Le Diable au XIXe siècle/XX

La bibliothèque libre.
Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 594-621).

CHAPITRE XX

Les Vocates Procédants.




Avant de raconter la séance secrète, qui se greffa sur la réunion simplement privée dont je viens de faire le récit, et maintenant qu’il est bien entendu et abondamment démontré que toute une partie du spiritisme, celle que les parfaits initiés appellent le spiritisme commercial ou pseudo-Spiritisme, n’est que jonglerie et dol, il me faut, pour que le lecteur comprenne bien et ait une juste notion de l’ensemble, lui montrer qu’à côté de cette foire, il existe un spiritisme spéculatif ou scientifique, le spiritisme que des professeurs célèbres et des savants distingués, appartenant à toutes les parties de la science officielle, ne dédaignent pas d’étudier dans ses manifestations, et qui, je dois le dire tout de suite, a une importance capitale.

Tandis que, en effet, nous venons de le voir, les esprits sont tout-à-fait étrangers à la production des phénomènes dans le pseudo-spiritisme, ici par contre, ils s’y intéressent et y prennent part.

En deux mots, pour dire toute la vérité, Lucifer dédaigne les acrobates. C’est à peine si d’intervalles à intervalles il vole dans ce milieu une âme trop penchée sur l’abîme, sachant bien au fond que les charlatans de cette espèce lui appartiennent déjà sûrement ; quant aux nigauds, égarés dans ces sociétés de jongleurs, il parait les négliger en général, attendant sans doute une meilleure occasion de les faire tomber tout autrement entre ses griffes. Mais aussi, dès que s’élève le niveau des gens se livrant à cette branche de l’occultisme, dès qu’il sent qu’il a affaire à des âmes intelligentes, instruites et capables de lui échapper, alors il se met en frais de coquetterie, il fait des avances, envoie quelques-uns de ses aides les plus directs accompagnés de leurs légions, et alors des manifestations se produisent, discrètes encore, mais surprenantes, qui déroutant l’esprit, font réfléchir le savant qu’elles frappent, et, par le matérialisme au moyen duquel il s’acharne à les expliquer, le mènent tout droit à l’enfer.

Voilà donc les deux premières divisions du spiritisme : 1° le pseudo-Spiritisme des charlatans et des jongleurs, spiritisme des tables tournantes, non inoffensif évidemment, puisqu’il habitue les gogos à des pratiques que l’Église condamne formellement ; 2° le spiritisme de ceux que l’on appelle les Vocates Procédants, c’est-à-dire (la traduction est caractéristique) ceux qui sont appelés et qui marchent vers… vers quoi ? on le devine ; essentiellement nocif, celui-là, car il cache, sous les dehors de l’expérimentation et de l’étude scientifique, l’irréligion la plus absolue, le mépris voulu et affiché des lois de l’Église. Ceux qui se livrent à ce spiritisme intermédiaire sont des appelés du diable, et demain la plupart seront des élus, car ils ne tarderont pas à comprendre ; le diable fera tout ce qu’il pourra, emploiera tous les moyens, toutes les embûches pour les avoir complètement à lui.

Ceux d’entre eux alors qui auront compris et qui n’auront abdiqué leur matérialisme que pour s’éloigner davantage de Dieu, ceux-là passeront au rang et sous la bannière des spirites lucifériens ou Vocates Élus. Inutile d’expliquer maintenant ces mots. À ce troisième degré, c’est le spiritisme des triangles palladiques qui commence. Alors, plus de pseudo-médiums, plus de tables tournantes, mais des évocations directes d’esprits mauvais, évocations faites par des gens sachant bien à qui ils font appel, mais ne reconnaissant pas Lucifer comme diable et au contraire le considérant comme Dieu-Bon, égal d’Adonaï.

C’est là le vrai spiritisme, le spiritisme luciférien manœuvrant avec ses médiums vrais, qui sont, — soit d’une manière intermittente, soit à l’état continuel et latent, comme nous aurons à le voir et à l’étudier, — des possédés volontaires, conscients de leur surnaturalisme diabolique, des extatiques de Satan, enfin.

Pseudo-Spirites, Vocates Procédants, Vocates Élus, telles sont, en résumé, les trois données du problème de cette branche de l’occultisme qui s’appelle le spiritisme et qui nous occupe en ce moment.

Nous avons étudié et démasqué les pseudo-Spirites à la lumière du raisonnement d’abord et de l’expérimentation ; il nous faut maintenant, procédant avec la même rigueur scientifique, étudier les Vocates Procédants.

Et justement, cela semble comme fait exprès. À l’heure où j’écris ces lignes, la science officielle mène précisément grand bruit autour d’une femme qui appartient, selon toute probabilité, à la catégorie des Vocates Procédants.

De quelque façon, en effet, qu’on considère ces phénomènes dont elle est la cause, qu’on les explique ou qu’on ne les explique pas, l’attrait qui s’en dégage, le bruit qui se fait autour de son nom, l’empressement que les gens mettent à courir après elle, puisqu’il est même question de la faire venir par souscription à Paris, tout cela prouve, avec bien d’autres motifs que nous allons exposer, que cette femme est, sinon une complice consciente, tout au moins un instrument entre les mains de Lucifer.

Il s’agit en l’espèce d’une paysanne napolitaine (voyez ici la coïncidence : Naples, un des grands directoires de la maçonnerie luciférienne). Cette paysanne de Naples s’appelle Eusapia Paladino.

Ceci est de notoriété publique. Il y a trois mois à peine, tous les grands journaux s’occupaient d’elle, sans compter les innombrables périodiques scientifiques, qui lui consacraient des études longues et détaillées.

Et ici, il faut s’incliner, il ne peut y avoir supercherie, les choses se sont faites en pleine lumière, et devant des gens de l’intelligence et de la bonne foi desquels il est impossible de douter un seul instant.

Eusapia Paladino est donc bien un des exemples les plus probants de Vocate Procédant que je puisse présenter à mes lecteurs.

Je reproduis ici tout simplement le compte-rendu paru dans le Figaro du 17 mars 1893 ; on voit que ce n’est pas vieux.

L’Éclair avait parlé aussi d’Eusapia Paladino bien auparavant et lui avait également consacré un long article.

Voici ce que dit le Figaro :

« Le docteur Charles Richet (fils), qui a passé récemment quelques semaines en Italie, vient d’en rapporter une intéressante nouvelle ; Eusapia Paladino, — l’Eusapia, comme on l’appelle communément de l’autre côté des Alpes, — a provoqué dans le monde savant italien une émotion si vive, qu’il n’est en ce moment bruit que d’elle et des extraordinaires phénomènes auxquels elle a donné lieu.

« On connaît trop la place que le docteur Richet a prise parmi nos physiologistes les plus hardis, pour que nous ayons à rappeler ses titres ; et, d’autre part, lorsque nous écrivons le nom d’Eusapia Paladino, les lecteurs du Figaro savent bien de qui nous entendons parler. Il n’y a pas très longtemps, le Masque de Fer leur présentait cette paysanne napolitaine, devenue le plus puissant des médiums actuellement réputés ; il leur disait en quelle estime la tiennent les spirites du monde entier et comment, — par une série d’expériences scientifiquement contrôlées qui convertirent le sceptique Lombroso, — les curieux faits produits grâce à elle furent rendus manifestes.

« En dépit de cette conversion significative, je n’aurais point songé à prendre au sérieux les affirmations de l’honorable docteur Richet, s’il ne s’était agi cette fois, non plus d’expériences faites par un seul homme ayant pu inconsciemment se prêter aux manœuvres d’une intrigante, mais bien d’observations faites en commun par une sorte de congrès composé d’hommes dont les noms et les titres sont des garanties.

« Qu’on en juge.

« Aux séances qu’Eusapia Paladino vient de donner, et dont les procès-verbaux ont été bel et bien paraphés par les personnes dont les noms suivent, assistaient :

« MM. Alexandre Aksakof, directeur du journal Psychiche Studien, à Leipzig, conseiller d’État de S. M. l’empereur de Russie ;

« César Lombroso, professeur à la faculté de médecine de Turin ;

« Giovanni Schiapparelli, directeur de l’Observatoire astronomique de Milan ;

« Carl du Prël, docteur en philosophie, de l’Université de Monaco, Bavière ;

« Angelo Brofierio, professeur de philosophie ;

« G.-B. Ermacora, docteur en physique à Milan ;

« Giuseppe Gerosa, professeur de physique à l’École supérieure d’agriculture de Portici ;

« Georges Finzi, docteur en physique ;

« Charles Richet, professeur à la Faculté de médecine de Paris, directeur de la Revue scientifique.

« C’est à Milan, chez le docteur en physique Finzi, qui habite rue Monte di Pietra, n° 11, que les expériences dont il s’agit ont été faites. Dix-sept séances ont été tenues entre neuf heures et minuit.

« Les observations recueillies portent sur trois sortes de phénomènes : 1° les phénomènes obtenus à la lumière ; 2° les phénomènes obtenus dans l’obscurité ; 3° les phénomènes ayant eu lieu jusqu’à présent dans l’obscurité, et qui, chez M. Finzi, ont été obtenus à la lumière, en vue du médium.

« Les phénomènes de la première catégorie n’ont rien que de très commun. Ce sont notamment le soulèvement latéral d’une table, au contact des mains du médium assis à l’un des côtés plus court de celle-ci ; le soulèvement complet de la table ; les variations de la pression exercée par le corps du médium assis sur une balance ; le mouvement de la table sans contact aucun ; les coups et les reproductions de sons dans la table.

« Ceux de la deuxième catégorie sont également connus. Y figurent : le transport sur la table de la personne du médium, avec la chaise sur laquelle il est assis ; les bruits de mains battues l’une contre l’autre ; les contacts produits par une main mystérieuse sur les habits des assistants et donnant à ces derniers le sentiment qu’ils sont touchés par une main chaude et vivante ; les visions d’une ou deux mains projetées sur un papier phosphorescent ou sur une fenêtre faiblement éclairée.

« Mais, si les faits appartenant à ces deux catégories se sont produits déjà, il n’en est pas du tout de même de ceux qui entrent dans la troisième catégorie. De l’aveu des savants qui en ont été les spectateurs, ces derniers phénomènes étaient restés jusqu’ici absolument inconnus, et c’est leur constatation par les savants dont je donnais les noms tout à l’heure qui a provoqué la grande émotion que l’on sait. On avouera qu’ils méritent de retenir pendant quelques instants l’attention des hommes d’étude.

« C’est M. Ercole Chiaïa, un homme de cinquante ans environ, riche, très distingué et uni à plusieurs familles fort estimées de Milan, qui a endormi Eusapia Paladino.

« Les expériences vulgaires faites, voici comment on a procédé en vue d’obtenir à la lumière, en vue du médium et dans des conditions de sincérité et de sécurité inaccoutumées, les phénomènes en question :

« Afin qu’une partie de la pièce où se trouvaient les assistants demeurât dans l’obscurité, cette pièce a tout d’abord été divisée par un rideau. Le médium a été ensuite assis au-devant du rideau, en face de l’ouverture faite à celui-ci, le dos placé dans la partie obscure, tandis que ses bras et ses mains, ainsi que son visage et ses pieds, restaient dans la partie éclairée de la chambre. Derrière le rideau on plaça une petite chaise, avec une sonnette, à la distance d’environ un demi-mètre du médium. Enfin, sur une autre chaise, plus loin, on posa un vase rempli d’argile humide, dont la surface était parfaitement lisse.

« Dans la partie illuminée, les assistants firent cercle autour de la table, laquelle fut placée devant le médium. Les mains du médium furent toujours tenues par celles de ses voisins, MM. Schiapparelli et Carl du Prël. La chambre, un moment éclairée par une bougie, le fut ensuite par une lanterne à verres rouges placée sur une seconde table.

« C’était la première fois qu’Eusapia Paladino était assujettie à de telles conditions.

« Et maintenant, — pour être plus exact, — qu’il me soit permis de citer le procès-verbal même au bas duquel M. le docteur Richet, M. Lombroso et les savants qui étaient avec eux ont apposé leur signature :

« Les phénomènes, dit ce document, se présentèrent tout de suite, même à la seule lumière de la bougie. Nous vîmes le rideau se gonfler sur nous, et les voisins du médium, ayant appuyé leurs mains sur l’étoffe, sentirent de la résistance ; la chaise de l’un d’eux fut tirée avec violence ; puis cinq coups furent battus contre le rideau, ce qui signifiait qu’on demandait plus de lumière ; alors, nous allumâmes la lanterne rouge, en y mettant un abat-jour ; mais, peu après, nous avons pu l’ôter, et même la lanterne fut mise sur notre table, devant le médium. Les plis de l’ouverture du rideau furent fixés aux angles de la table, et, selon le désir du médium, ils furent repliés sur sa tête et attachés dessus avec des épingles. Alors, sur la tête du médium, quelque chose commença à apparaître à plusieurs reprises. M. Aksakof, se levant, posa sa main dans l’ouverture du rideau, au-dessus de la tête du médium, et annonça tout de suite que des doigts la touchaient ; puis sa main fut saisie à travers le rideau ; enfin, il sentit que quelque chose lui était posé dans la main. C’était la petite chaise. Il la prit ; puis elle lui fut ôtée à nouveau, et elle tomba à terre ; tous les assistants, à tour de rôle, mirent aussi leurs mains dessus le rideau et sentirent un contact de mains. Dans le fond noir de l’ouverture même, sur la tête du médium, des feux, les mêmes, apparurent à plusieurs reprises.

« M. Schiapparelli fut touché avec force, à travers le rideau, sur le dos et au côté. Sa tête fut couverte par le rideau et attirée dans la partie obscure, pendant qu’avec sa main gauche il tenait toujours la main du médium et avec la droite celle de M. Finzi ; dans cette position, il se sentit touché par des doigts nus et chauds, et il vit des feux qui décrivaient des cercles dans l’air et qui illuminaient un peu la main et le corps qui le transportaient. Puis, il reprit sa place, et alors une main commença à apparaître dans l’ouverture, sans même se retirer subitement, et on la vit ainsi d’une manière plus distincte. Le médium, qui n’avait encore jamais vu cela, souleva la tête pour voir, et, tout de suite, la main vint lui toucher le visage. Carl du Prël, sans abandonner la main du médium, introduisit la tête dans l’ouverture, au-dessus de la tête du médium, et tout de suite il se sentit touché fortement sur diverses parties du corps et sur plusieurs doigts ; entre les deux têtes, la main se montra de nouveau.

» M. du Prël reprit sa place, et M. Aksakoff présenta un crayon dans l’ouverture ; ce crayon fut saisi, puis après lancé à travers l’ouverture, sur la table. Une fois, apparut un poing fermé sur la tête du médium. Il s’ouvrit lentement et nous fit voir la main ouverte avec les doigts séparés. Cette main apparut tant de fois et fut tellement touchée aussi par nous que le doute n’était pas possible. C’était vraiment une main humaine et vivante que l’on pouvait toucher.

« À la fin de la séance, M. du Prël nous annonça une empreinte dans l’argile ; effectivement, on vit la forme d’une main droite, et cela nous expliqua pourquoi ce morceau d’argile avait été lancé sur la table, à travers l’ouverture du rideau, sur la fin de la séance, preuve évidente que les assistants n’étaient pas hallucinés.

« Les faits se répétèrent plusieurs fois sous la même forme. Pour plus de sécurité, on lia à la main gauche du médium un cordon élastique qui lui enroulait séparément les doigts, ce qui permettait à tout instant de distinguer laquelle de ses mains tenait chacun de ses voisins.

« Les apparitions eurent lieu également sous le contrôle rigoureux et alerte de MM. Schiapparelli et Charles Richet. »

« De tous ces faits, que faut-il conclure ? Quand des observations semblables sont attestées par une réunion de personnalités comme celles dont on a lu les noms plus haut, n’y aurait-il pas quelque entêtement à les nier ou à les donner comme de simples mystifications ?…

« Je n’ai que peu de foi en le spiritisme. Cependant, il m’a semblé que les phénomènes mystérieux obtenus à l’aide d’Eusapia Paladino étaient assez curieux pour mériter un moment d’attention. Aussi n’ai-je pas été surpris d’apprendre qu’un certain nombre d’adeptes parisiens du spiritisme scientifique avaient ouvert entre eux une souscription pour faire venir ici le fameux médium.

« Sortira-t-il quelque chose d’instructif des expériences qui seront faites alors ? C’est ce que l’avenir nous dira. »

J’ai tenu à reproduire in-extenso, et sans en changer une ligne ni un mot, l’article du journal ; il est des plus instructifs et des plus suggestifs, comme on dit maintenant.

Voilà donc des faits absolument indéniables. Qu’en faut-il penser ? Y a-t-il quelqu’un qui veuille y voir, un instant seulement, l’action du peresprit d’Allan-Kardec ? Évidemment non. Poser cette question, c’est la résoudre.

Et comme cela donne bien raison à ce que j’avançais dans le chapitre précédent. Les pseudo-spirites n’inventent rien ; ils ne précèdent pas et ne procèdent pas non plus, mais se traînent, avec leurs tables tournantes, leur typtologie, leurs écrivasseries, dans le domaine du lieu commun rebattu, dans une sorte de scorie scientifique. Et cela seul les condamne et les suspecte d’imitation, partant de supercherie.

Ici, par contre, nous la trouvons d’une manière frappante, cette marque distinctive de l’intervention infernale. Des procédés tout à fait nouveaux, des faits et des phénomènes, que la science n’a encore ni observés ni partant enregistrés ; qui l’étonnant, parce qu’ils sortent du cadre ordinaire, parce que, disons le mot, ils côtoient le surnaturel. Qu’un coin ordurier seulement s’y montre maintenant, et, quant à moi, cela ne fera plus l’ombre d’un doute, l’esprit malin est là, et déjà j’en suis matériellement certain. Et puisque l’Église est muette dans son enseignement sur la question du peresprit, puisqu’elle ne le reconnaît pas, c’est qu’il n’existe pas.

L’ordure ne s’est pas jusqu’à présent produite, dans le cas d’Eusapia Paladino ; mais, depuis la relation du Figaro, les phénomènes se sont, paraît-il, encore mieux caractérisés, si cela est possible. La lanterne rouge est remplacée par la lumière ordinaire des lustres d’un salon, allumés d’un côté du rideau ; le rideau ne pend pas jusqu’à terre, et l’on peut circuler tout autour pendant la durée des expériences ; aux mains mystérieuses se sont ajoutés les bras, que l’on aperçoit très distinctement ; enfin, sitôt la disparition des mains et des bras en question, le bloc de terre glaise se projette de lui-même à travers l’ouverture pratiquée dans le rideau, et vient retomber contre le mur vis-à-vis, portant en creux l’empreinte profonde des deux mains inexplicables.


On peut circuler tout autour du rideau, pendant les expériences d’Eusapia Paladino, expériences des plus curieuses, où le surnaturel se manifeste, et qui ont été contrôlées par des notabilités du monde savant.

Qui donc produit ces phénomènes stupéfiants ? La conclusion est facile, elle s’impose.

Eusapia Paladino, si elle n’est pas encore une extatique luciférienne, n’est évidemment ni une hallucinée, ni une obsédée, ni une possédée ; et il faut absolument, maintenant que nous connaissons la catégorie des Vocates Procédants, c’est-à-dire de ceux qui sont appelés et qui vont vers, l’y ranger.

Instrument ou agent, Eusapia Paladino est aujourd’hui une luciférienne « en puissance » ; demain elle sera une extatique, et c’est par elle que l’esprit du mal amorce le matérialisme ; il se sert d’elle comme le pêcheur d’un appât. Goujons scientifiques ne manquent pas, on le sait, en ce siècle, qui, de gaité de cœur, s’iront faire dévorer par le brochet Satan.

En disant qu’Eusapia Paladino est médium Vocate Procédant (c’est le terme employé par les occultistes lucifériens), le lecteur entend bien que je ne dis pas qu’elle est palladiste, c’est-à-dire qu’elle appartient à la maçonnerie féminine palladique, qu’elle est par conséquent embrigadée et classée régulièrement au nombre des sectaires qui composent l’armée humaine de Lucifer sur cette terre. Peut-être cependant l’est-elle ; je n’en sais rien. Peut-être tout récemment s’est-elle fait initier, soit à Naples, soit à Charleston, et a-t-elle reçu la lumière de Maîtresse Templière ; cela est possible. Cependant, si cela était, comme Sophie Walder, comme la Ingersoll, elle aurait une autorité parmi les sectaires ; elle fréquenterait des triangles ; enfin, comme ces dernières et d’autres, elle serait extatique. Or, — comme nous le verrons plus tard, quand nous saurons ce qu’il faut entendre par l’extase diabolique et ce qui la différencie de la possession extatique ordinaire, — Eusapia ne l’est pas.

Et c’est là, précisément, la principale caractéristique des Vocates Procédants ; c’est d’être lucifériens sans être encore palladistes, mais d’avoir été remarqués, puis choisis par l’esprit des ténèbres, de procéder vers lui après avoir été appelés, et, dans cette voie de progression, d’entraîner les autres que la curiosité attire, et qui, tôt ou tard, eux aussi, tombent dans l’abîme de l’initiation et de la participation au Palladisme, révélé et observé, comme une religion.

Mais, puisque cette apparition toute récente, cette révélation, si je puis ainsi m’exprimer, d’Eusapia Paladino, m’a permis de citer au lecteur un exemple frappant, authentique par des savants connus, un exemple d’aujourd’hui et pas même d’hier, cette question si importante des Vocates Procédants éclaire d’un jour subit tous ces problèmes, insolubles et incompréhensibles au premier abord, du spiritisme et de ses manifestations ; aussi, le lecteur voudra bien me permettre de rétrograder de quelques pas et de lui donner une des clefs de ce mystérieux Orient, de cette Inde et de cette Chine dont je lui ai brusquement, au début de mon récit, dévoilé la monstrueuse et irréligieusement sanguinaire orgie.

Il m’y a suivi, je le sais, m’accordant une confiance qui m’honore et dont je suis fier : il m’a suivi, étonné, bouleversé, transporté tout à coup et de plainpied dans des horreurs insoupçonnées, et il a été ébranlé, ébloui, fantasmagorié, cherchant vainement de ces abominations une clef qui lui échappait.

Il doit cependant commencer à comprendre, à présent qu’il connaît l’existence du Palladisme et qu’il sait quel en est le véritable inspirateur, le vrai chef.

Voilà pourquoi l’Inde et la Chine fourmillent de jongleurs, d’escamoteurs, de bouddhistes ; voilà pourquoi le protestantisme anglais s’y installe et y prospère : c’est parce que tous ces états de corps ou d’âme, toutes ces professions ou toutes ces religions prétendues, ne sont en définitive que des milieux spéciaux où les Vocates Procédants germent, croissent et sont cultivés comme en serre chaude (car, je le répète, il n’en existe pas que dans le spiritisme), et les Vocates Procédants, dis-je, représentent le premier pas vers l’enfer qui appelle celui qui les fréquente. De là à l’abîme il n’y a qu’un pas, et ce pas est vite franchi, grâce au Palladisme qui veille avec ses mille yeux d’Argus.

En Orient, en effet, plus que partout ailleurs peut-être, le Palladisme est là qui guette constamment des proies nouvelles ; là il fleurit, là il est surtout nécessaire, indispensable au diable, parce que la aussi l’effort des missionnaires du Christ est plus grand. Aussi y est-il à son maximum d’intensité, à son maximum de culte, à son maximum aussi d’effets, de phénomènes.

Grossier, bas et sanguinaire, il répond en tous points aux aspirations de races que le catholicisme a entamées à peine et qui, sans lui, seraient totalement vouées au diable.

L’importance et la manifestation divine de l’utilité des missions catholiques ressort donc impérieusement de ce qui précède. C’était l’honneur et la gloire de la France chrétienne d’en avoir été, pendant des siècles, la protectrice officielle née : c’est aujourd’hui son opprobre de les délaisser, et c’est la marque que chez nous aussi le diable fait des progrès.

Ainsi donc, — et pour bien montrer l’unité d’action du diable, qui agit partout et toujours, et dans tous les ordres d’idées, de la même façon, — de même que chez les spirites européens et américains nous avons les trompeurs, les Vocates Procédants, enfin les Vocates Élus, de même, dans l’Inde, nous avons les jongleurs, les Vocates Procédants du fakirisme, comme à Galle et à Pondichéry, les Vocates Élus enfin, comme les lucifériens de Singapore et de Calcutta ; de même, en Chine, nous avons les bouddhistes simples, puis les thian-niu du Yu-Kiao, enfin les parfaits initiés de la San-Ho-Hoeï.

Partout donc, on le voit, même plan et unité d’action.

En Chine notamment, l’intermédiaire entre la jonglerie et le luciférianisme pur est des plus caractéristiques.

Le Yu-Kiao, — ce qui signifie : la Maison des Sages, — est le nom d’une secte spirite, fort répandue, qui n’a pour médiums que des jeunes filles, exclusivement, et dans laquelle on procède d’une façon curieuse.

Les membres de la secte reconnaissent à certains signes, qu’il serait trop long d’énumérer ici, qu’une jeune chinoise est « thian-niu » ; c’est ainsi qu’ils appellent cette espèce de médiums. Ce titre se traduit assez bien par fille du ciel. « Niu » signifie à la fois : jeune fille, vierge, vertu pure, les mains jointes, modeste, calme et réfléchissant.

Cette secte ne s’affiche pas au grand jour ; elle est secrète comme la San-Ho-Hoeï, mais ne se livre pas à des pratiques sanguinaires ; en outre, contrairement à la San-Ho-Hoeï, elle admet des femmes. D’autre part, dans le Yu-Kiao, le dieu Tcheun-Young n’est pas représenté sous la forme d’une idole demi-dragon demi-Baphomet, mais sous celle d’un magot d’aspect quelque peu vénérable, une sorte de vieux diable barbu.

Les familles qui possèdent une chien-nia installent dans la partie la plus retirée de leur maison une petite chapelle ; ces oratoires sont identiquement les mêmes partout.

Lorsqu’on désire faire opérer la thian-niu, celle-ci se rend dans l’oratoire où, devant l’idole du Tcheun-Young, brûlent alors de l’encens et d’autres parfums ; la thian-niu s’agenouille et prie, récitant certaines formules ; après quoi, elle se retire.

Les fidèles du Yu-Kiao entrent à leur tour, et, pendant un assez long temps, la tête de l’idole en bois s’anime, roule les yeux, ouvre la bouche et parle, répondant à toutes les questions qui lui sont posées.

Il n’y a aucune supercherie, et en voici la preuve ; l’interrogant pose la question, non pas à voix basse, mais tout-à-fait en lui-même ; il pense la phrase interrogative ; et l’idole répond à haute et intelligible voix.

Quand le Tcheun-Young ne veut plus répondre, l’urne aux parfums s’éteint brusquement toute seule.

Une thian-niu réputée, l’Eusapia-Paladino de la Chine, se nomme la Tsa-o. Elle habite d’ordinaire Hang-Kow, chez son grand-père, un vieux yu fort vénéré ; mais elle vient assez souvent à Kouang-Tchéou-Fou (Canton), où demeure son père qui y est comprador (fournisseur de navires), et où l’on peut se rendre immédiatement, lors de l’escale à Hong-Kong. C’est là que j’ai fait la connaissance de Mlle Tsa-o, à la suite d’un service que je rendis à l’auteur de ses jours, service au sujet duquel il me voua une gratitude éternelle.


La jeune Tsa-o, thian-niu (médium chinois), fille d’un comprador de Canton, représentée dans son oratoire du Yu-Kiao, se livrant à ses invocations devant l’idole du Tcheun-Youug ; d’après une photographie offerte par Mlle Tsa-o à l’auteur.

L’excellent papa de Mlle Tsa-o s’était même, à un moment, mis dans la tête de me donner la jeune fille-du-ciel en mariage. Il me pressa fort, je dois le dire, et j’eus toutes les peines du monde à lui faire comprendre que je désirais rester célibataire. Si j’avais épousé Mlle Tsa-o, elle cessait, et ce par le fait même du mariage, d’être thian-niu ; mais à cela le comprador se résignait, attendu que sa seconde fille était aussi thian-niu.

Le plus clair résultat de l’incident fut que j’assistai à d’importantes réunions de la célèbre société spirite chinoise, et que Mlle Tsa-o eut la gracieuseté de m’offrir son portrait, une photographie où elle est représentée dans son oratoire du Yu-Kiao, se livrant pieusement à ses invocations à l’adresse du vieux diable barbu. Je donne plus haut la reproduction très exacte de cette photographie (page 569).

À l’une des séances dont je viens de parler, je posai en moi-même cette question au Tcheun-Young :

— Vieux coquin de diable, toi qui prétends savoir l’avenir, dis-moi donc si j’épouserai mademoiselle Tsa-o ?

L’idole me regarda avec des yeux furibonds et me répondit à haute voix, en bon français :

— Elle n’est pas pour toi.

Et aussitôt l’urne aux parfums s’éteignit.

Le lecteur comprendra facilement que, même si le Tcheun-Young m’avait assuré que ce mariage projeté par le comprador de Canton s’accomplirait, il en serait advenu uniquement ce qui est arrivé ; car je ne suis certes pas homme à épouser une thian-niu.


Mais revenons à nos spirites européens ou américains de la 2e catégorie. Le cas d’Eusapia Paladino est loin d’être isolé, comme on va le voir ; et, quant à moi, c’est par centaines que je pourrais citer les exemples et les scènes de spiritisme de ce genre auxquelles j’ai assisté.

Pour ne pas fatiguer le lecteur, je n’en citerai qu’une ; mais elle est des plus concluantes. N’oublions pas qu’il s’agit de Vocates Procédants c’est-à-dire de gens adonnés au spiritisme, mais ne se doutant en aucune façon qu’ils ont affaire à des diables qui se mettent en frais de coquetterie pour eux, et qui, tôt ou tard, les mèneront droit au Palladisme, à Lucifer, c’est-à-dire à la damnation éternelle.

C’était à Montevideo, la capitale de la bande orientale de l’Uruguay. Le cargo-boat l’Ortégal, des Messageries maritimes, sur lequel j’étais alors, avait eu je ne sais plus quel retard. Bref, au lieu de partir, ainsi que c’est l’habitude, le soir pour Buenos-Ayres, afin de traverser l’estuaire de la Plata la nuit et d’arriver le matin à cette dernière ville, nous ne devions partir que le lendemain, à onze heures du matin. Question de marée aussi, paraît-il, autant qu’il m’en souvient, du moins.

Il faisait un temps superbe ; et bien que la distance à laquelle on mouille en rade de la ville soit encore assez considérable pour qu’il soit nécessaire de faire le service du bord à terre avec un petit vapeur, aussi bien quoique le temps devienne en ces parages assez vite mauvais, en quelques heures à peine, — de telle sorte qu’il est quelquefois extrêmement difficile, presque périlleux, de regagner le bord, — le baromètre était tellement haut et le temps si sûr, que j’eus l’autorisation de rester à terre le soir et de rentrer à bord le lendemain matin, si je voulais.

J’en profitai pour aller passer la soirée chez des passagères que j’avais eues à mon premier voyage dans ces régions, fait à bord de la Savoie, de la Société générale des Transports maritimes, paquebot commandé à cette époque par le capitaine Guiraud d’Agde, aujourd’hui commandant l’école des mousses et novices de la chambre de commerce de Marseille ; cette école est une ancienne corvette dont j’ai oublié le nom, mouillée vis-à-vis l’Hôtel-de-Ville, dans le vieux port.

Ces dames étaient la femme et les deux filles d’un des plus hauts fonctionnaires du gouvernement du général Latorre, lequel a été, on le sait, longtemps dictateur de la bande orientale de l’Uruguay. La famille se composait, en outre, de deux fils, dont l’un est mort, mais dont l’autre vit encore et que, par une coïncidence curieuse, je rencontrai plus tard à Shang-Haï, à l’administration des douanes chinoises ; il avait un emploi dans le bureau chargé de la direction et de la rédaction de Custum’s Report, cet admirable volume ou recueil annuel de statistique commerciale publié sous la direction et l’inspiration de sir William Hart, le célèbre directeur irlandais des douanes de l’empire du Milieu.

Les deux jeunes gens étaient alors en tournée d’instruction en Europe.

J’avais eu l’occasion, comme il s’en présente mille à bord pour le médecin, d’être utile et de soigner ces dames mes passagères ; comme cela se passe bien souvent, elles m’invitèrent avec insistance à dîner et me présentèrent à leur père et mari. Je fus de la maison tout de suite, on le comprend.

Le colonel X*** était le type de ce que l’on appelle là-bas le porténio, de même que ses filles étaient de leur côté des porténias dans toute l’acception la plus rigoureuse du mot.

On sait ce que l’on entend par là.

Dans toutes ces républiquettes de quatre sous de l’Amérique du Sud, la morgue espagnole fleurit dans toute son innocente et impudente candeur. Elles sont entièrement ou du moins elles étaient entièrement peuplées, lors de leur fondation et de leur découverte, par des étrangers, Espagnols, Castillans, Italiens, pour la plupart, que sais-je encore ? venus là de leurs pays, émigrés, gueux comme des rats, et qui peu à peu s’y sont implantés, y apportant l’industrie européenne qui transformait ces déserts en pays presque civilisés.

Naturellement, ces premiers occupants, devenus possesseurs du sol, y ont tous fait de grosses fortunes, et tel dont l’aïeul est arrivé là sans chemise occupe aujourd’hui les plus hautes situations dans l’État.

Mais ce n’est pas là ce qu’il y a de curieux ; et, au fond, il n’y a rien de déshonorant, bien au contraire, lorsqu’on est chez soi sans le sou, de tenter hardiment la fortune à ses risques et périls à l’étranger, et, lorsqu’on y est arrivé, c’est un titre de gloire, lorsque, bien entendu, les moyens employés ont été honnêtes et loyaux.

Eh bien, c’est précisément cette seconde partie qui présente une particularité bien curieuse à dire. Le fils et le petit-fils de cet étranger arrivé là nu et cru, au lieu de s’en glorifier, au lieu de saluer bas ses ancêtres, en disait : « Eh oui, c’est à force de probité et de travail que nos pères ont conquis ici droit de cité ; ce pays, ce sont eux qui l’ont en définitive fait ce qu’il est », rougissent et ont honte de cette origine étrangère ; enflés d’un sot et vain orgueil, ces espèces de rastaquouères, hybrides de toutes les races, se drapent avec fierté dans ce fait qu’ils sont, eux, nés dans le pays : hijo dal paiz, comme ils disent ; ils sont, eux, fils du pays, plus simplement portenios. Il faut les entendre prononcer ces mots dont ils ont plein la bouche, dressés, sur leurs ergots de petits bonshommes de coqs, à la peau noire ou jaune, jus de réglisse ; et quelle colère risible, quand on en sourit seulement !

Ah ! il ne fait pas bon, là-bas, ne pas s’incliner et ne pas prendre au sérieux ces pains d’épice ; car ils ont le poignet leste, et ils sont orgueilleux et hautains, comme d’ailleurs, sur notre boulevard parisien, ces rastaquouères aux chaînes étincelantes, aux doigts surchargés de bagues et qui portent beau jusqu’au jour où la police leur met la main au collet.

Mais là-bas, dame, ils sont chez eux, peuvent tout se permettre, et ont toutes les audaces. Leur sans-gêne est absolument inouï. Les formalités auxquelles ils soumettent nos bâtiments, les salamalecs qu’il faut leur faire est inimaginable. Dans toute cette région, de Bahia à Rosario, en passant par Pernambucco, Rio-de-Janeiro, du nord au sud, en un mot, il faut les saluer, les aduler, les prendre très au sérieux, et, par-dessus le marché, les nourrir.

À peine un bâtiment arrive-t-il, qu’il est aussitôt envahi sous prétexte de douanes, de police, de santé, de statistique, de port, que sais-je ? Une armée de sauterelles vous assiège, pour lesquelles il faut tenir table ouverte nuit et jour.

Puis, ce sont des vexations de toute nature, des allées et des venues, des visites en armes à bord (ce qui est absolument contraire au droit commun international) sous prétexte de contrebande, et qui finissent toujours par une tournée à la cambuse, dont la bande sort les poches et le gésier pleins.

Un bien joli monde, on le voit, que ces fils du pays, et le joli titre de gloire que d’être né là !

Mais qu’y faire ? Lorsqu’un bâtiment trop houspillé ou trop volé se plaint, le consul se bouche les oreilles ; et lorsqu’un commandant peu patient met une bonne fois pour toutes le pied au derrière de ces fils du pays, empanachés et morts de faim, et les flanque à la porte de son bord, ce sont alors des cris de putois qu’on écorche ou d’orfraie qu’on plume, des menaces, des saisies, des embargos, et il faut s’exécuter, payer la forte amende, le dommage-intérêt énorme, et ne rien dire encore ; car on a en face de soi, qui ? quoi ? une horde de rastas, et des villes où il n’y a rien à prendre ni à garder ; un semblant de gouvernement, et une ombre de pays.

Les Anglais ont voulu une fois (il s’agissait précisément de Montevideo) bombarder et occuper la ville ; mais ils ont dû y renoncer.

Immédiatement tout s’est arrêté : plus d’impôts, plus de douanes, plus de trafic. Alors, comme d’ailleurs Montevideo n’intéresse pas la route de l’Inde, les Anglais ont lâché prise, après avoir quelque peu tiré l’oreille aux rastas.

En un mot, ce qui fait la force de ces gens, c’est précisément leur faiblesse. Ils n’existent pas, ne sont rien ; et là où il n’y a rien, tout le monde perd ses droits, même les Anglais, ce qui n’est pas peu dire. Tout le monde… sauf messire Lucifer ; car, de l’exposé que je viens de faire, le lecteur a facilement compris combien il doit être là chez lui et combien un des sept grands directoires de la maçonnerie universelle était tout indiqué là.

Un dernier mot caractérise le portenio fils du pays et rougissant de son père : il en arrive à parler de ce dernier en des termes que la plume ne peut proprement écrire ; et, si son père vit encore, il le traite honteusement, avec les qualificatifs les plus grossiers, les plus orduriers.

Mais je reviens à mes gens, que cette digression nécessaire, indispensable, nous a fait négliger un instant.

Il me faut tout d’abord les présenter au lecteur.

Le colonel X*** un grand gaillard, bâti en manière d’hercule, aux biceps saillants, à la peau jaune, avec une tête microscopique sur ce corps de géant, grands pieds, grandes mains, grand, gros, fort et bête, voilà son portrait, en résumé ; n’oublions pas un nez épaté de nègre, au-dessus de deux énormes moustaches de rufian : la brute inintelligente et passive, l’homme des pronunciamentos, des coups de main.

Mme X***, une petite femme, boulotte, quarteronne d’origine, avec une tête de tzigane, paresseuse et gourmande ; avec cela, des prétentions littéraires et poétiques, quoique d’une ignorance crasse (elle ne savait pas écrire).

Puis, deux demoiselles, ravissantes d’extérieur toutes deux, malgré ou à cause peut-être de leur teint cuivré, de leurs grands yeux éclatants et langoureux ; ignorantes, elles aussi, comme des carpes, mais vaniteuses outre mesure, et d’une prétention qui dépassait toutes les bornes.

De religion, d’ailleurs, dans tout cela, point. Mais des superstitions à revendre : se méfiant du mauvais œil, croyant au corail comme antimaléficiateur, faisant les cornes au prêtre, etc., etc. En définitive, le nec-plus-ultra de la famille mal élevée, où règnent le désordre et la vanité.

L’argent roulait là, grand train, et sortait comme il entrait, facilement. La grosse situation du père lui permettait l’agio et les exactions et abus de pouvoir, qui sont la règle du gouvernement dans de tels pays ; aussi la principale occupation de la maison était le jeu, sous toutes ses formes, le théâtre, les déguisements, la danse, et enfin, dans les intervalles de cette jolie vie, des pratiques superstitieuses, des tirages de cartes, des marcs de café ; enfin, brochant sur le tout, des séances de spiritisme, sous les auspices d’un ancien sacristain[1] chassé pour vol et qui était pour l’instant la coqueluche des gens bien de Montevideo.

Ce soir-là, comme d’habitude après le souper, il vint un tas de bonnes gens pour passer la soirée : officiers de tous grades, fonctionnaires, dames et demoiselles, tout l’arsenal des soirées officielles dans le monde entier.

On avait joué, dansé, flirté beaucoup, et vers les une heure du matin, presque tout le monde s’en était allé. Nous restions quelques-uns seulement, groupés sur une sorte de balcon qui surplombait la façade de la maison.

Il faisait très chaud ; toutes les fenêtres étaient ouvertes ; on avait éteint les lampes, et par la baie du ciel que le balcon encadrait, on apercevait la mer, ou plutôt l’étendue du fleuve, aux vagues lentes et phosphorescentes sous le ciel noir, au centre duquel apparaissait et disparaissait tour à tour comme une gigantesque étoile, comme l’œil énorme d’un monstre, ouvert et clignant dans la nuit, la lumière intermittente du phare qui surmonte le Monte-Corre et domine la rade et la ville à l’entrée du port.

À intervalles réguliers, ce jet de lumière en cône pénétrait dans notre salle, illuminant un instant les murs et projetant sur leurs parois nos silhouettes fortement grandies ; puis, tout retombait dans l’ombre.

Les conversations étaient tombées ; chacun de nous, fatigué, se laissait aller à cette mollesse particulière de demi-sommeil, à laquelle on se livre volontiers comme une dernière jouissance avant de se lever et de s’en aller.

Je ne pensais certainement pas à Lucifer en ce moment ; je ne pensais même à rien du tout, assis à demi étendu, presque allongé sur un fauteuil, sorte de rocking-cher à bascule, dans lequel je me balançais légèrement, lorsque je sentis tout à coup deux battements très nets et très secs sur mon épaule (le lecteur sait ce que cela signifie) ; en même temps je me relevais brusquement, comme bien l’on pense, et j’entendis la voix de la plus jeune des demoiselles X*** s’élever dans le silence, qui disait :

— Tiens, voilà notre ami qui arrive ; qu’est-ce qu’il veut donc ce soir ?

La famille et les invités s’étaient, eux aussi, relevés à demi sur leurs chaises ; quelques-uns étaient debout.

En parcourant des yeux la demi-obscurité, mon regard s’arrêta sur l’ex-sacristain, qui de son côté me regardait aussi. Sans dire un mot, et, comme répondant à ma pensée, il me désigna du geste un endroit, en dehors même de l’appartement et bien en face de la grande fenêtre.

Au moment où il me faisait le geste et où je suivais la direction indiquée, le cône de lumière du phare pénétrait, nous éclairant tous. Nous étions douze par hasard, et, à ma grande stupéfaction, j’aperçus un treizième personnage flottant debout et immobile devant nous.

J’écarquillai mes yeux. Personne ne soufflait mot. Tout à coup, le cône de lumière s’éteignit, et le personnage disparut avec lui.

— Ah ! ah ! fit alors la voix rieuse de la plus jeune des demoiselles, ah ! ah ! voilà le docteur tout interloqué… C’est vrai qu’il ne connaît pas notre ami…

À ce moment, la lumière reparut, coupant net la parole à la jeune fille et apportant de nouveau avec elle la silhouette très nettement dessinée du personnage en question. Ah ! parbleu ! je le voyais bien : un adolescent de dix-huit à vingt ans, au visage imberbe, aux traits plutôt féminins que masculins ; je reconnaissais même sa tête pour l’avoir vue quelque part, mais où ? Je ne pouvais parvenir à mettre un nom sur cette physionomie.


En face de nous, dans l’ouverture de la large fenêtre, nous apercevions très distinctement un jeune homme, apporté pour ainsi dire vers nous par la lumière du phare.

Une nouvelle disparition du bonhomme permit à la jeune fille de continuer.

— Ah ! ah ! c’est notre bon ami, docteur ; il vient quand nous ne l’attendons pas, et nous ne savons ni pourquoi, ni comment ; mais nous parlons avec lui, et il nous est souvent très utile. Tenez, il n’y a pas huit jours…

Ici, le personnage reparaissait dans le jet de lumière ; parbleu ! mais je le reconnaissais de plus en plus, j’avais déjà vu cette tête-là quelque part ; pourtant, il me semblait que c’était sur un corps de femme…

L’apparition disparut avec l’instantanéité mathématique du phare, et la jeune fille de reprendre aussitôt :

— Tenez, il n’y a pas huit jours, il a fait retrouver à maman une bague de grand prix, qu’elle croyait perdue et qui était tombée simplement dans un coin obscur de sa garde-robe… Notre ami, se dépêcha-t-elle de continuer, parce qu’elle sentait que l’apparition allait revenir, notre ami a cette particularité, qu’il n’a pas d’ombre…

Elle avait à peine achevé ce dernier membre de phrase, que je revoyais le bonhomme, et, regardant alors le mur sur lequel le faisceau de lumière resplendissait vivement, je vis en effet nos ombres a tous parfaitement dessinées, qui debout, appuyés à un meuble, qui assis dans une chaise ou accroupis dans un fauteuil ; l’apparition seule n’en projetait pas sur le mur, et cependant elle paraissait formée d’un corps solide, nullement transparent, quoique flottant dans l’espace.

Comme je me levais, pour aller à elle afin de vérifier le fait, je regardai, concentrant mon attention et ma mémoire, et tout à coup un éclair me traversa l’esprit ; je ne pus retenir un cri :

— Saoundiroun !

La ressemblance était pour moi frappante ; c’était bien là, devant mes yeux, habillée en homme, la dévadase luciférienne de Calcutta, que j’avais vu disparaître, s’évaporer, au milieu du tourbillon de ses compagnes, sur la table ronde de granit rose, au sanctuaire de la Rose-Croix.

Il parait que j’avais eu tort de remuer et de chercher à atteindre le personnage mystérieux, car dès qu’il eut disparu :

— Maintenant il ne reviendra plus d’aujourd’hui, fit Lopez l’ex-sacristain ; notre ami ne veut jamais qu’on essaye de savoir qui il est, ni qu’on essaie de le toucher.

On comprend combien je regrettai ce mouvement un peu vif de curiosité. L’incident mit d’ailleurs fin à la soirée. On attendit pour la forme encore quelques projections lumineuses du phare ; mais rien ne parut plus au milieu de leurs rayons.

On me demanda ce que signifiait le cri bizarre que j’avais poussé.

— C’est un mot indien, répondis-je.

Mais personne n’insista. Quant à moi, j’étais fixé : un démon, dont je ne savais pas encore le nom, et que je revis plusieurs fois plus tard en d’autres circonstances, s’était évidemment produit pendant quelques années à Calcutta sous forme de dévadase, et, à un moment donné, avait jugé à propos de quitter cette forme et de disparaître de la façon que j’ai racontée plus haut ; maintenant, il se à d’autres maléfices, pour agripper les âmes de cette famille de portenios.

Les lampes furent rallumées, et chacun allait se retirer. La maman et les deux jeunes filles vinrent à moi, me menaçant amicalement du doigt :

— Ah ! docteur, docteur, disaient-elles, vous faites comme cela fuir nos meilleurs amis ; c’est mal ; tant pis pour vous, du reste, car vous auriez assisté à une séance des plus intéressantes…

Et, comme je manifestais mon étonnement :

— Parfaitement, parfaitement, reprirent-elles ; tenez, demandez à Lopez ; si vous saviez comme notre ami est doux, spirituel, gentil, aimable, et comme il nous rend une quantité considérable de services à ma sœur et à moi !… Quand il vient, nous causons quelquefois longtemps avec lui ; il nous répond par oui ou par non de la tête ; ou bien alors, quand maman et papa sont là, ainsi que le bon M. Lopez, nous nous mettons tous autour de ce guéridon que vous voyez dans le coin du salon ; tout le monde s’assied, pose les mains sur la table, mais nous laissons toujours une place vide, et toujours la même, entre ma sœur et moi ; notre ami n’en veut pas d’autre ; il vient s’asseoir sans mot dire, et le guéridon frappe des coups, écrit des phrases, cause avec nous et nous raconte un tas de choses qui se passent loin d’ici. C’est ainsi que nous avons des nouvelles de mes frères en voyage et que nous savons comment ils se portent… Et puis, souvent notre ami nous apporte des fleurs qui nous endorment et nous font rêver à des choses extraordinaires… Enfin, vous le voyez, docteur, c’est un véritable ami… Comment est-il venu chez nous ? nous n’en savons rien. Comme cela ; un soir, c’est ma sœur Juanita qui l’a aperçu la première, mais dans un rayon de lune, noir comme un charbon parmi la lumière d’argent blanc. Nous étions, comme ce soir, mais en famille ; il n’y avait que M. Lopez, et tout le monde sommeillait un peu dans l’obscurité, savourant la fraicheur de la nuit, lorsque tout à coup nous nous réveillâmes en sursaut en entendant Juanita pousser un cri de frayeur terrible… Elle était debout devant son fauteuil, les yeux hagards, le bras tendu vers la fenêtre. Nous regardâmes dans cette direction, et aussitôt ma gorge se serra et j’eus la chair de poule. J’allais crier aussi, lorsque papa, de sa grosse voix de militaire, nous rassura tous. « N’ayez pas peur, voyons, fit-il. M. Lopez et moi, nous connaissons le personnage ; c’est un bon esprit qui nous est envoyé par le Dieu-Bon ; vous savez bien que M. Lopez et moi sommes des médiums. » En effet, papa et M. Lopez s’amusaient depuis quelque temps à faire tourner des tables, comme tout Montevideo d’ailleurs ; mais il faut dire aussi qu’ils n’avaient encore rien obtenu comme manifestation. C’est à croire que ce soir-là, ils avaient mieux opéré… Depuis, le jeune homme est revenu souvent. Nous avons été longtemps, ma sœur et moi, à nous habituer à lui ; mais maintenant c’est fait, et nous n’en avons plus aucune frayeur ; il est, docteur, si bon !

Les deux sœurs m’avaient raconté toute cette histoire debout, s’interrompant mutuellement, et toutes à la joie, le teint animé. À présent, elles étaient là devant moi, la bouche ouverte, un doigt en l’air comme hésitant un instant… Puis :

— Oh ! mais il faut cependant vous dire, continua la cadette : il n’y a qu’une fois où notre ami s’est mis dans une très forte colère. Ce fut contre une de nos domestiques, une négresse. Il parait qu’elle avait voulu lui faire une grosse méchanceté, un jour qu’il traversait sa chambre ; bref, nous avons entendu des cris horribles, comme une lutte, puis plus rien… Nous n’avons plus revu la négresse, depuis. Papa nous a raconté qu’il l’avait renvoyée pour ne pas causer de peine à notre ami qui est si aimable… Puis, il y a des fois encore, lorsqu’on prononce devant lui le mot « Marie », il se met en colère et dit de gros vilains mots. Alors, papa nous fait sortir… Papa nous dit que cette Marie est une vilaine femme qui a fait à notre ami beaucoup de mal.

Nous en étions là de notre conversation, lorsque le colonel se leva et vint à moi en riant.

— Eh bien, docteur, que pensez-vous de tout cela ? dit-il ; et j’espère que mes deux petites folles vous ont bien suffisamment intrigué !… Vous savez, il ne faut pas prendre tout cela au pied absolu de la lettre ; il faut en prendre et en laisser. Mais, puisque vous venez, par le plus grand des hasards, d’assister à une véritable apparition d’esprit et que vous prenez intérêt à ces questions, soyez encore notre hôte, à votre retour de Buenos-Ayres dans quelques jours, et nous vous ferons assister à une de nos séances où vous verrez des manifestations spirites réellement curieuses… N’est-ce pas, Lopez ? fit-il en se tournant vers l’ancien sacristain ;

Celui-ci s’inclina en signe d’assentiment.

On pense que je ne me fis pas prier pour accepter l’invitation[2] et que je promis formellement de passer toute une journée à mon retour avec la famille X***, me réservant d’étudier sérieusement cette surprenante apparition dont j’avais été témoin et que je ne pouvais nier.

J’avais affaire, non à des spirites de la première catégorie, mais à une famille entière de Vocates Procédants, dont le chef était même bel et bien un Vocate Élu.

Après les salamalecs d’usage, je pris congé, réfléchissant profondément à ce que je venais de voir et d’entendre.

Une fois dans la rue, je marchai rapidement. Au bout d’un instant, il me sembla que quelqu’un me suivait. Je me retournai et ne vis personne ; je pressai le pas descendant une calle, tournant l’autre ; encore une fois, il me sembla entendre un pas, mais j’arrivais enfin aux appontements de bois sur lesquels la silhouette du douanier veillant se détachait sous la lanterne qui doucement se balançait au vent de la nuit. Je sifflai mes canotiers, embarquai dans le you-you, et un quart d’heure après j’étais à bord, où, après ma prière, je m’endormis comme un bienheureux, sans plus penser ni aux portenias ou aux hijos del paiz ni aux Vocates Procédants, ni même à Lucifer.

On n’en finirait pas, si l’on voulait donner des exemples de Vocates Procédants ; ils sont légion, et il y a parfois des gens, parmi ceux mêmes qui s’occupent d’un spiritisme qu’ils croient innocent, qui ont eu, à un moment donné, des phénomènes et des manifestations, d’un ordre surnaturel diabolique, sans peut-être se rendre bien compte de leur vrai caractère.

Après avoir relaté un fait dont j’ai été moi-même témoin, je veux cependant encore en citer quelques-uns qui ou bien sont de notoriété publique ou m’ont été racontés par des témoins aujourd’hui vivants.

C’est d’abord ceux qu’en 1853 rapportait l’abbé Huc, le célèbre missionnaire. Ce saint prêtre allait souvent à cette époque dans une famille où l’on faisait tourner des tables. Une jeune fille de dix-huit ans était médium, et l’esprit qui venait à son appel déclara s’appeler Dornon.

Cela se passa tout d’abord très innocemment en conversations par demandes et réponses ; puis, comme cela arrive toujours en pareille circonstance, on se livra à un autre genre d’exercices.

Dornon montra aux assistants des globes lumineux qui se promenaient dans la chambre et se posaient sur eux sans les brûler ; puis encore, Dornon s’empressa de rendre service au docteur Blondin, un des invités de ces réunions, qui s’occupait alors d’électricité et publiait un ouvrage sur ce sujet.

Dornon mit le docteur Blondin en rapport avec un de ses collègues, sous prétexte que lui n’était pas compétent en ces matières. Et, pendant que toute la famille et la société qui se livrait à ces exercices prétendus inoffensifs étaient enchantées d’avoir à leur disposition ce qu’ils croyaient être tout simplement des peresprits, les phénomènes changèrent brusquement de caractère.

D’un côté, un soir, le docteur Blondin, en rentrant chez lui, vit sa plume se dresser toute seule sur une feuille de papier sur lequel était barbouillé un hiéroglyphe (évidemment une signature de démon), tandis qu’une voix lui disait très distinctement à son oreille :

— Signe au-dessous de moi sur ce papier et je t’écrirai ton volume.


S’approchant de son lit, le docteur Blondin vit entre les rideaux se dresser une apparition hideuse qui lui dit :
— Signe au-dessous de moi sur ce papier, et je t’écrirai ton volume.

Tout libre-penseur et matérialiste qu’il était, le docteur fut épouvanté et refusa avec énergie ce qu’il comprenait bien être un pacte ; il se promenait fort anxieux dans sa chambre, lorsqu’en s’approchant de son lit il vit entre les rideaux se dresser une apparition hideuse, qui lui répéta la même phrase et disparut subitement.

Pendant quinze jours, cette scène se répéta tous les soirs. Le docteur n’y tint plus ; il alla se confesser et devint un chrétien convaincu.

Inutile de dire qu’à dater de son premier acte de contrition, toute apparition cessa.

Il n’en fut malheureusement pas de même de la jeune fille prétendue médium. Dornon était tout simplement un démon-incubé qui la convoitait, et elle subit toutes les conséquences épouvantables de sa légèreté et de celle de sa famille. Ce fut elle qui pays pour tous.

L’abbé Hue racontait encore que, tout impressionné de ce qu’il voyait là, il s’en fut une dernière fois rendre visite à cette famille, et qu’il trouva la mère et la fille, seules ce soir-là, et pleurant auprès du guéridon sur lequel était une lampe. À son entrée dans le salon, le guéridon eut un sursaut, puis sauta en l’air avec la lampe qui roula dans un coin et s’éteignit en se brisant en mille morceaux, tandis que des sifflements effroyables partaient de tous les coins du salon.

D’autres faits, qui ont à un moment défrayé à Paris et la cour et la ville, méritent aussi d’être brièvement rapportés.

C’était sous l’Empire, à l’époque, tout le monde s’en souvient, où l’impératrice eut la manie, singulière pour une espagnole chrétienne, de faire du spiritisme. Hume, le célèbre médium, fit un instant la pluie et le beau temps à la cour. À l’empereur, il faisait apparaître la main de son oncle Napoléon Ier ; à l’impératrice, les tables prédisaient l’avenir. Jusque-là, tout allait bien ; mais, là aussi, tout à coup les choses tournèrent au tragique.

Ce fut d’abord la comtesse de M***, femme d’un général et l’une des dames du palais, qui, un soir de séance, poussa un cri formidable, tomba de tout son long par terre, évanouie, faisant évanouir, l’impératrice de son côté. Quand la comtesse revint à elle, elle était inondée de sang, et l’on constata qu’elle avait sur le bras une énorme plaie produite par une griffe, dont elle avait, dit-elle, très bien senti l’égratignure. C’étaient la douleur et le saisissement qui avaient été cause de son évanouissement.


La comtesse de M*** poussa un cri formidable et s’évanouit ; elle avait sur le bras une plaie produite par une grille mystérieuse qui s’était profondément enfoncée dans les chairs et d’où le sang coulait.

La comtesse allait être mère. On comprend ce qui s’ensuivit de la formidable secousse ; un malheureux petit être de plus, innocent, allait peupler les limbes.

Puis, ce fut la duchesse de B***, attachée également à la personne de l’impératrice, qui, logée aux Tuileries elle aussi, se réveilla une nuit à la suite d’une séance de spiritisme, en poussant des cris affreux. Les femmes accoururent et virent les meubles de l’appartement danser. Il était deux heures du matin.

On pense la terreur et le brouhaha que cela fit au Palais. Les phénomènes ne s’arrêtèrent qu’à l’arrivée du père de Ravignan, qui prit sur lui de bénir aussitôt l’appartement. Comme bien on pense, l’impératrice mit un frein à sa fureur de spiritisme, et Hume fut congédié de la cour.

Sandeman, — pour parler d’un fait récent, — m’a raconté un incident à la fois bizarre et fantastique, dont il fut la cause, il y a de cela quatre ans à peine, au courant de l’hiver 1889-1890, à Londres.

Il assistait à une soirée assez intime chez milady W***, qui avait choisi ses invités exclusivement parmi des spirites, tous plus ou moins Vocates Procédants.

On fit d’abord tourner et parler une table, mais sans que personne la touchait ; il n’y avait donc aucune supercherie, et les assistants étaient bien tous réellement de vrais spirites.

Sans rien dire à personne, Sandeman, qui est, on le sait, Mage Élu, et qui a beaucoup d’initiative en matière d’expériences, résolut de tenter quelque chose d’inédit.

C’était un samedi, jour consacré à Moloch. Il ne prévint personne et se contenta de dire en lui-même sept fois le nom de l’Ante-Christ, qui est : Apollonius Zabah. Il récita ensuite, toujours dans son for intérieur, l’invocation à Moloch, en s’excusant humblement vis-à-vis de cet esprit du feu, de ne pas l’appeler avec tous les accessoires habituels, mais en le priant néanmoins d’apparaître à l’assistance et de ne faire aucune victime.

Personne ne se doutait de la manœuvre à laquelle se livrait Sandeman. Tout à coup, la table qu’on venait de faire tourner au commandement, sans la toucher, bondit au plafond, retomba sur le parquet, et là, subitement, se métamorphosa en hideux crocodile, — ailé.

Ce fut une panique générale, ou, pour mieux dire, tout le monde, sauf Sandeman, était pétrifié, cloué sur place. Mais la surprise fut au comble, quand on vit le crocodile se diriger vers le piano, l’ouvrir, et y jouer une mélodie, aux notes des plus étranges.

Et tandis qu’il pianotait, le crocodile ailé tournait vers la maîtresse de la maison des regards expressifs, qui, on le pense bien, mettaient celle-ci fort mal à l’aise.


Tout le monde, sauf Sandeman, était pétrifié, cloué sur place ; et, tandis qu’il pianotait, le crocodile ailé tournait vers la maîtresse de la maison des regards expressifs, qui, on le pense bien, mettaient celle-ci fort mal à l’aise.

Cependant, Moloch n’était pas dans un de ses jours de cruauté.

Le crocodile, enfin, disparut brusquement. La table était, ainsi qu’auparavant, au milieu du salon, mais chargée de bouteilles de gin, wisky, pale-ale et autres boissons offertes aux invités ; seulement, toutes les bouteilles avaient été vidées comme par enchantement et sans avoir été débouchées. L’assistance ne réclama pas, heureuse d’en être quitte à si bon compte.

Enfin, et pour en finir avec cette série de Vocates Procédants, je vais raconter ce qui m’a été dit, il y a quelques mois à peine, par un chanoine du diocèse de Paris, prêtre des plus éminents, dont les livres et la parole font autorité. On me permettra de taire son nom. M. le chanoine X*** est, en outre, un savant de premier ordre ; j’ai pu m’en assurer dans une conversation, de toute une après-dîner presque, qu’il a bien voulu avoir avec moi. Toutes les questions de science les plus arides et les plus élevées lui sont familières ; il connaît à fond le cerveau ; la moelle et toutes les manifestations nerveuses si étranges qui surprennent, à notre époque, l’homme qui les étudie, il les a observées, étudiées ex-professo.

Eh bien, lorsqu’un tel homme parle, armé du double flambeau de la religion, dont il est ministre, et de la science, dont il est l’adepte, il n’y a plus qu’à s’incliner.

Voici ce que me racontait M. le chanoine X*** :

« — J’ai, parmi les personnes auxquelles je m’intéresse d’une façon plus particulière, toute une famille composée du père, de la mère et de deux jeunes filles : ces deux dernières, honnêtes et bonnes, ayant fait une excellente première communion ; la mère, hum ! hum ! ni trop bonne, ni trop mauvaise ; quant au père, franchement irréligieux, athée et adonné au spiritisme. Il laisse pratiquer ses filles pour avoir la paix et c’est tout, et il me supporte parce qu’il m’a des obligations.

« Eh bien, j’ai été un jour appelé par ces demoiselles, à raison de ce qu’il se passait, dans la maison qu’ils habitent, des choses singulières et des phénomènes de l’ordre de ceux qui se produisent dans les maisons hantées. Elles me demandaient avec instance de venir bénir la maison.

« Après m’être bien fait expliquer ce dont il s’agissait, je ne crus pas devoir refuser et m’y rendis un jour. Là, en simple surplis, le bénitier et les saints Évangiles à la main, je visitai une à une les pièces, en commençant par la salle à manger.

« À peine y étais-je entré et une goutte à peine d’eau bénite était-elle tombée sur une épaisse et massive table en chêne, que celle-ci fit entendre un grognement sourd, se mit à frémir, à trembler ; un coup de goupillon, et elle fuyait comme une bête fauve acculée dans un coin de la pièce.

« D’autres meubles, dans d’autres pièces, réagirent encore de la même façon ; mais ce qui est plus curieux, c’est que, arrivé dans la cuisine, rien : pas un meuble ne broncha, ni un ustensile. Malgré la gravité de la situation, cela me parut un contraste, et je souriais en refermant la porte, prêt à féliciter la cuisinière de ce que seule dans la maison elle avait échappé aux maléfices, lorsque tout à coup nous entendîmes une sarabande effroyable de casseroles battant les murs. Je rouvris brusquement la porte, et tout s’arrêta aussitôt.

« Mais voici un détail typique des plus curieux, ajouta M. le chanoine X***. Dans la chambre à coucher est un portrait de moi, une petite photographie très ordinaire, dans un cadre en bois très ordinaire aussi ; un simple souvenir d’ami, comme il s’en trouve au mur de tous les ménages de Paris. Or, à peine étions-nous sur le seuil de la chambre à coucher, que, tout à coup, la photographie encadrée se mit à tourner autour du clou auquel elle était suspendue, et cela avec une vitesse vertigineuse ; puis, au moment où j’allais lever la main pour bénir, elle quitta le clou et s’en fut, comme lancée avec rapidité par une main invisible, dans la table de nuit dont la porte était entre-bâillée.

« Le bruit de vaisselle qu’elle y heurta montre ce qu’elle y allait faire et dans quel but elle avait été lancée là. Je dois ajouter que le but fut manqué : elle tomba à côté de la… vaisselle. »

J’ai tenu à citer ce dernier exemple tout récent de Vocates Procédants. On n’invente pas ces choses-là, et, d’ailleurs, celui qui les raconte est digne de foi. Cet ensemble de faits prouve, il me semble, jusqu’à l’évidence, que, chez les gens qui s’adonnent au spiritisme en dehors du concours trompeur des Leymarie et autres Mannteuffel, les phénomènes se succèdent toujours dans l’ordre suivant :

1° Rien du tout, ou bien des manifestations anodines ; le diable n’est pas encore en humeur de se déranger, il aime assez souvent se faire attendre.

2° Des réponses, des coups frappés, des ébranlements de meubles.

3° Des lumières, des apparitions lumineuses, des mains.

4° Des objets qui tombent (fleurs, gâteaux, pièces d’argent ; le diable se met en frais de coquetterie).

5° Des actes plus graves ; cela commence à devenir sérieux : offre de pactes, etc., etc. ; apparitions d’un démon d’ordre inférieur, qui préside aux phénomènes obtenus.

6° Des menaces ou des coups. Le diable se montre tel qu’il est ; il lui a été impossible de se maîtriser et de se déguiser plus longtemps.

Les simples spirites sont devenus des Vocates Procédants.

Alors, de deux choses l’une : ou bien ils se convertissent, reviennent à Dieu ; ou bien dans un endurcissement aveugle, ils se donnent définitivement au diable, deviennent des spirites lucifériens et désormais opéreront avec le concours de Vocates Élus.

On remarquera, dans les deux cas, l’influence qu’a la première communion faite ou non faite, bonne ou mauvaise. Je signale, en passant, cela au lecteur.

Le lecteur sait maintenant ce qu’il faut entendre par Vocates Procédants. Je lui pose encore cette question :

« Quelle est la cause réelle de tous ces phénomènes d’ordre surnaturel ? Est-ce un simple peresprit, un esprit même d’ordre pieux qui ferait de telles choses, avec la permission de Dieu, et qui se sauverait à toutes jambes, après avoir essayé de vilaines choses, dès qu’un ministre de ce même Dieu intervient en son nom ? »

Il me semble que poser la question, c’est la résoudre.

Je n’insiste pas, et je vais maintenant m’occuper des médiums lucifériens, ou, comme ils s’appellent eux-mêmes, des Vocates Élus.



  1. Détail curieux : ce sacristain, répondant au nom de Lopez Diego, est mort jour pour jour un an après la soirée dont je parle, entièrement carbonisé dans un incendie. On ne retrouva pas trace de son corps.
  2. Malheureusement, à notre retour à Montevideo, il faisait un temps abominable ; impossible de descendre. L’Ortégal dut profiter d’une embellie de quelques heures pour lever l’ancre à la hâte et prendre le large où nous suivit un coup de pampero (tempête de ces parages) qui n’était pas dans un sac. C’était mon dernier voyage dans la région. Je n’ai donc pas revu mes amis de là-bas, et n’ai pu contrôler ni suivre les expériences de spiritisme auxquelles ils se livraient ; mais ce que je sais, c’est que tous ont versé dans le luciférianisme et que le colonel, après la chute de Latorre, rentré dans la vie privée et fort riche, est un des chefs du luciférianisme à Montevideo. Ses fidèles font partie du triangle palladique le « Espirita del Monte-Cerro »