lire au plus profond de ma pensée. Il me sembla qu’il eut une sorte d’hésitation à mon égard. Il avait souri à mon voisin de gauche ; mais, en me regardant, moi, il contracta l’arcade sourcilière, resta pensif un instant, et je ne sais quel rictus bizarre tordit sa bouche ; j’aurais donné dix années de ma vie pour être à ce moment à mille lieues de Calcutta !… Si j’avais été debout, mes jambes ne m’auraient certainement pas supporté. Enfin, il passa à mon voisin de droite, et je me sentis soulagé.

Lorsqu’il eut fait le tour de toute l’assistance, il revint au milieu, nous embrassa tous d’un rapide coup d’œil circulaire, et se dirigea droit vers mon compagnon de gauche ; c’était lui qui avait rapporté de Shang-Haï les trois crânes de missionnaires.

Il s’approcha très près et lui dit :

« — Donne-moi tes mains. »

L’autre les lui tendit ; il les prit dans les siennes ; mon voisin eut comme une secousse électrique ; il poussa un grand cri, qui n’avait rien d’humain ; et subitement, Lucifer disparut, la salle étant à l’instant même plongée dans l’obscurité.


L’apparition prit les mains de mon voisin ; il eut alors comme une secousse électrique et poussa un grand cri.

Les frères servants rallumèrent les flambeaux. Nous vîmes alors que notre camarade qui avait touché l’apparition était immobile sur son siège, le dos calé contre le dossier, la tête rejetée en arrière, les yeux fixes, démesurément ou verts. On l’entoure, il était mort.

Le grand-maître prononça ces quelques mots d’une voix lente et solennelle :

« — Gloire immortelle à notre frère Shekleton ! c’est lui que notre Dieu tout-puissant a choisi ! »

Je n’en entendis pas davantage ; mes forces m’abandonnèrent ; je m’évanouis. J’ignore comment s’est terminée la séance.

Quand je repris mes sens, j’étais dans une chambre où l’on m’avait transporté. Trois de mes compagnons me prodiguaient leurs soins. Enfin, grâce aux sels, aux frictions, je revins complètement à moi ; je pus marcher, et je fis demander une voiture, un ticka garri, pour me reconduire à mon hôtel.

L’un des officiers du rite me dit en riant, lorsque je les quittai :

« — Au revoir, frère Carbuccia, au revoir ; mais, la prochaine fois, il faudra être moins impressionnable ! »

Carbuccia avait fini son récit ; maintenant il se taisait, et moi aussi. Pendant tout le temps qu’avait duré notre conversation, ou plutôt son monologue, nous avions tous deux oublié où nous étions, le bateau, même le bruit du charbon à présent terminé sans que nous nous en fassions aperçus ; et, dans le grand silence de la nuit des tropiques, la lune se levait, rouge à l’horizon, et au loin, à travers les solitudes, par-dessus les cimes des arbres, parvenaient jusqu’à nous, comme pour nous rattacher encore à la scène diabolique, les cris aigus, lamentables et prolongés, qui durent toute la nuit, poussés dans les campagnes par les Indiens, lesquels s’imaginent chasser ainsi des environs de leur demeure les esprits malfaisants.

Cependant, Carbuccia n’en pouvait plus ; il était à bout de forces, calmé tout de même et délivré comme d’une oppression, d’un cauchemar, par ces aveux. Moi-même, j’étais fortement impressionné ; il me semblait que l’air me frôlait et qu’un souffle me passait sur la figure. Encore une fois, je me signai.

Puis, nous descendîmes ; Carbuccia me souhaite le bonsoir ; il titubait comme un homme ivre ; il tomba comme un plomb, tout habillé, sur sa couchette, et s’endormit instantanément. C’était la crise de sommeil, heureusement.

Quant à moi, rentré dans ma cabine, il me fut impossible de fermer l’œil.

Je passai et repassai dans ma tête ce que m’avait conté l’ex-graineur ; j’en pesais les idées, me rappelais la simplicité de son récit, sa tranquillité en me le racontant. On n’imagine pas ces choses, pensai-je, quand on ne les a pas réellement vues. L’hallucination montre toujours des choses extraordinaires, montre des monstres, des apparitions aux formes bizarres ou gigantesques, amplifie tout, exagère tout ; c’est ce qui la caractérise. Ici, au contraire, tout est simple ; et si ce n’était monstrueux en soi par le diabolisme du fait, s’il ne s’agissait pas du prince des ténèbres, on croirait avoir écouté la narration d’un incident très ordinaire de la vie.

En résumé, ce qui me frappait, moi habitué à entendre des sornettes, des choses étranges, biscornues, enfantées par des cerveaux malades de visionnaires, c’était cette absence même de mise en scène, dont les hallucinés sont coutumiers et entourent ce qu’ils croient avoir vu.

Il n’y avait pas à s’y méprendre ; du reste, on ne trompe pas un médecin. Cet homme avait réellement vu, avait réellement assisté à la scène qu’il venait de me raconter. La naïveté de son récit était pour moi la preuve la plus convaincante de sa véracité.

Quel intérêt, d’ailleurs, me demandais-je aussi, a-t-il à tromper quelqu’un qui en définitive ne lui est rien et ne peut lui servir à rien ?… Carbuccia est un homme fini, usé par les malheurs qu’il a subis ; il sait bien, il sent bien qu’il s’en va ; de cet excès de mal chez lui est né un grand bien ; maintenant il croit à Dieu et veut se réconcilier avec lui… Dans ses impénétrables desseins, qu’il faut toujours admirer, c’est précisément en tolérant les plus terribles agissements de l’esprit du mal, que Dieu a permis qu’une âme lui fût ramenée.

Et plus je réfléchissais, plus j’essayais de me démontrer que mon Italien était un halluciné, plus je me convainquais au contraire davantage que c’était un malheureux, un grand criminel, mais non un fou, plus quelque chose me disait, me criait, m’obsédait, me faisait comprendre que ce que je venais d’entendre n’avait pas été inventé.

J’en étais là de mes réflexions d’insomnie, lorsque tout à coup je sentis comme une commotion sur mon cerveau. Je me levai brusquement, assis sur ma couchette, la sueur froide au front ; l’idée venait de me surgir de m’assurer par moi-même de la vérité de tout cela, de descendre dans l’abîme, moi aussi, mais en me promettant bien toutefois de ne jamais me prêter personnellement à aucune pratique diabolique. Le rôle que je m’assignai fut celui de témoin, de simple témoin, faisant serment dans mon cœur de refuser mon concours à tout acte contraire à ma foi, s’il m’était demandé, et quels que soient les dangers que mon refus pourrait me faire courir.

Dès que cette idée m’eut saisi, elle ne m’abandonna plus.

« Je serai, dis-je, l’explorateur, et non le complice du satanisme moderne. »

Le reste du voyage, on le comprend, ne fut qu’une longue suite de conversations avec Carbuccia, à qui je fis répéter cent et cent fois les mêmes histoires, qu’après l’avoir quitté j’écrivais pour plus de sûreté. Je me fis aussi donner par lui de nombreux renseignements, principalement ceux qui étaient de nature à m’aider à procéder à mon enquête.

À Naples, je fis la connaissance du signer Peisina, le grand hiérophante italien du rite de Memphis. Informé comme je l’étais, il me fut facile de le convaincre que j’étais déjà au courant des pratiques cabalistiques ; aussi n’hésita-t-il point à m’octroyer, d’autant plus aisément, du reste, que je ne marchandai pas, un diplôme, avec les insignes, non pas du 35e grade oriental, mais bien du 90e. Je fus donc, moyennant cinq cents francs, créé Souverain Grand Maître ad Vitam, sans avoir d’épreuves à subir, et surtout sans avoir de serment à prêter au prétendu divin Grand Architecte, — ce qui était pour moi l’essentiel.

Grâce à ce diplôme et à ces insignes, grâce aussi à l’enseignement des signes de reconnaissance et des mots de passe, donné partie par Carbuccia, partie par Peisina, j’ai donc pu pénétrer dans les arrière-loges et de là dans des réunions occultistes, interdites même aux francs-maçons vulgaires ; et ce que je vais raconter, je l’ai, soit recueilli de la bouche de lucifériens qui n’avaient aucun motif de chercher à me tromper, soit vu moi-même, de mes yeux vu.

La fin de mon récit montrera que Carbuccia s’est définitivement réconcilié avec Dieu.

Docteur BATAILLE.
Paris, 29 septembre 1892, fête de saint Michel.
  1. En réalité, l’emplacement du paradis terrestre est resté en discussion. La Genèse (chap. 11, v. 10-14), rapporte qu’il était arrosé par quatre fleuves : le Physon (Oyrus), le Géhon (Araxe), l’Euphrate et le Tigre. La plupart des Orientaux le placent dans l’île de Ceylan, si merveilleuse comme nature, aujourd’hui encore un des plus beaux pays du globe. Quelques auteurs l’ont cherché dans la Palestine. Huet dit qu’il était situé dans la région où se joignent le Tigre et l’Euphrate, près du golfe Persique. Enfin, un grand nombre de théologiens pensent que son emplacement se trouvait dans la région où naissent ces deux fleuves en Arménie, près du mont Ararat. — L’origine de la tradition orientale parait être l’existence du fameux Pic d’Adam, haute montagne de l’ile de Ceylan, pic qui a 2,262 mètres d’altitude, et où l’on voit, sur une pierre, au sommet, une trace de pied gigantesque, que les Cynghalais ont de tout temps attribuée au premier homme. Il est bon d’ajouter que les Indiens disent, de leur côté, que cette trace provient de Bouddha, qui, après ses métamorphoses, s’envola de là pour aller au ciel. Quant aux rares chrétiens du pays, ils croient que cette empreinte a été laissée par saint Thomas. Le Pic d’Adam, très vénéré, se trouve ainsi être un lieu de pèlerinage pour trois religions.
  2. Il est à présumer qu’il s’agit là de quelque massacre de pères jésuites, les missionnaires les plus détestés par les mandarins. Ces massacres sont, du reste, fréquents ; mais ce qui est le plus honteux, c’est que les gouvernements européens les tolèrent et n’en demandent jamais réparation.
  3. Le Tao-Taï est un fonctionnaire de premier ordre, un gouverneur. Les usages profanes, auxquels il est fait allusion. sont immondes : après un massacre, les Chinois jettent dans un carrefour les têtes coupées des victimes, et la populace va uriner sur ces débris humains. Après le grand massacre qui eut lieu à Tien-Tsin, le 21 juin 1870, et dans lequel le consul de France, M. Fontanier, périt au milieu des missionnaires et des sœurs de charité, la tête du consul demeure très longtemps, sur une des principales places publiques de la ville, subissant ces ignobles outrages posthumes. Ces abominations sont de notoriété publique. Ce que tout le monde sait aussi en Chine, c’est que le Tao-Taï de Tien-Tsin qui a présidé au massacre de 1870 n’est autre que le marquis Tseng ; ainsi, non seulement l’assassinat du consul Fontanier n’a jamais été vengé, mais l’homme qui a approuvé, encouragé, couvert les massacreurs, l’homme qui a fait exposer la tête de la victime, comme il vient d’être dit, est devenu l’ambassadeur de la Chine auprès du gouvernement français, agréé par le gouvernement français !
  4. Plus loin, lorsque je raconterai les visites personnelles que j’ai faites au sein des sociétés d’occultistes, je décrirai, avec plus de détails que ceux donnés ici par Carbuccia, l’intérieur des temples secrets, vraiment sataniques, des Ré-Théurgistes Optimates ; je donnerai, en outre, toutes les explications nécessaires relatives au Baphomet et à tout le reste.