Le Diable au XIXe siècle/II

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 42-53).

CHAPITRE II

Projet définitif d’exploration




Le Courrier de Chine reste vingt-huit jours à Marseille entre chacun de ses voyages. Pendant tout ce mois de repos, je me fortifiai de plus en plus dans l’idée que les confidences de Carbuccia m’avaient suggérée.

Je crus utile, toutefois, d’avouer, dès le jour de mon arrivée, mes projets à un vénérable ecclésiastique, M. l’abbé Laugier, un de mes meilleurs amis et le prêtre à qui je soumettais mes cas de conscience.

Le digne abbé, je dois le dire, fut d’abord quelque peu effrayé de ma résolution. Le cas, en outre, était, à son avis, des plus délicats. Je lui montrai mon diplôme de membre des hauts grades cabalistiques de la maçonnerie occulte, en lui donnant l’assurance que je l’avais tout simplement acquis à beaux deniers comptants et que je n’avais, en aucune façon, contracté le moindre engagement contraire à ma foi. Mais cela ne suffisait point à le rassurer. Je pouvais, pensait-il, me trouver pris dans quelque réunion et mis en demeure de commettre une profanation ; le désir de connaître à tout prix ces choses mystérieuses ne me ferait-il pas oublier mon devoir ? et si, d’autre part, je refusais d’être complice, ne m’exposerais-je pas alors à un danger ?… Telles étaient ses objections.

Je lui donnai ma parole de chrétien que, dans ce cas, je sacrifierais ma curiosité. J’espérais, au surplus, me tirer avec un peu d’adresse des difficultés qui pourraient surgir. En tout cas, si mon habileté se trouvait en défaut, ce serait tant pis, je ne poursuivrais pas mon exploration. Quant à la question de péril, je haussai les épaules. Agissant pour le bien général, ne poursuivant qu’un but, celui de me mettre en mesure de démasquer une contre-religion d’abomination et de crime, je me sentais la conscience légère ; j’avais souvent déjà côtoyé la mort, sans crainte ; si je me trouvais tout à coup en face d’assassins furieux de voir leurs secrets surpris, eh bien, ma vie serait chèrement défendue.

Le bon abbé Laugier frissonnait en m’écoutant. Il m’avait connu tout enfant, dès ma septième année ; il était le vieil ami de ma famille. Il me savait incapable de me laisser pervertir par les sectaires, à qui j’allais me mêler pour les besoins de mon enquête de visu. Aussi, j’estime qu’au fond il tremblait plus pour mon existence que pour mon âme. Néanmoins, il revint encore une fois sur le malaise qu’il éprouvait, au point de vue religieux, à me donner son approbation. Lui confier mon dessein, c’était, somme toute, disait-il, prendre son conseil ; et il parla alors d’en référer à ses supérieurs ecclésiastiques.

Là-dessus, je me rebiffai vivement. Je suis bon catholique, c’est vrai, comme tous mes collègues de la marine ; mais aussi, comme tout marin, je suis obstiné, disons le mot, têtu ; bref, je l’avoue, j’ai un peu mauvaise tête. Cette perspective inattendue d’une consultation générale me déplut fort. Mon projet était tout personnel ; je l’avais mûri pendant la longue traversée ; sa réalisation était déjà commencée, puisque ma première démarche à Naples m’avait si bien réussi. Je ne doutais pas, certes, des bonnes intentions des supérieurs de l’abbé à mon égard ; mais un mot imprudent pouvait échapper quelque jour à l’un d’entre eux ; enfin, pour tout dire, une entreprise comme la mienne avait besoin d’être absolument ignorée pour aboutir à un plein succès. Sur ce point, je tins bon, et le brave et digne homme vit bien qu’il perdrait son temps à vouloir me convaincre de l’utilité d’une consultation sur mon cas.

L’abbé Laugier en prit donc son parti. Il me calma ; car je m’étais presque fâché. Il poussa un gros soupir, leva les yeux vers une statuette de la Bonne Mère qui était sur sa cheminée ; je compris, au mouvement de ses lèvres, qu’il murmurait une courte prière, demandant sans doute au ciel une surabondance de protection pour moi. Lors, il me retint à déjeuner, comme il avait l’habitude de le faire à chacun de mes séjours à Marseille.

Il aimait, en général, beaucoup les longues causeries faites après table, — très frugale, d’ailleurs, — et au cours desquelles je lui rapportais, disait-il, des nouvelles fraîches de Dieu. Ma situation me mettait, en effet, facilement en rapports avec toutes les missions catholiques du monde entier, au Japon, en Chine, aux Indes, dans les deux Amériques ; et, comme de juste, je ne manquais jamais d’aller en passant rendre visite à ces apôtres, à ces pionniers de la civilisation évangélique, et naturellement aussi, à mon retour, j’avais provision de nouvelles, de conversions, histoires de catéchumènes à raconter, toujours plus intéressantes à entendre dire qu’à lire dans des lettres.

C’était une fête que le jour de mon arrivée chez mon vieil ami ; on mettait les petits plats dans les grands ; quelques intimes, prévenus dès la veille, festinaient chez le bon prêtre ; et, au dessert, grand nombre de fidèles de la paroisse s’en venaient écouter mes récits. Cette fois, j’avais en soin de ne pas informer l’abbé Laugier à l’avance. Il s’excusa, en me grondant d’être tombé chez lui comme une bombe ; mais la nature des nouvelles exceptionnelles, au sujet desquelles nous avions à causer, lui fit bientôt comprendre, surtout après l’incident qui suivit sa proposition de consultation, que j’acceptais son invitation à la condition expresse que nous déjeunerions seuls. Il en fut ainsi, et personne ne vint nous déranger.

J’avais mis l’abbé au courant de l’affaire Carbuccia. Il n’ignorait pas l’existence des sociétés où un culte secret est rendu à Lucifer. Je ne lui apportai donc aucune révélation. Mais il ne connaissait l’organisation du satanisme que par-ouï dire. D’autre part, il savait plusieurs faits, détachés, où l’intervention des démons avait été manifeste, et il me les cita.

En parlant de ces choses surnaturelles, il m’arriva de laisser échapper une expression d’étonnement, au sujet de ce pouvoir que Dieu concède à l’enfer.

— Les faits sont là, me répondit mon vénérable interlocuteur ; il faut bien les constater. Pourquoi Dieu tolère-t-il de tels outrages à sa divinité ? Ses plans providentiels sont impénétrables… Dieu a permis à Satan de tenter la première femme ; jaloux de l’humanité, l’ange du mal a pu introduire ainsi la mort dans le monde ; c’est lui qui a fait succomber Ève dans l’épreuve ordonnée par Dieu… C’est par la permission de Dieu que Satan exerce une sorte d’empire sur les autres anges apostats comme lui. Dieu se sert de lui, encore, pour éprouver les humains, sans exemption en faveur des bons, et pour châtier finalement les méchants… L’Église nous apprend aussi que Satan est un esprit de mensonge dans la bouche des faux prophètes et des hérétiques ; que lui ou ses démons tourmentent, obsèdent les hommes, leur inspirent des mauvaises actions, et peuvent même les posséder ; qu’il se transforme en ange de lumière, pour mieux tromper ceux à qui il apparaît ; qu’il a le pouvoir de causer plusieurs maladies ; qu’il nous attaque principalement à la mort, et conduit les âmes des méchants en enfer ; que son pouvoir et sa malice, subordonnés à la volonté de Dieu, auront beaucoup plus d’étendue encore au temps de l’antéchrist qu’à présent ; enfin, qu’il sera jugé au dernier jour… Voilà ce que la religion nous enseigne, en rassemblant les passages des Écritures où il est parlé de Satan… Nous n’avons pas à juger les desseins de Dieu ; notre devoir est de nous incliner…

Maintenant, poursuivit l’abbé, quand nous nous trouvons en présence d’un fait surnaturel, à quoi reconnaîtrons-nous qu’il est l’œuvre de l’intervention divine ou celle de l’action du démon ?… Par leur essence et par leur but, les œuvres du ciel sont toujours bonnes, tandis que les œuvres de l’enfer sont toujours mauvaises… Mais, comme Satan est le prince du mensonge, comme, dans le pouvoir que Dieu lui laisse, il a celui d’user de subterfuge, jusqu’au point de paraître même dans tout l’éclat d’un archange céleste, l’Église, pour nous mettre en garde contre ces tromperies, nous indique les signes certains qui témoignent l’action directe de l’esprit du mal.

Et le digne prêtre m’énumérait divers caractères permettant de reconnaître l’intervention démoniaque et d’éviter l’erreur.

Ainsi, le Rituel Romain déclare que, si un sujet converse dans une langue qu’il n’a jamais apprise, s’il découvre les choses éloignées et cachées, s’il déploie des forces qui surpassent évidemment son âge et sa condition, en peut pressentir dans ce cas la présence de l’esprit mauvais.

Le père jésuite Martin Delrio, docteur d’une haute science, qui a traité avec autorité ces questions délicates, nous a laissé un résumé de l’enseignement des plus éminents théologiens. Il résulte de ces études qu’un prodige est l’œuvre du démon, quand il est réellement au-dessus des forces de la nature physique, et quand, d’autre part, celui qui le produit prétend prouver par ce moyen une doctrine contraire à la foi catholique, quand il n’a pour but que d’amuser les hommes ou de satisfaire la curiosité et les passions, et encore quand il est produit par des pratiques cabalistiques, ridicules, superstitieuses, sans invocation à Dieu et à Jésus-Christ.

Dès que le magnétisme produisit des abus, l’Église romaine s’émut, et le Saint-Office adressa des instructions à tous les évêques de la catholicité. Dans ce grave document, me disait l’abbé Laugier, nous trouvons aussi parmi les signes qui permettent au fidèle de reconnaître la présence et l’intervention de l’esprit mauvais : la prétention de deviner et de prédire l’avenir ; la faculté de découvrir des choses inconnues ou éloignées ; l’évocation des morts ; la vision de toutes sortes de choses invisibles ; la prédication d’une religion nouvelle.

Enfin, à propos des tables parlantes, l’abbé, me citant un cas où la table avait fait des réponses ordurières, concluait en ces termes :

— Les réponses ordurières sont un des signes les plus certains, les plus infaillibles, auxquels tout chrétien reconnaîtra l’intervention de Satan.

L’abbé pensait que Satan manifeste surnaturellement son action bien plus souvent qu’on ne croit, et que bien des faits, auxquels les sceptiques ne prennent pas garde, sont cependant étranges, extraordinaires, aux yeux de l’observateur attentif.

Il me raconta, comme exemple, une affaire criminelle qui avait passionné ses compatriotes méridionaux en 1856, l’affaire Matraccia.

— Écoutez, me dit-il. Ce n’est pas un roman, ceci ; c’est un procès qui s’est déroulé publiquement devant la cour d’assises d’Aix, un procès dont les débats ont été imprimés dans tous les journaux de l’époque. Les collections de ces feuilles sont, au surplus, à la Bibliothèque publique de la ville, où quiconque peut les consulter. Eh bien, ce procès a révélé des choses inouïes, et son dénouement a été accompagné de circonstances bizarres, qui ont été également relatées par la presse de toutes les opinions.

Ce Matraccia était un de ces Italiens que l’on reconnaît à première vue, noirs de peau et de poil, d’une beauté sinistre. Fainéant et débauché, on ne lui connaissait aucun état, il n’exerçait aucune profession. De quoi vivait-il ? Cela est demeuré un mystère. Il allait et venait, d’Italie en France, de France en Sicile, de Sicile en Égypte, d’où il revenait encore en France. Son quartier général paraissait être Marseille. Quoiqu’il en soit, il n’appartenait à aucune maison de commerce ; dans ses voyages sans but connu, il dépensait beaucoup d’argent ; et notez bien qu’à son procès il n’a pu justifier d’aucuns moyens d’existence.

Donc, en 1856, il eut maille à partir avec la justice française. Son cas lui faisait encourir la peine capitale. Il avait poignardé, sans qu’il ait jamais voulu dire pourquoi, une femme chez laquelle il se trouvait un jour, une de ces malheureuses qui sont la honte de leur sexe et dont la profession ignoble porte un nom qu’une plume honnête n’écrit jamais que forcée et à regret.

Ce n’était point pour la voler qu’il avait assassiné cette femme ; elle ne possédait rien ou presque rien. Il ne s’agissait non plus ni de vengeance, ni de haine ; il était avec elle dans d’excellents termes. Il avait tué pour tuer ; c’est du moins ce que l’on crut, et, au premier moment de son arrestation, on avait présumé qu’il était peut-être fou.

« — Mais, enfin, pourquoi avez-vous poignardé cette malheureuse ? » lui demanda l’agent de police qui s’empara de lui, après le crime.

Matraccia répondit, d’un ton de brute :

« — Je voulais avoir de son sang. »

Quand le juge d’instruction chercha à avoir l’explication de cette phrase incompréhensible, échappée dans un premier moment d’affolement, sous le coup d’une arrestation inattendue, Matraccia prétendit qu’il ne se souvenait pas d’avoir fait cette réponse à l’agent ; il la nia ; l’agent maintint sa déposition. Alors, Matraccia refusa de s’expliquer en aucune façon sur le mobile de son meurtre.

« — Je suis pris cette fois, grommela-t-il ; c’est tant pis pour moi !… J’ai été un maladroit… Je ne nie pas l’assassinat… Jugez-moi vite, coupez-moi le cou au plus tôt, cela m’est égal ; tout ce que je vous demande, c’est de me laisser garder mon perroquet jusqu’à mon exécution. »

Matraccia possédait, en effet, un perroquet, dont il ne se séparait jamais. À la rue, il avait toujours cet oiseau sur son épaule, et les habitués des promenades publiques de la ville, notamment ceux du cours Belzunce, ne le connaissaient que sous le nom de « l’Italien au perroquet ».

Le magistrat instructeur crut devoir satisfaire cette fantaisie de l’accusé ; son perroquet fut son compagnon de captivité. Mais, par contre, le juge eut soin de ne pas presser l’instruction, et ainsi il agit sagement.

Une enquête minutieuse fut faite dans les divers pays que Matraccia fréquentait. On apprit, par la police de Naples, qu’il était carbonaro. À Messine, en 1850, il avait assassiné un prêtre, mais sans le voler ; il avait réussi à se tirer des mains de la justice sicilienne, grâce à la connivence d’un geôlier, a-t-on dit. Ce fait d’impunité ne fut jamais éclairci et donna lieu dans le pays à de nombreux commentaires. Ce qui fut remarqué aussi, c’est que, la veille du jour où Matraccia avait assassiné ce prêtre, une femme de mœurs légères avait été aussi poignardée, sans qu’on pût jamais soupçonner son meurtrier, lequel s’était échappé à loisir, après avoir recueilli, — fait particulier et horrible, — tout le sang qui avait coulé de la gorge tranchée de la victime.

Or, dans le crime de Marseille, c’était également une femme ayant une inconduite notoire que Matraccia avait égorgée ; mais là, il avait été pris. Et, d’autre part, il fut établi que, dans la semaine du crime, il avait rôdé aux alentours des demeures de divers prêtres, principalement des prêtres âgés. Interrogé sur le motif de ces allées et venues suspectes, il nia selon son système, et se renferma dans un mutisme absolu.

À Naples, en 1852, il avait incendié une église. Il fut encore établi qu’en Égypte il avait fait partie d’une bande de scélérats, ne vivant que de rapines ; la bande avait été capturée un jour ; Matraccia, seul, parvint à s’évader de la prison du Caire, on n’a jamais su comment.

En France, le mystérieux bandit fut bien gardé. Il comparut aux assises pour répondre de ses forfaits. On ne put obtenir de lui aucun éclaircissement. Il avouait le fait brutal, le crime, qu’il ne pouvait nier, bien entendu ; mais il demeurait opiniâtrement muet sur tout le reste. En vain, on lui demanda de nommer ses complices ; car il paraissait évident qu’on était en présence d’une vaste organisation criminelle, assassinant dans un but inexplicable.

À cette question, Matraccia répondit, avec un rire cynique, narguant la cour et les jurés :

« — Je n’ai pas d’autre complice que mon perroquet. »

Par une déplorable condescendance, on l’avait autorisé à garder son perroquet, même devant les assises. Et ce fut un spectacle sans pareil, que celui de cet accusé, subissant dans un prétoire criminel les interro gatoires du président, opposant, sans s’expliquer, ses démentis aux affirmations accablantes du ministère public, et portant ce volatile vert perché sur son épaule[1]

Ce perroquet de l’assassin est demeuré légendaire. Tous les journaux du temps l’ont mentionné, en rendant compte des débats. C’était un oiseau étonnant ; il disait des choses extraordinaires, parlait latin (sic) ; il psalmodiait, avec des intonations de parodie moqueuse, des psaumes et des oraisons de l’Église ; au cours du réquisitoire, il interrompit l’avocat général, pour lui jeter une injure obscène. Ce fut un scandale. Le président y mit fin, en ordonnant l’enlèvement de cette vilaine bête ; mais Matraccia, à son tour, jura, sacra, se démena comme un possédé, et se retira, emmené par les gendarmes ; hors de la salle d’audience.

Matraccia fut condamné à mort. En entendant la sentence, il dit au jury, d’un ton déclamatoire, que le feu du ciel le vengerait.

Enfin, il fut exécuté. On choisit, pour le supplice, une vaste place, située en l’endroit le plus élevé de la ville, et nommée la Plaine. Plus de trente mille personnes se pressèrent autour du lieu de l’exécution. La justice fit dresser un échafaud très haut. Matraccia fut conduit à l’expiation suprême dans une charrette ; il avait toujours son perroquet sur l’épaule.


Matraccia, l’assassin occultiste, montant à l’échafaud, avec son perroquet sur l’épaule.

Quand le bourreau le saisit, le perroquet ne le quitta pas. L’assassin eut la tête tranchée ; mais son compagnon ailé disparut en même temps. Les bonnes gens, impressionnées, dirent que le bourreau et ses aides le virent se fondre instantanément comme une bulle de savon qui crève ; mais c’est là sans doute une exagération ; l’oiseau maudit dut simplement s’envoler. Quoiqu’il en soit, aucun journal n’annonça plus tard qu’il avait été retrouvé, et pourtant toute la presse mentionna sa présence sur l’échafaud.

Ce qui est plus singulier, ce qui a été publiquement constaté, ce qui a été relaté authentiquement, c’est la brusque apparition d’une comète, le jour de l’exécution de Matraccia, que toute la ville, dès l’ouverture du procès, nomma : Matraccia, le fils du Diable. Cette comète brilla longtemps d’un vif éclat. On se demandait s’il n’y avait point là quelque présage de malheur, quelque menace diabolique contre les juges du carbonaro, incendiaire d’église, assassin de prêtre.

Il y eut au même moment un complot contre Mgr l’Évêque et M. le curé de Saint-Victor ; plusieurs personnages mal notés furent mis en état d’arrestation, puis relâchés faute de preuves suffisantes.

Tout cela produisit à Marseille une émotion qui dura deux mois entiers, au bout desquels le conseil municipal, pour consacrer l’acte nécessaire de la justice humaine qui avait supprimé l’infâme carbonaro sataniste, fit ériger une statue de l’archange saint Michel terrassant le dragon, à l’endroit même du supplice de Matraccia, et la Plaine prit le nom de place Saint-Michel, qu’elle a conservé depuis. La statue de l’archange a été enlevée quelques années plus tard.

Voilà, conclut l’abbé Laugier, ce que l’on sait de Matraccia ; mais n’est-il pas permis de dire qu’il y avait, de la part de ce monstre, autre chose que des crimes ordinaires, et faut-il considérer comme choses normales tout ce qui a en lieu à son propos ?

L’abbé m’explique encore que le diable, véritable « singe de Dieu », — c’est ainsi, du reste, que le qualifient tous les Pères de l’Église, — met une sorte d’amour-propre à répondre aux miracles du ciel par des prodiges qui n’en sont que la grotesque imitation.

Jésus-Christ, quarante jours après sa mort, s’éleva glorieusement au ciel sur le mont des Oliviers. Simon le Magicien, le fondateur du gnosticisme, pour montrer publiquement qu’il avait à sa disposition des puissances surnaturelles, s’éleva dans les airs devant l’empereur Néron et le peuple romain : il est bon de dire que ce prestige ne réussit qu’à moitié ; Simon avait opéré son ascension jusqu’à une certaine hauteur, lorsque saint Pierre qui était là se mit à prier, et aussitôt le sectateur de Lucifer fit une chute effroyable, dans laquelle il se cassa les deux jambes et dont il mourut peu après.

Ces contrefaçons, par le diable, des miracles célestes sont innombrables, me disait l’excellent abbé. De nos jours même, l’observateur peut les compter. Ainsi, on connaît, par une déposition devant le conseil de guerre de Paris après la Commune (affaire Dacosta), ce fait merveilleux d’un jeune prêtre du clergé parisien, qui, sous cette nouvelle Terreur, caché dans une chambre où il avait élevé un autel, priait pour son archevêque, Mgr Darboy ; tout à coup, il vit le linge blanc de l’autel se couvrir de petites gouttes de sang ; c’était le moment même où l’archevêque et cinq autres otages tombaient sous les balles des fédérés ; Dieu annonçait donc par un miracle que les nobles victimes périssaient, que les martyrs entraient à l’instant dans sa gloire. Eh bien, d’autre part, nous avons ici à Marseille un journaliste très irréligieux, des plus impies, et, qui plus est, franc-maçon, nommé Clovis Hugues, déjà candidat radical pour la députation, il y a deux ans, et ce mécréant, qui a écrit, je ne sais plus dans quelle feuille, un poème glorifiant Satan, raconte à qui veut l’entendre, — cela m’a été rapporté par des personnes dignes de foi, — que, se trouvant détenu à la prison Saint-Pierre pour délit politique, à l’époque où notre armée nous débarrassa des communards, il entendit un matin, dans le tiroir de la table en bois sur laquelle il écrivait, le crépitement sinistre, très net, très caractéristique d’une vive fusillade ; il en fut tout ému et s’informa dans la journée auprès du directeur de la prison, pour savoir s’il n’était pas arrivé malheur à quelqu’un de ses amis radicaux-socialistes ; ce qu’il apprit alors, c’était que, à la minute, à la seconde précise où une fusillade mystérieuse avait éclaté dans son tiroir, le chef de la Commune de Marseille, Gaston Crémieux, avait été exécuté par la troupe, sur le Pharo, c’est-à-dire tout à fait à l’autre extrémité de la ville. Depuis lors, M. Clovis Hugues a raconté à mille personnes ce phénomène, et il faut certainement le croire ; ce n’est pas parce qu’il est pour nous un adversaire fanatique et violent, que nous devons l’accuser d’imposture. Cet homme a dit vrai, et le bruit de la décharge du peloton d’exécution de Gaston Crémieux a réellement résonné dans le tiroir de sa table en bois : mais là, il est facile de voir qu’il n’y a pas eu miracle céleste ; qui, si ce n’est Lucifer ou quelque autre démon, aurait annoncé ainsi, par un phénomène, par un prestige, à un impie avéré, la mort tragique d’un chef communard, son ami et son complice ?


M. Clovis Hugues, alors détenu politique à la prison Saint-Pierre, entendit tout à coup, dans le tiroir de la table en bois sur laquelle il écrivait, le crépitement très net d’une vive fusillade. Or, au même moment, — il l’apprit ensuite, — un peloton d’exécution fusillait son ami Gaston Crémieux, à l’autre extrémité de la ville.

En fait d’imitation diabolique plus forte encore, l’abbé me cita le cas que voici. Un miracle divin, des plus indiscutables, des plus authentiques, est celui de saint Janvier, dont le sang se liquéfie et bouillonne, chaque année, à la date de son martyre. Or, l’abbé Laugier tenait d’un religieux franciscain, qui avait fait faire une retraite à un luciférien converti, qu’il existe quelque part, mais il ne savait pas exactement où, dans une société de théurgistes, le crâne d’un sectateur de Satan, supplicié au moyen-âge, et que ce crâne, chaque année, à la date exacte du supplice, parle, répond aux questions qu’on lui pose sur ce qui se passe au royaume infernal, et lance des flammes par les cavités du nez et des yeux.

— Puisque vous êtes inébranlablement décidé à explorer les domaines occultes du satanisme, mon cher enfant, me dit l’abbé, vous rencontrerez peut-être un jour ce crâne de damné ; peut-être assisterez-vous à ce prestige diabolique…

L’abbé ne se trompait point dans ses prévisions. Ce crâne, qu’on exhibe aux initiés de l’occultisme, je l’ai vu ; j’en parlerai longuement plus loin ; mais je dois dire, en toute sincérité, qu’en ce qui concerne le prestige dont il s’agit, je crois à la possibilité d’une supercherie ; toutefois, s’il y a supercherie, elle est si habilement exécutée, qu’il est difficile de se prononcer catégoriquement.

La conclusion finale de mon vieil ami était que, si Dieu laisse à Lucifer un pouvoir très grand, qui sera plus considérable encore au temps de l’antéchrist, mais dont il aura à rendre compte au jour du jugement dernier, d’autre part, la providence divine, toute paternelle, protège les humains, les bons, ceux surtout qui, par une piété ardente au premier âge, se sont assuré des trésors de grâce, et la bonté du Père céleste est telle, sa miséricorde est à ce point infinie, qu’à la seconde ultime de l’agonie, quel que soit le degré de péché dans lequel l’âme est tombée, il suffit à l’homme, pour être sauvé, d’un acte de contrition parfaite, d’une lueur de repentir sincère, vrai et mêlé d’une aspiration d’amour vers Dieu ; de telle sorte que le libre arbitre de l’homme existe toujours et quand même, et que le pouvoir de Satan de maléficier se trouve par là absolument contrebalancé par la foi de la créature et annihilé alors par l’infinie bonté du Créateur : le diable peut tenter, se réjouir de voir les progrès du mal chez l’obsédé et le possédé ; mais, au dernier moment, en définitive, toute sa peine peut être perdue.

Le bon abbé Laugier ne contrecarra donc plus mon projet et me promit ses prières. Nous allâmes ensemble, un jour, au sanctuaire vénéré de la Bonne Mère de la Garde.

Je partis. Le dimanche même où le paquebot devait lever l’ancre, à neuf heures du matin, mon vieil ami vint me serrer une dernière fois la main à bord. En me quittant, il me remit une médaille indulgenciée et bénie, une médaille de saint Benoît.

— Portez toujours sur vous cette médaille, mon cher enfant, me dit-il ; n’oubliez jamais, chaque matin et chaque soir, de faire votre prière ; invoquez souvent la Sainte Vierge… Maintenant, je vous laisse sous la protection de Dieu.

Et nous nous embrassâmes ; le digne prêtre pleurait comme un enfant.

  1. Rien n’est bizarre comme la fantaisie qui a lieu parfois dans les grands procès criminels. Ce président, qui toléra qu’un véritable bandit, accusé d’assassinat, comparût devant les assises avec son perroquet sur l’épaule, est tout simplement stupéfiant. Plus récemment, et à Paris même, on a vu la justice se prêter à des caprices plus iuouïs encore des accusés. Rappelons seulement un cas célèbre, connu de tout le monde : l’affaire Tropmann, en 1870. L’auteur du crime de Pantin, pour retarder autant que possible l’heure de l’expiation suprême, inventait des contes à dormir debout ; c’est ainsi qu’il déclara aux magistrats que, si l’on voulait connaître la vérité sur les mobiles de son forfait, il fallait retrouver un portefeuille contenant certains papiers mystérieux et qu’il disait perdu. Il demanda la consultation d’une somnambule à ce sujet ; les magistrats déférèrent à cette requête ; on amena une somnambule au Palais de Justice, un magnétiseur l’endormit dans le cabinet du juge d’instruction, qui l’interrogea, d’après les questions que dictait Tropmann. La somnambule répondit confusément, suivant l’habitude ; et, à la suite de ces réponses confuses, l’instruction ordonna une enquête qui dura un mois entier en Alsace, où, bien entendu, on ne retrouvajamais le fameux portefeuille ; mais Tropmann, grâce à la condescendance plus que singulière des magistrats, avait gagné un mois.