Le Diable au XIXe siècle/I

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 21-42).

PREMIÈRE PARTIE


EN ÉCLAIREUR DANS L’OCCULTISME




CHAPITRE PREMIER

Quelques explications indispensables.




Ce n’était pas tout que d’avoir un diplôme de Souverain Grand Maître ad Vitam, ou, pour employer l’argot des sociétés secrètes, une « patente orientale des hauts grades cabalistiques » ; il fallait s’en servir et, d’abord, tâter le terrain.

Carbuccia, — qui vit encore, — m’avait recommandé la prudence.

Il avait des raisons de se méfier, disait-il. La séance extraordinaire, inattendue pour lui, à laquelle il avait assisté à Calcutta, lui avait inspiré une salutaire terreur, au point de vue de son âme, jusqu’alors très compromise ; cette crainte, commencement de la sagesse, avait produit, évidemment, un excellent résultat spirituel : mais, dans un autre ordre d’idées, il n’était nullement rassuré, en ce qui concernait sa vie matérielle, à laquelle il tenait beaucoup, malgré les grosses pertes pécuniaires par lui subies.

Ne jamais remettre les pieds dans une société d’occultistes, telle avait été sa décision irrévocable ; heureux était-il d’être sorti de l’abîme. Seulement, il pensa que sa brusque rupture avec toutes les sociétés de rites divers, auxquelles il s’était affilié, prêterait à des commentaires dangereux pour lui. Aussi, en me quittant à Naples, il m’annonça qu’il allait, sans perdre de temps, vendre tout ce qu’il possédait, réaliser même à perte, et changer de nom et de pays, pour dépister ses anciens amis, étant convaincu que ceux-ci ne tarderaient pas à jurer sa mort.

Je fis mon possible pour le rassurer ; je ne pus y parvenir.

— J’ai trop vu, je sais trop de choses, me répétait-il, pour affronter la haine terrible qui va se déchaîner contre moi. J’ai retrouvé la bonne voie ; une expiation, ignorée de tous, me vaudra le pardon de Dieu ; cela me suffit, je suis heureux. Mais il est inutile que désormais mes jours soient exposés.

On comprendra que je ne dévoile pas le lieu de la retraite de ce malheureux.

Ce qui lui donnait à présumer que sa vie pouvait être en péril n’était peut-être pas, au surplus, une vaine chimère. Il me raconta, en effet, une sanglante anecdote, qui mérite d’être rapportée ici.

Carbuccia est un Campanien pur sang. Il est originaire de Maddaloni, petite ville à proximité de Caserte, le chef-lieu de la Terre de Labour. Étant fils d’agriculteurs aisés, c’est au collège de Caserte qu’il a été élevé, ou, pour mieux dire, qu’il a parfait son éducation ; il a été un bon élève de l’institut technique. Il a fait sa première communion à Caserte-la-Vieille, dans l’antique église San-Michele, qui est un des plus intéressants spécimens de l’architecture normande du xiie siècle.

En sa prime jeunesse, à l’époque où il demeurait à Maddaloni chez ses parents, il aimait, comme tous les enfants, courir les bois, grimper aux arbres, prendre des nids. Il allait souvent au loin, à l’aventure, dans ce magnifique pays, si pittoresque, quitte à se faire gronder le soir par sa mère, que ses excursions rendaient inquiète.

Un jour, — c’était en 1845, il avait alors dix ans, — il s’était échappé de grand matin ; il avait couru, couru, laissant derrière lui l’aqueduc grandiose, tant célèbre, construit par Vanutelli, l’un des architectes de Saint-Pierre de Rome, aqueduc qui reçoit les eaux de nombreuses sources et les porte de Maddaloni à Caserte, au château de Ferdinand IV, le magnifique palais de plaisance des rois de Naples, palais le plus somptueux et le plus vaste de toute l’Italie. Le jeune Gaëtano, vagabondant à cœur joie, avait gagné, attiré par les charmes de la nature sauvage, la forêt profonde qui s’étend à perte de vue jusqu’au mont Vergine, lieu vénéré de pèlerinage ; il s’était engagé dans le défilé du val de Gargano, cette vallée classique ou se trouve le fameux et étroit passage des Fourches Caudines.

Gaëtano Carbuccia ne songeait certes pas alors aux Samnites ni aux Romains des temps anciens ; il faisait la chasse aux nichées d’oiseaux. Or, tandis qu’il était perché dans les hautes branches d’un frêne, il entendit venir, bruit qui troublait la solitude de la forêt, deux carrioles qui avaient quitté la route et s’étaient engagées à grand peine à travers les massifs d’arbustes, les roues broyant tout là où les chevaux pouvaient passer. L’endroit n’était pas un lieu de promenade, surtout en voiture ; aussi, l’enfant, se tenant coi, dissimulé par le feuillage, se demandait curieusement ce que venaient faire là ces étranges excursionnistes. Bientôt, les carrioles ne purent plus avancer ; les chevaux furent arrêtés ; six hommes en tout mirent pied à terre, marchèrent jusqu’à une clairière où l’œil de Gaëtano les distinguait parfaitement ; de son observatoire, il les voyait à merveille.

Un des hommes tenait à la main une paire d’épées. Il les donna à deux de ses compagnons, après quelques préambules, auxquels l’enfant ne comprit rien. Il ne savait pas alors ce que c’était qu’un duel. Les deux individus qui s’étaient armés, avaient quitté manteau et habit, dévêtus ainsi jusqu’à la ceinture ; puis ils s’alignèrent, croisant le fer, attendant un signal. Les quatre autres ne s’éloignèrent pas des combattants ; il y en avait même deux qui s’étaient assez rapprochés d’un des adversaires ; ils semblaient être ses amis, car ils lui avaient serré la main avant la distribution des épées et étaient descendus de la même voiture que lui. Tout à coup, ils se jetèrent sur lui, chacun lui prenant un bras. En vain, il essaya de lutter contre eux, ils lui arrachèrent son arme, et deux autres, se joignant à eux, le maintinrent. L’homme désarmé criait, avec un vif désespoir, mêlé de colère.

— Tu peux crier, dit celui qui avait gardé son épée ; personne ici ne t’entendre… Nous te tenons enfin à notre merci… Tu vas mourir…

— C’est un assassinat, hurlait l’autre ; vous m’avez trompé ; vous êtes des scélérats !…

— Le scélérat, c’est toi ! lui répondait-on. Nous savons que depuis trois mois tu nous trahis. Tu t’es vendu à Ferdinand !…

Alors, pendant qu’à quatre ils tenaient le combattant désarmé, le cinquième lui plongea son épée dans la poitrine. Un dernier cri de la victime, en tombant, et ce fut tout. On le ramassa ; on l’emporta ; on le mit dans la voiture qui l’avait amené, et les assassins, fouettant leurs chevaux, s’éloignèrent.

Le jeune Carbuccia avait tremblé, en assistant à cette scène, dont il ne perdit pas un détail ; mais il s’était bien gardé de faire le moindre mouvement qui eût révélé sa présence. Il ne descendit de son arbre, que lorsque les hommes furent bien loin.

En rentrant à la maison, il narra à son père ce qu’il avait vu. Celui-ci lui défendit de jamais en parler à quiconque. Le lendemain, à Maddaloni, on ne causait que d’un duel qui avait eu lieu, parait-il, au val de Gargano, entre des gens de Caserte, duel où l’un des deux adversaires avait succombé. Le père Carbuccia recommanda plus sévèrement que jamais à Gaëtano de taire ce qu’il savait.

— Si tu parlais, dit-il, tu nous ferais arriver un malheur.

L’enfant demeura muet ; mais il avait gardé, profondément gravés dans sa mémoire, les traits de l’homme dont l’épée de duelliste avait été une arme d’assassin. Deux ans après, il rencontra l’homme à Caserte ; il le reconnut bien. Plus tard, il le rencontra encore, à plusieurs reprises. Il ne dit jamais rien à personne ; mais il finit par savoir qui était ce meurtrier ; c’était un libéral, un adversaire du roi de Naples ; on le soupçonnait d’être un conspirateur.

Puis, l’enfant grandit. Au sortir de l’institut technique, il fut agréé dans une importante fabrique d’étoffes de soie de Caserte. Une fois, à l’époque où Gaëtano était devenu grand garçon, on causa devant lui de l’homme, dont il savait le crime ; Gaëtano avait vingt-cinq ans ; l’assassin du val de Gargano était un des chefs carbonari, qui combattaient le gouvernement bourbonien ; il joua un rôle public dans l’insurrection de 1860 ; il excite les Napolitains à accueillir les Piémontais comme des libérateurs.

Carbuccia, lui, ne s’occupait pas de politique ; il lui était tout à fait indifférent d’avoir pour roi le fils de Ferdinand ou Victor Emmanuel ; il ne vota ni pour ni contre l’annexion des Deux-Siciles au royaume d’Italie. Mais de la mystérieuse et tragique aventure dont il avait été témoin à dix ans, il conserva toujours l’idée que les carbonari assassinaient ceux d’entre eux qu’ils jugeaient avoir faibli ou avoir perdu leurs sentiments de sectaires. Pour rien au monde, il ne se serait fait recevoir carbonaro. Le lecteur sait quelles furent ses hésitations avant de consentir à entrer dans la franc-maçonnerie ; et pourtant, dans son esprit, il considérait les deux sociétés comme distinctes. Il lui fallut son admission à un degré de la maçonnerie cabalistique, pour lui apprendre que les carbonari étaient une simple variété des francs-maçons. Il fut tout étonné, quand il aborda les réunions théurgistes du Palladium, de voir les aréopages occultes ouvrir grandes leurs portes aux carbonari et à des membres d’autres sociétés du même genre. C’est ainsi seulement qu’il sut, en le constatant, que toutes ces associations ayant pour but soit la pratique secrète d’une religion démoniaque, soit des œuvres de spiritisme sortant des banalités des médiums de salon, soit la conspiration politique, communiquaient les unes avec les autres par leurs membres pourvus de hauts grades. Il suffit, en effet, et j’en ai fait moi-même l’expérience, d’être, par exemple, même à titre honoraire, Chevalier du Lessingbund d’Allemagne ou Hiérarque (chef sacré) dans la Masonic Veteran Association d’Amérique, pour pénétrer partout, au sein de n’importe quelle société régulièrement constituée et fonctionnant d’une façon permanente ; ainsi, un chef nihiliste russe, voyageant au Canada, sera reçu, sans la moindre difficulté, chez les Old-Fellows, dont le chancelier du Conseil Suprême lui délivrera avec empressement un « Bref de Bon-Accueil » ; un Ré-Théurgiste Optimate, pourvu du grade de Mage Élu, et ayant sa patente visée par le Sérénissime Grand Collège des Maçons Émérites siégeant à Charleston, sera accueilli fraternellement, et qui plus est, avec déférence, même chez les Fakirs de l’Inde, et, en Chine, chez les hauts affiliés de la San-Ho-Hoeï.

C’est pourquoi, Carbuccia, qui, dans diverses assemblées occultistes, avait eu plusieurs fois l’occasion de frayer avec des carbonari, reçus comme visiteurs, Carbuccia, chez qui le souvenir du criminel pseudo-duel du val de Gargano était resté ineffaçable, avait jugé nécessaire à sa sécurité de se métamorphoser en un nouvel homme et de quitter à jamais l’Italie, en se retirant des sectes dont il avait été le complice. Il était venu au repentir ; mais il n’avait pas encore cette foi complète qui rend inaccessible à la crainte, qui fait mépriser la mort, qui donne une confiance inébranlable en la protection de Dieu.

Mais, avant d’entreprendre la narration de ce que j’ai vu, — de mes yeux vu, je le répète, — et d’y joindre ce que j’ai recueilli soit de la bouche de Carbuccia, soit de celle d’autres témoins, il me parait indispensable de donner au lecteur quelques explications sur l’occultisme, de faire un court classement de ses principales pratiques.

Dans un ouvrage comme celui-ci, il serait mauvais de publier, en suivant strictement leur ordre chronologique, les études et les découvertes de l’auteur. J’ai, en effet, appris et constaté certaines choses, appartenant à telle ou telle classe de la magie moderne, et cela, je l’ai connu en dehors de toute progression régulière des faits, c’est-à-dire au hasard de mes fréquentations de ces diverses sociétés secrètes, au cours de mes nombreux voyages. Inscrire mes observations d’après leurs dates, serait courir le risque de soumettre au public une œuvre confuse ; les initiés seuls pourraient s’y reconnaître. Il est donc plus logique, après toutefois avoir raconté ma première incursion dans ce monde inconnu, de classer les révélations que j’ai à faire, par catégories ; et je vais, tout d’abord, en indiquer les grandes divisions.

Ce livre ne saurait être trop clair, puisque son but est de dévoiler des choses tenues cachées avec le soin le plus jaloux. L’auteur doit aussi aller au devant des critiques des personnes qui seraient tentées de révoquer en doute, arbitrairement, avant même un examen quelconque, la véracité de cette œuvre de divulgation. Il me faut prévoir toutes les objections, aussi bien celles des croyants que celles des sceptiques.

Une des rengaines des esprits forts contemporains, est celle qui consiste à dire en se moquant : « Les sorciers ! la magie ! les évocations ! tout cela, c’est de la vieille histoire ! C’était bon pour le moyen-âge. Dans le siècle de l’électricité et des chemins de fer, il n’y a plus rien de tout cela. Les morts restent dans leurs tombes, faute de pythonisses, et Satan lui-même n’apparaîtrait plus, si quelque aliéné par impossible l’évoquait. »

Que de sceptiques, que d’incrédules qui parlent ainsi !… Il y a des gens qui se refusent à croire au surnaturel, même s’ils étaient mis en présence d’un phénomène indiscutable. On connaît ce mot d’un athée célèbre : « Je ne crois à rien ; mais, si j’étais témoin d’un fait surnaturel évident, je sens que je deviendrais fou. » Un tel raisonnement dénote le parti-pris poussé au plus haut degré. Certes, il ne faut pas croire à tout ce qui est raconté en matière de spiritisme ; mais l’Église elle-même nous enseigne que, dans ces pratiques, s’il y a souvent supercherie, il y a aussi parfois œuvres surnaturelles réelles, qui émanent alors de l’action des démons.

Les sceptiques, il est vrai, ne s’engagent pas sur ce terrain ; ils nient, péremptoirement, et cela leur suffit. On peut leur répondre qu’en niant sans avoir examiné, ils prouvent ni plus ni moins leur ignorance. Cantonnés dans leur parti-pris, ils ignorent que la magie, blanche ou noire, théurgie ou goétie, a plus que jamais des adeptes. Ils ne savent pas établir une ligne de démarcation nécessaire entre les divers pratiquants du spiritisme.

Or, les gens qui se livrent aux évocations se partagent en deux classes bien distinctes : 1° les charlatans faisant œuvre de supercherie, dont les trucs plus ou moins habiles finissent toujours par être démasqués, ce qui fait dire que le spiritisme et autres prétendues sciences du même genre sont professées par des mystificateurs au détriment de la badauderie de naïfs mystifiés ; 2° les occultistes, qui n’opèrent que dans le plus grand mystère, entre initiés soigneusement triés, et qui, contrairement aux spirites vulgaires, cachent leurs réunions, ainsi que leurs résultats obtenus.

Les sceptiques ont donc tort de ricaner. De la duperie dont sont victimes les spirites de parade, ils concluent à la non-existence des pratiques diaboliques à notre époque. Ils parlent ainsi sans savoir, sans connaître, en vrais étourdis ; et, s’ils prenaient la peine de s’informer, de procéder à une enquête comme je l’ai fait, ils auraient bientôt changé d’opinion.

Car l’occultisme est en pleine prospérité en Europe, en Asie, en Amérique, dans toutes les contrées, dans tous les pays du monde. Il a, en plein Paris, des repaires ; et M. Huysmans, lorsqu’il a consacré l’an dernier un volume à cette question, n’a rien inventé, quoiqu’ayant donné à son œuvre la forme du roman ; la messe noire se dit bel et bien ; le satanisme a ses fidèles, ses fervents. C’est horrible, c’est abominable, mais c’est ainsi. Grand nombre de prêtres, a qui quelqu’un de ces égarés est venu, en un jour d’affolement salutaire, faire ces épouvantables confidences, le savent ; et, s’ils se taisent, eux, c’est parce qu’ils sont liés par le secret de la confession. Les religieux ont surtout la spécialité de ces confidences ; les malheureux qui reviennent à Dieu, après avoir volontairement et sciemment servi le diable, s’adressent presque toujours à un moine, de préférence à un membre du clergé séculier, pour retrouver la paix de leur âme, implorer le pardon, s’offrir à expier ; ce fait est constaté. Les sceptiques, n’ayant pas l’habitude de consulter les prêtres et encore moins les religieux, ne savent donc rien de ce qui se passe dans les autres de l’occultisme, absolument rien.

D’autre part, il est des catholiques, — esprits un peu superficiels, il est vrai, — qui se tiennent le raisonnement suivant : « À qui le démon se manifesterait-il ? pourquoi se manifesterait-il ? Ce à quoi tendent tous les efforts de l’enfer, c’est à soustraire le plus possible d’âmes au ciel. Voici un athée : le diable n’a aucun intérêt à lui apparaître ; il est sûr d’avoir son âme, puisque cet homme s’obstine dans son incrédulité ; lui apparaître, ce serait l’obliger à constater le surnaturel, et cet homme, qui était peut-être sincère dans son manque de foi, irait certainement à Dieu, en réfléchissant à l’éternité, à l’immortalité de l’âme. Voici, au contraire, un croyant, un bon chrétien : Satan n’a aucun intérêt, non plus, à se manifester visiblement à lui ; il est trop intelligent pour commettre cet impair ; le chrétien croyant le repousserait avec horreur et n’en aimerait Dieu que plus ardemment, avec plus de foi, se gardant plus vivement que jamais des souillures du péché. » Ainsi raisonnent bien des personnes n’appartenant pas à la catégorie des incrédules. Eh bien, ce raisonnement est aussi faux que les négations des sceptiques sont téméraires et vaines.

D’abord, il faut répondre à ces personnes qu’elles sont en contradiction avec les enseignements mêmes de la religion. Dieu laisse aux démons certain pouvoir, dont les limites ont été définies par les conciles : ainsi, il ne leur est pas permis de répondre aux appels d’un homme évoquant un mort et d’ouvrir à celui-ci, pour qu’il apparaisse, les portes de l’enfer ; ce qui revient à dire qu’un trépassé, même damné, ne se montrera pas au spirite qui l’évoque ; encore moins, bien entendu, un trépassé qui, par ses mérites, a son âme reçue au séjour des bienheureux ; mais les démons peuvent, et c’est ainsi qu’ils agissent, dit l’Église, se substituer au mort, dont l’apparition est demandée par des invocations coupables, de tout temps condamnées par la religion ; le spirite luciférien obtiendra donc parfois peut-être un résultat, mais il sera la dupe de l’esprit malin.

Ensuite, il est admis par l’Église que les anges déchus se manifestent aux humains, en dehors même de tout appel. Les théologiens hagiographes citent, à profusion, des cas d’apparitions diaboliques, auxquelles des saints ont été en butte, apparitions que ces saints ont réussi à repousser et vaincre. En ce xixe siècle, le R. P. Jeandel, supérieur général des Dominicains, a vu Satan face à face, dans une société irréligieuse où il avait eu le courage de se rendre ; ce vénérable religieux l’a affirmé, son récit très circonstancié existe et a été souvent reproduit ; un catholique, sincèrement croyant, oserait-il taxer de mensonge un témoin aussi autorisé ? L’abbé Vianney, le bienheureux curé d’Ars, mort en 1859, dont il suffit de citer le nom, était quotidiennement assailli par le prince des ténèbres, contre lequel il avait à soutenir de véritables combats, non spirituels, mais bien matériels.

Qu’un sceptique hausse les épaules à la lecture du récit du R. P. Jeandel ou de la biographie du curé d’Ars ; il est dans son rôle : mais un catholique convaincu ne peut que s’incliner.

Or, ce que les catholiques superficiels, enclins au doute, ignorent, comme les sceptiques de parti-pris, c’est qu’en dehors des spirites de salon, spirites par passe-temps, il y a ces occultistes dont les pratiques atroces, exécrables, sont dissimulées dans le plus profond mystère. Ces hommes, au sens moral absolument perverti, croient en Lucifer ; mais ils le croient l’égal de Dieu, ils lui rendent un culte secret. Plusieurs évêques, vivant encore, ont eu des preuves de cette religion satanique, qu’ils ont hautement dénoncée ; ces preuves étaient forcément incomplètes, ayant été saisies par lambeaux, si l’on peut s’exprimer ainsi ; toutefois, elles existent en nombre suffisant, pour pouvoir être opposées victorieusement aux négations intéressées ou aux sourires des ignorants. À mon tour, j’apporte mon témoignage ; j’écrirai simplement ce que j’ai vu, je reproduirai ce que j’ai recueilli ; le lecteur sera juge. J’estime qu’il saura démêler les phénomènes vrais du fatras des supercheries. Je serai le narrateur fidèle, impartial.

J’arrive au classement des pratiques occultistes, explication nécessaire pour que le lecteur puisse me suivre à travers le dédale très compliqué de ces œuvres d’une infernale impiété. On me pardonnera cette exposition ; d’ailleurs, elle sera brève ; les développements relatifs à chaque branche de l’occultisme, tel qu’il est professé et exercé au xixe siècle, viendront tout naturellement au cours de cet ouvrage.

L’occultisme moderne n’est autre que la cabale, renforcée par la magie qui n’a jamais cessé d’avoir ses adeptes plus ou moins avoués.

La cabale, c’est la science occulte elle-même, c’est la théologie secrète des initiés, théologie essentiellement satanique ; c’est, en un mot, la contre-théologie. Notre Dieu, à nous chrétiens, est le principe du mal, aux yeux des cabalistes ; et, pour eux, le Bon Principe, le vrai Dieu, c’est Lucifer.

D’autre part, la cabale a pour conséquence immédiate la magie, ou l’art de commercer avec les esprits, avec les êtres surnaturels.

On ne peut pas être cabaliste fervent, convaincu, sans devenir bientôt mage, sans se livrer aux pratiques de l’occultisme.

Je ne prétends pas dire que nos cabalistes ou mages contemporains se livrent à toutes les pratiques des diverses branches de l’occultisme ; il en est qui sont totalement abandonnées ; il en est d’autres dont le monopole est laissé aux charlatans qui tiennent boutique de consultations à l’usage des personnes superstitieuses. Mais, grand nombre de ces pratiques, et précisément les plus perverses, les plus criminelles, sont en honneur dans les repaires cachés de nos modernes lucifériens.

La magie comporte deux divisions :

La magie divinatoire ou mancique ;
2° La magie opératoire.

La magie divinatoire se subdivise en plusieurs branches, dont les principales sont : l’astrologie, la chiromancie, l’anthropomancie, l’onéïrocritie, l’aéromancie, l’hydromancie, la pyromancie, et la cartomancie.

La magie opératoire se subdivise aussi en plusieurs branches, dont les principales sont : l’alchimie, le magnétisme mesmérien, diverses œuvres de prestige, ainsi que diverses pratiques superstitieuses non spécialement classées, la nécromancie, et la théurgie.

L’astrologie, nommée par quelques-uns astromancie, est la divination par les astres ; sa pratique la plus répandue est l’horoscope.

La chiromancie est la divination par la main. On trouve, de nos jours, en dehors des occultistes, même parmi des gens qui, sauf ce travers, paraitraient raisonnables, des crédules honnêtes, s’imaginant que l’avenir d’un homme est inscrit dans les lignes de sa main.

L’anthropomancie est une pratique magique disparue, assure-ton, et qui compte, dans l’histoire, au nombre des plus sauvages abominations ; c’est la divination par l’inspection des entrailles d’un être humain éventré vivant. Gilles de Retz est accusé de s’être livré à cette pratique, sur la personne de jeunes enfants qu’il attirait dans son château. Ceci est du moyen-âge. Mais, au commencement de ce siècle, on trouve une trace d’infamie semblable, non sur un enfant, mais sur un homme, un franc-maçon américain, nommé William Morgan, qui avait publié les secrets de ses frères, et que ceux-ci égorgèrent, après l’avoir attiré dans un guet-apens (septembre 1826) ; ce malheureux, enfermé dans une cave, fut horriblement torturé pendant plusieurs jours et plusieurs nuits ; comme dernier supplice, il fut éventré ; or, ses bourreaux étaient des cabalistes des hauts grades de la secte. Aujourd’hui, un monument s’élève, à la mémoire de la victime, sur une des places publiques de Batavia, état de New-York ; la statue de William Morgan, inaugurée solennellement en 1882, est le résultat d’une souscription ouverte par le New-York-Herald, qui inséra dans ses colonnes le compte rendu d’une enquête assez complète sur l’assassinat de cet infortuné.

L’onéïrocritie ou onéïromancie se rapporte à l’interprétation des songes. Cette fausse science, en tant que dérivé de l’occultisme, est professée aujourd’hui publiquement par de vulgaires dupeurs des naïfs. Il en est de même pour les quatre autres formes de la magie divinatoire : l’aéromancie, divination par l’étude de l’air et des phénomènes aériens ; l’hydromancie', divination d’après l’eau, les liquides ; la pyromancie, divination d’après le feu ; la cartomancie, divination d’après les cartes.

Il n’entre pas dans ma pensée de m’étendre sur les procédés employés par les opérateurs plus ou moins grotesques qui se livrent à la pratique de ces fausses sciences. Il faut avoir le cerveau au moins un peu fêlé pour s’imaginer que l’avenir peut être lu dans du marc de café, dans l’incohérence des jets de flamme d’un brasier, dans l’ordre infiniment et hasardeusement variable des cartes tirées d’un jeu plus ou moins battu et mêlé, ainsi que dans la forme bizarre des nuages poussés par le vent. Les opérateurs, dont quelques-uns possèdent à fond les règles établies pour la pratique de ces absurdités, sont les premiers à ne pas croire à leur art ; et, quand ils captent la confiance des consulteurs, en leur débitant des particularités intimes dont ceux-ci sont vivement surpris, c’est le plus souvent grâce à la connivence d’un compère qui leur a fourni des renseignements ; c’est quelquefois, lorsque l’opérateur est un farceur habile ou une rouée coquine, le fait d’une intelligence supérieure qui trouverait mieux à être employée ailleurs, le fait d’une expérience spéciale acquise dans la fréquentation des éternels badauds, se laissant tirer les vers du nez, sans s’en douter le moins du monde.

Aussi, c’est à peine si j’effleurerai cette tourbe d’exploiteurs, fripons à divers degrés, et peu intéressants. Ces bagatelles de la porte, dédaignées du reste par les vrais occultistes, ont vraiment trop peu d’importance pour mériter un examen approfondi. Il est bien autrement utile de dévoiler les satanistes, ignorés de la foule, dont les sectes changent de noms suivant les pays, mais qui constituent en réalité une seule et même religion secrète et démoniaque, ayant ses fanatiques, se sacrifiant aveuglément, tant l’esprit du mal les domine, tant il s’est emparé de leurs âmes. Je montrerai cette étrangeté des rites lucifériens qui se ressemblent partout, se copient, dans les contrées les plus différentes de mœurs et de coutumes ; et cela à un tel point que, même ayant été prévenu par Carbuccia, j’ai été stupéfait, après avoir frémi d’horreur au spectacle de certaines pratiques aux Indes et en Chine, de les retrouver chez les théurgistes civilisés d’Amérique et d’Europe.

Dans la magie divinatoire, il n’est guère que l’astrologie à laquelle croient quelques-uns des vrais occultistes ; encore, ceux qui s’y livrent ne le font-ils qu’à titre individuel. Tel, le fameux Adriano Lemmi, grand-maître actuel de la franc-maçonnerie italienne, lequel est un cabaliste enragé, employant à des calculs horoscopiques le temps qu’il a de libre entre deux circulaires aux loges et arrière-loges contre la Papauté.

Ce que je divulguerai surtout dans cet ouvrage, ce sont les pratiques de la magie opératoire, de nos jours.

Et d’abord, il est nécessaire même de ne mentionner l’alchimie que pour annoncer au lecteur que ce qui concerne cet art mystérieux sera par moi tenu à l’écart. Les alchimistes semblent avoir fait leur temps ; du moins, n’en ai-je pas rencontré au cours de mes recherches. Je me bornerai donc à dire que la théorie particulière de l’alchimie se nomme la « science hermétique », et que le but des initiés est double : il s’agit de découvrir la pierre philosophale, c’est-à-dire une substance destinée à transformer en or les métaux non précieux, et de découvrir aussi l’or potable ou élixir de longue vie, c’est-à-dire une liqueur merveilleuse destinée à prolonger indéfiniment la vie humaine ou tout au moins à rendre à la vieillesse les facultés de l’âge viril.

Cette alchimie de la vieille école, qui courait jadis à la poursuite de la pierre philosophale et de l’or potable, a été remplacée, chez quelques adeptes de l’occultisme contemporain, par une chimie criminelle, qui compte, parmi ses produits, la Manna di San Nicola di Barri, un toxique infernal à l’usage des sociétés secrètes. Ces fabricants spécialistes, dont aucune police n’a réussi à trouver l’officine, — on la dit aux environs de Naples, — ces cabalistes démoniaques, qui sont des malfaiteurs de la pire espèce, distillent et mélangent, dans leur abominable laboratoire, digne de Canidie et de Locuste, le virus des maladies contagieuses, le venin des reptiles et le suc des plantes malfaisantes ; ils empruntent au fungus son humeur vireuse et narcotique, au datura-stramonium ses principes asphyxiants, au pêcher et au laurier-amande ce poison dont une seule goutte sur la langue, dans l’œil ou dans l’oreille renverse comme d’un coup de foudre et tue l’être humain le mieux constitué, le plus fort. Médée, la mégère Toflana, la Voisin, revivent en ces scélérats qui ont perfectionné l’art fameux dès empoisonneurs des xvie et xviie siècles : ils font cuire avec le suc blanc de la tithymale un lait dans lequel des vipères ont été préalablement noyées ; ils ont des affidés qui recueillent avec soin dans leurs voyages et leur rapportent la sève du mancenillier, le suc du manioc, les fruits mortels de Java ; ils pulvérisent le diamant et composent des mixtures hideuses avec des virus et des sécrétions innommables ; ils savent et enseignent aux exécuteurs des vengeances, ordonnées par les chefs inconnus, comment on empoisonne les plantes, comment tels animaux nourris de plantes empoisonnées prennent une chair malsaine et peuvent, lorsqu’ils servent à leur tour d’aliment aux victimes désignées, leur causer la mort sans que le poison laisse aucune trace.

Depuis longtemps déjà et bien avant les médecins, ils connaissaient les microbes et leurs toxines ; et depuis longtemps aussi, des laboratoires de bactériologie satanique fonctionnent, où se préparent les cultures de bacilles ou les solutions de leurs principes toxiques, qui, envoyées partout où il y a un crime à accomplir, jugé nécessaire par un hiérarque, donnent sûrement des maladies mortelles, ayant été versées dans le breuvage, mêlées aux aliments, à des doses infinitésimales, et sans que l’on puisse soupçonner que cette maladie, naturelle en apparence, est œuvre démoniaque et relève de l’archange déchu, le plus haineux ennemi de l’humanité.

Telle est l’alchimie moderne ; et les honnêtes gens ont le devoir de la dévoiler, car des crimes ont été certainement commis. On ne fabrique pas de pareilles drogues pour ne point s’en servir. Qui saura jamais la vérité sur l’affaire de la Banque d’Ancône, dont le récit a été publié avec un rare courage par M. Chantrel, dans les Annales Catholiques, numéro du 7 août 1886 ? Que de décès subits, au cours de ce procès aussi émouvant que mystérieux, et dans lequel étaient compromis plusieurs chefs de groupes cabalistes italiens !…

J’aurai, en donnant ce récit, d’autres divulgations à faire, non plus seulement sur les travaux criminels de cette pharmacie d’empoisonnements, mais aussi sur une propagande diabolique qui s’exerce dans les milieux pétris d’ignorance, en certaines contrées arriérées, propagande dont le but est de pousser aux plus odieux sacrilèges. C’est ainsi qu’en haine de Jésus-Christ les sectaires de l’occultisme moderne ont réussi à répandre au Brésil, dans les campagnes, une superstition monstrueuse. Le métis de la basse classe, qui en veut à quelqu’un, ne recourt pas à l’envoûtement, comme au moyen-âge, ni à la jettatura, comme de nos jours encore en Italie. Voici comment il opère : il prend un gros crapaud, de l’espèce du crapaud cornu, et il lui administre le baptême en lui donnant les nom et prénoms de la personne qu’il considère comme son ennemi ; après quoi, il fait avaler au batracien une hostie consacrée, qu’il s’est procurée par la communion à l’église ; le crapaud est alors enveloppé dans de la terre glaise et est ainsi enterré soit sous le seuil de la porte de l’adversaire détesté et maudit, soit à un endroit où il a l’habitude de passer tous les jours. Cette coutume, qui ne remonte pas à plus d’un siècle, est aussi répandue, en Europe, chez les paysans du Portugal et entretenue avec soin par les ennemis de la religion chrétienne ; toutefois, les Portugais se servent du crapaud de l’espèce vulgaire.

On ne peut, sans frémir, songer à bien d’autres pratiques, où le sacrilège joue toujours le premier rôle, et que les cabalistes modernes cherchent partout à introduire parmi les campagnards superstitieux. Pas bien loin de notre capitale, dans une petite localité nommée Bobigny, c’est-à-dire aux portes mêmes de Paris, on est parvenu à endoctriner les maraîchers qui vont chaque jour porter leurs légumes aux Halles ; ce village est un foyer d’occultisme ; les adeptes n’en sont pas encore aux sacrilèges, mais ils se livrent déjà à la nécromancie, avec accompagnement de blasphèmes dans leurs évocations. Dans un faubourg de Lille, appelé Fives, il y a aussi une société dite philosophique, dont le chef est à la fois perruquier et marchand de vins, lequel exerce une certaine influence sur les gens simples de la classe ouvrière ; ce perruquier philosophe, qui n’est pas dépourvu de prétentions politiques, est un simple luciférien déguisé en libre-penseur ; il réunit chez lui des hommes du peuple, les prêche et leur fait fouler aux pieds un crucifix, sous le prétexte que cela leur portera bonheur à bref délai.

Le magnétisme mesmérien est la médecine occulte des cabalistes. Cette branche de la magie contemporaine sera l’objet d’une importante étude spéciale dans cet ouvrage. Bien entendu, il ne faut pas confondre les savants qui font aujourd’hui des recherches sur l’hypnotisme, la suggestion, dans l’intérêt de la science, avec les modernes émules des Cagliostro, dont le but est de se procurer, à huis-clos, des distractions coupables, souvent immorales. Le magnétisme scientifique est une question encore obscure qu’étudient les théologiens, les physiologistes et les criminalistes. Celui des adeptes de la magie n’a rien à voir avec celui-ci ; c’est une variété de l’œuvre souterraine et satanique, que ce livre va mettre au jour.

La nécromancie participe à la fois de la magie mancique et de la magie opératoire. Cette pratique consiste dans l’évocation des humains trépassés. Le spiritisme, la consultation des tables parlantes, sont de la nécromancie. Mais, si tous les spirites ne sont pas nécessairement cabalistes, tout cabaliste est doublé d’un nécromancien. Les catholiques sont à mille lieues de se douter des progrès faits par l’occultisme sur ce point. La franc-maçonnerie, qui, par son essence même, est antichrétienne, est, chaque année, de plus en plus envahie par l’élément spirite : c’est ainsi qu’en 1889, il a été tenu, à Paris, rue Cadet, à l’hôtel du Grand-Orient de France, un convent international des francs-maçons spirites ; il y avait environ 500 délégués à ce congrès.

Pour ne parler ici que de la France, on y compte actuellement plus de 40,000 spirites. Le nombre total pour le globe est évalué à vingt millions. On sait que les francs-maçons français sont à peu près 30,000, pratiquant divers rites ; dans cette quantité, 8,000 sont en même temps spirites, et la bonne moitié de ceux-ci, au moins, se recommandant de l’école d’Alexandrie, sont des spirites lucifériens. Il m’a été affirmé, en outre, qu’il y a plus de 5,000 adeptes de la cabale moderne, en dehors des arrière-loges de la maçonnerie, en France.

Ceci m’amène à dire enfin un mot de la théurgie, qui est le haut degré de l’occultisme. Dans la nécromancie, on se borne à évoquer les âmes des défunts. Il restait un degré à franchir ; il l’a été, ainsi que le lecteur en a eu un aperçu dans mon avant-propos. Les théurgistes du dix-neuvième siècle, qui s’intitulent Ré-Théurgistes Optimates, évoquent les démons, qualifiés par eux de génies, d’anges de lumière, d’esprits supérieurs, etc. Dans leurs assemblées, disséminées sur toutes les parties du globe, ils rendent un véritable culte à Lucifer. Les trois lettres mystiques J∴ B∴ M∴, que les initiés vulgaires voient dans les temples maçonniques, sont reproduites dans les lieux de réunion de lucifériens ; mais elles ne signifient plus Jakin, Bohaz, Mahabone, comme dans les loges, ni Jacques Bourguignon Molay, comme chez les chevaliers Kadosch ; en théurgie, ces trois lettres veulent dire : Jesus Bethlemitus Maledictus. La théurgie, c’est donc le satanisme pur.

Toutefois, il importe de remarquer que les cabalistes admis aux mystères de la théurgie ne prononcent jamais le mot Satan ; ils disent Lucifer ou Lucif. Ils considèrent comme hérétiques certains adeptes dissidents qui invoquent le diable sous le nom de Satan ; le système de ces derniers, dont je m’occuperai aussi, s’appelle la goétie, par opposition à la théurgie. Les théurgistes disent pratiquer la magie blanche, et ils qualifient la goétie de magie noire.


C’est donc au sein d’un monde, sinon absolument ignoré en tant qu’existence, du moins à peu près inconnu, que je vais faire pénétrer le lecteur.

Quelques mots de préambule encore, et j’arrive à mon récit.

Il ne faudrait pas s’imaginer que l’occultisme luciférien est une nouveauté ; il ne faudrait pas non plus le confondre avec la franc-maçonnerie ordinaire, dont les loges sont surtout des clubs privés.

Bien des auteurs, depuis quelques années, ont publié des livres sur la franc-maçonnerie ; les uns ont reproduit des rituels, d’autres ont émis des plaisanteries qui ne manquaient pas de sel, d’autres encore ont colligé leurs observations sur divers faits ; mais, pas un de ces auteurs, n’ayant franchi le seuil de la maçonnerie occulte, la vraie, celle des grades cabalistiques, celle qui communique avec toutes les sociétés secrètes, même non maçonniques, pas un n’a pu écrire ceci : « L’occultisme luciférien est antérieur à la franc-maçonnerie ; la franc-maçonnerie est sa fille. »

Voilà la vérité. Et j’en donne immédiatement la preuve. Le président du conseil de l’ordre au Grand-Orient de France, c’est-à-dire le chef suprême de la franc-maçonnerie du rite français, ne sera pas reçu, à raison de son titre et de sa dignité, même dans une réunion d’un simple chapitre palladique ; non plus le président du Suprême Conseil du rite écossais, s’il n’est pas en même temps possesseur d’une patente de grade cabalistique, qui comporte une autre initiation. Au contraire, le premier Old-Fellow venu du Canada, un Mage Élu de la Ré-Théurgie Optimate, un chevalier du Lessingbund d’Allemagne, un affilié de la San-Ho-Hoeï de Chine, un Fakir luciférien de l’Inde, peuvent, à leur gré, visiter loges et arrière-loges de la franc-maçonnerie ordinaire, dans tous les pays ; car, dans chacune de ces sectes sataniques, l’autorité directrice est exercée par des chefs qui appartiennent, les uns ou les autres, aux plus hauts grades maçonniques des différents rites, grades qui sont en réalité pour eux une question accessoire, et ces chefs, sur la demande de leurs subordonnés des sociétés lucifériennes, leur délivrent ad libitum les diplômes nécessaires pour pouvoir être reçus partout, avec communication des mots de passe, mots sacrés, mots de semestre ou mots annuels de tous les rites maçonniques du globe.

L’occultisme luciférien, qui n’est donc pas une nouveauté, a porté un autre nom dans les premiers temps du christianisme ; il s’appelait la Gnose, et son fondateur, c’est Simon le Mage.

Jésus-Christ venait d’apporter au monde la lumière, la vérité. En face de son Église, qui régénérait le judaïsme, Satan a aussitôt dressé le temple de la contre-religion. Les gnostiques n’étaient pas des hérétiques ordinaires ; ils constituaient l’anti-christianisme. Pour tromper la multitude, on prétextait telles et telles dissidences avec la doctrine des apôtres ; mais, en outre, parmi les pratiquants de l’hérésie, les chefs opéraient une sélection, et ces initiés aux derniers degrés recevaient, dans des conciliabules tenus cachés, la révélation satanique. La Gnose est donc marquée tout particulièrement du sceau de Lucifer. Elle est contemporaine de saint Pierre, le premier pape, et s’est continuée sans interruption jusqu’à nos jours, se bornant à changer de masque, selon les difficultés des époques et des gouvernements ; la franc-maçonnerie, elle, en dépit de sa pompeuse et ridicule légende d’Hiram, remonte uniquement au 24 juin 1717, et ses sept fondateurs, Désaguliers, Anderson, Payne, King, Calvert, Lumden-Madden et Elliot, étaient sept gnostiques, Mages de la Rose-Croix anglaise.

La Gnose est si bien la mère de la franc-maçonnerie, qu’elle a imposé sa glorification aux frères-maçons des arrière-loges ; elle a mis sa marque au centre même du symbole principal de l’association. En effet, — et aucun franc-maçon ne pourra me contredire, car j’ai visité des loges, des chapitres et des aréopages de tous les rites, — en effet, l’emblème le plus en vue que l’on remarque en entrant dans un temple maçonnique, celui qui, dans les sceaux, sur les rituels, partout enfin, figure au milieu de l’équerre et du compas entrelacés, c’est une étoile à cinq pointes, au centre de laquelle brille la lettre G. Ce signe symbolique s’appelle l’étoile flamboyante. Or, on donne aux initiés diverses explications de cette lettre G. Dans les grades inférieurs, on enseigne qu’elle signifie Géométrie. Aux frères qui paraissent capables de garder le secret, réservé à quelques élus, de la fréquentation des loges androgynes, on révèle que la lettre mystique veut dire Génération. Enfin, aux forcenés jugés dignes de pénétrer jusqu’au sanctuaire des chevaliers Kadosch, on apprend que ce G énigmatique est l’initiale de la doctrine des parfaits initiés, Gnose. Il ne s’agit plus alors d’une communication de pure fantaisie : c’est bien Gnose qui est le sens vrai du G de l’étoile flamboyante ; car, à partir du grade de Kadosch, mot hébreu qui signifie « consacré », les francs-maçons se vouent à la glorification du gnosticisme, que l’anti-pape Albert Pike définit ainsi : « Le gnosticisme pur est l’âme et la moëlle de la franc-maçonnerie. »

Ajoutons que les mystères du gnosticisme ancien sont connus depuis longtemps, ont été publiés par les érudits. Eh bien, entre la Gnose des premiers âges de l’Église et l’occultisme moderne, il n’existe aucune différence, je l’ai constaté.

Le principe fondamental du gnosticisme était la divinité double ; c’est exactement la thèse théologique de l’occultisme moderne. Les gnostiques prétendaient que le dieu bon était Lucifer et que le démon était le Christ ; ce que nous, chrétiens, nous appelons le vice, était pour eux la vertu ; au dogme chrétien ils opposaient la gnose, mot qui signifie « science humaine ». Ainsi, en tout, ils prenaient le contrepied de l’enseignement de l’Église, comme les Old-Fellows, les Ré-Théurgistes Optimates, les Fakirs lucifériens et autres occultistes du dix-neuvième siècle, dont j’ai visité pendant onze ans les assemblées.

Les réunions gnostiques, secrètes, poussaient à la dépravation ; les adeptes s’y livraient à toutes les turpitudes. À ce sujet, et en ce qui concerne l’occultisme moderne, je garderai le silence ; car j’écris un livre qui pourra être lu par tout le monde. Mais, pour démontrer que la Gnose est réellement satanique au premier chef, je me borne à rappeler que l’obscénité voulue, recherchée, raffinée, est la marque probante de l’influence directe de l’archange déchu ; tous les théologiens sont d’accord sur ce point.

Bien plus, la magie était pratiquée par les gnostiques ; ils évoquaient les défunts, les esprits malins, absolument comme les occultistes de ce siècle-ci. Le christianisme naissant était fécond en miracles ; pour le combattre, les disciples de la Gnose avaient recours aux prestiges diaboliques. À cet égard encore, les spirites contemporains, avec leurs tables parlantes, avec leurs apparitions démoniaques, ne sont-ils pas des gnostiques sous un autre nom ?

Le gnosticisme avait ses docteurs. Tel, Basilide, d’Alexandrie, qui vivait à la fin du premier siècle et au commencement du second. Basilide enseignait la métempsychose. Pour peu qu’on étudie son système, on remarque qu’il a de nombreux points de ressemblance avec celui des spirites du dix-neuvième siècle : ceux-ci n’ont rien inventé ; ils copient le gnosticisme jusque dans sa théorie de la transmigration des âmes. « Je suis Platon réincarné », affirmait Basilide. J’ai vu, moi qui écris ces lignes, des occultistes prétendre qu’ils étaient Robespierre ou Francklin revenus sur terre. Quiconque a pénétré dans les réunions de théurgistes modernes peut attester que la réincarnation y est à l’état de théorie courante.

Après Basilide, voici Montan, qui mourut en 212. Montan était un grand maître en l’art satanique de la divination. Cagliostro n’est qu’une contrefaçon de Montan. Le rite de Misraïm (franc-maçonnerie dite égyptienne) copie servilement, dans ses grades cabalistiques, tous les exercices fantasmagoriques de Montan et de ses disciples. Le docteur gnostique se plongeait dans des extases ; on peut dire que, s’il vivait de nos jours, les sujets qui se soumettent au magnétisme des médiums n’arriveraient pas à l’extase, au degré de perfectionnement acquis par Montan. En tout cas, il n’a pas été surpassé par les extatiques hypnotisés que j’ai rencontrés dans les réunions d’occultistes.

Montan avait dressé deux femmes, qui étaient ses complices. L’histoire nous a transmis leurs noms ; elles s’appelaient Maximilla et Priscilla. Les gnostiques accouraient en foule, pour admirer leurs contorsions, dignes d’épileptiques ; elles avaient la hiéranose, la maladie sacrée. Dans les réunions de la secte, elles tombaient en frénésie, puis prophétisaient. On les considérait comme deux saintes du satanisme. Jouaient-elles un rôle, ou bien étaient-elles véritablement possédées ? C’est une question a laquelle il est difficile de répondre. Les sectaires se pâmaient à les voir et à les entendre ; ils écoutaient les oracles de ces misérables créatures ; ils se réjouissaient de ce que Montan leur disait être des manifestations de l’esprit.

Les théurgistes modernes n’ont plus Montan ; mais ils ont l’ex-pasteur Walder, anabaptiste impénitent, aujourd’hui mormon, qui réside aux États-Unis, dans l’Utah, qui est la doublure de John Taylor et l’un des plus actifs propagateurs du Palladisme, forme semi-maçonnique de l’occultisme luciférien ; le Rite Palladique Réformé Nouveau est, le lecteur l’a vu dans l’avant-propos, le titre officiel extérieur de l’innombrable confrérie des théurgistes dont le directoire central est à Charleston.

Ce Philéas Walder, qui est un des plus laids spécimens de l’espèce humaine que j’aie vus, a une fille, Sophie Walder, laquelle doit avoir à présent près d’une trentaine d’années, et qui est, ma foi, aussi jolie que son père est affreux. L’ex-pasteur a élevé sa fille dans le satanisme pur ; c’est Albert Pike lui-même qui lui a donné l’initiation, toute jeune ; après quoi, les occultistes des États-Unis ont lâché Sophie sur l’Europe. Elle est la reine de toutes les réunions de cabalistes ; elle promène ses grâces en France, en Belgique et en Suisse ; partout, les Kadosch lucifériens lui font fête.

Personne ne sait de quels subsides elle vit. Tout est mystère chez cette fille étrange, qui m’a fait l’effet, lorsque j’assistai pour la première fois à une réunion quasi-présidée par elle, d’une fée bizarre échappée de l’enfer.

Je l’ai étudiée de près et longtemps, la Sophia-Sapho (c’est son nom d’occultisme) ; mais j’avoue qu’elle est restée pour moi à l’état de problème. Le cas de Lucile, le sujet bien connu du magnétiseur Donato, est des plus facilement explicables ; tout médecin s’en rend compte aisément. Sophie Walder est incompréhensible : ou elle est la plus incomparable artiste en supercherie qui soit au monde ; ou bien il y a en elle quelque chose qui sort de l’ordre naturel.

C’est à elle, sans aucun doute, que le Palladisme doit sa rapide extension en France, Suisse, et Belgique. Les occultistes parisiens surtout ne savaient plus à quel diable se vouer, quand ils perdirent leur dernier chef, l’ex-abbé Constant, prêtre apostat. L’horrible Walder accourut de Charleston, avec sa fille ; il réunit quelques lucifériens, dont Albert Pike lui avait donné les adresses ; au bout de trois ou quatre séances, le recrutement prit des proportions inouïes ; on se répétait, des uns aux autres, les merveilleux prestiges de Sophia-Sapho.

Walder, son père, ou tout autre hiérarque magnétiseur, l’endort. On lui passe un fer rouge sur les lèvres ; la chair ne brûle pas ; Sophie ne se réveille pas, non plus. Mais, alors, comme elle porte un énorme collier en or rouge qui figure un serpent enroulé (c’est son ornement habituel en réunion théurgiste), on le lui enlève, et l’on apporte, dans un panier en osier, un serpent vivant. Le reptile sort du panier, se dirige vers le fauteuil où Sophie est étendue, endormie, monte lentement sur elle, et vient prendre la place du collier ; puis, après quelques sifflements, le reptile, allongeant la tête, ouvre sa gueule et la pose sur les lèvres de Sophie, comme lui donnant un baiser. C’est a ce moment qu’elle se réveille ou paraît se réveiller. Les paupières s’entr’ouvrent démesurément ; les yeux, hagards, semblent sortir de leur orbite. La bouche écume. Un accès de frénésie épouvantable la tord dans des convulsions folles. Ses cheveux se hérissent sur sa tête. D’une voix rauque, elle vomit des imprécations, des blasphèmes.

L’accès dure de huit à dix minutes. Elle est alors debout. L’accès terminé, elle demeure immobile, droite comme un I, rigide, les bras étendus en avant. On lui place sur les bras des poids considérables ; les bras les supportent sans plier, et le corps ne penche point. Après quoi, le serpent siffle de nouveau, baise encore Sophie sur les lèvres ; elle laisse retomber les bras, le long du corps. Le hiérarque magnétiseur dégrafe son corsage et la met nue jusqu’à la ceinture. L’heure de la divination satanique est venue.

Avec une baguette en fer, non piquante à la pointe, le hiérarque fait le simulacre d’écrire sur la poitrine de Sophie telle question imprévue, tirée au sort parmi celles que tous les assistants ont le droit de déposer par écrit dans une urne en cristal placée au milieu de la salle. Peu d’instants après, les mots formant la question apparaissent très nettement, en lettres des plus distinctes, sur la peau blanche de la jeune femme. Chacun peut s’approcher et lire.

Pendant ce temps, le serpent siffle de plus belle, et sa queue, qui jusqu’alors pendait immobile le long de l’épine dorsale de Sophie, se recourbe maintenant, et sa pointe, comme un crayon, courant sur la peau du dos, semble y tracer des lettres, ainsi que tout à l’heure la baguette de fer du hiérarque. C’est la réponse, qui bientôt apparaît, toujours en lettres d’une netteté frappante.


C’est la réponse qui apparaît, en lettres d’une netteté parfaite.

On rajuste à Sophie son corsage, tandis qu’elle referme les yeux. Enfin, le hiérarque la réveille. La séance est terminée. À l’entrée et à la sortie, chacun a promis de garder le secret.

On comprendra que je ne me considère nullement comme lié par une promesse de cette nature. Mademoiselle Walder ne m’en voudra pas, j’ose l’espérer du moins, d’avoir donné un premier aperçu des exercices auxquels elle se livre depuis l’âge de dix-neuf ans. Je lui réserve, au surplus, un chapitre entier de mon ouvrage. Mes divulgations, que je saurai borner au strict nécessaire, ne pourront, du reste, aucunement lui nuire. D’autres auteurs ont déjà parlé d’elle, mais n’ont pas publié son nom. Je la nomme, comme j’en nommerai bien d’autres. Je demeure dans les limites légales, et je ne pense pas que le petit compte rendu qu’on vient de lire contienne la moindre diffamation.

Je m’expliquerai plus loin sur les phénomènes étranges, dont j’ai tenu à citer un exemple sans tarder ; je dirai, comme médecin, jusqu’où peut aller la nature dans ces choses, et où commence le surnaturel, à moins qu’il n’y ait supercherie. Pour l’instant, j’ai tenu à montrer que la vieille Gnose est toujours vivante, sous le nom d’occultisme. Qu’étaient même Maximilla, et Priscilla, je me le demande, auprès de Sophie Walder ?

À la dernière de ses séances, — du moins, à la dernière à laquelle j’assistai, en cette année-ci, — la question posée à la pythonisse luciférienne fut :

— Combien de papes succèderont à Léon XIII ?

Et la réponse, en lettres rouges, qui parut sur la chair blanche, fut :

— Neuf, et après eux je règnerai.