Le Diable au XIXe siècle/XLII

La bibliothèque libre.
Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 874-886).

CHAPITRE XLII

Les évocations et les apparitions des Triangles.


Ce chapitre peut sembler n’avoir aucune raison d’être, étant donné le précédent où le dernier mot du diabolisme paraît avoir été dit, en ce qui concerne les œuvres magiques des ateliers de la maçonnerie luciférienne. Quels faits seraient plus extraordinaires que ceux qui viennent d’être relatés ?… Mais il ne s’agit pas de gagner un premier prix au concours du merveilleux ; ce livre est une œuvre d’examen et de classification. Quelle que soit la ressemblance, au point de vue de la foi chrétienne, entre les opérations dites de grand-rite et les évocations et apparitions des triangles, ces sortilèges sont tout-à-fait distincts aux yeux de nos palladistes. Dès lors, une division s’impose, sauf à déclarer hautement à ces aveugles que là encore ils sont dans l’erreur.

Leur distinction, la voici :

Dans le premier cas, celui que nous venons d’examiner, c’est l’humain élu qui produit (qui est censé produire, dira le catholique) le fait merveilleux : prédestiné ou ayant un pacte de premier ordre, il est lui-même l’auteur d’actes surnaturels ; étant en état de pénétration, c’est son corps qui s’affranchit des lois naturelles, qui est en extase jusqu’au ravissement, qui se fluidifie, ou même qui se transforme en une série étrange de métamorphoses visibles.

Dans le second cas, il y a également production d’actes surnaturels ; mais c’est l’esprit du feu qui intervient en personne par l’effet de l’évocation, c’est le « daimon » appelé et apparaissant qui opère. Si ce n’est pas un « daimon », c’est-à-dire un des génies de lumière appartenant à l’armée de Lucifer, c’est du moins un trépassé, réuni au Dieu-Bon grâce aux mérites de sa vie humaine.

Telle est la thèse palladiste. Pour nous, enfants de l’Église, toutes ces jongleries sont à mettre dans le même sac : œuvres de grand-rite opérées par des élus vivants et pénétrés, ou bien apparitions d’esprit du feu ou de lucifériens défunts évoqués, tout cela n’est que fantasmagorie diabolique ; les damnés trépassés, pas plus que les voués à Satan vivants, n’opèrent eux-mêmes, et c’est le diable seul qui agit dans tous les cas.

Mais il importait de classer ces prestiges en deux catégories distinctes, puisque les palladistes en font deux sortes d’opérations différentes.

Or, dans les triangles, les apparitions par l’effet d’évocations sont le banal, la monnaie courante du Palladisme ; le lecteur en connait déjà un nombre suffisant, pour que je n’insiste pas. La plupart des épisodes de ma première exploration dans les antres de l’occultisme auraient pu être réservés pour ce chapitre-ci. Relater, un par un, tous les autres faits extraordinaires, du même acabit, dont j’ai été le témoin ou qui m’ont été rapportés, ce serait lasser le lecteur ; car toutes ces apparitions se ressemblent, la varièté est seule dans les diables qui se manifestent sous le nom d’esprits du feu, ou en empruntant les apparences des personnages demandés par les évocateurs.

Il y a donc une monotonie dans les phénomènes d’apparitions, même les plus invraisemblables, comme il y a une monotonie dans les phénomènes de tables tournantes : ici, c’est toujours la même chose, quoique la table change et varie ses dialogues avec le médium ; là, c’est toujours le même spectacle, quoique l’acteur soit renouvelé et paraisse grimé et costumé différemment, avec des tirades diverses. Il arrive un moment où l’on a vu tant et tant de ces prestiges, qu’on en est pour ainsi dire blasé.

C’est pourquoi je me garderai bien d’imposer au lecteur l’ennui du compte-rendu complet et détaillé de ces comédies infernales, qui semblent composées toutes sur le même scénario.

Je me bornerai à présenter quelques observations générales et à raconter deux apparitions parmi les nombreuses auxquelles j’ai assisté : l’une de ces deux est celle qui m’a donné la clef de la grosse énigme de Gibraltar.

Le lecteur a déjà eu sous les yeux, dans le tome Ier de cet ouvrage, les principales formules d’évocation, du moins les plus usitées ; mais il en existe bien d’autres. Les livres secrets d’Albert Pike, d’autres rituels des docteurs eu luciférianisme, en fournissent une mine inépuisable. En outre, tout Mage Élu, ainsi que toute Maîtresse Templière Souveraine, a le droit d’en composer pour son usage personnel et celui de son triangle. On a vu même que l’illustrissime Pessina en a fabriqué, notamment pour appeler Beffabuc ; M. Margiotta, notre nouveau compagnon d’armes, possède le rituel complet de l’ineffable Pessina ; il me l’a montré, et il se propose de le publier ; ce sera curieux. Lemmi, à son tour, s’est mis en tête de confectionner un nouveau formulaire ; il est aidé, pour cela, par le fameux Umberto dal Medico ; ce qui m’a été cité est passablement sataniste. On le voit, les ateliers palladiques n’ont que l’embarras du choix.

Dans les triangles, les non-réussites d’appels sont l’exception. Chez les vulgaires spirites, une apparition se produit tout au plus à une séance sur cent ; chez les palladistes, c’est presque le contraire.

D’autre part, l’irrégularité des esprits est remarquable chez les spirites lucifériens aussi bien que chez les autres. Ainsi, tout le monde sait que très fréquemment ce n’est pas l’esprit appelé qui se manifeste, mais un autre qu’on n’avait pas demandé ; ceci a été constaté par quiconque s’est occupé de spiritisme, et non seulement dans les apparitions sous forme spectrale, mais en n’importe quel genre de manifestation de table parlante, d’esprit empruntant l’intermédiaire d’un médium écrivain, etc. Les palladistes ne sont pas à l’abri de ces fantaisies.

Ou bien, il arrive qu’un esprit se montre, avant même la moindre évocation. C’est ce que je vis un jour à Berlin. La tenue triangulaire venait à peine de commencer ; des frères visiteurs entraient encore, quand, après l’introduction d’un groupe d’initiés habitant la ville, mais appartenant à un autre atelier, se présenta un personnage bizarre, vêtu à l’antique, remarquable par sa barbe sale ; il avait tout l’air d’un cabotin échappé d’un théâtre de foire, et l’assemblée le prit d’abord pour tel.

Le président, s’étant assuré qu’il avait été régulièrement tuilé, l’interpella sur l’absurdité de son costume, croyant avoir affaire à un maniaque.

Notre homme répondit :

— L’absurde, ce serait que je vinsse en habit. Je suis Julien le Philosophe.

On se demandait si ce n’était pas un fou. Il comprit quelle impression il produisait ; et, afin de couper court à tout doute à son sujet, il fit onze pas en avant, au bout desquels nous le vîmes répété trois fois. Il s’était triplé instantanément. Trois empereurs Julien s’assirent sur trois chaises libres, au premier rang de la colonne du midi. Personne ne souffla mot.

— Êtes-vous convaincu de mon identité, cher grand-maître, et vous tous, mes sœurs et frères ? dit-il de ses trois bouches à la fois, tandis que ses trois bras droits esquissaient le même geste.

Sitôt dit, deux des sosies disparurent, et l’on n’aperçut plus qu’un seul empereur Julien, demeurant tranquille sur son siège, comme le premier frère venu.

Le grand-maître, très ému, mais se faisant l’interprète des sentiments de l’assemblée, fort honorée, comme on pense, d’une telle visite, l’invita à prendre place à l’orient et même à diriger les travaux.

— Je n’en ferai rien, répondit-il ; mais je vous prie de ne pas vous occuper de moi plus que d’un autre ; c’est moi qui suis heureux de me trouver en si bonne compagnie… Peut-être tout à l’heure vous demanderai-je la parole.

La tenue eut lieu comme d’ordinaire, d’après l’ordre du jour fixé. Le grand-maître, cependant, pressait les uns et les autres ; on allait, de la sorte, finir de trop bonne heure. Alors, le pseudo-Julien (car c’était un démon, n’est-ce pas ?) se fit céder la place de l’orateur et débita une abominable conférence, dont le sujet était : la mort du Christ. On l’applaudissait à tout rompre, à chaque blasphème. Après quoi, il disparut subitement dans un éclat de foudre. Le diable était rentré en enfer.

Il y a plusieurs degrés d’évocation : les petites évocations sont les appels aux trépassés ; les grandes évocations s’adressent, au contraire, aux esprits du feu, et, parmi ces dernières, les plus importantes sont celles pour obtenir l’apparition du Dieu-Bon lui-même ou de ses six premiers démons dans la hiérarchie. Les six sont eux-mêmes distribués en trois rangs : Baal-Zéboub, au premier rang ; Astaroth, Astarté, Moloch, au second ; Hermès, Ariel, au troisième.

On sait que, de tout temps, les occultistes des diverses écoles ont placé sept métaux sous l’influence de sept astres, et j’ai dit ailleurs que ces sept astres, chez les palladistes, correspondent au surplus à Lucifer et aux six esprits les plus haut placés dans la hiérarchie infernale.

Pour les grandes évocations dites du premier ordre, il y a également certains jours réputés plus favorables. En outre, le frère (ou la sœur) désigné, soit par son grade ou sa situation privilégiée, soit par le choix du grand triangle, pour officier comme chef évocateur, à qui l’assemblée fait en chœur les réponses rituelles, doit revêtir une robe de certaine couleur et porter au front un bandeau de la couleur de la broderie de la robe ; sur ce bandeau, au milieu, se trouve attachée une plaque de certain métal où est incrustée certaine pierre précieuse, métal et pierrerie consacrés à celui des sept grands esprits qui est évoqué. Ce n’est pas tout : la salle du grand triangle doit être ornée de certaines guirlandes, autant que possible, naturelles, et si l’on ne peut se servir que de guirlandes artificielles, il faut au moins qu’elles aient reçu certaine consécration ; dans un brasier, on brûle certains parfums, qui le plus souvent répandent une odeur des plus désagréables, ceci soit dit entre parenthèses, comme on va en juger ; enfin, sur l’autel, aux pieds du Baphomet, on dépose en offrande tel fruit, que l’esprit en s’en allant fait disparaître (censément il l’emporte), s’il part plein de satisfaction.

Voici, d’ailleurs, le tableau du Rituel Pike, à ce sujet :


LUCIFER

Astre corréspondant : le Soleil. — Jour favorable : le dimanche. — Robe blanche, broderies en soie rouge vif pourpre. — Métal : or. — Pierrerie : rubis. — Guirlandes : laurier, héliotrope, tournesol. — Parfum : encens mâle. — Fruit : orange.

BAAL-ZÉBOUB

Astre correspondant : Mars. — Jour favorable : le mardi. — Robe couleur de feu, broderies en soie grise. — Métal : acier (c’est-à-dire le fer combiné avec du carbone et du silicium ou du manganèse). — Pierrerie : améthyste. — Guirlandes : absinthe, rue. — Parfums : cinname, safran, santal rouge. — Fruit : raisins.

ASTAROTH

Astre correspondant : Vénus. — Jour favorable : le vendredi. — Robe bleu-azuré, broderies en soie vert-pré. — Métal : cuivre rouge. — Pierrerie : turquoise. — Guirlandes : olivier, myrte, mêlées de roses et de violettes. — Parfums : nard de lavande, myrrhe, gingembre, opopanax. — Fruit : grenade.

ASTARTÉ

Astre correspondant : la Lune. — Jour favorable : le lundi. — Robe blanche, broderies en soie jaune d’or. — Métal : argent. — Pierrerie : perles. — Guirlandes : armoise, belles-de-nuit, boutons d’or. — Parfums : santal blanc, camphre, ambre jaune, semence de concombre pulvérisée. — Fruit : pomme.

MOLOCH

Astre correspondant : Saturne. — Jour favorable : le samedi. — Robe brun-foncé, broderies en soie de couleur orange. — Métal : plomb. — Pierrerie onyx. — Guirlandes : cyprès, frêne, ellébore noir. — Parfums : diagridium, scamonnée, alun, soufre, assa-fœtida. — Fruit : pèche, ou amandes amères.

HERMÈS

Astre correspondant : Mercure. — Jour favorable : le mercredi. — Robe verte, broderies en soie blanche d’argent. — Métal : mercure, combiné avec du stibium ou antimoine. — Pierrerie : agate. — Guirlandes : narcisse, marjolaine, mercuriale. — Parfums : benjoin, macis, styrax. — Fruit : noisettes.

ARIEL

Astre correspondant : Jupiter. — Jour favorable : le jeudi. — Robe écarlate, broderie en soie violette. — Métal : étain. — Pierrerie : émeraude. — Guirlandes : figuier, chêne vert dit yeuse, grenadier. — Parfums : ambre gris, graines de paradis. — Fruit : figues.


C’est à Londres que j’assistai à l’autre apparition dont je veux parler dans ce chapitre. La tenue avait lieu au local bien connu de Great-Queen-street, là même où l’on fait écrire le squelette qui porte un drapeau ; mais, ce jour-là, la réunion était essentiellement triangulaire.

On évoqua Hermès ; c’était, par conséquent, un mercredi.

L’esprit, cependant, tarda beaucoup à paraître. On renouvela l’appel ; il ne vint pas davantage. Le frère officiant-évocateur se déclara à bout de forces et demanda à être remplacé. Ce fut la grande-maîtresse qui le suppléa ; elle se revêtit de la robe verte, ceignit son front du bandeau orné d’une agate incrustée dans la plaque de métal consacré, et jeta du benjoin dans la cassolette aux parfums. C’était une dame Booth ; j’ignore si elle a quelque parenté avec la maréchale de l’Armée du Salut.

Pour cette troisième évocation, elle ordonna à l’assistance de former la chaîne magique : c’est la suprême ressource, dans le cas où un esprit du feu met trop de mauvaise volonté à répondre aux appels.

L’officiante-évocatrice traça, sur le sol, le large cercle habituel, avec la pointe de l’épée magique. Nous étions tout autour, à quelque distance, assis et nous tenant par la main, alternant par frère et sœur.

— Frères et sœurs, dit mistress Booth qui avait pris place dans la chaîne, le feu sacré se répand en un courant divin ; la circulation des âmes est établie ; prononçons tous en chœur la formule magique du salut éternel.

On vociféra la formule Hémen-Etan, celle qui se termine par Ay-oël, Lucifer in œternum.

Mistress Booth reprit seule :

— Frères et sœurs, récitons les douze heures du céleste Apollonius.

Et elle commença le Nuctéméron d’Apollonius de Tyane, tel qu’il a été adapté par Albert Pike pour servir aux évocations d’Hermès. L’assistance répondait en chœur.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, qu’aimons-nous ?

Tous. — La justice.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, que demandons-nous ?

Tous. — La vérité.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, Pimander nous invite à former : un vœu et nous assure que nous serons exaucés.

Tous. — Seigneur notre dieu, Seigneur tout-puissant, donne-nous un rayon de ta science divine.

L’officiante-évocatrice. — Seigneur, Seigneur, Seigneur, donne-nous un rayon de ta science divine… Seigneur, Seigneur, Seigneur, aie pitié de nous.

Tous. — Aie pitié de nous, Seigneur, Seigneur, Seigneur.

L’officiante-évocatrice. — Céleste Apollonius, prie pour nous.

Tous. — Céleste Apollonius, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Divin Hermès, nous t’évoquons ; exauce-nous.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, la lumière sortira des ténèbres. Voici la première heure : dans l’unité, les daimons chantent les louanges du Dieu-Bon ; les esprits du feu n’ont pas de malice, et contre nous ils n’ont pas de colère.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la deuxième heure : par le binaire, les poissons du Zodiaque chantent les louanges du Dieu-Bon ; les serpents de feu s’enlacent autour du caducée d’Hermès, et la foudre devient harmonieuse.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la troisième heure : les serpents du caducée d’Hermès s’entrelacent trois fois, Cerbère ouvre sa triple gueule, et le feu chante les louanges du Dieu-Bon par les trois langues de la foudre.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la quatrième heure : l’âme retourne visiter les tombeaux ; c’est le moment où s’allument les lampes magiques aux quatre coins des cercles ; c’est l’heure des enchantements et des prestiges.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la cinquième heure : en vain, le dieu ennemi commande aux grandes eaux des sphères infernales ; les grandes eaux elles-mêmes chantent la gloire du Dieu-Bon.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la sixième heure : Pimander se tient immobile ; il voit les maléachs marcher contre lui, et il est sans crainte ; Pimander est sans crainte, parce qu’il est la pensée du Tout-Puissant, du Très-Haut le plus haut, du Dieu le meilleur et le plus grand.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, Voici la septième heure : un feu qui donne la vie à tous les êtres animés est dirigé par la volonté des hommes purs ; l’initié étend la main, et les souffrances s’apaisent.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la huitième heure : les étoiles se parlent, l’âme des soleils correspond avec le soupir des fleurs, des chaînes d’harmonie s’établissent entre tous les êtres de la nature ; le Dieu-Bon est glorifié.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la neuvième heure : ici périssent les fous qui ont convoité la science et le pouvoir, malheur aux indignes qui veulent surprendre le secret du nombre non-révélé ! les maléachs aux sept clairons et aux sept coupes ne le protègeront pas ; Baal-Zéboub crie justice, le Dieu-Bon ne pardonne pas les crimes contre ses fidèles, Moloch inflige le châtiment.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la dixième heure : l’âme de l’élu, passant par la Lune, se reconnaît immortelle ; par Mars, elle se sent impassible ; par Mercure, elle apprend l’humilité ; par Jupiter, elle prend possession des trésors de l’intelligence céleste ; par Vénus, elle se revêt d’innocence ; par Saturne, elle reçoit la force de supporter sans défaillir l’éclat des divines splendeurs : et passant enfin par le Soleil, elle voit la vérité du Très-Haut le plus haut dans son immuable beauté.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la onzième heure : les ailes des génies bienfaisants s’agitent avec un bruissement mystérieux ; ils volent d’une sphère à l’autre et portent de monde en monde les messages du Dieu-Bon.

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — Frères et sœurs, voici la douzième heure : ici s’accomplissent par le feu les œuvres de l’éternelle lumière !

Tous. — Divin Hermès, nous t’appelons ; entends-nous, exauce-nous.

L’officiante-évocatrice. — À nous, les dix Sybilles, à nous ! L’homme doit, comme le Dieu-Bon, agir sans cesse ; ne rien vouloir, ne rien faire, n’est pas moins funeste que vouloir ou faire le mal… À nous, les dix Sybilles, à nous ! Qu’elles unissent leurs voix aux nôtres pour implorer le divin Hermès et le supplier d’apparaitre ! qu’elles mêlent, invisibles, leurs mains aux nôtres dans la chaîne magique !… À nous, les dix Sybilies, à nous !

Tous. — À nous, les dix Sybilles, à nous !

En se tenant toujours les mains, à présent on les élevait.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Sambeth, fille de Noé le patriarche.

Tous. — Sambeth, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Elissa, fille de Lamia la nymphe :

Tous. — Elissa, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Manto, fille de Tirésias le sacrificateur.

Tous. — Manto, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Lampuse, fille de Calchas le devin.

Tous. — Lampuse, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Artémis, fille de Baal-Zéboub-Apollon, toi la grande voyageuse, sainte Sybille de Delphes, de Syracuse, de Rhodes, de Samos, d’Érythrée et de Claros.

Tous. — Artémis, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Sarbis la Phrygienne.

Tous. — Sarbis, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Cassandre la Tiburtine.

Tous. — Cassandre, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Phyto la Samienne.

Tous. — Phyto, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Amalthée l’Hellespontique.

Tous. — Amalthée, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Viens à notre aide, Hiérophile la Cuméenne.

Tous. — Hiérophile, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Et toi encore, céleste Apollonius, prie pour nous.

Tous. — Céleste Apollonius, prie pour nous.

L’officiante-évocatrice. — Souvenons-nous, frères et sœurs, que l’esprit de l’initié s’éclaire en cherchant le Dieu-Bon avec les yeux de la volonté. Le Dieu-Bon a dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière a surgi des ténèbres.

Tous. — Que la lumière soit !

L’officiante-évocatrice. — Souvenons-nous, frères et sœurs, qu’affirmer ce qui est vrai et vouloir ce qui est juste, c’est se créer la certitude du triomphe. Il est vrai que le divin Hermès a promis de venir à notre appel d’initiés fidèles ; nous voulons qu’il vienne, cela est juste, nous triompherons des obstacles. Arrière, maléachs maudits ! Fuyez, dispersez-vous, et que le divin Hermès paraisse à nos yeux !… Notre audace est armée par la conscience de notre droit. Fuyez, dispersez-vous, maléachs maudits !…

Tous. — Arrière, maléachs maudits ! arrière ! arrière ! dispersez-vous !

L’officiante-évocatrice. — Par les mérites passés, présents et futurs de l’Antéchrist, parais, divin Hermès !… Asicath !… Eregbuo !… Sith !… Astiro !… Aphuth !…

Mistress Booth n’eut pas plus tôt prononcé d’une voix solennelle les cinq noms favoris qui terminent l’appel à Hermès, qu’au milieu du cercle formé par nous le sol s’entr’ouvrit, vomissant une gerbe de flammes, et le « daimon » désiré surgit.

Mais l’aspect du personnage était humain, et non diabolique : un homme, jeune encore, de trente-cinq ans tout au plus, aux traits fins, à la physionomie intelligente, d’un type oriental mâtiné d’européen, avec un costume qui n’était ni turc ni indien, ou, pour mieux dire, qui tenait de l’un et de l’autre. L’apparition s’était élevée un peu au-dessus de l’ouverture béante, toujours au sein du feu qui, sans-brûler ses vêtements, bien entendu, hurlait et pétillait, en langues mobiles, rougeâtres, vivement éclairantes.

Je regardais l’être surnaturel que j’avais devant moi, et je n’eus pas besoin de plonger longtemps dans mon souvenir ; cet homme-démon, je l’avais déjà vu, et je le reconnus tout de suite.

— Hermès ! Hermès ! gloire à Hermès ! clamait l’officiante-évocatrice, heureuse du succès de l’opération.

C’était bien Hermès, en effet ; il tenait à la main droite un caducée, et il l’étendait sur l’assistance, avec un geste de domination. C’était bien Hermès, oui ; mais c’était aussi, je ne pouvais m’y tromper, Athoïm-Olélath, le chef du laboratoire de Gibraltar, l’obsesseur qui m’était déjà apparu à bord du Menzaleh, l’être énigmatique dont je n’avais définitivement compris le caractère absolument infernal qu’à cette visite inattendue dans ma cabine, mais dont je n’avais pu néanmoins fixer alors l’identité. Maintenant, je savais à quoi m’en tenir : dans les cavernes du rocher anglais, c’est bien un diable d’enfer qui demeure, présidant aux travaux des chimistes du Palladium ; ce n’est pas un démon de mince importance, c’est un des sept esprits du feu qui sont au sommet de la hiérarchie satanique.


Les Évocations dans les Triangles. — Une apparition d’Hermès, évoqué à Londres, fait enfin connaître à l’auteur quelle est la personnalité du mystérieux Athoïm-Olélath.

Je ne pouvais en croire mes yeux, cependant. Je me rappelais mon exploration des grottes Saint-Michel et de leurs annexes, que le monde profane ignore ; je revoyais mentalement Joë Crocksonn et tous les ouvriers spœléiques ; j’entendais encore le tintamarre des ateliers souterrains où se fabriquent les instruments du magisme palladiste. Eh ! quoi, il n’y a plus à en douter, me disais-je, le diable en personne est le directeur, le véritable directeur des mystérieuses usines de Gibraltar.

Puis, je me remémorais mon étude des critiques du matérialisme au sujet de la création et la surprenante intervention de ce même Athoïm-Olélath, qui prétendit m’éclairer dans un moment de doute coupable.

Ma pensée n’était plus à ce qui se passait auprès de moi. Eux, les palladistes convaincus, ils ne voyaient que leur divin Hermès ; mistress Booth avait engagé la conversion avec lui, et je ne sais vraiment ce qu’ils se dirent, à la grande satisfaction du triangle. Je m’absorbais dans mes réflexions ; je considérais combien tout cela était providentiel, car jamais je n’avais espéré avoir la solution de ce problème du laboratoire secret, ni l’explication de l’obsession scientifique à laquelle j’avais été en butte.

Le dialogue entre l’officiante et le daimon évoqué dut se prolonger quelques minutes. Je fus rappelé au sentiment de la situation présente par un silence subit qui se fit et par une secousse que je ressentis brusquement. Dans la chaîne magique, ai-je dit, nous alternions par frère et sœur : et voilà que mes deux voisines lâchèrent tout à coup mes mains, mais en retirant les leurs avec vivacité.

Que venait-il donc de se passer ?

Athoïm-Olélath, ou plutôt Hermès, était toujours là ; mais maintenant il me regardait, ne paraissant plus prendre garde aux autres, et, le doigt tendu, il me disait :

— Toi !… toi !… toi !…

Et, en disant cela, l’apparition avait pour moi un étrange sourire.

Cette fois, moi qui suis difficile à étonner, j’étais stupéfait. Que me voulait-il encore, ce grand diable d’Hermès ? Avait-il lu dans le fond de mon cœur, et allait-il me dénoncer comme catholique à l’assemblée de ces lucifériens fanatisés ?

J’eus l’impression d’un grave péril qui me menaçait. Prêt à tout, je serrai de ma main gauche ma médaille de saint Benoit, cousue dans l’étoffe à l’extrémité de mon cordon, et, sans affectation, j’avais mis dans ma poche mon autre main, tenant mon revolver. Avec l’aide de saint Benoît, me disais-je, je repousserai ce démon, à la moindre velléité d’attaque ; quant à mon revolver, si l’assistance se tourne contre moi, il tiendra en respect ceux qui auraient la tentation de me faire un mauvais parti.

En quelques secondes, j’avais donc jugé la situation, en chrétien fidèle, implorant en mon âme la protection de Dieu, mais aussi en homme déterminé à vendre chèrement ma vie, le cas échéant.

Toutefois, Hermès ne se montrait nullement agressif. Il me couvait toujours de son œil tranquille, point irrité ; son doigt tendu continuait à me désigner ; il avait de plus belle comme un sourire de sphinx à mon adresse, sourire incompréhensible, car il n’était ni bienveillant, ni sarcastique ; et il ne savait ou ne voulait répéter que ce mot :

— Toi !… toi !… toi !…

Tous les regards de l’assemblée étaient tournés vers moi ; on se demandait ce que signifiait cette manifestation du puissant esprit du feu à mon égard.

Enfin, il plongea sa main dans une de ses poches, la retira pleine de pierreries, les jeta dans ma direction, et disparut. Instantanément, le trou s’était refermé, sans qu’aucune trace en subsistât ; Hermès n’était plus là, tel qu’un songe qui se serait soudain terminé. Mais ce n’était point un rêve que les frères et sœurs présents et moi avions fait : un parfum délicieux, qui n’avait aucun rapport avec l’odeur dégagée des cassolettes du triangle, remplissait l’air, nous prenant à la gorge, nous pénétrant ; et, à nos pieds, devant moi, je voyais éparses ces pierres précieuses qu’Hermès venait de me jeter.

C’était surtout des diamants et des perles d’une incomparable beauté. Les sœurs les plus voisines de moi se précipitèrent pour les ramasser.

— C’est à vous, tout cela, me dit mistress Booth ; heureux vous êtes, très cher frère, d’avoir reçu un tel présent du divin esprit. Oui, tout cela vous appartient… Mais quels sont donc vos mérites devant notre Dieu, pour avoir été l’objet d’une si éclatante préférence ?

En effet, ils me contemplaient avec admiration, les uns et les autres ils avaient l’air de me prendre pour un élu prédestiné, à leur façon ; le président m’invitait à clore les travaux à sa place. Je refusai tous ces honneurs, comme on pense, et je dis que je n’avais rien fait, certes, pour m’attirer une faveur privilégiée quelconque des esprits du feu. Quant aux pierres précieuses, je me gardai bien d’y toucher, et je déclarai que je les abandonnerais volontiers au triangle ; les sœurs présentes se les partagèrent, en me remerciant ; mon acte était pris pour une magnifique générosité.

Dès le lendemain matin, je m’empressai de quitter Londres ; je ne tenais aucunement à recevoir les visites de tout ce monde-là, et je sentais que l’incident avait par trop éveillé la curiosité à mon endroit.

Le lecteur, à présent, peut se faire une idée complète des évocations et des apparitions des triangles. Comme dans les œuvres de grand-rite, il y a prestige, et c’est de même le diable qui est le principal acteur de la comédie. Les palladistes sont émerveillés de ces choses extraordinaires ; c’est là leur grand argument, c’est par là qu’ils se confirment follement dans leur croyance irraisonnée à la toute-puissance de Lucifer.

Et pourtant !… Comme il leur serait facile de reconnaître la vérité, s’ils le voulaient bien !… Dans le chapitre suivant, nous allons voir l’impuissance du prince des ténèbres, lorsqu’il veut s’essayer à ce que Dieu ne lui permet pas.