Le Diable au XIXe siècle/XIX

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 552-594).

CHAPITRE XIX

Les pseudo-spirites.


C’est à Berlin que j’ai vu pour la première fois, et de près, ce qu’est le véritable spiritisme, et qu’il m’a été donné de toucher du doigt ce qui le différencie du pseudo-spiritisme. Voici comment :

C’était, il m’en souvient comme si le fait s’était passé hier ; un soir, je sortais d’un aréopage libre de Kadosch qui s’était réuni pour la circonstance chez un des membres influents de la secte, demeurant au quartier de Moabit (alors non encore achevé), dans une petite rue, sorte d’impasse, aujourd’hui bâtie de maisons neuves.

Rien d’important ne s’était fait ce soir-là, si ce n’est des papotages de concierges en délire, dont l’orateur le plus inépuisable était un polonais, le frère Kryzanowski (est-ce un parent du Sigismond Lacroix de Paris ? je ne sais ; je le vois toujours, un grand diable à la trogne rubiconde, à la tignasse ébouriffée, et qui postillonnait en parlant, à s’en mettre la figure dans les mains) ; il nous avait_débité tout un laïus, demi-polonais de Cracovie, demi-platdeutsch, auquel personne n’avait d’ailleurs rien compris, mais qui, parait-il, au dire tout au moins du frère Hugo Wachtmann, président de la réunion, avait trait à la question de la fraternité universelle des peuples et lui donnait une solution des plus remarquables.

Dire ce qu’on avait dormi pendant le laïus de l’ex-faucheur polonais, le lecteur le suppose aisément ; lui raconter l’aspect de cette petite salle à manger où nous étions réunis autour d’une grosse table dans une atmosphère empuantie de choucroutes aigres, desservies dans le buffet aux portes entr’ouvertes, saturée d’haleines chaudes d’alcool de Silésie, parmi lesquelles le polonais postillonnait énergiquement ; le lecteur s’en fera une idée complète en se représentant un nuage épais et gris, produit par la fumée des pipes en porcelaine, à travers lesquelles nos têtes s’estompaient comme en un fin brouillard, tandis que la lumière de l’unique lampe suspendue au plafond, et qui nous éclairait, scintillait floue, entourée d’une auréole, comme le soleil par un brouillard d’hiver.

Puis, au mur, une grande silhouette se détachait, — on eût dit l’ombre même du diable, — le polonais toujours, agitant comme de gigantesques pattes d’araignée ses grands bras terminés par d’interminables mains. Tout cela, au milieu de son ronchonnement monotone, coupé par intervalles de petits ronflements plus discrets et mal retenus de dormeurs, lâchés parfois en un gigantesque renaclement ou en de petits à-coups de respiration gênée et doucement sifflée et un silence momentané.

Drôle de réunion, n’est-ce pas, pour des gens qui passent pour toujours maléficier ? Mais d’abord, ce n’était pas une réunion officielle en loge, mais bien plutôt une soirée, donnée en l’honneur du passage par hasard à Berlin de quelques frères de divers rites, dont j’étais. Et puis, que voulez-vous ? bien que maçon et sataniste, ou ne peut pas toujours cabaler ; la nature et la bêtise naturelle, l’abrutissement inné de la race prédominent quelquefois la méchanceté, surtout quand on est allemand.

C’était là le cas, ce soir-là.

Il ne s’était donc rien passé, si ce n’est qu’une dose massive d’abrutissement teutono-polonais nous était tombée sur la tête.

Jugez dans quel état nous étions tous à la fin !

Heureusement, à un moment, le polonais avait disparu, ma foi, je ne sais plus où ; après avoir cherché un instant sous la table où cette race se réfugie en général volontiers, j’avoue que ni les uns ni les autres nous ne pensâmes plus à lui, heureux d’en être débarrassés. Seul, l’excellent Wachtmann, un peu bien plein de bière, à vrai dire, devenu lourd et pâteux de langue, répétait comme si un tic l’avait subitement pris :

— Mais ou est donc l’excellent polonais ? (Aber woher ist nur der liebliche pole ?)

Nous fuîmes, c’est le cas de le dire, pendant que dans les escaliers jusque dans la rue retentissait à nos oreilles la phrase de l’autre cherchant toujours son polonais… L’a-t-il retrouvé depuis ? La chose est certaine, car certainement le polonais ne s’était pas évaporé. Fasse le diable, en tout cas, qu’il l’ait retrouvé vite ; car, si depuis il le cherche toujours et si toujours aussi il répète sa phrase : « Aber woher ist nur der liebliche pole ? » et s’il ne s’est pas arrêté de la dire, avec l’obstination si connue des allemands, il y a de cela quelques années, vous savez, et le Wachtmann doit commencer à être fatigué.

Donc, nous avions fui, et un peu au hasard du groupement. Maintenant, nous descendions la rue, silencieux d’abord, baillant à nous décrocher les mâchoires, et nous ébrouant comme chevaux fatigués.

Il y avait déjà quelque temps que nous marchions, un demi-quart d’heure et plus, peut-être, lorsque (je longeais seul, les mains dans les poches, la bordure du trottoir, pensant je ne sais plus à quoi, peut-être à rien), lorsque, dis-je, je sentis une main se glisser sous mon bras.

Je me retournai ; c’était un de mes co-invités dont j’avais tout particulièrement remarqué l’admirable et tenace sommeil, et qui, me prenant ainsi par le bras, me dit en excellent français :

— Cher monsieur, bien que je ne sois pas votre compatriote, j’aime beaucoup les Français, et je suis tout heureux, lorsque j’en rencontre un par hasard en pays étranger, de passer quelques heures agréables en sa compagnie… Quelles brutes, n’est-ce pas, continua-t-il, que ces allemands et surtout ce polonais ! quelle gigantesque coquecigrue ! et quelle abominable soirée vous avez du passer là ?

— J’avoue, lui répondis-je, que je me suis ennuyé comme la Pologne tout entière. Vraiment, j’espérais autre chose ; et je regrette bien ma soirée.

— Puisque nous nous connaissons maçonniquement, continuait alors mon interlocuteur, bien que n’étant pas du même rite, permettez-moi de vous présenter le profane qui se cache sous le maçon.

Et me saluant, il dit :

— Le professeur Hans Sundström, de Stockholm, président de la société spirite la Thornwald, et membre du groupe des Études occultes de la même ville, de passage en ce moment à Berlin, pour études.

— Le docteur… Bataille, fis-je en le saluant à mon tour, de passage à Berlin, pour son agrément.

La présentation était faite. Nous nous inclinâmes réciproquement.

— Ah ! très enchanté, docteur, me dit alors mon compagnon, j’ai un grand service à vous demander.

— Parlez, répondis-je, et très heureux de pouvoir vous être agréable.

Eh bien, voici ce que c’est : il doit y avoir ce soir etjusque fort avant dans la nuit, réunion et expériences au gymnase spirite de la Germania, tout près de Unter-den-Linden, à Dorotheenstrasse même, à deux pas du Central Hotel, vis-à-vis de la gare… Il y a là, parmi les brasseries borgnes qui suivent l’Hotel Central, à gauche de la rue en montant vers la station de voitures (droschen), l’entrée d’un cercle où se réunissent les spirites un peu en vue de Berlin ; c’est le herr erste-portier[1] de l’Hotel Central où je suis descendu, qui, au vu de ma carte, m’a remis une invitation, après m’avoir d’ailleurs préalablement tuilé ; c’est un frère, et d’ailleurs c’est au Central-Hôtel, vous le savez sans doute, que les maçons en mission officielle descendent… Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir de m’accompagner à la réunion dont il s’agit ?… Nous tomberons, vous et moi, sinon en plein pays de connaissances, au moins nous y serons reconnus et bien accueillis ; et peut-être, si j’en crois ce que je sais déjà et ce que j’ai lu des expériences qui se pratiquent à ces réunions, ne regretterons nous, ni vous ni moi, d’avoir assisté à celle-ci, et n’aurons-nous pas perdu notre temps… Quant à moi, avoir un médecin pour compagnon est une chance inappréciable, et c’est moi qui serai votre obligé.

Le lecteur comprendra aisément que je ne me fis pas prier pour accepter l’invitation de mon suédois.

J’étais venu, je l’avoue, à Berlin un peu au hasard, sans autres renseignements que l’adresse du Directoire Administratif (Dorotheenstrasse, n° 27), et je n’avais pas encore eu le temps de me reconnaître et de me retrouver. Quoique n’ayant, cette fois-là, aucune mission officielle auprès du Directoire, il se trouvait que justement j’étais, comme mon suédois, descendu au Central-Hotel ; car, depuis longtemps, je le savais tenu par des frères de la Grande Loge de Royal-Arche ; d’ailleurs, tout le monde y descend, attendu qu’il est en face de la gare, en plein cœur de Berlin et à 200 mètres de Unter-den-Linden.

C’était donc une bonne fortune qui me tombait, que de pouvoir assister ainsi, sans peine ni dérangement, à une de ces réunions que je savais aussi être très sérieuses et très productives en phénomènes de toute nature, de l’autre côté du Rhin.

Tout en causant, le professeur et moi, nous avions, peu à peu et intentionnellement, semé la bande de bons maçons avec lesquels nous avions commencé la soirée. Il pouvait être dix heures et demie du soir ; et peu à peu aussi, sans nous en apercevoir, nous étions arrivés sur la célèbre promenade, devant le très haut monument commémoratif où Frédéric le Grand se profile à cheval, en grimaçant.

Prendre la Charlottenstrasse, tourner l’hôtel, et en deux pas arriver auprès des brasseries borgnes, fut l’affaire d’un instant.

Ce coin de Berlin est de bonne heure absolument désert. L’immense bâtiment de la gare surplombe en une sorte de place oblongue, où, dans l’ombre, des fiacres stationnent, la lanterne à demi éteinte, fumeuse, avec le cocher endormi. C’est une tranquillité lourde, épaisse, bien allemande et d’une triste obscurité, traversée seulement d’intervalle en intervalle par la lueur réfléchie d’un ornement d’acier qui garnit le casque à pointe du schutzmann (policier) à cheval, à mesure que la lumière d’un gaz s’y joue, lorsque son cheval lui imprime un mouvement du corps.

Sur la porte de l’hôtel, un petit groom sifflotait une marche de fifre.

Woher erhaltet sich die vereinigung ? (où se tient la réunion ?) lui demandâmes-nous.

Il resta un instant ébaubi, la main à la casquette, en murmurant : weis’ nit, weis’ nit (je ne sais pas) ; puis, tout à coup il fit demi-tour et appela le herr portier. Celui-ci arriva, fit quelques pas et nous indiqua, le bras tendu, une petite lanterne rouge, falote, qui pendait au bout d’une hampe de drapeau, cinq portes plus loin, dans le même îlot.

Je profitai de la circonstance pour me présenter maçonniquement à mon erste-portier et lui exprimer le plaisir que j’aurais à assister, moi aussi, à cette réunion.

— Je n’ai plus d’invitations, nous répondit le fonctionnaire ; mais, si vous voulez prendre la peine de traverser la première rue, là, à deux pas, derrière l’hôtel, et de passer ensuite sur le quai, vous trouverez à gauche le derrière de la Grande Loge l’Amitié. En frappant à la porte privée, du côté de l’eau, à peu de distance du pont de Marschall, vous réveillerez mon collègue le servant-portier, qui d’ailleurs très probablement ne dort pas encore à cette heure, et il se fera un véritable plaisir de vous remettre la carte d’invitation indispensable et qui n’est remise qu’à des frères sûrs ; vous pourrez ainsi assister à cette réunion.

Bien entendu, nous nous empressâmes de mettre à exécution le plan du erste-portier. Tout se passa bien, et, dix minutes après, moyennant un simple baccich de dix groschen (deux sous), j’avais, moi aussi, mon invitation.

C’était un simple carton vert, portant en tête : Société spirite La Germania (Vocates Élus), donnant la date et l’heure de la réunion, ainsi que l’indication du local, le cirque situé dans l’îlot du Central-Hôtel, et se terminant par la mention : Carte Personnelle.

Munis de cette carte, nous redescendîmes le long du quai, jusque vers la gare, et nous revînmes en quelques pas à la petite rue des brasseries, où brillait la lanterne rouge que nous avait montrée le complaisant portier.

Nous nous trouvâmes devant une maison basse à deux étages, surbaissés encore, une de ces maisons comme il s’en voit dans les ruelles ou les impasses en général, toute en briques, avec des rideaux rouges aux fenêtres, à travers lesquelles transparaît un imperceptible filet de lumière. La maison était au fond d’une sorte de cour, fermée en bordure sur la rue par une petite murette de quelques centimètres seulement de hauteur, dans laquelle une grille de bois était plantée, peinte en vert. L’aspect du cabaret borgne, en un mot. Au milieu, la grille formait une porte entre deux bornes avec un simple loquet de fer.

Nous hésitâmes un instant à entrer. Mais notre hésitation fut de courte durée ; il nous était impossible de nous tromper, c’était évidemment bien là. Mon suédois, maintenant, avait des scrupules.

— Comment nous présenter ? disait-il ; devons-nous mettre nos insignes de maçons ?

Mais moi, je ne réfléchissais plus, impatient maintenant d’arriver au but, et ma curiosité vivement surexcitée.

— Entrons toujours, fis-je ; puisque nous avons nos cartes, c’est le principal ; nous verrons bien ensuite s’il est nécessaire, en outre, d’établir notre qualité maçonnique.

Et dans l’obscurité je cherchais le loquet de la porte, et j’appuyais dessus. Mais voilà qu’il ne jouait pas, — que faire ? appeler ? — lorsque en tâtant je saisis un cordon de sonnette ; je tirai à moi, vigoureusement.

Rien ne sonna dans la cour ; car, comme je le compris, le fil de fer communiquait avec la sonnette, un timbre, placé très probablement tout au fond de la maison. Disposition spéciale, pensai-je, pour que le bruit de sonnette ne retentisse pas constamment dans la rue les jours de séance, où à chaque instant de nouveaux arrivants devaient se présenter.

À peine avais-je tiré, en effet, que la porte du fond s’entr’ouvrit, et un gigantesque bonhomme en émergea, criant : Wer da ? (Qui est là ?) Comme, bien entendu, nous ne répondions pas, ne sachant que répondre, il s’avança.

Mon suédois lui montra les cartes, lui disant que nous étions, lui et moi, deux spirites étrangers de passage à Berlin, et que nous désirions.....

Gût, gût, wohl, interrompit le géant, hineintreten sie, meine herren, (bon, bien, entrez, messieurs) ; — und der heiliger geist ei gelobt, ajouta-t-il après un temps et comme avec hésitation (et l’Esprit-Saint soit loué).

Déjà nous étions entrés, et la porte s’était refermée sur nous.

Nous nous trouvions dans un long corridor, étroit, éclairé par deux becs de gaz seulement, d’aspect sale, au sol mal carrelé et qui suait la misère et l’humidité.

Le géant remarqua chez nous un mouvement de surprise. Il sourit en nous disant :

Hommei sic mis mir, (venez avec moi).

Nous le suivîmes. Au fond du corridor, une porte s’ouvrit, donnant sur une seconde cour que nous traversâmes pour nous trouver en face d’une arrière-maison, sorte de grand pavillon, solidement bâti en pierres de taille et contrastant singulièrement avec la pauvreté sordide des bâtisses qui l’environnaient. On eût dit un amphithéâtre de cours d’une faculté.

Sur le fronton de la porte d’entrée était sculptée l’inévitable Germania assise, que l’on rencontre en Allemagne à tous les coins de rue.

Nous ne nous trompions pas ; c’était bien dans un amphithéâtre que nous entrions, qui se trouvait ainsi situé, entre la Loge de Royal-Arche et l’Hotel Central, dissimulé, mais non caché ; et cette espèce de cirque servait alternativement aux maçons, aux spirites et aux sociétés ou vereins quelconques, gymnastiques, musicales, ou autres, qui pullulent à Berlin et dans l’Allemagne entière, — cela, bien entendu, lorsqu’aucune troupe de passage n’y jouait ou qu’elle n’était pas transformée alors en concert annexe de l’hôtel.

Le propriétaire louait ainsi sa salle et s’en faisait un revenu très fructueux.

En définitive, nous n’entrions pas là dans un antre souterrain ou secret de l’occultisme, mais dans un local connu, loué par une société connue aussi et qui s’affichait au grand jour.

La Germania spirite de Berlin jouit, en effet, parmi les sociétés congénères ou rivales, d’une légitime réputation ; et je ne sache guère que la Société des grandes études de l’Est, de Calcutta, et celle des Études asiatiques, de Yokohama, qui puissent rivaliser d’importance avec elle. « Zùn heiligergeint gchen wir, nous allons à l’Esprit-Saint », tel est son exergue dont elle orne la vignette de son papier à lettres officiel. On le voit, il est impossible de dire plus clairement ce que l’on veut et quel est le but ; car il faudrait être d’une stupidité hors ligne en spiritisme, pour ne pas comprendre ce qui s’entend par ces mots : « l’Esprit Saint ».

Des gens, très distingués d’ailleurs, et qui occupent une haute situation dans le monde officiel et la science luthérienne allemande, s’honorent de faire partie de la Germania. Toute l’École de médecine ou plutôt l’Université entière en est membre active ou correspondante. La Germania a des ramifications, des sous-comités d’études et de pratiques dans tous les pays allemands et jusque dans les colonies de l’empire actuellement.

C’est le culte luciférien pratiqué sous le couvert de la science et avec son appui, on le voit.

Je donne tout de suite ces détails rapides, que je ne savais pas, bien entendu, à ce moment, mais que j’ai appris plus tard.

Nous entrâmes. En bas, au bas de l’escalier, un jeune homme, à qui nous nous nommâmes, prit nos cartons verts, en disant à l’un de ses collègues :

— Voici deux étrangers de passage ; conduisez-les, je vous prie, au président.

Nous montâmes l’escalier à la suite de notre guide ; le géant, lui, nous avait abandonnés, et nous fûmes reçus sur le seuil d’une grande salle par un homme d’un certain âge déjà, aux longs cheveux et aux grands yeux bleus un peu en boules de loto, abrités derrière des verres de lunettes en or, d’une finesse remarquable.

Nous lui remîmes nos cartes de visite, sur lesquelles il jeta un coup d’œil rapide, s’arrêtant tout à coup sur le nom de mon voisin.

— Oh ! oh ! fit-il ; notre éminent collègue le professeur Hans Sundström, de Stockholm !… Très flatté, très flatté !

Et il s’inclinait de cette façon compassée et raide avec laquelle le Prussien naît et qu’il ne perd jamais.

— Très flatté ! répétait-il, faisant signe à quelques personnes dans la salle, qui s’empressèrent d’accourir.

Il y eut là, alors, sur le seuil même de l’amphithéâtre, des présentations à n’en plus finir.

Der herr professor Hans Sundström, von Stockholm, disait le vieux ; puis, successivement, autant du moins que j’ai pu retenir les noms au moment où il les prononçait en les présentant au suédois : Otto von Emmenthal, professeur de physique ; Schlagel, assistant du professeur Kopf ; von Rathschwarz Kopfen, médium écrivain ; Beningsen, spirite, professeur à l’école spirite du Thiergarten-Bittermaüe ; Liebermann, etc., etc.

Et chaque fois on s’inclinait. Je dois à la vérité d’avouer que le docteur Bataille[2] passait un peu inaperçu dans ce groupe d’hommes carrés barbus, chauves et lunettés, qui, tous, paraissaient saisis d’une grande admiration pour le herr professor Hans Sundström, de Stockholm, lequel était, en effet, on va le voir, une des lumières du spiritisme suédo-norvégien et peut-être lapon, quelque peu chinois même. Mais tout cela va s’expliquer.

Je fus néanmoins présenté au bloc comme der hochgeherter herr collegue franzosiche marine artz, docter Bataille (le très distingué collègue français, médecin de marine, docteur Bataille).

Je décrivis une équerre parfaite, m’inclinant à 45e, tandis que les allemands s’inclinaient de même.

Puis, nous entrâmes dans le cirque.

La salle était complètement garnie. Je regardai attentivement. Pas une figure qui me fût de près ou de loin connue. Des crânes chauves en grand nombre, qui scintillaient, et des lunettes d’or en plus grand nombre encore, qui scintillaient aussi. La salle était, d’ailleurs, très bien éclairée par de nombreux becs de gaz entourés de globes dépolis, étagés derrière les spectateurs et tout autour de l’hémicycle.

En avant, un espace vide, avec des chaises, des guéridons, deux tables massives de chêne, d’autres objets encore, devant une sorte de table ou de chaise derrière laquelle était un tableau noir très grand. Sur la chaise des appareils de physique en grand nombre, dynamomètres, baromètres, sphygmographes, etc., etc., enregistreurs de toute nature, on le voit.

Nous pouvions être là 300 à 400 personnes environ ; à peine deux ou trois femmes, assez jeunes encore et à l’œil intelligent. Onze heures sonnèrent, tintant lentement. Aussitôt, un grand silence se fit, pendant que l’homme qui nous avait reçus à la porte, le président de la Germania, prenait place, descendant des gradins dans l’hémicycle derrière la table. Autour de lui vinrent se grouper, assis, les gens auxquels il nous avait présentés.

Le président déclara la séance ouverte et donna la parole au secrétaire, — un grand escogriffe blond, presque albinos, et d’une maigreur invraisemblable, — pour la lecture du procès-verbal de la précédente réunion, à laquelle d’ailleurs rien ne s’était passé d’important ; les expériences avaient été laissées de côté pour les discussions théoriques filandreuses et en baudruche, dont les allemands ont la spécialité, on le sait.

Le procès-verbal lu et approuvé, le président prit la parole.

« — Très distingués messieurs, dit-il, la science allemande, vous le savez, se flatte d’être et est en effet à la tête de la science du monde entier. Chez nous autres Allemands, rien de spéculatif, rien d’hypothétique, des faits, rien que des faits, toujours des faits. Personne d’entre vous n’ignore que les découvertes de ces dernières années dans le domaine de la physiologie, de l’anatomie et de l’histologie cérébrales et médullaires sont entièrement d’origine allemande, que c’est à l’Allemagne, en définitive, que le monde doit la connaissance des maladies et des localisations du cerveau et de la moelle.

« Qui avant nous, en effet, avait montré que l’apoplexie était une simple hémorrhagie cérébrale, la rupture d’un anévrysme de la sylvienne, de la grosseur à peine d’un grain de mil ? qui avait découvert cette irrigation du cerveau et partant cette division en territoires ? qui, enfin, avait trouvé et isolé au microscope les cellules pyramidales gigantesques si caractéristiques de la substance grise et par conséquent du mouvement ? Mais je m’arrête, très distingués messieurs, mon rôle n’est pas de vous apprendre ce que vous savez mieux que moi.

« Eh bien, cette méthode rigoureuse que la science allemande a mise au service de l’étude des centres moteurs et idéatifs, au service en définitive de l’anatomie et de la physiologie, elle se propose, par nous, de la mettre au service de l’étude psychologique et physiologique des phénomènes mystérieux du spiritisme dont notre société s’occupe plus particulièrement. Comme pour le reste, avec une méthode précise, rigoureuse, positive, elle va chercher les relations de causes à effets, les coefficients de la production de ces phénomènes.

« Jusqu’à ce jour, vous le savez, le spiritisme, en France comme en Allemagne, plus particulièrement, est laissé aux mains de charlatans ou d’imbéciles (marktschreier, oder dümesten leüte) ; ceux-là s’empressent de tenir sous le boisseau les expériences auxquelles ils se livrent et les résultats qu’ils obtiennent et dont ils sont incapables de comprendre les causes. Tout se passe en bavardages et en pratiques de vieilles femmes qui dégoûtent et éloignent de cette branche si intéressante de l’au-delà les gens sérieux aptes à la faire progresser.

« Nous avons ici, dit-il en se tournant vers moi, un de nos collègues français ; eh bien, je m’adresse à lui, et je lui demande si je n’ai pas raison. Nos voisins ont assez de raisons justes et légitimes de s’enorgueillir de leur science, pour convenir que chez eux aussi, comme chez nous d’ailleurs, grouillent à côté d’elle des tourbes de fripons et d’exploiteurs. Tenez, par exemple, continua-t-il en s’adressant toujours à moi, très distingué collègue, il m’est arrivé, il n’y a pas longtemps encore, dans un de mes récents voyages à Paris, d’assister à une réunion de spirites dans un local près de votre admirable Bibliothèque nationale, dans une des rues latérales d’un petit jardin qui est là, où se trouve une fontaine : j’en suis sorti, je l’avoue, absolument écœuré. Je me suis trouvé là en présence d’une espèce de petit vieux ramolli, une tête de concierge, qui présidait. Ce que j’ai entendu débiter de saugrenuités par cet homme, c’est incroyable. Il est vrai que son auditoire était en grande partie composé de vieilles bonnes femmes, des « toquées » très probablement, comme on les nomme chez vous. Deux ou trois hommes seulement, des compères, visiblement, s’amusèrent à faire tourner des guéridons devant les vieilles bonnes femmes ébahies et épouvantées. Il en est de même chez nous, en Allemagne, très distingué confrère, et cela est bien fâcheux, en vérité ; et il n’est que temps que des hommes sérieux et savants dans toutes les sciences, tels que notre société en comprend de nombreux dans son sein, s’occupent de montrer que le spiritisme est baliverne et jonglerie, dès qu’on ne sait pas le comprendre, dès que la cause mystérieuse et surnaturelle réelle vous en échappe.

« Aussi est-ce pour cela que vous êtes ce soir réunis.

« J’ai convoqué devant nous, sans leur en expliquer le véritable motif, deux de ces personnages équivoques qui font métier du spiritisme à Berlin. Nous leur demanderons de faire ici leurs expériences, et nous allons, en les surveillant, en contrôler les résultats.

« Mais, avant de les faire entrer (ils sont ici, à côté, dans une salle spéciale), je me permets de vous prévenir, messieurs, de les recevoir convenablement et de ne leur montrer en aucune façon vos sentiments, quels qu’ils soient d’ailleurs. Leur aspect va vous montrer, au premier coup d’œil, à quelles gens nous avons affaire. »

Sur un signe du président, une petite porte latérale s’ouvrit en effet, et un planton s’effaça pour laisser passer les deux individus.

Imaginez-vous deux gaillards à mine cauteleuse : l’un vieux, d’un vieux sale, ratatiné, aux ongles noirs ; l’autre, plus jeune, maigre, à la tête grosse et aux sutures saillantes sur un corps en lame de couteau, les yeux brillants derrière des pommettes avancées, les cheveux rares au front, avec cela les doigts de la main gauche, l’index surtout, le pouce et le médius fortement culottés de noir de cigarettes fumées interminablement en mégots. Tels se présentaient à nous, et probablement encore triés sur le volet parmi le tas, les deux pseudo-médiums.

C’était piteux, il faut l’avouer. Il faut avouer aussi qu’ils représentaient, ainsi que cela se voit en France et dans tous les pays d’Europe, l’élément forain et commercial de la partie, ceux qui tiennent boutique d’esprits que le vulgaire peut consulter moyennant finance.

— Messieurs, nous dit alors le président, après avoir fort cérémonieusement salué les deux manières de médiums, j’ai, ainsi que je viens d’avoir l’honneur de vous l’exposer, prié ces deux très honorables et distingués collègues, de venir ce soir se réunir avec nous, dans le but de faire quelques expériences… La célébrité universelle que se sont acquise ces deux messieurs, la notoriété dont ils jouissent à Berlin nous est et vous est un sûr garant de leur pouvoir et de leur respectabilité.

Les deux respectabilités ne perdaient pas un mot de ce petit speech de bienvenue, débité avec le plus grand sérieux. Un peu interloqués à leur entrée, ils se rassuraient maintenant, cela se voyait, enchantés de la bonne aubaine qui leur tombait inopinément. Quelle réclame cela allait leur faire ! avoir été convoqués à une séance de la savante Germania, la première société psycho-expérimentale d’Allemagne !

— Et maintenant, messieurs, quand vous voudrez, dit le président, en leur adressant son plus gracieux sourire.

Les deux notoriétés prirent alors place dans le grand espace vide de l’amphithéâtre, devant la chaire, et dans le grand silence de la salle tout le monde restait à présent dans la plus scrupuleuse attention.

Nos deux gaillards avaient visiblement repris tout leur aplomb, et nous allions vraisemblablement assister à une séance complète de spiritisme, de celui du moins qui se pratique dans les salons ou dans les foires, ou encore dans les sociétés de spiritisme composées de badauds et de fumistes qui pullulent dans l’univers, en France surtout et a Paris, et où deux ou trois escrocs exploitent la naïve crédulité d’une masse de gogos superstitieux.


Après s’être assis, nos deux individus prirent un air inspiré, se passant l’un la main dans les cheveux crasseux qu’il avait, l’autre dans ceux qu’il n’avait plus, roulant les yeux blancs d’une poule qui guigne un grain de blé ou un ver, et poussant un soupir creux d’inspiration et comme d’appel.

Des servants apportèrent devant l’un d’eux, le jeune, un guéridon, de ceux si connus qui servent à ce genre d’expériences, léger et sur des roulettes ; l’autre y posa tout de suite la main.

Quelques secondes se passèrent, et un craquement se fit entendre dans le guéridon, puis un second ; puis, nous vîmes très distinctement le guéridon osciller faiblement. Évidemment, nous étions en présence de gens qui se donnaient pour des médiums de premier ordre.

Mais voici qu’une scène inattendue se produisit, qui était certainement une comédie réglée d’avance. Le jeune médium, tout comme une simple femmelette exigeant de son mari la satisfaction d’un caprice, eut soudain une attaque de nerfs, en poussant de petits cris.

— Je vois ce que c’est, fit l’autre ; j’ai trop de fluide aujourd’hui. L’esprit vient déjà ; mais sa première manifestation semblerait indiquer qu’il s’oppose, du moins pour le moment, à ce que mon collègue me prête son concours.

— Je n’y comprends rien, répliqua l’autre tout en se contorsionnant, jamais je n’ai éprouvé cela. Attendons un moment, si l’honorable assistance veut bien le permettre ; j’opèrerai avec vous dans quelques minutes.

La salle témoignait, par divers muets signes d’impatience, qu’elle avait hâte, au contraire, de voir la séance de spiritisme commencer de suite.

— Monsieur le président, reprit à haute voix le vieux pseudo-médium, ne voulant pas retarder ces intéressantes expériences, d’autant plus que je sens l’empressement des esprits à répondre à mon appel, je vous demande la permission de me priver provisoirement du concours de mon estimé collègue, et je prierai alors deux des personnes de l’honorable assistance d’avoir l’obligeance de le remplacer… Si donc vous daignez, monsieur le président, m’adjoindre deux de ces messieurs, de bonne volonté, et surtout qui soient sincèrement croyants, tout ira pour le mieux ; et nous rappellerons ensuite mon estimé collègue…

— Rien de plus juste, répondit le président, et précisément, puisque, nous avons l’avantage de posséder ce soir deux distingués confrères et collègues étrangers : Monsieur Sundström, de Stockholm, spirite lui-même des plus considérables, et monsieur le docteur Bataille, de la marine française, nous allons prier ces deux messieurs, s’ils le veulent bien, de prêter main forte, c’est le cas de le dire, à notre médium le mieux en fluide.

Il n’avait pas sourcillé pendant la comédie des deux compères. Il ajouta, s’adressant aux servants et leur désignant le jeune pseudo-spirite trop nerveux :

— Veuillez conduire monsieur dans une de nos salles de repos.

Ainsi fut clos l’incident.

J’étais, quant à moi, enchanté de la proposition du président. J’avais, en effet, souvent assisté en spectateur à des séances de spiritisme, notamment de tables tournantes, mais toujours chez des gens du monde ou dans des milieux, enfin, où il eût été parfaitement inconvenant de montrer que le maître de la maison était un imbécile ou un halluciné de connivence avec un ou deux toqués ou un ou deux fumistes de mauvais goût.

J’avais bien souvent aussi, notamment dans les séances de la société spirite de la rue de Chabanais à Paris, vu la supercherie, grossière et facile à pincer sur le fait ; mais jamais je n’avais fait autre chose qu’en rire. C’est, d’ailleurs, tout ce que cela mérite. Ici cependant, il allait en être autrement ; nous étions là, en définitive, pour contrôler sérieusement, c’est-à-dire scientifiquement, et à notre aise, par conséquent.

Au nom prononcé par le président, du célèbre Sundström, de Stockholm, le vieux médium avait levé la tête et ne le perdait plus des yeux. Il se demandait évidemment : « Ai-je affaire ici à un fumiste comme mon collègue et moi, ou à un toqué ? en d’autres termes : Sundström est-il un imbécile ou un fripon ? »

Pendant ce temps, nous descendions les gradins de l’amphithéâtre et nous entrions dans le cercle. Un servant nous approche deux chaises ; nous nous assîmes devant le guéridon. Une chose, que je n’avais pas d’abord remarquée, me frappa : à la main gauche de Sundström brillait un anneau d’or, le fameux anneau de la maçonnerie. Sundström était un Favori de Saint-André, haut grade du rite suédois de Swedenborg, correspondant au Kadosch ; mais il avait reçu l’anneau. J’eus tout juste le temps de faire cette constatation ; car nous n’étions pas encore assis et nous avions à peine nos mains en contact avec le bois, que tout à coup le guéridon, poussé en avant comme par une force irrésistible, roulait vers M. Sundström, le bousculait, et dans l’état d’équilibre instable où il était, à demi-fléchi pour s’asseoir, le renversait d’un côté, sa chaise de l’autre. Sundström maintenant était par terre, les quatre fers en l’air, comme on dit, mais si comiquement, que tout le monde se mit à rire.


Le guéridon, poussé en avant comme par une force irrésistible, roulait vers M. Sundström, le bousculait, et, dans l’état d’équilibre instable où il était, à demi fléchi pour s’asseoir, le renversait d’un côté, sa chaise de l’autre.

Je regardai fixement le médium ; il ne bronchait pas, les mains toujours sur le guéridon, qu’il avait suivi dans sa course en avant. Moi, naturellement, j’avais fait un pas de côté et me trouvais presque nez à nez avec le médium.

Il était évident, pour moi, qu’il jouait serré et venait de risquer un gros coup. Suivant que le célèbre Sundström était un imbécile ou un fumiste, il prendrait bien ou mal la chose, suivant qu’il la mettrait sur le compte des esprits en de l’autre.

Il y avait, à présent dans la salle, un gros brouhaha de rires et de conversations, tandis que Sundström se relevait, s’époussetant. J’en profitai pour dire au médium à demi-voix, mais de façon à ce qu’il entendit parfaitement, et le regardant bien dans les yeux :

— Vous savez, si cette plaisanterie m’arrive, je vous flanque ma main sur la figure et je corrigerai vigoureusement l’esprit sur votre peau.

À son tour, le médium me regarda de l’air le plus bête qu’il put prendre, les yeux grands écarquillés, comme s’il ne comprenait rien à mon apostrophe. Déjà Sundström était debout, un peu décontenancé, mais sérieux comme un âne qui mange une botte de foin, et disant :

— Oh ! mais j’ai déjà eu des secousses pareilles ; ces phénomènes m’arrivent souvent ; j’ai tellement de fluide que je suis obligé de prendre des précautions !

Il disait cela de son air de chèvre qui broute, convaincu, et enchanté dans le fond, cela se voyait, de sa puissance surnaturelle ainsi manifestée aux yeux de tous.

Décidément, Sundström le grand spirite était un grand benêt aussi. C’était jugé, et les frères maçons des hauts grades avaient une fois de plus donné l’anneau à bon escient. Je regardai le président ; il avait un petit sourire béat.

Nous nous rassîmes. Le médium savait que du côté du Stockholm il pouvait tout risquer, mais restait moi. Je le sentais qui m’observait en dessous, pendant un intervalle et pendant que nos mains redevenues immobiles reposaient sur le guéridon.

Tout de suite alors je pris un air calme et bon enfant, l’œil comme perdu dans le vague et comme tout affaire maintenant, et concentré intérieurement dans la contemplation absorbante de ce qui allait se passer.

Le médium n’était cependant pas encore rassuré, je le sentais. Deux minutes environ se passèrent sans que rien ne se produisit. Je résolus de l’encourager, et, pressant imperceptiblement sur le guéridon, je le fis craquer. Le médium ne put retenir un léger mouvement de surprise. Lequel des deux ? pensait-il, l’imbécile de suédois ou le madré français ? et il parut perplexe. Moi, comme de juste, je repris mon air le plus indifférent, à demi endormi, de l’homme qui ne pense à rien, ou dont la pensée est ailleurs. Puis, je donnai encore une imperceptible secousse.

— Ah ! fis-je en même temps avec une bonhomie parfaite, voilà que ça remue.

Et cela comme si tout à coup j’étais rappelé au sentiment de la situation.

Enfin, je donnai une troisième secousse, cette fois l’air très surpris à la fois et intéressé.

Le suédois, lui, écarquillait démesurément les yeux, rougissant, puis pâlissant par intervalles, semblable à quelqu’un qui fait de gros efforts.

Il était évident qu’il se concentrait. Il avait senti les secousses, et, les attribuant à la présence d’un esprit qui se manifestait, il poussait intellectuellement, les nerfs tendus ainsi que la pensée, hypnotisé devant ce guéridon dont il attendait des phénomènes concluants.

C’était, on le voit, un croyant de bonne foi. Et tellement il se concentrait dans la volonté absolue et impérieusement dominante que ce guéridon parlât et remuât, qu’un frémissement fibrillaire imperceptible, comme un frisson à fleur de peau, secouait son système musculaire, des bras surtout, des épaules et des avant-bras, et qu’il en suait des mains, sueur qui s’évaporait en une buée dont l’acajou poli de la table était terni à vue d’œil.

Ah ! avec celui-là, il n’y avait pas à se gêner ; il croyait au fluide et essayait d’en émettre, de pousser intellectuellement au fluide et de le forcer à descendre dans ses bras et ses mains pour se mettre en communication avec l’esprit.

Tout à coup, inconsciemment, il eut, lui aussi, un mouvement imperceptible, une sorte de contracture de biceps qui s’étendit aux extenseurs de l’avant-bras. À cette onde musculaire, qu’il sentait se produire et qu’il prenait évidemment pour le fluide qui circulait et descendait, un toc dans le guéridon répondit.

Je ne laissais pas échapper l’occasion et je poussai légèrement de mon côté ; un deuxième toc, plus fort cette fois, retentit, et pendant que je tournais la tête vers le président pour lui dire : « Cette fois, je crois que nous y sommes », le médium profita de cette embellie pour se risquer de plus belle et à son tour.

Il avait, lui, une main seulement sur le guéridon ; mais, au lieu d’être carrément, comme nous, assis devant et près, il se tenait à une certaine distance, les jambes croisées négligemment et assis obliquement sur la chaise, le bras entièrement tendu à cause de la distance ; et, la paume ou le talon de la paume, c’est-à-dire les parties postérieures des deux éminences, thenar et hypothenar, débordant légèrement, dans cette position une simple et très légère poussée en avant suffisait pour faire osciller la sur un pied, cela est évident.

Mettez-vous, en effet, trois personnes autour d’un guéridon ou d’une table, assises en triangle. Deux d’entre elles ont les mains à plat entièrement, tandis que la troisième de ces personnes à la main légèrement recroquevillée sur le bord. Il est bien évident que les deux premières font obstacle et contre-poids en même temps, et que, si dans cette position la troisième appuie légèrement de bas en haut, elle poussera la table vers vous, c’est-à-dire contre les deux premières personnes ; et comme vous faites opposition, obstacle, la table butée contre vous se soulèvera sur le pied qui est vers la troisième, en basculant légèrement, puis retombera dès que l’effort cessera.

L’expérience est facile à faire, même seul. Placez en effet un guéridon léger tout contre un mur ; essayez-vous en face, le bras étendu, la paume de la main débordant légèrement sur la tranche, et poussez imperceptiblement ; aussitôt vous verrez le phénomène se produire, la table basculera aussitôt aussi.

Tout l’artifice consiste à avoir la main qui déborde légèrement, de façon à ce que le mouvement en avant, qui doit se donner en totalité avec l’avant-bras, le bras et l’épaule, soulève légèrement en même temps qu’il pousse.

C’est le « moment» que mon médium berlinois avait choisi. Le résultat de nos trois manœuvres se succédant rapidement, dont l’une inconsciente et de bonne foi, celle de Sundström, mais dont deux trichaient abominablement, fut, on le comprend, un grand craquement, deux toc-toc, enfin une oscillation et un soulèvement sur un pied de bas en haut et de droite à gauche.

Remarquez que c’est toujours comme cela que commencent les phénomènes, dans les séances de tables tournantes.

C’est ce que nous appellerons la période d’observation et de méfiance réciproque des opérateurs.

Dans la salle, ou observait un silence religieux, à travers lequel on entendait seulement grésiller le gaz. Tout le monde, les yeux fixés sur nous, était attentif.

Le médium prit la parole.

— Nous avons là une belle manifestation de début, fit-il, ce doit être un esprit de premier ordre qui est là, et nous aurons vraisemblablement des résultats merveilleux.

Ce disant, il posa avec force sur la table, qui naturellement bascula cette fois, d’autant plus que, pour l’encourager ou le faire se livrer tout-à-fait, j’appuyai de mon côté de façon à faire carrément contre-poids. Aussi, le mouvement de bascule fut des plus remarquables.

Je regardai avec curiosité le Sundström. Il n’avait pas encore pipé mot, suant comme un bœuf et se concentrant de plus en plus. Dame ! son amour-propre de spirite et de médium stockholmois était en jeu, et il ne voulait pas qu’il fût dit que Stockholm avait capitulé devant Berlin et Paris.

Mais il luttait honnêtement, cela se voyait, confiant en son fluide, complice inconscient d’un fripon et d’un incrédule en matière de tables tournantes, qui maintenant voulait s’amuser, lui aussi, un peu.

— Monsieur le président, dit le médium, permettez-moi de vous demander l’autorisation de faire baisser légèrement le gaz ; il est de notoriété que les esprits, les supérieurs surtout, aiment non l’obscurité, mais la demi-teinte, et nous allons évidemment avoir des phénomènes instantanés et des plus probants.

On le voit, le médium, rassuré tout-à-fait, pensant tenir ses deux coattablés, allait se livrer au grand jeu.

Le président consulta du regard l’assemblée, et d’un commun accord tout le monde opina de la tête que le gaz fût baissé. Et cela se conçoit. Ceux parmi nous, dont, comme le président et moi, le siège était fait sur le pseudo-spiritisme, savaient à quoi s’en tenir, ayant en des milliers de fois l’occasion de prendre en flagrant délit de supercherie les pratiquants. Que leur faisait alors le plus ou moins de lumière ? Quant aux autres, comment leur serait-il venu un instant à l’idée que, sur trois individus, un français, un berlinois et un suédois, qui dix minutes auparavant ne se connaissaient pas et que le pur hasard, ce qui était du reste l’absolue vérité, réunissait autour d’un guéridon, il se trouverait une canaille, un fumiste joyeux cachant un observateur, enfin un imbécile parfait, et que canaille et fumiste allaient s’entendre, sans s’être concertés, sans la moindre connivence, pour berner la galerie et le nigaud ? Évidemment, on leur eût dit cela, qu’ils ne l’eussent pas cru, tant cela est incroyable. Toutes les conditions d’absolue bonne foi se trouvaient, au contraire, réunies pour eux, précisément par le fait de ce hasard ; et ils ne voyaient donc réellement dans le baissage du gaz qu’une facilité donnée à l’esprit supérieur de se manifester.

On pense si, une fois le gaz baissé, et dans ce demi-jour qui permettait de voir admirablement les silhouettes, mais qui cachait les mouvements actifs, nous nous livrâmes à une petite débauche de tournoiements et d’esprits. Non, ce n’est rien de le dire !

Bien entendu, on commença sérieusement. La table craqua, fit toc-toc, puis se souleva. On connaît le mécanisme.

— Y a-t-il quelqu’un ? interrogea alors le médium. Un coup, si c’est oui, et deux, si c’est non.

La table se souleva une fois.

— Oui, il y a quelqu’un, continua le médium… Puis : voulez-vous nous dire votre nom ?

Comme réponse, ce fut moi cette fois qui soulevai légèrement la table et lui fit donner le coup de « oui ». Mais, immédiatement, je m’aperçus que j’avais commis un impair. Le médium, en effet, me regardait tout étonné. Je m’étais trop laissé entraîner par le plaisir de contribuer à mystifier Sundström ; et il ne fallait pas que le berlinois se doutât que j’étais actif et de connivence avec lui, mais bien qu’il me crût définitivement empoigné ; alors seulement, cela était certain, il me laisserait voir de mieux en mieux son jeu, sans s’en douter, bien entendu.

La façon dont il me regarda me convainquit que j’avais eu tort ; mais je réparai aussitôt ma maladresse en m’excusant et en lui disant :

— Ah ! pardon, j’ai fait un faux mouvement, je crois ; pourvu que cela n’aille pas contrarier l’esprit au moins ?…

L’air absolument bête dont je prononçai cette phrase le rassura tout-à-fait.

— Ce n’est rien, me dit-il. Voyez plutôt.

La table, en effet, se soulevait très nettement avec calme et lenteur sur un pied et retomba lentement sur le sol. Je me promis maintenant de faire absolument le mort et d’aider de tout mon pouvoir le médium, mais passivement et sans qu’il s’en aperçût.

— Eh bien, continua le médium parlant à l’esprit censément emménagé dans la table ; puisque vous voulez bien nous dire votre nom, nous vous écoutons ; épelez-nous les lettres, je vous prie.

La table frappa alors successivement : 6 coups, puis 18, puis 9, puis 4, puis 18, puis 9, puis 3, puis 8, enfin 4, 5, 18, 7, 18, 15, 19, 19 et 5, ce qui faisait : F, r, i, d, r, i, c, h, d, e, r, G, r, o, s, s, e, : (Fridrich der Grosse, Frédéric-le-Grand), mais avec une jolie faute, ma foi, car Frédéric s’écrit Friedrich, avec un e, et non Fridrich.

Le pseudo-médium ne savait même pas l’orthographe !

Quoi qu’il en soit, et puisque Frédéric-le-Grand était là, ce qui était d’ailleurs bien naturel puisque nous étions en Prusse et à Berlin, on l’interrogea ; et, comme bien vous pensez, il répondit banalement, ainsi que cela se passe d’habitude quand le médium est illettré et ne sait que très superficiellement l’histoire qu’il débite, et que l’esprit est censé débiter par son canal.

Je fais grâce au lecteur de ce fastidieux et long interrogatoire par interminables séries de coups frappés.

Et, pendant tout ce temps, je voyais très distinctement le bras de mon médium, — que j’aidais d’ailleurs de toutes mes forces en lui faisant un intelligent et utile contrepoids, — se soulever en entraînant le guéridon avec lui.

Dans la salle, néanmoins, on commençait à s’impatienter. La séance devenait rien moins qu’intéressante et des conversations à demi-voix, chuchotées dans le silence, commençaient à s’élever. Stockholm, lui, concentrait toujours.

Le médium sentit qu’il fallait passer à quelque exercice moins banal. Tout à coup, sans transition aucune, après cependant s’être bien assuré que rien d’inquiétant ne se passerait de mon côté, au lieu de soulever, il obliqua vivement de gauche à droite ; ce qui fit exécuter au guéridon un à-coup circulaire, la moitié d’une giration.

Nous fûmes alors obligés de nous lever, et, comme brusquement le médium se livra à la manœuvre inverse, ce fut un balancé de guéridon qui faillit nous faire basculer tous les trois. À cause des roulettes, très mobiles sur le parquet de bois ciré, lui-même très glissant, la table dépassait le but, et il devenait difficile de bien calculer le mouvement et de le maintenir dans des limites.

— Bigre ! fis-je pour avoir l’air de ne pas rester indifférent.

— Ce n’est pas moi, se hâta de dire le médium : jamais je n’ai vu que très exceptionnellement des manifestations aussi vigoureuses ; aussi, celles que nous venons de ressentir sont tout entières du fait de monsieur (il désignait le Sundström)… Voyez plutôt.

Celui-ci était, en effet, méconnaissable : rouge d’abord comme une écrevisse à force de concentrer, il était maintenant devenu d’une pâleur de cadavre ; ses yeux brillaient étrangement dans la demi-obscurité, et maintenant tout son corps était agité d’un mouvement fibrillaire des plus curieux, un frémissement et des contractions superficielles de peau et de muscles, ainsi qu’un cheval qui chasse ses mouches, comme une grande horripilation, avec claquement de dents. Il s’était évidemment hypnotisé à force de regard, d’idée fixe, de contention intellectuelle ; et absolument inconscient, devenu mentalement esprit agissant, il agissait corporellement sans s’en rendre compte.

Incapable de se maîtriser, les bras en état de rigidité cataleptique partielle, il poussait automatiquement et tout d’une pièce le guéridon que le médium et moi nous suivions docilement. Ce fut une série de zigzags incohérents d’allées, de venues à travers l’espace circulaire, sans intérêt, et qui menaçait de s’éterniser si le médium n’y avait mis un terme. À son tour, il se mit à pousser, et, ma foi, moi aussi ; cela m’amusait de plus en plus ; avec le guéridon, nous bousculâmes Sundström, lui donnant de forts coups de tranche sur le ventre, l’acculant enfin dans un coin où nous le serrâmes à le faire crier.

Cette poursuite et ce malmenage divertissaient fort la galerie ; on regardait avec étonnement cette table, qui semblait saisie d’animosité à l’égard de Sundström, tournait autour de lui, sur lui, le heurtant rudement et sans qu’il s’en défendît.

En définitive, une fois acculé, nous le cognâmes et le pressâmes de telle sorte, que tout à coup il poussa un grand cri, revint à lui, et s’évanouit finalement, s’affalant de tout son long sur le sol, dans une énorme prostration de tout son être. Ses nerfs violemment surexcités se détendaient en une crise hystéro-épileptique bien nette et bien accusée, quoique instantanée et rapide.

On l’emporta dans un des cabinets, voisin de celui où reposait le jeune pseudo-médium. Je sais qu’il a gardé un souvenir impérissable de cette soirée. On pense, en effet, les sensations par lesquelles lui convaincu a dû passer et dans quel état a dû se mettre son système nerveux. En voilà un à qui il ne ferait pas bon de dire que les procédés de spiritisme préconisés par Allan-Kardec sont de simples farces, et que les esprits ne se manifestent pas dans les tables.


De ces expériences de pseudo-spiritisme, il y a cependant quelque chose à retenir. Même quand on est prévenu, on éprouve une singulière sensation difficile à analyser, lorsqu’on sent cette table, ce morceau de bois en définitive, vibrer et comme s’animer sous votre main immobile. Et bien certainement, cette sensation particulière aidant, pour peu que le milieu, les conversations précédentes, l’entraînement, que sais-je ? enfin une foule de circonstances qui peuvent influencer votre esprit se présentent et se trouvent réunis, on s’hallucine très bien, et l’on prend pour réalité ce qui n’est, en somme, on le voit, que supercherie et mauvaise plaisanterie.

Comme on le voit aussi, plus les conditions de l’expérience ont l’air sincères, plus on a la conviction absolue que toute entente et toute tricherie sont impossibles, et plus encore il faut se méfier. Notre cas en est une preuve évidente et qui crève les yeux.

Je suis resté quelque temps en correspondance avec Sundström, et je sais par ses livres que le tout Stockholm spirite a été révolutionné par l’admirable séance que son chef lui a racontée et que toute une théorie sur « l’animosité chez les esprits » a été échafaudée là-dessus !

Jugez par là à quelle dose de stupidité le pseudo-spiritisme et ses pratiques peuvent conduire leurs adeptes.

Pour en revenir à la séance, cela devenait maintenant sans intérêt. Je jetai un rapide regard sur le président ; il souriait toujours et n’avait rien perdu de vue. Dans la salle, on causait vivement, les lumières ayant été rallumées à la suite et à cause de l’évanouissement de Sundström ; et les opinions étaient partagées.

Le médium et moi, nous avions abandonné le guéridon, laissant Frédéric-le-Grand rétablir son orthographe et se débrouiller comme il l’entendrait.

C’est encore la une remarque qui n’est pas dénuée de tout intérêt. Dans les séances du pseudo-spiritisme, vous verrez souvent des esprits appelés, qui répondent à l’appel, et puis, que, pour une cause ou pour une autre, on plante la tout à coup, sans autre forme de procès, sans leur crier gare ni même s’excuser.

Eh bien, ils ne protestent jamais ; ils restent bêtement dans le guéridon abandonné, ne songeant seulement pas à l’agiter un peu, ne fût-ce que pour montrer qu’ils sont froissés de l’impolitesse commise à leur égard. Cela seul ne sent-il pas la supercherie à cent kilomètres ? et n’est-il pas clair comme le jour que, si c’était réellement un esprit qui fût présent, il ne serait pas content du procédé employé et protesterait avec l’avant-dernière énergie ?

Quoi qu’il en soit, maintenant, je le répète, la séance manquait d’intérêt. Tous les phénomènes qui peuvent se produire dans et au moyen d’une table avaient été présentés à l’assistance. Chacun avait pu en suivre les péripéties ; elles étaient, au demeurant, celles que tout le monde connaissait et auxquelles tout le monde peut assister.

Et ici, il me faut ouvrir une courte parenthèse, pour signaler en peu de mots la banalité de tous ces phénomènes soi-disant produits par des esprits, alors que ces derniers pourraient faire et font en effet des choses extrêmement curieuses et inattendues, comme nous allons le voir, quand ils sont évoqués d’une façon spéciale aussi, et en parfaite connaissance de cause. Vous remarquerez que les soi-disant spirites, n’inventent jamais rien et ne sont jamais des précurseurs ; ils se traînent en général à la suite de la science ou quelquefois de la cabale, mais dans l’ornière, s’essayant à reproduire, imitant, singeant les véritables phénomènes et les résultats des réelles expériences, mais dès que ceux-ci sont archi-connus, découverts par la science et entrés absolument dans le domaine public. Cette observation seule est leur condamnation. Les esprits soi-disant évoqués ne nous apparaissent donc jamais avec une originalité, un sens propre, quelque chose de personnel ; ils ne sont que de pâles reflets, comme des ombres chinoises qui résident dans l’esprit seul de ceux qui les simulent ou de ceux qui assistent plus ou moins frappés à cette simulation et à ces supercheries.

Mais, puisque je suis en train de faire le procès du pseudo-spiritisme appelé à la barre de la société allemande, à la réunion de laquelle je fais assister le lecteur, il me faut en continuer la description et montrer comment ce n’est pas le raisonnement et le sain jugement seuls qui font découvrir les honteuses jongleries de gens sans aveu, mais que la science nous fournit encore des moyens de contrôle d’une exactitude indéniable et d’une scrupuleuse rigueur.

Donc, nous étions là, le médium et moi, debout, en face de notre guéridon, maintenant immobile et pour cause, et nous attendions la fin du brouhaha des conversations qui de tous les côtés s’étaient engagées.

Le président sonna légèrement et obtint aussitôt le silence.

— Vous devez être, dit-il alors en s’adressant au médium, très fatigué et à bout de forces, n’est-ce pas, très distingué monsieur ?

Et il insistait, avec son sourire toujours finement béat, sur le mot « à bout de forces. »

L’autre comprit qu’il avait d’abord eu tort d’oublier la singerie à laquelle se livrent toujours les pseudo-médiums après leurs expériences : céphalalgie, brisure des membres, sentiment d’invincible lassitude, enfin passage des deux mains alternativement sur l’un et l’autre bras, mains que l’on secoue ensuite dans le vide, comme si on venait de racler le fluide dont les bras sont encore superficiellement chargés et comme si on le relançait dans l’espace. Cette manœuvre, à laquelle vous ne verrez jamais les pseudo-médiums manquer, ressemble à une sorte de coup d’étrille du fluide, que l’on a l’air de brosser ainsi que le poil dans le pansage du cheval.

Il comprit aussi que le moment était venu de s’éclipser instantanément pour laisser la docte assemblée discuter librement et se convaincre de la véracité des phénomènes produits et observés.

Au surplus, le président le fit reconduire auprès du jeune pseudo-médium, son collègue.

Le charlatan s’excuse et sans arrière-pensée, ne se doutant certes pas pourquoi on les avait fait venir, lui et son pareil ; il était à mille lieues de soupçonner que le but de la Germania était de les surprendre en flagrant délit d’imposture, eux qui depuis des années vivaient de ce métier à Berlin, sans que jamais, auprès de leurs nombreux clients, et par conséquent de leurs dupes, un doute se fût seulement élevé.

— Quant à vous, monsieur le docteur Bataille, dit le président…

En prononçant ces mots, sans finir la phrase, il se tournait vers moi d’un air interrogatif, comme s’il voulait m’offrir d’aller aussi me reposer, mais simplement par manière.

— Oh ! moi, l’interrompis-je, les esprits ne me fatiguent pas ; ainsi donc…

— J’entends bien, répliqua le président.

Je revins prendre place sur les gradins, où je m’assis cette fois auprès d’un jeune militaire, et je ne fus pas peu étonné, l’avant un moment bien examiné, de constater que c’était une femme. Je sus plus tard son nom ; c’était Mlle Dorothée Schultz, la fameuse grande-maîtresse des Mopses du Parfait Silence, une fine diplomate de la maçonnerie allemande ; dans les réunions spirites, elle va toujours ainsi travestie.

Les deux ou trois autres dames de l’assistance étaient, au contraire, dans leur costume normal, mais perdues parmi la foule. Du reste, le président ne fit aucune allusion à la présence de l’élément féminin.


« — Messieurs, commença alors le président, si vous voulez, non allons examiner sans tarder, les expériences de pseudo-spiritisme auxquelles vous venez d’assister, et d’abord, laissez-moi vous exposer les faits.

« J’avais tenu à convoquer ce soir, pour nous servir de sujets, des étrangers, des mercenaires, — c’est le mot exact, — que nous payons pour nous divertir simplement, ainsi qu’ils le croient. De la sorte nous n’avons ni amour-propre ni susceptibilité d’aucune espèce à. sauvegarder ou à respecter.


« Vous avez vu là, devant vous, opérer un de ces médiums comme il y en a tant à Berlin, qui jouissent d’un très grand crédit et gagnent relativement de l’argent ; en définitive, à mon avis, ainsi que j’espère vous le prouver en vous le faisant toucher du doigt, vous avez vu un simple escroc abusant de la crédulité publique ; mais aussi, et comme pour que la leçon fût complète, vis-à-vis de l’escroc, du jongleur, et ici je me permets de le regretter, était assis l’un des nôtres, le professeur Sundström, de Stockholm, un de ceux dont la parole fait autorité en ces matières ; il vous apparaîtra donc tout à l’heure combien il a été berné et combien l’imagination surexcitée peut amener un homme à un état des plus extraordinaires. Quant au troisième, M. le docteur Bataille, il a été neutre au point de vue du spiritisme, mais actif à un autre point de vue, n’est-ce pas ? fit-il en se tournant de mon côté. (Je m’inclinai en signe d’acquiescement.) Nous ne nous occuperons donc de lui que pour lui demander le concours de ses lumières et le résultat de ses impressions.

« Vous remarquerez, messieurs, que tout ici semblait combiné pour remplir les meilleures conditions d’authenticité et de véracité (et ici le président répéta la réflexion que j’ai faite au lecteur précédemment), à savoir : concours de trois individus, l’un ayant une notoriété pratique, le deuxième une notoriété scientifique et le troisième étant tout au moins un indifférent ; tous trois venus de trois points différents et ne se connaissant en aucune façon.

« Eh bien, ces conditions de sécurité si particulières et en apparence si probantes font que précisément vous venez d’assister à une jonglerie, très remarquablement d’ailleurs dirigée.

« Ce premier point posé, messieurs, il me reste à vous l’établir.

« On vous a dit que l’âme immortelle entrait en communications avec le corps périssable, au moyen d’un intermédiaire, le peresprit. Au moment de la mort, l’âme quitte aussitôt le corps et va où ?… Deux alternatives se posent, mais que je ne ferai qu’indiquer ; tous ici, nous savons à quoi nous en tenir sur ce point. Deux mots désignent ces alternatives, concrètent ces principes contraires : Adonaï ou Lucifer. Dieu ou le Diable, comme disent les bonnes gens dont l’obscurantisme obstrue encore le faible cerveau.

« Quant au corps, il se putréfie, cela est palpable, visible, et il retourne en les éléments primitifs, accidentellement réunis, dont il était la résultante provisoire et précaire.

« Dès lors, que devient l’intermédiaire ? le peresprit ?… Passez-moi le mot : s’il ne va ni au royaume de Lucifer ni au royaume d’Adonaï, il faut supposer qu’il reste « dans la lune », n’est-ce pas ? (Rires)

« Non, vous répondront les pseudo-spirites, mille fois non ; avec l’autorisation de l’Être Suprême (qu’ils n’expliquent pas), ce peresprit, ce fluide impondérable qui représente l’ex-corps, se promène à travers les espaces planétaires, parait, disparaît, se fluidifie, se vaporise, se volatilise, ou bien se concrète et s’épaissit. Malléable, en un mot, de mille façons diverses, il entre ainsi en communication possible avec le monde que ses deux coassociés de tout à l’heure, corps et âme, ont abandonné définitivement.

« Telle est, messieurs, tracée dans ses grandes lignes, bien entendu, la doctrine du prétendu spiritisme, telle est sa théorie d’ensemble. Ce spiritisme-là ajoute, toutefois, que pour entrer en communication avec les mortels le peresprit a besoin d’un intermédiaire, le prétendu médium, lequel à son tour a besoin d’intermédiaires ou d’instruments divers, tables, chapeaux, pipes ou autres balivernes, pour rendre sensibles, tangibles, les communications ou les impressions qu’il reçoit et dont il n’est en d’autres termes que l’interprète, le traducteur.

« Ainsi donc, peresprit, médium, guéridon, tels sont, si je ne me trompe, les trois termes de l’équation qu’il s’agit de résoudre pour arriver à dégager l’x du prétendu spiritisme.

« Essayons cette opération scientifique et mathématique.

« Le peresprit, d’abord.

« Je conçois jusqu’à un certain point qu’un catholique s’incline devant certains mystères que sa religion lui apprend, parce qu’il croit que là il y a révélation, tradition, et nous savons que même beaucoup de ceux qui ne croient pas sont obligés de baisser la tête, de courber le front et de se soumettre à des lois qu’un principe que je n’hésite pas à reconnaître éternellement très-haut et très-puissant a posées. Ce principe, nous le combattons comme essentiellement mauvais, barbare, injuste et funeste ; nous espérons, nous croyons qu’une victoire vengeresse, qu’un triomphe définitif du principe contraire et de ses légions de bons esprits le réduira à jamais à l’état inoffensif ; mais précisément parce que nous ne contredisons surtout nos adversaires que sur la question d’interprétation de la divinité, nous reconnaissons l’existence de tout un ordre de choses supérieures, surnaturelles, et, mieux même que nos adversaires, nous le constatons ; car, eux, ils croupissent dans la doctrine des révélations mensongères, car ils sont aveuglément embourbés dans l’immondice des traditions fausses, tandis que nous, qui basons notre jugement sur les faits indéniables, nous avons des preuves palpables, réelles et répétées, comme ils n’en ont certes pas !

« Quoiqu’il en soit, il existe en tout homme quelque chose qui lui fait sentir l’influence d’une intelligence, d’une force supérieure dont son âme émane et auprès de laquelle elle retournera après la mort.

« Ainsi donc, nous touchons du doigt la réalité de l’existence de l’âme passagèrement unie au corps ; nous croyons au second parce que nous le voyons, et à la première parce que d’instinct nous y croyons, parce qu’une raison suprême doublée d’un sentiment inné nous apprend son existence, parce qu’elle est une nécessité fondamentale de l’ordre de choses préétabli de toute éternité.

« En est-il de même du peresprit ? Tandis que l’âme se révèle d’elle-même à nous par les manifestations les plus grandioses qui se puissent concevoir, par les splendides facultés de l’intelligence humaine qui crée et enfante les merveilles des civilisations, tandis que cette âme a une fin causale nécessaire, la récompense ou le châtiment qui la sanctionnent tous deux, le peresprit, par contre, se présente à nous comme une chose hybride, une sorte de mannequin, éternellement ballotté entre l’âme et le corps dans l’infini du vide, sans sanction.

« En quoi donc y a-t-il besoin de ce peresprit ? où est sa raison d’être ? Je la cherche vainement, sans la trouver. Qui nous a dévoilé son existence ? Des gens quelconques, des hallucinés quelconques sans autorité, sans prestige, sans même l’ombre d’une tradition. Où est le Temple ou même l’Église qui l’a prêchée à ses fidèles ? où et quand un dieu en a-t-il parlé ? Lucifer ou seulement Adonaï ont-ils révélé quelque chose à cet égard ? Aussi haut que remonte la tradition humaine, il n’y a rien.

« Avons-nous eu, nous, nous qui recherchons avant tout la vérité, avons-nous eu quelque chose qui démontre ou nous fasse intimement ressentir la nécessité absolue de ce peresprit ? Non, rien encore ; alors, concluez.

« La preuve qu’il existe, répondra-t-on, ce sont ses manifestations.

« Belles manifestations, en vérité ! et je conseille bien d’en parler !… Alors que l’âme se révèle à moi par la musique, par la sculpture, par la poésie, par toutes les conceptions géniales de la pensée humaine, et par les créations qui en découlent, tandis que l’âme, invente, crée, prévoit, le peresprit, que fait-il ?… Il se manifeste à moi par des jongleries indignes, des coups ridiculement frappés dans un guéridon, des conversations à bâtons rompus qui me prouvent qu’il ne sait ni l’histoire ni même l’orthographe, ce qui est plus grave, avouez-le.

« Mon âme fuit le monde ; mais elle laisse, après son départ, des traces de son travail, de ses manifestations dont la civilisation tout entière, sciences et art, est faite.

« Que laisse le peresprit après lui ? Rien ; quelquefois un pied de table ou de chaise cassé, et un sentiment de lassitude dans les reins.

« Et alors que l’âme se manifeste et prend pour ses intermédiaires des génies dont les noms sont sur toutes vos bouches, des hommes dont le souvenir restera impérissable tant que l’humanité sera, le peresprit se manifeste par qui ? Messieurs, je vous le demande. Par les deux acolytes suspects que vous avez vus là. Voyons, tout cela tient-il debout ?

« Je viens, messieurs, de vous démontrer, je crois, autant que humainement cela peut se faire, que le peresprit n’existe pas, que cette hallucination enfantée par des cerveaux malades, par des individus sans aucune notoriété, est un moyen de mystifications, inspirées le plus souvent par l’escroquerie devenue professionnelle. Encore une fois, permettez-moi de vous le rappeler, tout à l’heure je vous ferai toucher du doigt cette vérité.

« Mais, raisonnons par l’absurde. Supposons un instant que réellement ce peresprit existe ; il nous faut en ce cas étudier ses interprètes d’abord, ses manifestations après.

« Les interprètes ? Avez-vous quelquefois examiné un médium du prétendu spiritisme ?

« Qu’est-ce que c’est qu’un de ces médiums-là ?

« Vous en avez eu, messieurs, il n’y a qu’un instant encore, deux échantillons devant les yeux. L’un professionnel, l’autre scientifique.

« Le professionnel, vous le connaissez tous, ce Wilhelm Mannteufel dont le nom aurait presque une signification et qui jouit d’une certaine réputation à Berlin. Celui-là, sait-il quelque chose ? Évidemment non ; c’est un prestidigitateur forain quelconque, qui se sert de ses jongleries de tables tournantes pour en imposer aux bons nigauds. Une certaine mise en scène, en son domicile tapissé de hiboux, de signes cabalistiques, et où une tête de mort se détache en entrant, bien en vue, l’habitat en un mot sous la soupente d’un toit, — tels les antres entre ciel et terre des cabalistes de l’époque, — tout cet ensemble impressionne l’arrivant, celui qui vient pour le consulter, et qui déjà, remarquez-le, doit être un faible d’esprit, un minus habens, pour en arriver à consulter un oracle de cet acabit. Joignez à cela une habileté incontestable, — vous en avez eu la preuve tantôt, — à dissimuler certains mouvements, une sorte de ventriloquie musculaire, si je puis ainsi m’exprimer, due à la grande habitude, à l’expérience qu’un long commerce et un fréquent exercice lui ont donnés ; et vous aurez la somme totale de son spiritisme, dans lequel l’esprit ou le peresprit ont bien peu de choses à voir. Ce spirite-là est tout bonnement un devin de foire, qui se sert des tables comme d’autres des cartes, de l’eau ou du marc de café ; plus habile seulement, car il ne lui suffit pas comme aux autres, de dire des sottises, il lui faut les accompagner d’une certaine adresse et de certaines manipulations.

« L’habitat et la spécialité vous montrent suffisamment l’homme et vous le dépeignent. Appartenant à la plus basse classe sociale, sans éducation, sans instruction, sans propreté, d’une culture intellectuelle au-dessous de tout niveau, il vit, exploitant la crédulité, la faiblesse et la bêtise humaines et surtout cette croyance indéracinable à l’au-delà, qui se traduit chez la majorité par les pires superstitions et les momeries les plus grotesques, dès l’instant qu’ils sont adeptes d’une religion fausse.

« Et l’on voudrait, messieurs, que si le peresprit existait réellement, si véritablement il avait, interprète de l’âme disparue et remontée à ses sources, le pouvoir de correspondre avec nous, l’on voudrait, dis-je, qu’il se servit d’un interprète de cette nature ? Croyez-vous que notre grand Frédéric eût consenti, à quelque prix que ce fût, à se servir des mains malpropres de ce Wilhelm Mannteuffel ?… Allons donc !

« Poser cette question, c’est la résoudre. Avec moi, votre conviction penchera vers la négative, et nous serons dans le vrai.

« En ce cas donc tout au moins, et en ce qui concerne notre homme, le peresprit ou n’existe pas, ou, s’il existe, ce n’est pas lui qui s’est manifesté tout à l’heure, et d’une façon ou de l’autre l’homme a prétendu nous en imposer.

« Mais il est, parmi ceux qui s’adonnent au pseudo-spiritisme, une catégorie plus élevée, très élevée même, dois-je dire, dans la classification intellectuelle et sociale, et j’ajoute : malheureusement.

« Si, avec la bonne femme, qui vient consulter un oracle forain et qui regarde sans voir, il est facile de réussir par la supercherie, s’il est possible de lui faire prendre des vessies pour des lanternes, et si elle est incapable de discerner le vrai du faux, il ne devrait plus en être de même quand on s’adresse à la catégorie d’hommes éminents et savants, à laquelle appartient notre distingué collègue le professeur Hans Sundström, de Stockholm.

« Comment ceux-là en sont-ils venus, avec l’élévation de leur culture intellectuelle, à s’occuper de ce spiritisme-là et à y croire surtout ? Voilà qui déconcerte un instant l’esprit. Il est toutefois possible de se l’expliquer. Essayons de le faire, si vous voulez bien.

« Sundström est anatomiquement, physiquement, physiologiquement et psychiquement, prédisposé à cela. Regardez-le, et vous aurez sous les yeux le modèle parfait du spirite fatalement voué à l’erreur, du pseudo-médium croyant sincèrement et obtenant, j’ajoute à votre grand étonnement, des résultats sincères, je ne dis pas, mais… entendons-nous.

« Sundström est avant tout un névropathe, dans toute la force du terme et dans toute sa constitution. Grand et maigre, osseux, avec un crâne développé outre mesure, au front proéminent, déprimé aux tempes, sous de rares cheveux ; au-dessus des pommettes saillantes, brillent deux yeux enfoncés dans l’orbite, profondément. Les rides précoces, la calvitie, vieillissent prématurément cette face agitée de tics convulsifs, où le risorius de Santorini, l’élévateur des paupières et le buccinateur se contractent spasmodiquement tour à tour, alternativement ou ensemble, dans d’indicibles grimaces qui témoignent surabondamment du mauvais état du système nerveux qui les anime ; lésions localisées centrales, ou perturbations réflexes d’origine périphérique, il est hors de toute contestation possible que le système nerveux n’est pas indemne chez lui. Il n’y a pas jusqu’aux mouvements anormaux, aux froncements de la peau du crâne et des oreilles, vestiges de l’état animal antérieur, atavisme animal, qui ne vous le prouvent. Examinez maintenant ses mains, longues, sèches et crochues, aux ongles recourbés et bleuis comme des extrémités où la nutrition se fait mal, et avec cela cette chaleur de la peau, constatable au simple serrement de main ; remarquez encore cet état subfébrile constant, ces rougeurs alternées avec des pâleurs, ces injections de toute une oreille, l’autre restant pâle et comme anémique ; tout chez cet homme, en un mot, atteste, démontre jusqu’à l’évidence que vaso-moteurs, comme cèrébro-spinaux, grand sympathique comme central, tout son système nerveux est altéré et fonctionne anormalement.

« Sans le vouloir, messieurs, et en vous dépeignant un homme, je viens de vous faire le portrait du pseudo-médium sincère, du pseudo-spirite pratiquant à la fois avec science et fanatisme convaincu, et qui est anatomiquement désigné pour arriver là.

« En l’état, messieurs, il est donc bien certain, et vous me l’accorderez, que l’intelligence de cet homme ainsi constitué, alors qu’elle se sert du cerveau c’est-à-dire du système nerveux altéré, doit être, elle aussi, altérée en certains points. Il est difficile de jouer juste sur un piano faux.

« De même, cependant, que les troubles vitaux que je viens de vous signaler dans la sphère de la vie animale sont absolument compatibles avec une vie, une existence, une santé, dans lesquelles rien, en apparence tout au moins, ne semble troublé aux yeux de l’observateur superficiel, de même que le névropathe paraît en excellente santé, de même dans la sphère intellectuelle l’intelligence paraît chez lui absolument nette et lucide.

« Pourtant, il n’en est rien.

« Il se passe, en effet, chez lui, dans le domaine intellectuel, en dehors bien entendu du cours normal des choses, des phénomènes en deçà ou en delà des manies, monomanies seules ou associées, qui font de cette intelligence une déséquilibrée, alors même qu’il y paraît le moins.

« Primesautier, vivace, et profond d’une intelligence hors ligne, aussi en certains points très apparents le névropathe apparaît par d’autres côtés plein de trous, de lacunes. Une assimilation rapide, brillante, mais incomplète, lui fait digérer stomacalement des choses improbables et impossibles au vulgaire, comme elle lui fait digérer aussi, intellectuellement, des choses improbables et impossibles au vulgaire. Quant à lui, inconscient de son état, il trouve cela tout naturel.

« Le névropathe à tendances ordurières se complaira dans l’ordure, et le névropathe à monomanies d’ordre plus élevé tombera ou versera dans le prétendu spiritisme. Dès lors, sa volonté aura sombré ; il fera abnégation de son libre arbitre ; il est perdu, s’il n’a pas la force de caractère nécessaire pour réagir vigoureusement, ou s’il n’a rien au-dessus à quoi il croie pour le retenir. Sundström, professeur de sciences exactes, laborieux comme tel, mais en outre spirite inintelligent, doit être, au point de vue de la divinité, d’une incrédulité complète ; car il ne faut pas oublier qu’il est des spirites athées, et qu’on en trouve surtout parmi les mathématiciens.

« Imaginez un névropathe que le hasard des études ou celui des choses ait porté à des rêvasseries, un homme désillusionné par les incidents de la vie ou qui a subi des revers, aussitôt il cherchera une dérivation, tombera dans un des trous de son cerveau, et ne s’en relèvera plus. C’est un pseudo-médium-né.

« Et tout de suite aussi, et c’est là surtout ce qui est remarquable, son anatomie, son cerveau, ses muscles, ses nerfs, tout va lui servir, tout va contribuer à le tromper et le maintenir dans son erreur.

« Le jugement sombre dans le trou ; il va tout voir faux et s’halluciner de lui-même ; c’est de lui-même aussi que partira l’hallucination.

« Vous avez pu remarquer tout à l’heure Sundström. Tandis que Wilhelm Manuteuffel commettait la supercherie dans un but malhonnête et que le docteur Bataille s’amusait, Sundström, lui tout entier à l’œuvre entreprise, s’y consacrait tout entier.

« Vous avez remarqué cette contention cérébrale et nerveuse extrême, cette concentration de tout l’être sur un point ? Plus rien n’existait pour lui, entièrement obnubilé, plus aveugle que la vieille femme crédule dont je vous parlais il y a un instant. On aurait pu se livrer devant loi aux jongleries les plus improbables ; nul doute qu’il n’y eût ajouté la foi la plus absolue. En définitive, il s’est hypnotisé lui-même d’énervement et de fatigue, et la détente a eu lieu ; vous avez assisté à la crise finale.

« Tout cela s’est passé dans le trou de son cerveau et grâce à ce trou.

« Qui fera croire demain à cet homme que toute la séance d’aujourd’hui n’a été qu’une mystification ? Qui lui montrera comme imaginaires les faits auxquels il a assisté et dont il garde le souvenir, ne fût-ce que dans ses reins brisés et dans la fatigue, le surmènement qui l’accable ?

« Cet homme-là, je vous le demande, n’était-il pas né pour être médium du pseudo-spiritisme ? Vous avez été témoins de ce qui s’est passé pour lui et en lui ; et, je vous le demande aussi, de bonne foi, pouvez vous admettre un seul instant que le peresprit de Frédéric-le-Grand fût là réellement présent, pour le mettre en cet état, alors que mathématiquement, scientifiquement, vous avez assisté tout bonnement à une suggestion produite par la pensée fixe, dominante, et à toute l’évolution d’une crise d’hystéro-épilepsie témoignant de l’état du cerveau, état, je ne saurais trop y insister, absolument momentané et compatible avec les travaux ordinaires de la vie et une mesure intellectuelle des plus élevées et des plus raffinées.

« Qui s’y trompera ? Personne, sauf les gens de mauvaise foi et qui peuvent avoir des raisons de parti-pris de nier.

« Voilà pour Sundström.

« Reste maintenant le docteur Bataille. Celui-là est bien équilibré ; mais il n’a pas su rester indifférent. Il est là ; qu’il l’avoue, il s’est fait complice, et complice de qui ? du trompeur, de l’acrobate.

« Eh bien, ce faisant, il a fait comme beaucoup font, comme tous même ; il a vu quelqu’un à mystifier, une part à prendre dans une action théâtrale, amusante au demeurant ; et il s’est laissé aller, satisfait de la chose qu’il a prise comme une récréation d’un instant. (Et comme je souriais approbativement :) Vous voyez, messieurs, que j’ai touché fort juste.

« Eh bien, vous avez eu là, sous les yeux, une mappemonde du pseudo-spiritisme, un schéma des séances qui ont lieu tous les jours.

« Vous y trouverez, en général, réunis : 1° l’élément imposteur, celui qui doit profiter de la chose, c’est celui qui remue le guéridon ; 2° l’élément croyant sincèrement honnête, qui facilite les manœuvres de l’imposteur, mais inconsciemment, par le jeu même qu’il ne soupçonne pas, par des contractures involontaires de ses muscles (ce que nous allons expérimenter scientifiquement dans un instant) ; et 3° l’élément joyeux ou farceur, qui pousse à la petite comédie, histoire de se divertir un peu.

« Or, qui croirait que ces éléments disparates donnent les résultats les plus probants en apparence et les plus parfaits ? qui croirait que, simultanément, chez des gens qui se connaissent à peine, une connivence inattendue s’est établie, d’où bénéficiera l’imposteur et d’où ressortira une conviction de plus pour le croyant, pour l’halluciné ?

« Et cependant cela est. Vous venez d’en avoir la preuve. Mettez trois croyants, même névropathes, en présence d’un guéridon : il faudra longtemps pour obtenir des phénomènes, lesquels seront forcément incohérents et n’aboutiront à rien, parce qu’il faudra le temps et la contention pour qu’ils arrivent à l’hypnose et à la contracture, ensuite parce que, rien ne les guidant, ils vacilleront en désordre au gré de leur esprit obnubilé, hypnotisé ; la séance de spiritisme dans ces conditions ratera ou sera mauvaise. Par contre, introduisez dans le cercle, dans la chaîne, un farceur ou un imposteur ; ceux-ci, ayant toute leur présence d’esprit, règleront la marche des choses paraissant surnaturelles, se servant des autres comme instruments inconscients ; et, dès lors, les réponses se feront, manquant peut-être d’orthographe et d’histoire, mais calmes et cohérentes ; la séance de pseudo-spiritisme aura été des plus profitables, les esprits paraîtront s’être manifestés avec vigueur et lucidité.

« Je viens, messieurs, de vous résoudre l’équation spirite en vous en expliquant les trois termes. Mais cela ne me suffit pas, et je veux maintenant vous fournir la preuve expérimentale de ce que j’ai avancé là.

« Tenez, messieurs, que l’un d’entre vous descende avec moi dans l’hémicycle et s’asseye avec moi devant le guéridon. Docteur Bataille, si vous voulez bien encore, nous allons répéter la petite scène de tantôt, mais scientifiquement et expérimentalement cette fois. Puis, nous referons l’expérience avec nos pseudo-médiums.

« Je tiens, en effet, messieurs, à vous faire toucher du doigt et à vous montrer, dis-je, expérimentalement et scientifiquement, la supercherie des prétendus spirites. Rien ne me sera plus facile que cela.

« Tout d’abord, reproduisons les phénomènes. Nous allons voir ce qui se passe pour le simulateur et comment il s’y prend ; puis, nous examinerons la part prise par le névropathe inconscient ; enfin, nous montrerons à l’œuvre le complice volontaire. »

Et ici, le président expliqua ce que le lecteur sait déjà et ce que je lui ai révélé chemin faisant.

« — Nous voici, dit-il, assis tous trois en triangle devant ce guéridon extrêmement léger, monté sur trois pieds, eux-mêmes sur des roues mobiles, et qui peuvent donc avec la plus grande facilité aller et venir sur un parquet lisse et ciré comme celui-ci. Remarquez la façon dont nous sommes ainsi : le docteur et mon assistant, carrément, chacun une main posée à plat sur le bois ; moi, un peu de travers et plus écarté qu’eux et a main à demi-fléchie sur la tranche. Voyez donc cette position : tandis que mes deux vis-à-vis restent neutres, une simple contraction, si légère soit-elle, des muscles de mon bras, le biceps seulement, et voilà un craquement dans le guéridon, deux craquements, trois craquements, un roulement même si je veux ; ce qui sera d’autant plus sensible lorsque j’opérerai avec un guéridon à moi connu, souvent employé, dont je connaîtrai pour ainsi dire les endroits craquants et qui sera de préférence en bois très sec, pitchpin surtout on acajou. »

Et, joignant l’exemple à la parole, le président frappa des coups et exécute des roulements à simuler presque un tambour.

Puis, il continua :

« — Suivez bien des yeux mon bras et ma main ; vous n’y apercevez rien, n’est-ce pas, de suspect ? mais vous allez voir tout de suite quelque chose qui va vous sauter aux yeux, dès que vous serez prévenus. Suivez bien ce qui se passe sur mes mains ; regardez-les un peu à contre-jour : eh bien, chaque fois que la table craquera, vous surprendrez un très léger mouvement fibrillaire, comme une onde qui passera sur le brillant de la peau tendue, et vous apercevrez ainsi trembloter imperceptiblement les tendons des extenseurs digitaux ; enfin, vous verrez la pulpe de l’extrémité de mes doigts s’aplatir avec un très léger déplacement.

« Ces caractéristiques vous paraîtront bien plus nettes encore, si ma main se trouve interposée entre une lumière et votre œil ; les jeux de lumière et d’ombre accentueront les petits déplacements que je vous indique.

« Que sera-ce alors si, au lieu d’opérer les bras dans les habits, j’opère les bras nus ? C’est alors que la contraction du biceps saillant vous crèvera les yeux à chaque roulement. Vous comprenez aussi pourquoi jamais un pseudo-spirite n’opère les bras nus.

« Et cela est anatomique et ne peut se supprimer ou se masquer. En vertu, en effet, de la solidarité des muscles, dès que l’un d’eux ou qu’une masse se contracte, la contraction se propage en onde du centre à la périphérie ou de la périphérie au centre, parce qu’il faut toujours un point d’appui au mouvement, c’est-à-dire à une force, pour entrer en action. Ce point d’appui, le muscle qui doit agir le prend sur un os ; mais comme celui-ci est mobile, il doit à son tour être maintenu immobile par d’autres muscles, lesquels doivent donc pour cela se contracter à leur tour. De là, la solidarité obligatoire dont vous constatez les effets.

« Vous m’avez compris ; tout à l’heure, d’ailleurs, nous allons expérimenter à l’aide d’appareils enregistreurs qui vous enlèveront tout doute.

« Voici donc en ce qui concerne les coups ou les roulements : une contraction musculaire, une simple pression, et tous ces phénomènes se produisent admirablement.

« Combien plus facilement encore ne vais-je pas maintenant produire les phénomènes de coups frappés avec les pieds de la table ?… Voyez comme ma main est bien disposée pour les produire : une légère, très légère poussée en avant, la table bute contre les mains de mes vis-à-vis et bascule, levant naturellement le pied de mon côté, surtout si j’ai en face de moi un intelligent plaisant, comme le docteur Bataille, qui me fasse bien à propos contre-poids et pèse de son côté légèrement en basculant.

« Vous remarquerez, messieurs, dans toutes les séances de pseudo-spiritisme auxquelles vous assisterez, que c’est, je ne dis pas généralement, mais toujours, le pied du côté du médium, c’est-à-dire du simulateur, qui se lève. Vous comprenez maintenant pourquoi : parce que toutes les conditions favorables à cela se produisent et se réunissent en ce cas. Et vous ne verrez jamais, au grand jamais, un des pieds du côté des vis-à-vis se soulever, à moins que le simulateur ne soit beaucoup et beaucoup plus fort que ses vis-à-vis, ce qui arrive uniquement et par exception dans quelques sociétés où l’on se sert comme pseudo-médiums de gaillards robustes et solides, d’anciens militaires, pour lesquels soulever par contre-poids un guéridon sur lequel deux mains reposent n’est rien ; et encore, en ce cas unique, le guéridon sera à pivot central avec trois petits pieds seulement au bas ; le déplacement alors est facile par simple appui, le bord de la table formant levier. Quelle que soit la force du médium, le phénomène ne se produira donc jamais, à de très rares exceptions près, lorsque le guéridon aura ses trois pieds distincts partant des côtés mêmes et près des bords du plateau. »

Et, tout en nous donnant les explications qui précèdent, le président soulevait le guéridon et frappait des coups avec les pieds.

Après quoi, il reprit :

« — Vous venez de comprendre, messieurs, quelles sont les qualités que doit avoir un guéridon dans toute représentation pseudo-spirite, quel est son rôle, quel est enfin le rôle du soi-disant médium et celui de l’aimable farceur indifférent.

« Eh bien, laissez-moi vous ajouter que, dans de telles conditions, tout marche en général sur des roulettes, c’est bien le cas de le dire. Les plus remarquables séances sont toujours celles qui ont lieu, en présence d’imbéciles, entre complices, coquins ou indifférents. Alors, les prétendues manifestations marchent avec ensemble, les coups, roulements, demandes, réponses, etc., etc. ; tout cela est net, bien frappé, bien tranché. Le simulateur et le plaisant qui aime à mystifier, qui est content et fier de poser un instant pour la galerie et de berner toute une société, s’entendent alors admirablement. Rien ne manque, à la profonde admiration des bons gogos.

« — Quelle merveilleuse soirée ! disent-ils en s’en allant ; quel médium ! et comme les esprits étaient ce soir favorablement disposés ! »

« Mais, hélas ! il n’en est plus de même lorsqu’un convaincu ou qu’un névropathe se mêle de la chose, et cet homme est un fléau que les pseudo-médiums craignent cent mille fois plus que les malins, dont nous allons avoir à nous occuper aussi.

« Vous avez vu tout à l’heure ce qui s’est passé pour notre collègue le professeur Hans Sundström. À son insu, il a été pris d’une crise, d’une tétanie d’abord, puis de convulsions rythmiques de tout son système nerveux généralisées, mais qui pendant un temps se sont localisées aux muscles extenseurs de la région dorsale des avant-bras.

« Dans ces cas, vous comprenez, n’est-ce pas, messieurs, que le guéridon craque et remue, admirablement ; mais avec quelle incohérence alors aussi ? Plus rien n’est réglé, les coups succèdent aux roulements, et ceux-ci s’entremêlent avec les levées alternatives de pieds. Bonsoir, dans ce cas, la séance ; elle est irrémédiablement perdue.

« — Les esprits sont mal disposés ce soir, dira-t-on à la ronde ; ou bien : nous avons affaire à des esprits loustics ou incohérents qui veulent s’amuser. »

« Le fin mot est que le névropathe inconscient en état de crise remue et contracte ses muscles aux hasards de la période, ne peut se maîtriser, encore moins être maîtrisé, et produit par conséquent cette cacophonie.

« Quant au malin qui quelquefois se glisse à un guéridon pour contrôler ou vérifier, celui-là est vite accusé d’incrédulité, traité d’adversaire des esprits, et, par conséquent de personnage hostile, en présence de qui les esprits refuseront de se manifester ; on le congédiera sans façon.

« Vous connaissez, en effet, la recommandation expresse des pseudo-médiums ; il faut la croyance absolue de tous les acteurs pour la réussite de la pièce ; le moindre sceptique peut tout faire avorter. Aussi, dès que le pseudo-médium s’aperçoit que quelqu’un de sceptique ou qui veut faire le malin s’est glissé dans la chaîne, il le dénonce à haute voix et le fait expulser sans autre forme de procès, et avec le parfait acquiescement des assistants qui seraient navrés que ce monsieur fît manquer la séance. Haro donc sur l’empêcheur de tourner en rond !

« Je viens de vous expliquer, messieurs, tout le mécanisme des tables tournantes, cette assise du pseudo-spiritisme moderne ; nous avons tour à tour passé en revue les différents termes du problème ; et, de l’observation nette et précise des faits, nous avons été amenés logiquement à conclure au dol et à la supercherie. Mais nous sommes aussi de ceux, messieurs, qui ne se payent pas de mots. Je vous ai promis de vous faire toucher du doigt la réalité expérimentale de ce que je vous avance ; il faut qu’elle soit bien et dûment enregistrée par des instruments d’une précision mathématique, d’une sensibilité exquise, et qui ne peuvent tromper. Après quoi, je vous offrirai un troisième moyen de contrôle, en faisant revenir nos pseudo-médiums, et cette dernière expérimentation ne vous laissera plus aucun doute, je le crois.

« Vous savez, messieurs, que toute contraction musculaire active, quelle qu’elle soit, s’accompagne de chaleur, d’électricité, et qui, surtout, puisqu’elle est une onde vibratoire, peut s’enregistrer avec une étonnante précision et une extrême facilité.

« Eh bien, voici des instruments qui vont nous permettre de surprendre le tricheur en flagrant délit, et qui, au moment même où il trichera, lui écriront, lui enregistreront sa honte derrière son dos.

« Voici tout d’abord une aiguille aimantée sur son pivot ; elle peut tourner sur un cadran divisé ; c’est un voltamètre qui va nous révéler l’électricité. Voici encore un thermomètre, qui permet d’enregistrer les plus petites élévations rapides et passagères de température. Voici, enfin, un myographe d’Helmotz, qui nous révélera les contractions musculaires actives et leur intensité.

« Expérimentons, pour commencer, sur nous-mêmes. Tout est prêt, comme vous voyez, et l’un de mes assistants n’a plus qu’à mettre les instruments en communication par des fils avec chacun de nous.

« Voilà qui est fait. Vous voyez, nous sommes immobiles ; aussi, aucune aiguille d’instrument ne remue.

« Maintenant je vais, moi, faire une légère contraction du biceps, là. Voyez tout de suite cet affolement. L’aiguille aimantée a tourné et s’est arrêtée à 70e ; le thermomètre s’élève d’un 10e de degré ; quant au myographe, voyez : au fur et à mesure que le rouleau couvert de noir de fumée tourne, l’aiguille monte et descend imperceptiblement, traçant avec sa pointe sur le noir de fumée, écrivant le tracé de ma contraction, si petite qu’elle ait été. Vous le constatez bien : je suis pris sur le fait, et ma supercherie est enregistrée. Je reviens au repos, et les instruments aussi. Si je veux donner une séance tout entière, les appareils continueront à marcher, et j’aurai écrit en même temps tous les exercices auxquels je me serai livré.

« Voilà, j’espère, qui est scientifique et mathématique ; et il ne nous reste plus qu’à appliquer ce contrôle infaillible à notre prétendu médium ou à nos pseudo-médiums, puisque nous en avons deux. Vous constaterez d’autant mieux les résultats. »


Le lecteur comprend aisément combien cette séance de Berlin fut intéressante et suggestive. Mais, en réalité, elle ne fut que la préface d’une autre, à laquelle il me fut donné d’assister également.

Je suis, cependant, obligé d’abréger. La rentrée des deux pseudo-médiums eut lieu ; on les fit asseoir, en les mettant cette fois en contact avec les appareils. Je laisse à penser la sarabande à. laquelle se livrèrent ces derniers ! et il fallait vraiment que ces soi-disant médiums, le célèbre Mannteuffel et son collègue, fussent de véritables ignorants, d’un calibre peu ordinaire, pour ne pas s’apercevoir, à mille indices qui auraient frappé les esprits les moins clairvoyants, que l’on se moquait d’eux. Mais non, ils étaient là, ravis, enchantés et comme les héros de la petite fête.

À la fin, le président les soumit à une épreuve des plus curieuses, quoique des plus simples, et que je vous recommande ; car elle est topique en l’espèce.

Il les pria tout simplement de retourner leurs mains, c’est-à-dire de les poser sur la table, le dos sur le bois et la paume en l’air.

Dès ce moment, il n’y eut plus de manifestations.

On comprend pourquoi. C’est un coup que les pseudo-médiums, même les plus manœuvres, c’est-à-dire les plus habitués à se servir de leurs mains, n’ont pas prévu, et auquel ils ne se sont pas encore exercés ou habitués.

On comprend, en effet, que si la paume de la main, concave, molle, a facilement des adhérences avec les objets sur lesquels elle se pose, fait aisément corps avec eux, en se moulant dessus, — toutes circonstances qui facilitent singulièrement les mouvements de totalité, d’ensemble, c’est-à-dire la production des phénomènes pseudo-spirites, — il n’en est plus de même lorsque le dos de la main, rond, convexe, lisse, avec ses phalanges, s’applique sur cette même table ; il ne peut évidemment que s’y poser, les doigts plus ou moins, non plus en contact avec le bois sur lequel ils peuvent agir, mais bien en l’air, s’agitant fatalement au moindre mouvement, à la moindre contraction, comme autant d’aiguilles de galvanomètres indiquant la supercherie. — Il en sera de même si, par un artifice quelconque, une tringle par exemple, une retenue quelconque, on peut faire que les mains du médium touchent simplement la table, mais sans pouvoir peser ni pousser soit en avant soit en arrière : les phénomènes s’arrêteront tout aussitôt.

Donc, plus de mains à plat, plus de phénomènes du pseudo-spiritisme des tables tournantes et parlantes. C’est ce qui s’appelle rompre les chiens (ou les ânes) en un tour de main.

La séance privée de la Germania était terminée.

Nos deux médiums s’en furent avec force salamalecs, pour se faire régler le montant de leur petite représentation.

Enfin, le président résuma rapidement les divers incidents, en rappelant : 1° que les théories du peresprit étaient de simples hallucinations d’imaginations en délire ; 2° que les phénomènes par lesquels on prétendait les prouver étaient de pures jongleries.

Il nous montra par une dernière expérience, et pour ne rien oublier, une illusion qui facilite la supercherie. Quand, en effet, deux individus sont assis devant un guéridon, et que l’un d’eux pousse avec la main et le bras, il fait nécessairement, dans ces mouvements actifs qu’il exécute, remuer cette main et ce bras ; mais, comme son vis-à-vis, le passif, est obligé de suivre les mouvements de la table sur laquelle il a la main, il remue, lui aussi, comme l’autre, la main et le bras ; de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’actif du passif, si l’on n’a pas en mémoire les indications citées plus haut.

Puis, le président conclut en nous faisant en peu de mots la critique des autres manifestations pseudo-spirites, photographies et autres fadaises.

Il était plus de minuit, à présent. Il semblait que tout fût fini. Aussi, c’était à qui enjamberait les banquettes ; chacun s’en allait : pourtant, quelques assistants, descendus au milieu du cirque, paraissaient moins pressés de partir ; ils causaient entre eux, et l’on eût dit qu’ils laissaient la foule s’écouler, pour ne quitter la salle à leur tour qu’après la cohue. Le président était parmi ceux-ci.

Je me disposai à aller lui présenter mes respects. Il me vit venir à lui, et, me prévenant, il s’avança à ma rencontre.

Bien qu’il n’y mit aucune affectation, je remarquai, dans un de ses mouvements, rapide comme l’éclair, le signe de reconnaissance palladique, et je m’empressai d’y répondre.

Sitôt que nous nous fûmes rejoints, un peu à l’écart, il me dit :

— Je m’en étais douté, vous êtes tout-à-fait un frère.

— Du Lotus de Charleston, répondis-je.

— De mieux en mieux… Enchanté mille fois, cher docteur !… Mon nom, alors, ne doit pas vous être inconnu, je pense.

Et le président de l’intéressante séance donnée par la Germania, à laquelle je venais d’assister, se nomma. C’était le frère Justus Hoffmann.

Si je le connaissais, de réputation palladique ?… Je crois bien !… Quel membre assidu des triangles n’a entendu parler de Justus Hoffmann, le grand-maître du Lotus Saint-Frédéric de Berlin, le zélé propagandiste du Palladium en Allemagne, le père d’Augusta Hoffmann, laquelle est la Sophia prussienne ?…

Nouvelle présentation, celle-ci complète, c’est-à-dire luciférienne ; et le frère Justus de me dire :

— Puisque vous êtes des nôtres, demeurez encore ; nous n’en avons, du reste, pas pour plus d’une heure… La réunion, à laquelle vous êtes venu, était une conférence avec expériences, donnée dans un but de propagande à un public d’ailleurs choisi, à des personnes que nous préparons graduellement à leur insu, en leur démontrant les mensonges du pseudo-spiritisme, mais en leur donnant à réfléchir, en leur promettant d’entrevoir qu’il y a autre chose que ces farces et ces jongleries… Après la séance de la Germania, nous avons, entre principaux membres des grands triangles berlinois, une autre séance, absolument fermée à qui n’est pas parfait initié. C’est pour cela que je vous prie de rester… Nous allons, maintenant, entre nous, passer à des œuvres de véritable spiritisme.

Il n’y avait plus dans la salle qu’une centaine de messieurs. Les rares dames de la conférence étaient parties, sauf la jeune fille travestie en militaire.

— Et mademoiselle votre fille ? demandai-je au grand-maître.

— Augusta ?… Elle est à Rome en ce moment.

  1. Les hôtels de 1er ordre de Berlin ont en général deux ou trois portiers qui se relèvent de jour et de nuit, de telle sorte qu’il y a toujours quelqu’un pour répondre. Le portier s’appelle portier, prononcer portir (long) ; et le erste-portier, premier portier, est un personnage en général de confiance et très important. Ce poste est très recherché.
  2. Pour des raisons que j’ai indiquées à la fin du chapitre XVI, le lecteur comprendra que je n’ai pas d’autre nom à faire figurer dans cet ouvrage.