Le Diable au XIXe siècle/XXVIII

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 96-138).

SIXIÈME PARTIE


LA NÉCROMANCIE CONTEMPORAINE




CHAPITRE XXVIII

Les apparitions imaginaires




Ainsi que je l’ai dit plus haut, en indiquant que je me proposais de traiter amplement cette question de la Nécromancie, le lecteur doit, avant tout, ne pas perdre de vue que tous ceux qui se livrent aux œuvres occultes de cette branche de la magie, même les non-lucifériens, sont, sans exception, des fanatiques trompés par leurs sens ou par le démon ; car les trépassés ne peuvent pas apparaître sans la volonté expresse de Dieu, et Dieu ne tient évidemment aucun compte des appels aux âmes des défunts, avec accompagnement de formules superstitieuses, qui sont invariablement ou des prières coupables ou des sommations animées d’un esprit diabolique.

Je m’exprimais dans ces termes mêmes, et ils sont rigoureusement exacts ; le moment est venu de faire la démonstration.

Pour cela, je dois établir deux subdivisions dans ma VIe partie :

1. Les apparitions imaginaires. À ce sujet, il me faut parler d’abord des hallucinations, lesquelles sont du ressort de la médecine. Nous verrons ensuite qu’un évocateur peut être halluciné tout comme un simple malade en traitement dans les hôpitaux ; nous constaterons, par des formules mêmes de certains magistes modernes, comment on arrive à cette hallucination particulière qui fait voir de vains fantômes.

2. Les apparitions réelles. Ici, nous ferons défiler les évocateurs non hallucinés, ceux qui sont dans les bonnes grâces du seigneur Lucif, qu’ils croient ou non avoir affaire à des âmes de défunts. Après avoir cité quelques exemples historiques à l’appui de ma thèse, et selon la règle que j’ai adoptée pour répondre d’avance aux sceptiques, je ferai connaitre ce monde étrange de familiers du diable, s’intitulant quelquefois spirites, mais étant, au fond, des satanistes ou des lucifériens, surtout lorsqu’ils appartiennent à la juiverie ou au protestantisme ; mais, dans ce chapitre, conformément à ce que j’ai annoncé, je prendrai mes exemples contemporains en dehors des triangles palladiques.

C’est, en effet, surtout au sujet des apparitions de prétendus trépassés, qu’il est le plus facile de se faire illusion sur le caractère véritable de la vision. Et, par conséquent, il est très important d’établir d’une façon précise quel est le domaine du naturel et quel est celui du surnaturel, dans quelles conditions se produit le trouble des sens et comment se passent les choses lorsqu’au contraire le surnaturel est en jeu.

D’autre part, nul de mes lecteurs ne l’ignore, les adversaires de l’Église, pour nier le surnaturel divin, s’établissent, comme dans un fort retranché et imprenable, dans ce système qui consiste à traiter de « pures hallucinations » tout ce qui dépasse la portée de leurs courtes expériences ; il est donc utile de les débusquer de cette position, en les suivant sur ce terrain même de l’hallucination, et en montrant quelle différence essentielle existe entre les phénomènes qui peuvent s’expliquer scientifiquement par cette cause naturelle et ceux qui ne peuvent trouver d’explication que dans l’intervention d’une cause surnaturelle, divine ou diabolique.


Et d’abord, que faut-il entendre par hallucination ? Quelles sont ses causes ? dans quelles conditions se produit-elle ? À quelle sorte de faits et de phénomènes ce mot peut-il s’étendre ? Quelle est la valeur du système qui prétend expliquer par des hallucinations naturelles tout le surnaturel historique ?

Voilà les questions auxquelles j’ai à répondre en premier lieu.

Je prie le lecteur de vouloir bien se reporter un instant à ce que j’ai dit précédemment (voir pages 635 et suivantes) du fonctionnement du système nerveux cérébro-spinal, et de se remettre en mémoire par quelle suite d’opérations de l’âme la sensation se transforme en idée, quelle liaison intime il y a entre l’image et l’idée, quel rôle jouent l’imagination et le souvenir dans notre vie intellectuelle, enfin par quelle aberration d’esprit nos pseudo-savants matérialistes ne veulent voir, dans tous ces phénomènes essentiellement spirituels et du domaine de l’âme, que le résultat de mouvements et de sécrétions purement physiques.

Ces considérations nous ont servi à comprendre l’hystérie, la folie et la possession ; elles nous aideront aussi à entrer plus profondément dans la nature de ce phénomène étrange et merveilleux sous bien des rapports, qui confine souvent à la folie : l’hallucination.

On fait à Esquirol l’honneur d’avoir le premier donné une définition scientifique de l’hallucination. Il me semble que le père Malebranche en a donné avant lui une idée assez juste et assez précise, quand il a écrit dans sa Recherche de la vérité :

« Il arrive quelquefois dans les personnes qui ont les esprits animaux (en langage moderne : l’influx nerveux) fort agités par des jeûnes, par des veilles, par quelque fièvre chaude ou par quelque passion violente, que ces esprits remuent les fibres intérieures du cerveau avec autant de force que les objets extérieurs, de sorte que ces personnes sentent ce qu’elles ne devraient qu’imaginer, et croient voir devant leurs yeux des objets qui ne sont que dans leur imagination. »

On ne saurait mieux décrire le fait dans lequel, sous l’influence de la maladie ou de la passion, l’image cérébrale s’objective au dehors et produit intérieurement une perception que le moi attribue à un objet extérieur. Tout y est : le caractère essentiel du fait, l’extériorisation ou sensibilisation de l’idée ; la cause prochaine de ce fait, une stimulation ou excitation plus forte du système nerveux et sanguin sous l’influence d’une cause morale ou physique ; la façon même dont s’opère ce phénomène, les fibres intérieures du cerveau, les centres de la courbe optique, comme on dit aujourd’hui, mises en action avec autant de force que par les objets extérieurs dans le phénomène de la perception externe. Nous verrons plus loin que tous les systèmes inventés par la physiologie moderne ne sont pas allés au-delà de cette explication.

Nous n’avons qu’à étendre aux hallucinations des autres sens ce que Malebranche dit de celles de la vue. Tous nos sens, en effet, sont susceptibles d’hallucinations ; mais on comprendra facilement que ceux de nos sens qui nous apportent le plus grand nombre de perceptions et les plus instructives seront les sources les plus fécondes d’hallucinations ; tels, les sens de la vue et de l’ouïe. Sur vingt hallucinés, dix-neuf verront des apparitions ou entendront des voix.

Ce phénomène de l’hallucination qui consiste proprement à croire voir ce que nous ne voyons pas réellement, entendre ce que nous n’entendons pas, toucher ce que nous ne touchons pas, si nous l’envisageons d’un peu près, surtout si nous le rapprochons des opérations si mystérieuses des facultés intellectuelles qui concourent à la formation de nos idées sensibles, perdra à nos yeux quelque chose de son étrange, tout en gardant encore assez de mystère pour nous rendre circonspects dans nos recherches et pour défier toutes les explications de la science.

N’y a-t-il pas en effet dans le jeu naturel de la mémoire et de l’imagination comme un commencement, un prélude, une ébauche d’hallucination ? Dès que nous sortons du domaine de la perception, qui implique toujours la présence actuelle d’un corps placé de manière à impressionner nos sens extérieurs, nous entrons dans celui de la mémoire et de l’imagination.

Or, qu’est-ce que la mémoire, sinon une faculté qui, à l’inverse de la perception, en se rappelant les perceptions passées, ne croit plus à l’existence actuelle des objets qui les ont occasionnées, mais seulement à leur existence passée et se retrace d’une manière fidèle les images de ces objets sans l’intervention de leur présence actuelle ?

Qu’est-ce à son tour que l’imagination, cette faculté qu’on a appelée à si juste titre la folle du logis ? Si elle se rapproche de la mémoire, en ce que l’âme s’y représente des idées sensibles dont les causes existantes ont existé antérieurement, elle en diffère essentiellement en ce qu’elle n’attache à ces causes aucune réalité soit présente, soit passée, mais qu’elle en dispose et combine à sa fantaisie les divers éléments, de manière à en créer quelque chose qui n’a aucune réalité correspondante dans le monde extérieur.

Et ces créations, quand l’enthousiasme poétique est monté à son comble, ne revêtent-elles pas à l’œil intérieur du poète les couleurs et les formes de la réalité ? Ces créations de son esprit ne se mettent-elles pas à vivre pour lui avec toute l’intensité de l’acte qui les a créées ? Le romancier de génie ne voit-il pas s’animer, se colorer, se réaliser les fictions de son cerveau, tout un monde naître et s’agiter sous sa baguette de magicien créateur ? Ces créations de l’âme ne sont-elles pas en un certain sens plus animées, plus vivantes que les images imprimées dans le cerveau par la sensation ?

L’inspiration n’est-elle pas encore plus forte, plus complète, alors que les sens du poète ou de l’artiste sont fermés à toutes les suggestions du monde extérieur ? Milton aveugle n’en apercevait que plus clairement les visions du monde surnaturel créées par son imagination ; Beethoven, sourd, entendait distinctement dans sa tête l’écho des mélodies que sa main exécutait sur le piano. Chez plusieurs poètes, cette force de l’imagination est allée jusqu’à l’hallucination proprement dite, notamment chez le Tasse, William Blake et Shelley.

Sans doute il ne faut pas confondre la faculté d’hallucination, telle qu’elle vient d’être définie, avec ces facultés normales, dont elle différera toujours en ce qu’elle revêt l’objet remémoré ou imaginé de l’apparence trompeuse d’une sensation actuelle. Mais elle a avec elles des relations étroites ; la perception, la mémoire et l’imagination y jouent un rôle important ; elle n’est, en somme, le plus souvent que la mémoire et l’imagination déformées par la force même de la vision intérieure imposant au sens la reproduction de l’image remémorée ou créée par elles.

Tantôt, en effet, l’hallucination n’est que la reproduction exacte, la continuation d’une sensation antérieure réellement éprouvée. Newton, après avoir fixé le soleil dans une glace, dirigeant par hasard sa vue sur une partie obscure de l’appartement, y vit le spectre solaire se reproduire avec des couleurs aussi vives que le soleil lui-même. Ce que Newton obtint ainsi fortuitement, on peut l’obtenir à volonté ; qui ne s’est amusé, après avoir fixé attentivement une croisée très éclairée, à regarder ensuite la muraille à l’ombre ? L’image de la croisée apparaît aussitôt comme par enchantement sur la muraille. Boyle, dans son ouvrage sur les couleurs, rapporte le cas d’un individu qui continua pendant plusieurs années de voir le spectre solaire, lorsqu’il regardait des surfaces brillantes.

Je pourrais citer ainsi plus d’un exemple d’hallucinations qui n’étaient que la continuation de visions aperçues pendant le sommeil en état de rêve ; le songeur, réveillé, continuait à voir de ses yeux l’image qui lui avait apparu en songe. Si l’on a entendu en rêve un coup de tonnerre ou de canon, l’oreille tinte encore au réveil ; de même encore au réveil on sent dans la bouche la saveur d’un médicament qu’on a pris en rêve.

Tantôt l’hallucination emprunte ses éléments, non plus à la sensation prolongée, mais à la mémoire plus ou moins lointaine d’une sensation antérieurement éprouvée. En voici un exemple frappant :

« Au début de mes études médicales, dit le professeur Andral, je fus vivement frappé de voir, dans un des coins des salles de dissection de la Pitié, le cadavre d’un enfant à demi-rongé par les vers. Le lendemain matin, en me levant et m’approchant de la cheminée pour allumer mon feu, je vis ce cadavre. Il était bien là ; je sentais son odeur infecte, et j’avais beau me dire qu’il était impossible qu’il en fût ainsi, cette hallucination dura un quart d’heure. »

Tantôt enfin l’imagination seule fait tous les frais de l’hallucination ; tel le cas cité par le docteur Michéa :

« Une couturière, âgée de vingt-huit ans, qui se trouve en ce moment à la Salpêtrière, est atteinte d’une érotomanie. Elle est éperdument éprise du prince de J… ; elle pense exclusivement à lui, au point qu’avant son entrée à l’hôpital, abandonnant la couture, son unique ressource, elle stationnait ou rôdait tous les jours, du matin au soir, aux alentours des Tuileries, dans l’espérance de voir sortir ou rentrer le prince, et de lui déclarer son amour, soit oralement, soit par écrit. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, elle entend très souvent et très nettement, tantôt au milieu du jour, tantôt dans le silence de la nuit, mais toujours pendant l’état de veille, elle entend des voix qui lui parlent du prince, qui lui disent : « Monseigneur est en ce moment à sa toilette. Monseigneur part aujourd’hui pour la chasse. Monseigneur s’embarque demain sur la Belle-Poule. »

Évidemment, ce sont là de pures conceptions de l’imagination transformée, ou traduites en sensations illusoires ; et dans ce cas, l’hallucination peut quelquefois revêtir les caractères de la seconde vue, particulière aux somnambules.

Dans l’une ou l’autre de ces deux dernières classes peuvent se ranger les hallucinations volontaires, assez rares cependant, où l’esprit commande et dirige à son gré les phénomènes illusoires qui les composent. L’hallucination alors devient de la monomanie.

« Nous avons eu pendant longtemps sous les yeux, dit le même docteur Michéa, un monomaniaque, homme d’un esprit ardent et cultivé, qui traduisait instantanément en fausses perceptions visuelles toutes les idées qui lui passaient par la tête. Il n’avait qu’à se rappeler ou à concevoir une chose ou une personne, pour qu’aussitôt cette chose ou cette personne fût douée pour lui d’une apparence de réalité antérieure. Un jour, nous le trouvâmes, le regard fixe, la bouche souriante, et frappant ses deux mains en signe d’applaudissement. Il ne nous avait point entendu ouvrir la porte de sa chambre. À notre question : « Que signifie ce que vous faites-là ? — Je suis, nous répondit-il, comme le fou dont parle Horace, j’assiste à un spectacle imaginaire. Je m’ennuyais au coin de mon feu ; j’aime beaucoup les merveilles de l’Opéra, je me suis représenté à moi-même le ballet de la Sylphide, et quand vous êtes venu me frapper sur l’épaule, j’applaudissais la Taglioni. »

Parmi les analogies que l’observation psychologique peut nous offrir pour nous aider à nous rendre compte du caractère de l’hallucination naturelle, la plus frappante, la plus instructive se trouve dans les phénomènes du rêve. L’hallucination n’est, en somme, que le rêve d’un homme éveillé, et tout doit s’y passer psychologiquement et physiologiquement comme dans le rêve ; quand la science nous aura révélé le mystère du rêve, elle aura par là même pénétré le mystère de l’hallucination.

Il y a toutefois entre les hallucinations du sommeil et celles de la veille, quand elles ne sont pas liées à une disposition morbide, cette différence essentielle que, dans la veille, l’individu a la faculté de contrôler ses pensées, d’en changer le cours par un acte de sa volonté, d’en appeler aux témoignages de ceux qui l’entourent, afin de voir si leurs sensations concordent ou non avec les siennes, et par là de corriger son illusion et d’y mettre un terme. Mais il n’y a, dans ce cas, il faut le reconnaitre, qu’une hallucination imparfaite ou incomplète ; dans les cas plus ordinaires, où l’hallucination revêt un caractère morbide, et où l’halluciné croit irrésistiblement à la réalité extérieure de ses visions, le raisonnement est en défaut, et les impressions fausses ne peuvent se corriger ; l’hallucination ne disparaît qu’avec la maladie qui l’a causée, ou dont elle est un des symptômes.

Il y a, en effet, comme l’ont observé tous les médecins ou psychologues qui se sont occupés de cette question, des hallucinations compatibles avec la raison, se manifestant chez des individus jouissant de l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, — ces hallucinations sont purement physiologiques, — et des hallucinations pathologiques, survenant à l’occasion d’un trouble plus ou moins profond dans l’équilibre des fonctions, phénomènes maladifs ayant leur siège dans le cerveau et constituant une sorte de folie, d’aliénation mentale. C’est là la véritable hallucination, à laquelle on peut assigner ses causes naturelles, et aussi ses remèdes, une fois que ces causes sont scientifiquement déterminées : elle est dons essentiellement du ressort de la m[illisible]

De ce qui précède, on peut conclure qu’il n’y a, entre la perception normale excitée par des objets extérieurs et cette perception anormale qu’on appelle l’hallucination, d’autre différence que l’existence dans le premier cas d’un objet extérieur correspondant à la sensation, et l’absence dans le second de ce même objet. Il arrive à l’halluciné la même illusion qu’à celui qui, amputé d’une jambe, rapporte les sensations de douleur qu’il éprouve à sa jambe absente ; l’amputé sent encore invinciblement le membre qu’il n’a plus. La science explique cette espèce d’hallucination en disant qu’en vertu de ce principe formulé par Müller « que nous ne pouvons avoir par l’effet de causes extérieures aucune manière de sentir que nous n’ayons également sans ces causes et par la sensation des états de nos nerfs, » l’excitation automatique, involontaire, qui produit l’hallucination, naît dans l’appareil nerveux lui-même.

Mais comment, où s’opère ce phénomène, principe de l’illusion hallucinatoire ? Il y a sur cette question autant de systèmes que d’expérimentateurs.

Selon les uns, l’hallucination n’est qu’une irritation spéciale de l’organe sensorial externe, spécialement de la rétine, et elle se localise-dans la portion périphérique du système nerveux ; selon d’autres, elle est le résultat de l’irritation morbide des cellules de la couche corticale du cerveau, où seraient localisées l’imagination et la mémoire : Gall, l’inventeur de l’absurde système appelé phrénologie, avait déjà indiqué la circonvolution spéciale, dont le développement considérable entraine, d’après lui, la disposition innée aux visions. Selon d’autres, l’hallucination, résultant de la lésion des parties nerveuses intermédiaires aux organes des sens et au foyer de perception, c’est-à-dire de la lésion des parties cérébrales auxquelles aboutissent directement nos nerfs sensoriaux, réside au sein même de ces parties intermédiaires. Selon Dagonet, l’hallucination est le résultat de l’éréthisme, de l’hypéresthésie de cette partie de l’encéphale, où l’organe des sens prend son origine, à la région des parois ventriculaires qui feraient l’office d’une table de résonnance : les hallucinations de la vue viendraient de l’irritation spéciale des fibres nerveuses qui composent la paroi interne du ventricule moyen ; celles de l’ouïe auraient pour siège les parois du quatrième ventricule. Le docteur Audiffrent attribue les hallucinations à une irritation des ganglions sensitifs placés dans le cerveau.

Le système matérialiste qui semble aujourd’hui le plus en vogue est celui qu’a exposé le docteur Ritti dans sa Théorie physiologique de l’hallucination. D’après lui, les parties constituantes d’un appareil sensorial sont au nombre de trois : l° un organe sensorial externe, chargé de recueillir les impressions venant du dehors ; 2° un nerf qui a pour fonction spéciale de transmettre ces impressions au cerveau, dans les centres de la couche optique où s’opère la transformation du mouvement matériel en mouvement nerveux ; 3° émergeant de ces centres, des fibres nerveuses qui vont s’irradier dans la couche corticale du cerveau, où les impressions sensibles transmises par le nerf deviennent perceptions. Ce sont les fibres blanches cérébrales qui les exportent, et la substance grise des circonvolutions qui les reçoit et les élabore. C’est dans ce réseau inextricable de cellules constituant la couche corticale du cerveau et appelées cellules intellectuelles que s’exécutent ces opérations merveilleuses qui ont pour conséquence la vie intellectuelle et morale de l’individu. De l’âme, comme on voit, il n’est pas question.

Or, le fonctionnement de l’appareil sensorial ainsi décrit, voici comment s’explique physiologiquement l’hallucination ; selon l’école matérialiste :

Les centres de la couche optique peuvent, sous l’influence de causes pathologiques variées, se mettre automatiquement en action ; les produits de cette irritation factice suivent alors la même voie que les incitations de leur activité normale et vont s’irradier, par le moyen des fibres blanches cérébrales, dans le réseau des cellules corticales. Celles-ci, mises ainsi en vibration, produiront des séries indéfinies de conceptions délirantes, des représentations qui s’objectiveront, comme si une impression extérieure venait irriter le nerf sensorial.

L’explication de ce phénomène se trouve dans ce qu’en biologie on appelle l’excentricité des sensations.

Quel que soit le point où le nerf est atteint, la sensation est toujours excentrique ; même quand le centre nerveux est atteint, c’est à l’extrémité périphérique du nerf sensitif en rapport avec ce centre que nous localisons la sensation.

Trois phénomènes constituent donc le processus morbide de l’hallucination : 1° activité spontanée des cellules de la couche optique, activité provoquée par des causes variées ; 2° irradiation de cette activité fictive vers les cellules de la substance corticale ; 3° entraînement consécutif de ces mêmes cellules corticales, mettant en œuvre ces matériaux erronés avec la même logique que s’ils étaient réels.

Au milieu de tout cet appareil de science anatomique et physiologique, si nous voulons analyser le fond du système, qu’y découvrirons-nous ? Deux choses, et rien que deux choses : 1° ce fait depuis longtemps observé et reconnu, qui en effet peut nous aider par analogie, comme nous l’avons vu plus haut, à nous rendre compte de l’illusion invincible en vertu de laquelle l’halluciné véritable objective ses perceptions intérieures : l’excentricité des sensations ; et 2° une pure et simple hypothèse sur le processus morbide de l’hallucination, hypothèse qui a le double inconvénient de se passer du concours de l’âme et de n’expliquer en réalité aucun des faits pour lesquels elle est imaginée.

J’en appelle au lecteur de bonne foi tant soit peu initié à ces analyses physiologiques : tous ces systèmes lui ont-ils appris quelque chose de plus sur le problème de l’hallucination que la définition de Malebranche ? Et quant au comment du processus morbide par lequel elle naît et se développe dans le cerveau de l’halluciné, nous sommes à peu près aussi avancés, après avoir entendu les oracles de la science matérialiste, que le bonhomme Géronte, de Molière, sur les causes du mutisme de sa fille après les explications da Sganarelle, dans le Médecin malgré lui.

Et cependant c’est sur de telles découvertes que se basent leurs auteurs pour échafauder toutes leurs théories négatives du monde surnaturel et de son action sur l’âme et le corps humains. À tous les témoignages irrécusables qui déposent en faveur de la réalité d’une intervention surnaturelle dans les choses humaines, ils opposeront l’argument tiré de l’observation des ganglions, ventricules ou cellules intellectuelles de la couche corticale du cerveau, et s’écrieront d’un air de triomphe : Hallucination ! hallucination !… Quelle science merveilleuse, qui se résume en un seul mot ; et quel mot magique, qui suffit à rendre compte d’une croyance religieuse qui remonta à l’origine de l’homme !

Cela posé, nous ne devons pas nous étonner si, parmi les nombreuses causes physiques et morales qu’ils assignent aux divers genres d’hallucinations, ils omettent précisément celles-là seules qui expliquent les hallucinations offrant un caractère vraiment surnaturel, l’action des esprits, anges ou démons, lesquelles sont des visions plutôt que des hallucinations.

Loin de moi la pensée d’attribuer indistinctement à ces causes surhumaines tous les phénomènes de l’hallucination : je reconnais volontiers qu’un grand nombre d’hallucinations doivent être attribuées aux causes naturelles que l’observation leur assigne[1] ; que dans bien des cas l’hallucination n’est qu’un désordre, un dérangement organique venant ou d’une lésion de l’organe cérébral ou d’une surexcitation du système nerveux qui trouble l’action régulière et normale des sens ; que dans bien des cas, par conséquent, la médecine pout la combattre avec succès.

Mais il y aura tels cas, entourés de circonstances tellement extraordinaires, de phénomènes tellement en dehors des causes et des forces humaines, que nous dirons au système de l’hallucination naturelle et à la médecine : « Halte-là ! ces faits ne sont plus de votre domaine… Digitus Dei est hic !… vel diaboli ! »

Il suffit de rappeler ici ce que j’ai dit au sujet des possessions individuelles ou des collectives. Qu’ont imaginé les ennemis du surnaturel en face de ces épidémies de possession qui s’étendent sur tout un groupe, une collection d’individus, un couvent tout entier ? Comment récuser les nombreux témoins qui les ont attestées, les procès-verbaux officiels qui les ont relatées dans tous leurs détails ?

Nos pseudo-savants ne sont pas embarrassés pour si peu.

Ils disent : « Hystérie collective ! » avec un sans-gêne parfait. Et si vous leur démontrez qu’il n’y a nullement hystérie, ils mettront les phénomènes surnaturels sur le compte de l’hallucination. Une hallucination collective !… Quelle belle chose, vraiment, que la science matérialiste !

La vérité, sur ce point particulier des hallucinations collectives, a été dite par un savant catholique dont les idées ne sauraient être suspectes de fanatisme, M. de Caudenberg. Dans un ouvrage où il réfute les assertions de M. de Gasparin (le Monde spirituel), il s’exprime ainsi :

« Non seulement je suis loin d’admettre les hallucinations collectives, mais je les nie formellement, hors dans un seul cas : celui où plusieurs personnes, excitées par un appareil inaccoutumé, par des préparations ou des cérémonies préalables qui frappent l’imagination, sont d’ailleurs toutes prévenues de ce qu’elles doivent voir. Mais il est contre toutes les règles de la vraisemblance que dix ou vingt individus aperçoivent à la fois un objet qui n’existe pas ou entendent un même son qui n’a pas retenti, quand d’ailleurs cette manifestation est absolument inattendue pour eux. Il est contraire à toutes les notions de la probabilité et du jugement qu’un nombre plus ou moins grand de personnes jouissant du plein exercice de leurs facultés se trompent toutes instantanément et d’une manière identique sur un fait de cette nature ! »

Il ne faut pas perdre de vue que dans les paroles que je viens de citer il ne s’agit que des hallucinations naturelles (ceux auxquels s’adresse l’argumentation de M. de Caudenberg n’en reconnaissant pas d’autres), et non de celles que le démon peut produire, et qu’il produit en effet dans l’esprit de ceux qu’il veut égarer à l’aide de ses prestiges ; mais c’est alors une hallucination toute surnaturelle, et dans ce sens on peut dire que certains obsédés, par exemple, ont été des hallucinés.

« C’est alors, dit très bien M. Gougenot des Mousseaux, que parlant à notre âme un langage intérieur, et remuant, excitant, maniant en maîtres les humeurs ou les appareils de nos corps, ces êtres invisibles et subtils nous font voir, entendre et sentir ce qui n’a point de forme, ce qui manque de corps, ce qui n’existe en réalité que dans les impressions dont ils nous affectent, ce qui n’est vrai que subjectivement, c’est-à-dire dans l’image ou dans le fantôme tracés par eux dans notre cerveau. »

J’aurai occasion, dans le chapitre suivant, de revenir plus amplement sur le mode d’action employé par le démon dans ses diverses manifestations, et en particulier dans les évocations d’outre-tombe.

Néanmoins, il est bon de montrer tout de suite, par un exemple, avec quelle désinvolture les adversaires du surnaturel appliquent leur merveilleux système de l’hallucination naturelle aux faits les plus authentiquement certifiés et les plus évidemment dus à une intervention surnaturelle. Cet exemple nous fera toucher du doigt la différence qui existe entre les deux ordres d’hallucinations.

Il est un fait des plus fréquents dans le monde surnaturel, dans la vie des saints, et même dans celle des plus humbles fidèles, fait où éclate dans tout son lustre et sa puissance dramatique l’action simultanée des esprits sur l’âme humaine, je veux dire : le combat qui se livre dans notre âme entre l’ange de Dieu, préposé à notre garde, et le démon particulier, émissaire de Satan, acharné à nous perdre.

Celle lutte assurément peut n’être qu’intérieure et toute spirituelle, la lutte dont parle saint Paul entre les deux Hommes qui sont en nous ; mais il est arrivé maintes fois qu’elle a pris des formes visibles, et que le drame de Faust tiraillé entre les deux influences, céleste et diabolique, s’est sensiblement réalisé.

C’est précisément un de ces cas que Michéa a emprunté à l’histoire du surnaturel, pour essayer d’expliquer ce qu’il appelle les hallucinations discordantes (invention de génie à mettre à côté des hallucinations collectives), non par un état moral où la lutte du bon et du mauvais principes, de Dieu et du démon, est à l’état violent et s’objective extérieurement par la volonté ou la permission de Dieu, mais par une théorie psychologique sur les idées claires et les idées confuses, en lutte dans notre âme. « De cette lutte, dit-il, résulte un fractionnement de l’hallucination, un dualisme très singulier qui semble réaliser le symbole d’Ormuzd et d’Ahriman, le mythe des anges de lumière et des anges de ténèbres, et qui peut-être ne se trouve pas étranger à la création de ces vieux dogmes de l’Orient. »

Or, il allègue à l’appui de cette belle théorie un fait qu’il emprunte à saint Grégoire de Tours, mais où il a bien soin de faire disparaitre tout ce qui, dans la version du saint, enlève au récit le caractère de mythe et le revêt aux yeux d’un lecteur de bonne foi de tous les caractères de la réalité.

Je cite le récit, tel qu’il est dans saint Grégoire de Tours, en ayant soin d’indiquer par des italiques les passages omis par Michéa :

« Parmi tout ce que nous avons appris des vertus de l’apôtre Paul, nous ne signalerons qu’un seul miracle. Il arriva quelque part qu’un homme, poussé par le diable, prépara un nœud coulant pour s’ôter la vie. Dans cette vue, ayant gagné un lieu secret de sa maison, il attacha sa corde à une poutre et se mit à y fixer le nœud coulant. Il ne cessait cependant d’invoquer l’apôtre Paul, en disant : « Aide-moi, saint Paul. » Et voici qu’une figure sale et hideuse, dont les traits ressemblaient à ceux du diable, lui apparut et l’exhortait en lui disant : « Courage ! hâte-toi ! achève promptement ce que tu as commencé ! » Quant à lui, tout en continuant son œuvre, c’est-à-dire tout en s’apprêtant à s’arracher la vie, il persistait à dire : « Ô bienheureux saint Paul ! viens à mon aide ! » Quand le nœud coulant fut prêt, comme le fantôme pressait plus fortement l’homme d’y mettre son cou, tout à coup apparut une autre figure pareille à la première, qui dit à celle-ci : « Fuis, malheureux ! l’apôtre Paul arrive. Il a été invoqué par cet homme, et le voici. » À ces mots, les deux ombres s’évanouirent, et l’homme, revenu à lui-même, faisant sur sa poitrine haletante le signe de la croix, et les joues baignées de larmes, se repentit de sa tentative. Il est manifeste qu’il fut sauvé de l’abîme où l’entraînait une mort honteuse par la vertu du bienheureux apôtre. » (De gloria Martyrum, lib. I, cap. xxix.)

Il suffit de jeter un coup d’œil sut les mutilations opérées dans ce récit par Michéa pour voir comment un miracle, attesté par l’autorité d’un saint se fondant sut la tradition, peut être transformé par un docteur mécréant en une simple hallucination.

Encore reste-t-il assez de la réalité du récit dans la version tronquée du physiologiste pour saisir sur le fait le vice de son application et la fausseté de ses convulsions. Après avoir retranché du fait tout ce qu’il a pu du côté surnaturel, c’est-à-dire le miracle de saint Paul et l’obsession démoniaque du pauvre homme qui va se suicider s’il n’est miraculeusement sauvé du ciel, Michéa ne voit dans cette lutte si pleine de réalité dramatique que celle des idées claires et des idées confuses dans une âme perplexe, et en qui cette perplexité finit par produire une hallucination naturelle.

Seulement, en dépit même de mon adresse, qui ici est de la mauvaise foi, Michéa peut être facilement réfuté.

Et d’abord, demanderai-je au matérialiste docteur, où voit-il dans ce fait des idées claires et des idées confuses ? D’après lui, l’idée confuse, et à ce titre non avenue de l’halluciné, serait l’idée du suicide. Mais il me semble, et tout lecteur sensé sera de mon avis, que rien n’est plus clair, plus précis que le langage du diable : rien de plus saisissant, même pour les yeux du corps, que ces deux fantômes « dont les traits, dit le saint, ressemblaient à ceux du diable ». La tentation est aussi claire que la résistance du patient et son appel à la protection d’en haut. Il n’y a de confusions et d’obscurités que celles que Michéa a bien voulu y mettre, pour se donner l’occasion, d’échafauder une théorie dont la subtilité et le vide n’échapperont à personne.

Ce qui le gêne dans un fait qu’il ne peut s’empêcher de trouver « fort singulier », c’est uniquement l’idée, fort confuse pour lui sans doute, de l’obsession diabolique et du miracle qui vient y mettre fin.

Ce qu’il ne peut accepter, c’est ce fait surnaturel qui crève les yeux par sa clarté et son universalité dans toute l’histoire du christianisme, la lutte entre les esprits de ténèbres et les esprits de lumière autour de l’âme de l’homme, que n’expliqueront jamais les plus subtiles hypothèses de la science matérialiste.

Les explications de Michéa tombent également à plat devant un autre fait qu’il emprunte non plus à un saint, mais à un savant, le docteur Sulzer, qui le raconte ainsi dans les Mémoires de l’Académie de Berlin :

« J’ai connu un homme d’une grande probité, d’un grand sens et très éclairé par les lumières de la philosophie, qui, étant devenu mélancolique, quoique intimement pénétré de vénération pour l’Être Suprême, ne pouvait, pendant un temps, entendre nommer cet être qu’il adorait de tout son cœur, sans lâcher contre lui quelques traits de blasphème, sans que ses cheveux se dressassent d’horreur. Il m’avait souvent dit qu’il était tenté de croire qu’il y avait deux âmes en lui, l’une bénissant Dieu pendant que l’autre le blasphémait ; car il ne pouvait comprendre comment le même être pouvait faire à la fois deux choses aussi distinctement opposées l’une à l’autre. » (Mémoires de l’Académie de Berlin, 1759.)

Rien, en effet, de plus incompréhensible, de plus inexplicable que cette force du mal dans une âme d’ailleurs bien disposée, si l’on n’y reconnait pas la possession surnaturelle de l’éternel ennemi du genre humain.


Si le lecteur a lu attentivement les pages qui précèdent, il aura pu se convaincre que, dans toutes les théories inventées par nos physiologistes modernes au nom de l’hallucination, la seule chose claire ou sérieuse qu’on puisse y découvrir, c’est qu’elles sont uniquement faites pour saper la foi au surnaturel, et opposer une vaine apparence de science à l’enseignement si clair et si précis de l’Église catholique sur ce point.

Il n’est pas un fait dans l’histoire de l’Église qui ait échappé à cette tentative insensée de tout ramener aux proportions de l’humain, de tout soumettre aux analyses du scalpel physiologique, depuis les miracles de l’Évangile jusqu’aux phénomènes diaboliques qui se multiplient d’une si étonnante façon dans notre siècle. Tous les prodiges relatés dans les Écritures, « dont le nombre, dit le docteur Calweil, un des plus acharnés adversaires du surnaturel, est presque effrayant pour l’imagination », tous les faits merveilleux rapportés par les historiens les plus graves ou consignés dans les écrits des Pères, dans les légendes des saints martyrs et des solitaires, dans les chroniques des abbayes et des monastères, tout cela ne serait que le produit de cette maladie inventée au xixe siècle, l’hallucination !… Moïse, Abraham, Jacob, Tobie, Samuel, Jésus-Christ, les apôtres et les saintes femmes, les Pères de l’Église, saint Antoine et son historien saint Athanase, sans Cyprien et saint Jean Chrysostome, Eusèbe, Tertullien et saint Augustin, des fous, des hallucinés ! car ces deux mots sont devenus synonymes… Toute perception du merveilleux, du miraculeux, fausse sensation, hallucination, théomanie ou démonopathie !…

Il serait infini de poursuivre les applications de la théorie de l’hallucination à tous les personnages historiques mis en cause ; je dois me borner. Je choisirai donc, parmi les personnages saillants accusés d’hallucination par nos modernes philosophes, un des plus fameux et particulièrement en honneur chez les palladistes, un de ces révoltés qui ont tant fait de mal à l’Église, celui en qui éclate de la façon la plus frappante et la plus irrécusable l’intervention des puissances surnaturelles du royaume infernal : Luther. Chez lui apparaîtra dans tout son jour, ou plutôt dans toutes ses voies ténébreuses, l’action de l’esprit du mal, par une spéciale permission de Dieu, visible et tangible. On pourrait lui opposer la sublime Jeanne d’Arc, en qui rayonne dans toute sa pureté et sa splendeur l’intervention divine ; mais ceci nous mènerait trop loin.


S’il y eut dans les temps modernes une révolution religieuse à laquelle le démon ne put rester indifférent, ce fut assurément la Réforme opérée par Luther ; on peut dire à priori qu’il y eut sa part et fut pour beaucoup dans son origine, sa genèse et ses progrès. Mais si l’on vient à considérer de près l’histoire de cette hérésie, on est profondément frappé du rôle que le diable a joué dans la vie de son auteur, et de l’importance exceptionnelle que Luther lui-même lui attribue dans les nombreux écrits où il répandait son âme et écrivait, pour ainsi dire, au jour le jour, ses Mémoires spirituels.

« Les relations intimes de Luther avec le diable, disent en chœur nos pseudo-savants, hallucinations ! »

La seule réponse à faire à ces hallucinés d’hallucination, c’est de leur mettre sous les yeux le texte même de Luther ; et ceux qui, après l’avoir entendu, persisteraient dans cette opinion, seraient eux-mêmes les plus hallucinés des hommes.

En tout cas, on pourrait dire à ces incrédules : — Eh quoi ! vous croyez Luther lorsqu’il attaque l’Église catholique, lorsqu’il s’insurge contre toute autorité visible, lorsqu’il maudit le célibat et la virginité, lorsqu’il ouvre, avec la liberté d’examen, la porte à toutes les erreurs, à toutes les passions ; et le seul point sur lequel vous refuseriez de le croire, c’est lorsqu’il vous dit qu’il a vu et entendu le diable, qu’il a conversé avec lui, et qu’il lui doit le meilleur de son œuvre ?… » Avouez que voilà une singulière logique !… Il est vrai que, dans son apostasie du catholicisme, il restait à Luther quelque chose qui vous sépare de lui, la foi au surnaturel, à l’action du démon sur l’âme humaine. Mais cette foi elle-même n’était pas sans quelque alliage diabolique ; elle avait en grande partie sa raison d’être dans l’immense orgueil du sectaire ; comme nous le verrons, le démon était parvenu, en triomphant de lui, à lui persuader que lui, Satan, n’était que son esclave et sa victime.

Si Luther était un halluciné, il le fut toute sa vie ; car il ne cessa, surtout depuis le moment où il abjura sa foi, d’entretenir avec le démon les relations les plus familières, les plus intimes. Il commença à faire connaissance avec lui dans sa cellule de Wittemberg.

« Une fois, dans notre cloître à Wittemberg, raconte-t-il, j’ai entendu distinctement le bruit que faisait le diable. Comme je commençais à lire le psautier, après avoir chanté matines, que j’étais assis, que j’étudiais et écrivais pour ma leçon, le diable vint et fit trois fois du bruit derrière mon poêle, comme s’il en eût traîné un boisseau. Enfin, comme il ne voulait point finir, je rassemblai mes petits livres et allai me mettre au lit. Je l’entendis encore une nuit au-dessus de ma chambre dans le cloître ; mais, comme je remarquai que c’était le diable, je n’y fis pas attention et me rendormis. »

Luther acceptait alors l’enseignement de l’Église sur la vertu des exorcismes ; sa ferveur et sa piété recommandaient même le jeune docteur comme pouvant remplir avec fruit ce ministère d’exorciste dont il se moquera plus tard[2].

Appelé un jour à exorciser une jeune fille à qui apparaissait un beau jeune homme, qui lui disait être le Christ, et qu’elle priait dévotement, Luther reconnut aussitôt une ruse de Satan « un jeu et une singerie du diable, et exhorta sa fille à ne pas se laisser duper ainsi. En effet, dès qu’elle eut craché au visage du fantôme, le diable disparut, la figure se changea en un grand serpent qui courut à la fille et la mordit à l’oreille, de sorte que le sang coula. Puis, le serpent s’évanouit. Luther vit la chose de ses propres yeux, avec beaucoup d’autres personnes. »

Luther inaugurait ainsi sa méthode favorite d’exorcismes qu’il proclamera bien supérieure à celle de l’Église : le dédain et le mépris du diable, prétendant que le diable ne craint rien tant que de se voir méprisé et vilipendé. « Il faut mépriser cet esprit, dira-t-il plus tard, et s’en rire, mais ne pas aller l’éprouver par des exorcismes et autres choses sérieuses, parce que la superbe diabolique se rit de tout cela. »

Un pasteur des environs de Torgau se plaignant à Luther que le diable faisait la nuit un bruit extraordinaire dans sa maison, qu’il lui cassait ses pots et sa vaisselle, lui en jetait les morceaux à la tête et riait ensuite, Luther lui dit : « Cher frère, sois fort dans le Seigneur, ne cède point à ce meurtrier de diable. Si l’on n’a point invité et attiré cet hôte chez soi par ses péchés, on peut lui dire : « Ego auctoritate divinâ hic sum pater familias et vocatione cælesti pastor ecclesiæ ; mais toi, diable, tu te glisses dans cette maison comme un voleur et un meurtrier. Pourquoi ne restes-tu pas dans le ciel ? Qui t’a invité ici ? »

Et cependant Luther attribuait au démon un pouvoir formidable, une puissance exagérée sur la vie de l’homme ; il allait jusqu’à croire que le diable peut tuer les gens comme un brigand tue un voyageur au coin d’un bois ; il cite l’exemple de ces deux nobles qui avaient juré de se tuer l’un l’autre et dont l’un fut tué par le diable, dans son lit, avec l’épée de l’autre.

À ses yeux, tous les fous, tous les boîteux, tous les aveugles, tous les muets sont des hommes chez qui les démons se sont établis. Les somnam bules sont des possédés du diable. Consulté un jour au sujet d’un pasteur qui avait la conscience troublée d’avoir enseveli une femme qui s’était suicidée, il décida qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter à ce sujet, puisqu’il était évident, dans le cas qui lui était soumis, que la femme avait été tuée par le diable. « Lorsqu’il est évident, dit-il, que le suicide n’a pu avoir lieu naturellement, quand il s’agit, comme dans le cas présent, d’une ceinture ou d’un voile pendant et sans nœud, qui ne tuerait pas même une mouche, il faut croire, selon moi, que c’est le diable qui fascine les hommes et leur fait croire qu’ils font toute autre chose, par exemple une prière ; et cependant le diable les tue. Néanmoins, le magistrat fait bien de punir avec la même sévérité, de peur due Satan ne prenne courage pour s’introduire. Le monde mérite bien de tels avertissements, puisqu’il épicurise et pense que le démon n’est rien. »

Il n’hésitait pas à accepter, comme véritable le pouvoir attribué aux démons incubes et succubes : « Le diable, disait-il, peut se changer en homme ou en femme pour tromper, de telle manière qu’on croit être auprès d’une femme en chair et en os, et qu’il n’en est rien. Comme il en résulte souvent des enfants ou des diables, ces exemples sont effrayants et horribles. C’est ainsi que le démon qu’on appelle nix, attire dans l’eau les vierges ou les femmes pour créer des diablotins. Quelquefois il enlève à leurs mères des enfants nouveau-nés pour leur en substituer d’autres, nommés supposititii, et par les Saxons, kilkropff. Il y a huit ans, j’ai vu et touché moi-même à Dessau un enfant qui n’avait pas de parents et qui venait du diable… » Luther pensait que les enfants de cette espèce ne sont qu’une masse de chair, sans âme.

Dans la haute opinion qu’il avait de la puissance du diable, il reprochait à Origène de ne pas l’avoir comprise : « Autrement, disait-il, il n’aurait point pensé que le diable pourra obtenir grâce au jugement dernier. »

On comprendrait peu qu’avec une telle opinion sur la puissance du diable, Luther ait manifesté à son égard, dans ses relations avec lui, tant de dédain et de mépris, si on ne découvrait bientôt que ce dédain et ce mépris avaient leur source dans un orgueil vraiment infernal, qui lui faisait croire qu’il dominait et maîtrisait le démon, quand celui-ci, beaucoup moins chatouilleux qu’il ne le pensait en fait de grossières et ordurières rebuffades, le menait au contraire parle bout du nez et en arrivait toujours avec lui à ses propres fins.

Satis se laisser déconcerter pas les procédés cavaliers dont Luther usait avec lui[3], comme un ami en use avec un ami dans l’intimité, Satan continuait de le harceler pour lui arracher de nouvelles concessions qu’il était toujours sûr d’obtenir. Souvent même, il se métamorphosait en adversaire pour exalter son orgueil, et lui donner l’occasion de dire aux autres hérétiques qui avaient le malheur de n’être pas de son avis (Zwingle, Bucer, Acolampade) : « S’ils n’ont jamais eu l’intelligence des divines Écritures, c’est qu’ils n’ont jamais eu pour adversaire le démon ; car, quand nous n’avons pas le diable attaché au cou, nous ne sommes que de tristes théologiens. »

Écoutons-le racontant quelques-unes de ses escarmouches avec le diable.

« Le diable, comme il le reconnaît lui-même, allait se promener avec lui dans le dortoir du cloître, il le vexait et le tentait. Il avait un ou deux diables qui l’épiaient, et s’ils ne pouvaient parvenir au cœur, ils saisissaient la tête et la tourmentaient… Cela m’est arrivé souvent. Quand je tenais un couteau dans les mains, il me venait de mauvaises pensées ; souvent je ne pouvais prier, et le diable me chassait de la chambre. Car, nous autres, nous avons affaire aux grands diables, qui sont docteurs en théologie. Les Turcs et les papistes ont de petits diablotins, qui ne sont point théologiens, mais seulement juristes.

« Je sais, grâce à Dieu, que ma cause est bonne et divine : si Christ n’est point dans le ciel et Seigneur du monde, alors mon affaire est mauvaise. Cependant le diable me serre souvent de si près dans la dispute, qu’il m’en vient la sueur. Il est éternellement irrité, je le sens bien, je le comprends. Il est auprès de moi, plus près que ma Catherine. Il me donne plus de trouble qu’elle de joie… Il me pousse quelquefois : « La Loi, dit-il, est aussi la parole de Dieu : pourquoi l’opposer toujours à l’Évangile ? — Oui, dis-je à mon tour ; mais elle est aussi loin de l’Évangile que le ciel l’est de la terre. »

« Le diable n’est pas, à la vérité, un docteur qui a pris ses grades ; mais du reste il est bien savant, bien expérimenté. Il n’a pourtant fait son métier que depuis six mille ans. Si le diable est sorti quelquefois des possédés, lorsqu’il était conjuré par les moines et les prêtres papistes, en laissant après lui quelque signe, un carreau cassé, une fenêtre brisée, un pan de mur ouvert, c’était pour faire croire aux gens qu’il avait quitté le corps, mais en effet pour posséder l’esprit, pour les confirmer dans leurs superstitions. »

Cet aveu de Luther sur les effets réels opérés par les exorcistes est bon à recueillir en passant ; la force seule de la vérité pouvait le lui arracher.

La plus célèbre des conférences que Luther eut avec le diable devenu théologien, est celle de 1521, où, poussé par lui dans ses derniers retranchements, Luther lui abandonna le saint sacrifice de la Messe. Je ne puis citer ici le récit fait par Luther lui-même de cette longue discussion dans son traité De Missâ privatâ. Qu’il me suffise de dire que le démon y a la belle part, et que les arguments employés depuis par les protestants pour conclure à l’absurdité de la Messe sont empruntés au démon et reposent sur l’autorité de Satan.

Pour juger sainement de cette discussion et, en général, des relations de Luther avec le diable, nous n’avons qu’à écouter ce qu’en dit le grand Bossuet dans son Histoire des Variations :

« En ce temps, Luther publia ce livre contre la Messe privée, où se trouve le fameux entretien qu’il avait eu autrefois avec l’ange des ténèbres, et où forcé par ses raisons, il abolit, comme impie, la Messe qu’il avait dite pendant tant d’années avec tant de dévotion, s’il l’en faut croire. C’est une chose merveilleuse de voir combien sérieusement et vivement il décrit son réveil, comme en sursaut, au milieu de la nuit ; l’apparition manifeste du diable pour disputer contre lui ; la frayeur dont il fut saisi ; sa sueur, son tremblement et son horrible battement de cœur dans cette dispute ; les pressants arguments du démon qui ne laisse aucun repos à l’esprit ; le son de sa puissante voix ; ses manières de disputer accablantes, où la question et la réponse se font sentir à la fois. « Je sentis alors, dit-il, comment il arrive si souvent qu’on meurt subitement vers le matin ; c’est que le diable peut tuer et étrangler les hommes, et sans tout cela, les mettre si fort à l’étroit par ses disputes, qu’il y a de quoi en mourir, comme je l’ai plusieurs fois expérimenté. »

« On doit croire qu’il avait appris de lui beaucoup d’autres choses que la condamnation de la Messe. Dieu, pour la confusion ou plutôt pour la conversion des ennemis de l’Église, a permis que Luther tombât dans un assez grand aveuglement pour avouer, non pas qu’il ait été souvent tourmenté par le démon, ce qui pouvait lui être commun avec plusieurs saints ; mais, ce qui lui est particulier, qu’il ait été converti par ses soins, et que l’esprit de mensonge eût été son maître dans un des principaux points de sa réforme… Si la chose est véritable, ajoute le grand évêque avec la prudence et la réserve qu’imposent de pareilles questions, quelle horreur d’avoir un tel maître ! Si Luther se l’est imaginée, de quelles illusions et de quelles noires pensées avait-il l’esprit rempli ! Et s’il l’a inventée, de quelle triste aventure se fait-il honneur ! »


Voilà donc un cas très particulier et bien caractéristique de l’intervention du démon dans l’existence d’un homme ; et cet homme, il est impossible de le considérer comme un déséquilibré. N’eût-il jamais été en rapports directs avec le diable, que son œuvre n’en apparaîtrait pas moins diabolique. Eh bien, quoiqu’on ne voie chez lui aucune cause d’hallucination, quoiqu’on ne constate en lui aucun des symptômes qui précèdent ou accompagnent ce trouble naturel des sens, les matérialistes concluent, sans preuve, à l’hallucination de Luther, uniquement parce que ses récits démolissent tout leur système.

Mais les pseudo-savants font preuve là d’une cynique mauvaise foi ; car il n’y a guère à se tromper en matière d’hallucination, ou alors il faudrait que le médecin fût dépourvu totalement de cette qualité, pour lui primordiale, qui est d’être un observateur.

L’hallucination, étant chose naturelle, a toujours une cause naturelle. Le médecin pourra être surpris de l’étrangeté de l’illusion de son malade ; mais il finira par découvrir que cette erreur, si bizarre qu’elle soit, repose sur quelque chose, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Ainsi, que l’on observe les cas d’illusions internes, dites ganglionnaires, et l’on se convaincra facilement qu’elles n’ont rien à voir avec le fait des gens qui assistent à une apparition.

Voici Dagonet qui étudie un malheureux atteint d’un délire compliqué d’idées de suicide. Son malade le supplie, chaque jour, de lui ouvrir le ventre pour en extraire un serpent dont il croyait percevoir les mouvements et éprouver les cruelles morsures. L’infortuné meurt, et, à l’autopsie, Dagonet trouve chez cet homme deux ulcérations situées dans la grande cavité de l’estomac ; l’une d’elles avait amené la perforation de cet organe, et, par suite, la mort subite.

Les affections de l’utérus, ou de ses dépendances, peuvent aussi être le point de départ de certaines formes de délire et donner lieu à des illusions de nature érotique.

Esquirol cite un halluciné qui s’imaginait avoir une bande de voleurs dans son genou ; il disait qu’ils s’y livraient à toutes sortes d’effractions ; il cherchait à les en faire sortir à force de coups de poing. Vérification faite, cet homme était un aliéné qui avait tout simplement de très douloureux rhumatismes.

Ces fausses sensations internes ne sont donc pas, chez les malades, une simple création de leur imagination ; elles ont leur raison d’être ; elles reconnaissent pour origine une altération organique particulière.

Il en est de même pour les illusions qui naissent des sens, ou illusions sensorielles. L’aliéné voit bien quelque chose, entend bien quelque chose ; mais de ses sensations, venues du dehors, il transforme les impressions.

Tel halluciné de la vue aperçoit des diamants par terre ; il les ramasse précieusement ; seulement, en fait de diamants, ce sont des cailloux qu’il ramasse en réalité.

Passons aux illusions de l’ouïe. « Je suis un être réprouvé des hommes et de la création entière, écrit un lypémaniaque ; il n’y a qu’une voix dans la nature pour me le répéter. Quand tout le monde est d’accord, et je l’entends, il n’est plus possible de douter, les oiseaux me le disent tous les jours. » C’était le chant des oiseaux que ce malheureux, vivant à la campagne, transformait en clameur universelle de réprobation.

Les illusions simples sont le plus souvent passagères ; mais il n’en est pas de même des hallucinations proprement dites. Néanmoins, elles ont toujours une cause naturelle.

Un aliéné a eu, pendant de nombreuses années, vingt-cinq, trente ans, des hallucinations de la vue ; après sa mort, ses nerfs optiques ont été trouvés atrophiés dans toute leur étendue.

Un artiste, cité par Romberg dans son Traité des maladies nerveuses, avait souffert de photopsie pendant plusieurs années ; il finit par devenir aveugle ; malgré cela, les éblouissements continuaient jour et nuit, en prenant quelquefois la forme d’anges armés de glaives étincelants. À l’autopsie, on trouva les couches optiques converties en une matière diffluentes, ainsi que tout le globe antérieur ; les nerfs optiques étaient comprimés par une masse d’hydatides qui s’étaient développés dans les ventricules latéraux presque entièrement disparus. Lembuscher cite plusieurs cas de même espèce.

Bien des hallucinations, qui paraissent d’abord inexplicables, se comprennent ensuite, lorsque l’on connaît l’histoire du malade. Elles sont ainsi, quelquefois, comme le souvenir imagé, la sensation reproduite d’une impression réelle subie antérieurement, au moment où le délire est venu se manifester. Tel, un individu, pris d’un accès d’agitation maniaque, se met à courir à travers les rues de sa commune, appelant au secours et criant au feu : une fois guéri, il explique au médecin que cette crainte du feu, et cette vue des flammes qui l’effrayaient, avaient leur source dans une épouvante que lui avait causée un incendie, à une époque antérieure à sa maladie.

Ce qui prouve qu’il faut toujours rechercher une cause naturelle de l’hallucination dans le sens affecté, c’est que la surdité complète, loin d’être un obstacle, est plutôt une condition favorable au développement de l’hallucination de l’ouïe. Couramment, on voit, dans les hospices, des jeunes personnes, complètement sourdes, qui ne cessent d’entendre des paroles outrageant leur pudeur.

Les hallucinations de l’odorat et du goût se rencontrent souvent au début de l’aliénation mentale, et particulièrement dans le délire de forme mélancolique ; les malades prétendent ressentir des odeurs désagréables, celles de soufre, de cadavre, de pourriture, etc. ; ils se plaignent d’avoir continuellement un goût d’amertume ; ils prétendent qu’on a introduit dans leur bouche des substances vénéneuses, de l’arsenic, des matières stercorales, etc.

Enfin, il est plusieurs maladies, autres que l’aliénation mentale, qui provoquent et amènent l’hallucination. Ce sont là tout autant de causes naturelles. Ainsi, la congestion ou l’hypérémie cérébrale est précédée souvent par des étincelles, des bourdonnements d’abeilles, des fourmillements à la peau, et même quelquefois par des illusions sensorielles d’une forme plus vive et plus tranchée. Les hallucinations sont aussi les signes précurseurs de l’apoplexie et de l’hémorrhagie cérébrale. On en cite encore des exemples remarquables dans les méningites, dans les fièvres graves, dans la fièvre thyphoïde, dans le typhus des armées, dans quelques cas de pneumonie, dans certaines affections du cœur.

Le froid extrême peut également produire ce phénomène. M. le docteur Pruss rapporte qu’il en éprouva lui-même l’influence en 1814, lorsqu’il quitta le corps d’armée pour rejoindre sa famille. À peine avait-il fait une lieue par le froid le plus intense, que son corps lui semblait d’une légèreté extrême ; ses yeux se fermaient à chaque instant, malgré lui ; alors, il était assiégé par une foule d’images gracieuses, il se croyait transporté dans des jardins délicieux, voyait des arbres, des prairies, des ruisseaux, etc.

Dans l’épilepsie, on rencontre les hallucinations avant ou après l’accès. Le plus souvent elles sont un des phénomènes précurseurs de l’attaque ; elles précèdent alors, d’un temps variable, la perte de la connaissance. Plusieurs épileptiques, à l’approche de leurs accès, voient des corps lumineux, entendent des bruits semblables aux éclats de la foudre, sentent des odeurs fétides. Quelquefois, il leur semble qu’on les frappe. Toutes ces hallucinations leur inspirent la plus grande terreur ; de là ce caractère d’effroi, d’indignation, qu’on observe sur leur physionomie. Des hallucinations du tact se montrent assez souvent dans l’épilepsie dite sympathique. Ce sont elles qui constituent en partie le phénomène de l’aura et qui se manifestent alors par des sensations de froid, de chaleur et de chatouillement. Delasiauve a constaté 13 fois des hallucinations sur 28 épileptiques de son service à Bicêtre.

Que l’on dise lésion organique ou maladie, il y a donc toujours une cause naturelle à l’hallucination, parce que l’hallucination, sauf le seul cas de trouble cérébral causé expressément par le diable, est essentiellement une chose naturelle. La nature est bien là. Des observations intéressantes, ainsi, ont été faites, dans lesquelles le délire sensoriel paraissait tenir, soit à la composition anormale du liquide sanguin, comme dans la chlorose, l’anémie, la pléthore, dans quelques inflammations aiguës ou chroniques, soit, enfin, au trouble apporté à la circulation du sang, comme dans le rétrécissement des valvules ventriculaires, l’hypertrophie du cœur, etc.

Si l’individu est sain, il pourra néanmoins être halluciné, mais dans certaines circonstances particulières et exceptionnelles, et la cause encore sera tangible.

Le froid extrême produit parfois des illusions étonnantes, viens-je de dire. Il en est de même d’une température trop élevée. Les personnes qui ont voyagé au long cours connaissent ce que nous appelons « calenture » : c’est un délire sensoriel tout spécial qui frappe les marins lorsqu’ils arrivent sous la ligne de l’équateur ou dans le voisinage des tropiques ; le malade voit l’eau se transformer en prairies, en jardins, en forêts magnifiques ; il est pris d’un irrésistible désir d’aller s’y promener.

L’obscurité prolongée, les ténèbres épaisses peuvent favoriser encore le développement des hallucinations ; de même, l’asphyxie par le charbon ; de même, les excès de boissons, l’absorption des narcotiques ; de même, la prolongation extrême d’une même sensation, la concentration extrême de l’attention ; de même, la solitude dans certains cas, l’isolement absolu ; accompagné de la poursuite d’une idée fixe.

Il me reste à citer quelques cas d’hallucinations pour faire bien toucher du doigt la différence énorme qui existe entre l’imaginaire et le réel. Ainsi, l’école matérialiste englobe sous le nom de démonomanie tout ce qui a rapport à l’obsession et à la possession. Or, la démonomanie existe bien, avec son cortège d’illusions sensorielles, d’hallucinations ; mais elle est une maladie et ne se guérit pas avec des exorcismes.

Voici, par exemple, une observation de Dagonet, dont j’ai dit un mot tout à l’heure.

« H*** compte dans sa famille quelques cas d’aliénation mentale. La folie a fait explosion chez lui, une année environ avant son arrivée à Stéphansfeld (asile d’aliénés dont Dagonet était le médecin en chef), à la suite de quelques contrariétés.

« Il affirme être possédé du démon ; celui-ci a pris domicile dans son ventre sous la forme d’un gros serpent. Le malade pousse de temps à autre des cris bizarres ; il s’exprime parfois dans une langue incompréhensible ; c’est alors, dit-il, le diable qui parle par sa bouche. Il s’établit quelquefois entre le démon et lui un véritable dialogue, dans lequel il reproche à son esprit de lui susciter des mauvaises pensées de toutes sortes.

« Il nous supplie souvent de faire venir le bourreau de Strasbourg, pour mettre fin à une existence qu’il ne peut supporter. En vain implore-t-il le secours des ministres de la religion ; aucune consolation du prêtre ne parvient à calmer son délire. »

Nous ne sommes donc pas en présence d’un vrai possédé ; c’est certain.

« Un jour, il dérobe un couteau et se fait au cou une blessure dangereuse, qui heureusement put être guérie au bout de quelques jours. À peine est-il rétabli, qu’il nous reproche vivement de lui avoir sauvé la vie.

« Le délire, cependant, acquiert chaque jour une intensité que rien ne peut arrêter ; il nous prie à chaque instant de lui ouvrir le ventre.

« Malgré la surveillance spéciale dont il est l’objet, il parvient de nouveau à cacher un morceau de fer, dent il se sert pour s’ouvrir le ventre. Il en résulte une plaie pénétrante transversale, à bords irréguliers, d’où sortaient l’épiploon et une grande partie des intestins ; ces derniers furent aussitôt réduits et les lèvres de la plaie mises en contact par quelques points de suture. Malgré les soins qui lui furent prodigués, le malade mourut au bout de trois jours.

« Entre autres altérations remarquables, on trouve à l’autopsie trois vers lombrics ayant plus de vingt centimètres de longueur, contenus dans l’estomac. Ce dernier présente, en outre, deux ulcérations serpigineuses, à fond rougeâtre, de la grandeur environ d’une pièce de deux francs, et dont l’une correspondait à une perforation de la paroi de l’organe.

« La mort, qui a eu lieu d’une manière subite, quand la plaie de l’abdomen semblait marcher vers une bonne issue, nous a semblé devoir être attribuée à la perforation de l’estomac, et à l’épanchement des matières qu’il contenait, dans la cavité abdominale. »

Ainsi, il est impossible de s’y tromper, Dagonet a eu affaire à un simple halluciné ; le cas de son malade est une variété hallucinatoire de la lypémanie aiguë, ni plus ni moins. Quand nous verrons à l’œuvre de vrais évocateurs, nous n’aurons pas devant nous des pauvres souffrants, torturés par des vers lombrics en résidence dans leur estomac.

Quelques exemples encore :


Hallucinations de la vue. — À l’état rudimentaire, elles consistent en simples lueurs, en étincelles, en globes lumineux ; plus distinctes et plus définies, ce sont des spectres, des fantômes, des ombres vaguement dessinées qui s’évanouissent dès que le malade veut les fixer. Enfin, elles peuvent acquérir la plus grande netteté et prendre des contours aussi arrêtés que les objets extérieurs perçus par la vue. Cette hallucination n’est pas rare chez les aveugles mêmes, qui ont joui de la vue pendant un certain temps. Chez ceux qui ne jouissent que d’un œil, l’hallucination peut être unilatérale, c’est-à-dire ne se montrer qu’à l’œil bien portant : « J’ai soigné, dit le docteur J. Christian, un vieil officier, atteint d’une affection organique du cœur, ayant perdu un œil par accident il y a quelques années ; il était en proie à un délire lypémaniaque, accusant sa femme et sa fille de vouloir l’empoisonner. Ce malade était tourmenté par des hallucinations de la vue qui ne se montraient que du côté de l’œil bien portant ; il apercevait des ombres qui, d’abord très petites, grandissaient peu à peu, finissaient par remplir l’appartement et lui arrachaient des cris de terreur et de colère. »

Le docteur Despine a rapporté une observation très curieuse faite sur un halluciné, qui, en dérangeant par la pression du doigt le parallélisme des axes oculaires, parvenait à dédoubler les images qu’il apercevait. C’était un jeune homme, non aliéné, sujet à des crises extatiques pendant lesquelles il croyait voir la Vierge et l’entendre parler. Saisissant le moment où il disait : « Je vois la Vierge », M. Despine comprima légèrement à travers les paupières le côté d’un des yeux, en demandant au malade s’il voyait une ou deux images de la Vierge. Il répondit aussitôt : « J’en vois deux, l’une ici, l’autre là. » Cette expérience, répétée à plusieurs reprises, a toujours donné le même résultat.

Apparition d’une morte. — « J’ai perdu, raconte J. Delbœuf, ma mère en janvier 1870 : elle était dans sa quatre-vingtième année, et je ne l’avais jamais quittée. Quoique dans l’ordre des choses, sa perte m’a été des plus sensibles, et je ne pouvais me faire à l’idée que nous étions séparés pour toujours. Fréquemment je la revis dans mes rêves, souvent comme vivante, quelquefois comme morte, mais toujours agissante. Un jour, à mon réveil, je l’aperçus assise à mon chevet, dans l’attitude où la représente une photographie très bien faite que je possède d’elle. Elle me regardait avec des yeux extraordinairement brillants. Elle les avait conservés très vifs jusqu’à son dernier jour ; mais cette fois leur éclat était vraiment extraordinaire. La bouche semblait prête à me parler. Cette apparition dura quelque temps. peut-être cinq minutes, peut-être davantage encore, et j’avais la pleine conscience que c’était une hallucination. Seulement l’illusion m’était douce et chère, et j’essayai de la prolonger le plus longtemps possible… Cette apparition fut tellement frappante, qu’aujourd’hui encore je sais l’évoquer sans peine. » (Revue philosophique, 1885.)

— « J’ai connu, dit Wigan (New view of insanity, London, 1844), un homme fort intelligent et très aimable, qui avait le pouvoir de placer son image devant lui ; il riait souvent de bon cœur à la vue de son sosie, qui paraissait aussi lui-même toujours rire. Cette illusion fut pendant longtemps un sujet de divertissement et de plaisanterie ; mais le résultat en fut déplorable. Il se persuada peu à peu qu’il était hanté par son double. Cet autre lui-même discutait opiniâtrement avec lui, et à sa grande mortification le réfutai quelquefois. À la fin, accablé d’ennuis, il résolut de ne pas recommencer une nouvelle année, paya toutes ses dettes, enveloppa dans des papiers séparés le montant des dépenses de la semaine, attendit, pistolet en main, la nuit du 31 décembre, et, au moment où la pendule sonnait minuit, il se fit sauter la cervelle. »

— Un médecin d’un grand savoir, ami intime de Walter Scott, fut appelé à donner des soins à un homme remplissant une place importante dans un département particulier de la justice. Il était alors retenu dans sa chambre, gardait quelquefois le lit, tout en continuant de temps à autre à s’occuper des devoirs de sa charge. Les symptômes extérieurs n’annonçaient aucune maladie aiguë ou alarmante ; mais la lenteur du pouls, le manque d’appétit, une digestion laborieuse et un fond de tristesse constante, accusaient quelque cause secrète que le malade était déterminé à cacher.

Le médecin lui fit sentir la folie de se vouer à une mort lente plutôt que de confier le secret de l’affliction qui le conduisait au tombeau.

Pressé par les arguments du médecin, le malade lui fit les aveux suivants :

« — Ma situation n’est pas nouvelle, lui dit-il, on en trouve un semblable exemple dans le célèbre roman de Lesage. Vous vous souvenez sans doute de quelle maladie mourut le duc Olivarès ? — De l’idée qu’il était poursuivi par une apparition, à l’existence de laquelle il ne croyait pas ; et sa mort arriva parce que la présence de cette vision l’emporta sur ses forces et lui brisa le cœur. — Eh bien ! mon cher docteur, je suis dans le même cas ; et la vision qui me persécute et me pénètre est si affreuse, que ma raison est totalement hors d’état de combattre les effets de mon imagination en délire, et je sens que je meurs victime d’une maladie imaginaire. »

Le médecin lui demanda des détails plus circonstanciés sur la nature de l’apparition qui le persécutait. Le malade répondit que cette attaque avait été graduelle, et il exposa en ces termes les progrès de ses souffrances :

« — Mes visions, dit-il, commencèrent il y a deux ou trois ans. Je me trouvai alors obsédé par la présence d’un gros chat qui se montrait et disparaissait sans que je susse trop comment ; mais je ne fus pas longtemps dans l’erreur, et je reconnus que cette vision était produite par le dérangement des organes de la vue ou de l’imagination. Au bout de quelques mois, le chat disparut et fit place à un fantôme d’une nature plus relevée ; ce n’était rien moins qu’un huissier de la Chambre, costumé comme s’il eût été au service du lord-lieutenant d’Irlande. Ce fonctionnaire, portant l’habit de cour, les cheveux en bourse, une épée au côté, une veste brodée au tambour, et le chapeau sous le Bras, glissait à côté de moi comme une ombre. Soit dans ma propre maison, soit dans celle des autres, il montait l’escalier devant moi comme pour m’annoncer dans le salon. Mais cette apparition, comme la précédente, ne dura que quelques mois. L’huissier de la Chambre disparut et fut remplacé par une apparition horrible à la vue et désolante pour l’esprit… un squelette. Seul ou en compagnie, ce dernier fantôme ne me quitte jamais. C’est en vain que je me suis répété cent fois qu’il n’a pas de réalité, que ce n’est qu’une illusion causée par le désordre de mon imagination et le dérangement des organes de ma vue… Je sens trop sûrement que je mourrai d’un mal si cruel, quoique je ne croie aucunement à la réalité du spectre qui se présente à mes yeux. — Il paraît donc, lui dit le médecin, que ce squelette est toujours devant vos yeux ? — C’est mon malheureux destin de le voir sans cesse, répondit le malade. — En ce cas, continua le docteur, il est en ce moment présent pour vous ? — Oui. — Et dans quelle partie de la chambre croyez-vous le voir ? — Au pied de mon lit quand les rideaux sont un peu entr’ouverts, il se met entre les deux et remplit l’espace vide. — Pouvez-vous vous lever et prendre la place qui vous paraît occupée par le spectre, pour vous démontrer à vous-même que c’est une véritable illusion ? » Le pauvre homme soupira et secoua la tête négativement. — « Eh bien ! dit le docteur, nous essaierons d’un autre moyen. » Il quitta la chaise sur laquelle il était assis au chevet du lit, et se plaçant entre les rideaux entr’ouverts, lieu indiqué comme celui occupé par l’apparition, il lui demanda si le squelette était encore visible. — « Beaucoup moins, parce que vous vous trouvez entre le lit et moi ; mais je vois son crâne au-dessus de votre épaule. »

Le docteur tressaillit en entendant une réponse qui annonçait si distinctement que le spectre idéal était immédiatement derrière lui. Il eut recours à d’autres essais, et employa divers moyens de guérison, mais toujours sans succès. L’accablement du malade ne fit qu’augmenter, et il mourut en proie à son angoisse. (Walter Scott, Histoire de la Démonologie, cité par Brierre de Boismont, Des Hallucinations, p. 43-48.)


Hallucinations de l’ouïe. — Ces hallucinations sont, depuis les bruits les plus confus, simples bourdonnements, chuchotements, sons de cloches, bruit du canon où dû tonnerre, tris d’animaux, roulements de tambour, jusqu’à la voix la plus nette et là mieux définie. — Souvent c’est une vraie discussion qui s’établit entre l’halluciné et la voix. Un prêtre s’entendait insulter la nuit par son domestique couché dans une pièce voisine, qui lui criait à l’oreille : « Athée ! » Chaque fois le prêtre répondait : « Tu mens, je suis chrétien ! » Cela durait jusqu’au malin. L’endroit d’où sortent ces voix est très variable : elles descendent du ciel, viennent du plafond ou du plancher, sortent de la muraille, de la cheminée, ou se font entendre dans les différentes parties du corps même de l’halluciné. Le fameux Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, surnommé le fléau des farfadets, qui a publié le récit de ses hallucinations en trois volumes (1821), entendait la voix de Pinel dans sa cheminée. « J’ai connu, dit le docteur Christian, un aliéné qui entendait des injures dans la tête de ses voisins ; il était devenu très dangereux pour son entourage. » Généralement les hallucinés de l’ouïe n’entendent que des injures, des paroles blessantes, des menaces. Il y a cependant des exceptions.

Pendant plus d’un an, on a vu errer dans les rues de Paris un artisan se croyant poursuivi par des individus qui l’appelaient voleur, lui adressaient des injures, etc. Exaspéré par leurs machinations, il aiguisa un bout de fleuret qu’il portait toujours sur lui. Un jour, il rencontra sur son escalier un négociant qu’il connaissait à peine de vue, et, sans provocation aucune, il le frappa au ventre de son instrument et le blessa mortellement en s’écriant : « Tu paieras pour les autres. » Il fut enfermé à Bicêtre.

Dans l’une des émeutes qui ensanglantèrent Paris en 1831, la femme d’un ouvrier, enceinte de huit mois, cherchant à rentrer chez elle, voit son mari tomber mortellement frappé par une balle. Un mois plus tard, elle accouche heureusement ; mais, le dixième jour après l’accouchement, le délire éclate. Dès le début, la malade entend le bruit du canon, des feux de peloton, le sifflement des balles. Elle se sauve dans la campagne, espérant, en s’éloignant de Paris, se soustraire aux bruits qui la poursuivent. Depuis dix ans, six accès semblables ont eu lieu, et toujours les mêmes hallucinations se sont renouvelées dès le début du délire. Constamment la malade s’est sauvée dans la campagne pour éviter le bruit du canon, des coups de fusil, des carreaux brisés par les balles. Plusieurs fois, dans la précipitation de sa fuite, elle est tombée à l’eau. Deux fois, elle s’y est jetée volontairement pour échapper au supplice de ces bruits qui lui rappelaient la mort de son mari et lui faisaient croire aux plus grands malheurs. (Mémoire de M. J. Baillarger, sur les Hallucinations, dans les Mémoires de l’Académie royale de Médecine, t. XII, p. 279.)


Hallucination du Tasse. — Le Tasse avait souvent parlé à son ami Manso de ce génie familier qui venait le visiter ; et, comme celui-ci refusait d’y croire, le poète offrit de lui faire voir et entendre les choses merveilleuses qu’il avait lui-même vues et entendues. Le lendemain, tous deux étant assis devant le feu, Le Tasse tourna ses regards vers une fenêtre, et les fixa avec tant d’attention qu’il cessa de répondre, et ne semblait même plus entendre les questions qu’on lui faisait. Bientôt il aperçut son génie familier qui venait l’entretenir, et voulut le faire voir à son ami :

« Je tournai tout de suite les yeux du côté qu’il m’indiquait, dit Manso ; mais j’eus beau regarder, je ne vis que les rayons du soleil qui pénétraient par la fenêtre dans la chambre. Pendant que je portais mes regards de tous les côtés et que je ne découvrais rien d’extraordinaire, je m’aperçus que Le Tasse était occupé à la conversation la plus sérieuse et la plus relevée ; car, quoique je ne visse et n’entendisse que lui, la suite de son discours était distribuée comme elle doit l’être entre deux personnes qui s’entretiennent ; il proposait et répondait alternativement. Les matières dont il parlait étaient si relevées, le style en était si sublime et si extraordinaire, que la surprise m’avait, en quelque façon, mis hors de moi-même ; je n’osais ni l’interrompre ni lui demander où était l’esprit qu’il m’avait indiqué et avec lequel il conversait.

« Émerveillé de ce qui se passait sous mes yeux, je restai assez longtemps dans le ravissement, sans doute jusqu’au départ de l’esprit. Le Tasse m’en tira, en se tournant de mon côté, et me disant : « Êtes-vous enfin dégagé de vos doutes ? — Bien loin de là, lui dis-je, ils ne sont que plus forts ; j’ai entendu des choses merveilleuses, mais je n’ai rien vu de ce que vous m’aviez annoncé. » (Vie du Tasse, par Manso.)

— « J’ai vu, dit M. Baillarger (Mémoire déjà cité, page 292), pendant plusieurs années à Charenton, un prêtre halluciné, qui écrivait de longs sermons sous la dictée de saint Michel. J’ai conservé de ce malade plusieurs écrits dictés aussi par saint Michel ; ce sont des lettres, des réclamations dont le style et les pensées sont à peu près partout uniformément les mêmes, et n’offrent rien de remarquable. »


Hallucinations de plusieurs sens à la fois. — Dans un Mémoire sur les hallucinations, du docteur Paterson, se trouve le fait suivant :

« Pendant mon séjour à l’école, dit M. H…, je m’étais lié d’une amitié intime avec un enfant que j’appellerai D… La folle conduite de son père amena la ruine de sa famille, qui tomba dans le dernier degré de misère. Depuis un grand nombre d’années, j’avais perdu de vue cet infortuné qu’on avait embarqué pour s’en débarrasser, lorsque j’appris qu’il était de retour et en proie à une phthisie avancée. Il fut soigné pendant sa maladie par le docteur C… et mourut trois mois après son retour. Je fus demandé pour faire l’examen de son cadavre ; l’on concevra sans peine combien furent tristes les réflexions que fit naître en moi un tel spectacle. Trois mois après, le souvenir de cet événement se présenta à mon esprit dans les circonstances suivantes :

« Un soir, à l’époque où j’étais sujet à avoir tous les jours de ces visions, je lisais la vie de Chricton par Tittler ; ma famille s’était retirée depuis longtemps, et je me proposais, après avoir fini mon livre, d’aller me coucher, quand j’aperçus sur ma table un billet de faire part pour assister aux funérailles de la mère de D… Cette nouvelle donna naturellement une couleur sombre à mes pensées. Je me couchai et je venais d’éteindre la bougie, lorsque je sentis qu’on me saisissait le bras au-dessous de l’épaule et qu’on le pressait avec force contre le flanc. Je luttai pour me débarrasser et m’écriai : Laissez mon bras. J’entendis alors distinctement ces paroles prononcées à voix basse : Ne soyez pas effrayé. Je répliquai soudain : Permettez-moi d’allumer la chandelle. Alors, on me lâcha le bras. Je me dirigeai aussitôt vers un coin de l’appartement pour allumer la lumière, ne doutant pas qu’il n’y eût quelqu’un dans la chambre. J’éprouvai en cet instant un malaise, un étourdissement et une faiblesse qui furent sur le point de m’accabler. Je réussis cependant à allumer la chandelle, et me tournant vers la porte, je contemplai la figure de l’infortuné D…

« Par une impulsion dont je ne puis me rendre compte, je m’avançai vers apparition ; elle reculait à mesure, et descendit les escaliers jusqu’à ce que nous fussions arrivés à la porte, où elle s’arrêta. Je passai près d’elle, et j’ouvris la porte de la rue ; mais en ce moment j’eus un tel étourdissement que je tombai sur une chaise et laissai échapper de mes mains le flambeau.

« Je ne puis dire combien de temps je restai en cet état. J’eus de la fièvre et de l’insomnie pendant toute la nuit, et le jour suivant je ressentis du malaise.

« Quoique la figure n’eût pas été très visible, je distinguai les différentes couleurs des habits que D… portait pendant sa vie. Cependant, je ne regardai pas un seul instant cette vision comme réelle. »


Après les cas qui viennent d’être exposés, une réflexion se présente tout naturellement à l’esprit : tous les hallucinés précédents sont des personnages non adonnés aux pratiques de l’occultisme ; mais un évocateur peut-il être halluciné ?

À cette question, je n’hésite pas à répondre : Oui.

Le démon ne se dérange pas pour quiconque l’appelle ; ceci est bien connu. Il peut donc arriver qu’un évocateur, même sataniste, à force de diriger toute sa volonté vers son but constant, qui est de voir le diable, finisse par s’imaginer que celui-ci lui apparaît ; et alors l’illusion se produit pour cet évocateur.

Je citerai deux cas, à ma connaissance personnelle :

Le premier est celui d’un gentleman de Liverpool, qui s’était affilié à un club spirite de sa ville, et que j’ai eu l’occasion de soigner au cours d’une traversée. Ce n’était pas un franc-maçon. Il avait subi de gros revers de fortune, et il avait été d’abord possédé par une idée fixe : obtenir du diable, puisque la Providence semblait l’avoir abandonné, l’indication de quelque lieu souterrain où serait enfoui un trésor.

Quand il fut au courant des divers modes d’appel aux esprits, il commença ses opérations de magie. Néanmoins, il n’osait pas évoquer le diable en personne ; il se bornait à requérir le concours des âmes de trépassés.

Il évoqua, sans aucun succès, une foule de personnages historiques, depuis Brennus et Vercingétorix jusqu’à Gaspard de Coligny. Aucun diable n’apparaissait devant lui, sous les formes sollicitées, ni sous une forme quelconque. Notre gentleman se désolait, puisque nul esprit ne consentait à lui révéler la caverne tant désirée.

Hanté par son désespoir d’évocateur à qui tous les esprits sont rebelles, il en vint à avoir le cerveau complètement troublé.

Il était mûr pour l’hallucination. Elle se produisit lorsqu’il fut tombé dans l’hypocondrie.

Alors, il rêvait tout éveillé. Il apercevait l’entrée d’une grotte imaginaire et se figurait qu’il y entrait. Là, il trouvait un squelette assis sur le sol humide, qui lui disait être le squelette d’Allan-Kardec et qui le faisait attacher à un poteau par des fantômes d’hommes sauvages.

Puis, le squelette le narguait, se moquait de lui, lui reprochait de n’avoir pas su être prévoyant comme administrateur de sa fortune.

Après quoi, surgissaient de toutes parts les personnages qu’il avait si longtemps évoqués en vain. Ils accouraient tumultueusement, tous ensemble, fantômes de gens célèbres de tous pays et de toutes les époques. Ils le menaçaient, faisaient mine de vouloir le tuer. Diogène, armé d’une pierre pointue et n’ayant pour tous vêtements que de longs cheveux, courait droit sur lui, en criant qu’il allait lui fendre le crâne ; le philosophe cynique était le plus excité de la bande.

Le gentleman interpellait le squelette d’Allan-Kardec :

— Puisque tu m’as livré à eux, disait-il, eh bien, fais finir cette torture ; qu’ils me tuent tout de suite ! J’en ai assez de cette vie, je veux mourir.

Mais le squelette ricanait.


Le gentleman interpelait le squelette d’Allan-Kardec : « Puisque tu m’as livré à eux, disait-il, eh bien, fais finir cette torture ; qu’ils me tuent tout de suite ! J’en ai assez de cette vie, je veux mourir. » Mais le squelette ricanait.

Quand notre homme était en proie à cette hallucination, il retombait affaissé à la fin de la crise, et il restait de longues heures sans parler, comme anéanti.

Le second cas que je puis rapporter comme témoin, est celui d’un rose croix algérien.

Quoique n’étant pas palladiste, il avait eu connaissance de la légende imaginée par Albert Pike, — à moins que ce ne soit par Lucifer lui-même, — en vertu de laquelle Isaac serait le fruit d’un adultère de Sara avec Belzébuth (Baal-Zéboub). Il se demandait qui avait raison, de la légende luciférienne ou de la Bible.

Là-dessus, le chapitre auquel il appartenait reçut, un beau jour, un spirite, qui, sitôt admis, prôna les opérations dans lesquelles il était fort expert. La contagion gagna tout le groupe, le F∴ V*** comme les autres.

Seulement, le F∴ V*** évoquait chez lui, en secret, et c’était Abraham qu’il appelait chaque fois ; il voulait l’interroger sur la question dont son cerveau était préoccupé. Mais Abraham ni aucun diable empruntant la forme de l’époux de Sara ne se dérangeaient pour venir mettre fin à ses incertitudes ; si bien que notre rose-croix en devint malade. Il eut la fièvre, le délire ; et quand il guérit, ce ne fut qu’en apparence. Il resta dans un état particulier, maniaque, avec des hallucinations pour ainsi dire chroniques, ou mieux, une hallucination persistante, toujours la même.


Il s’imaginait être Abraham. Au commandement de l’ange fictif, il saisissait une épée imaginaire et se précipitait pour égorger l’Isaac de son hallucination

La crise avait lieu, quand il se trouvait avec son jeune fils, quelque temps après avoir dîné.

Tout à coup, il s’imaginait être Abraham ; il prenait son fils pour Isaac enfant. Il voyait un ange lui ordonner l’immolation biblique. Le plus étrange, c’est qu’à ce moment il cessait de voir son enfant réel, et il en apercevait un autre plus près de lui, couché sur l’autel du sacrifice. Au commandement de l’ange fictif, il saisissait une épée imaginaire et se précipitait pour égorger l’Isaac de son hallucination. La scène s’arrêtait là ; il retombait sur sa chaise, se passait la main sur le front, ne voyait plus aucun fantôme, et reprenait tranquillement sa conversation avec son fils.

On se demandera peut-être si les deux évocateurs en question étaient vraiment hallucinés et s’ils ne voyaient pas réellement les fantômes inaperçus des personnes présentes.

Je ne le crois pas. Je suis convaincu que le surnaturel n’était pour rien dans leur cas.

En effet, ayant été saisi d’un doute lorsque j’assistai à la crise de mon gentleman, comme à celle du F∴ V***, je fis un signe de croix, et mes deux sujets continuèrent, l’un et l’autre, à avoir leur vision. S’il y avait eu quelque diable par là, il aurait sans doute été obligé de disparaître. C’était donc là de simples hallucinations, ne comportant rien de surnaturel.

Ces exemples montrent, une fois de plus, le danger réel qu’il y a à se livrer à ces pratiques si sagement défendues par l’Église. Si le démon vient, on se damne ; s’il s’obstine à ne pas paraître, on a de grandes chances de devenir fou.


Je terminerai ce chapitre en signalant un procédé fort astucieux employé par les docteurs en magisme. Ils savent très bien que les démons ne daignent pas se déranger toujours. Personnellement, il les voient plus ou moins fréquemment, ils sont en commerce avec eux. Mais ils réservent pour les initiés leurs procédés secrets d’évocation ; et dans leurs livres, ils s’expliquent de façon à n’être compris que des lecteurs qui ont la clef. Or, sur la question des évocations, il leur est fort difficile de prendre la tangente, de voiler la vérité satanique sous des phrases à double sens ; sous peine de paraître des imposteurs, il leur faut dire quelque chose, ils ne peuvent pas se taire.

Alors, comment se tirent-ils d’embarras ?

Tout simplement, en donnant un procédé d’évocation, qui n’est pas celui qu’ils emploient eux-mêmes, mais qui conduit tout droit à l’hallucination le lecteur assez imprudent pour s’en servir. Celui-ci croira avoir vu, et il pensera n’avoir pas été trompé par l’auteur magicien.

Et comme on pourrait dire que j’accuse sans preuve, je demande au public qui me lit la permission de lui citer un important extrait d’un ouvrage, essentiellement satanique d’inspiration, le Rituel de la Haute Magie, dont l’auteur est le F∴ Constant, prêtre apostat, chevalier Kadosch, ami intime du F∴ Ragon, et le chef d’un groupe luciférien chez lequel le F∴ Walder recruta les premiers adeptes nécessaires à la constitution du Palladisme en France.

Voici donc en quels termes s’exprime le F∴ Constant :

« La mort est un fantôme de l’ignorance ; elle n’existe pas. Tout est vivant dans la nature, et c’est parce que tout est vivant que tout se meut et change incessamment de forme.

« La vieillesse est le commencement de la régénération ; c’est le travail de la vie qui se renouvelle, et le mystère de ce que nous appelons la mort était figuré chez les anciens par cette fontaine de Jouvence où l’on décrépit et d’où l’on sort enfant.

« Le corps est un vêtement de l’âme. Lorsque ce vêtement est complètement usé ou gravement et irréparablement déchiré, elle le quitte et ne le reprend plus. Mais lorsque, par un accident quelconque, ce vêtement lui échappe sans être usé ni détruit, elle peut, en certains cas, le reprendre, soit par son propre effort, soit avec l’assistance d’une autre volonté plus forte que la sienne.

« La mort n’est ni la fin de la vie ni le commencement de l’immortalité ; c’est la continuation et la transformation de la vie.

« Or, une transformation étant toujours un progrès, il est peu de morts apparents qui consentent à revivre, c’est-à-dire à reprendre le vêtement qu’ils viennent de quitter. C’est ce qui rend la résurrection une des œuvres les plus difficiles de la haute initiation. Aussi le succès n’en est-il jamais infaillible et doit-il être regardé presque toujours comme accidentel et inattendu.

« Pour ressusciter un mort, il faut resserrer subitement et énergiquement la plus forte des chaînes d’attraction qui puissent le rattacher à la forme qu’il vient de quitter. Il est donc nécessaire de connaître d’abord cette chaîne, puis de s’en emparer, puis de produire un effort de volonté assez grand pour la resserrer instantanément et avec une puissance irrésistible.

« Tout cela, disons-nous, est extrêmement difficile, mais n’a rien qui soit absolument impossible. »

Dans ce préambule, le F∴ Constant ne dit pas comment les magiciens de la secte exécrable, dont il fut jusqu’à sa mort un des grands-prêtres, s’y prennent pour opérer ou plutôt simuler des résurrections. J’aurai à m’expliquer sur ce point, quand j’en serai à la XIe partie de mon ouvrage (la Théurgie ou Magie Blanche) ; car Satan, ambitieux de montrer à ses adeptes qu’il rivalise de puissance avec Élisée ressuscitant le fils de la Sunamite, avec saint Paul ressuscitant Eutyque, avec le Christ lui-même ressuscitant Lazare et la fille de Jaïr, opère parfois sur des cadavres au sein des triangles. En ce moment même où j’écris, un phénomène diabolique de ce genre se produit à Charleston, — cela m’a été formellement assuré, — sur un personnage déjà nommé à mes lecteurs, mort à Londres dans les premiers jours d’octobre 1893, non déclaré décédé à l’état-civil sans doute, embaumé secrètement et transporté de même en secret au Sanctum Regnum ; mais, pour l’instant, je n’ai pas de preuves expresses de ce sortilège stupéfiant. Il est vrai que je pourrai en citer deux autres du même ordre, dont j’ai été le témoin, dans le cas où ne me serait pas confirmé le plus récent auquel je viens de faire allusion.

« Apollonius de Tyane, dit encore le F∴ Constant, paraît avoir accompli aussi de semblables merveilles. Nous avons été nous-même témoin de faits qui ne sont pas sans analogie avec ceux-là ; mais l’esprit du siècle dans lequel nous vivons nous impose à ce sujet la plus discrète réserve. »

La vérité est que le F∴ Constant ne veut pas dire que les morts qu’il a vu revivre quelques instants étaient, ni plus ni moins, animés par le diable. Le monde, selon le langage des maçons, n’est pas encore assez dégagé des préjugés pour recevoir la lumière.

Le F∴ Constant parle ensuite des apparitions d’âmes de trépassés.

« Ce qu’on appelle vulgairement nécromancie, dit-il, n’a rien de commun avec la résurrection, et il est au moins fort douteux que, dans les opérations relatives à cette application du pouvoir magique, on se mette réellement en rapport avec les âmes des morts qu’on évoque. »

Voilà un aveu qui est bon à retenir, soit dit en passant.

Continuons à citer :

« Il est certain que les images des morts apparaissent aux personnes magnétisées qui les évoquent ; il est certain aussi qu’elles ne leur révèlent jamais rien des mystères de l’autre vie. On les revoit telles qu’elles peuvent être encore dans le souvenir de ceux qui les ont connues, telles que leurs reflets sans doute les ont laissées empreintes dans la lumière astrale.

« Quand les spectres évoqués répondent aux questions qu’on leur adresse, c’est toujours par des signes ou par impression intérieure, jamais avec une voix qui frappe réellement les oreilles. »

Ici le F∴ Constant en dit moins qu’il en sait ; mais il écrit en prévision du cas où son rituel tomberait entre des mains profanes ; aussi a-t-il bien soin de ne pas faire allusion ici à ce qui se passe dans les groupes nettement lucifériens.

« On éprouve cependant, poursuit-il, des contacts électriques, lors des apparitions, et ces contacts semblent quelquefois produits par la main même du fantôme ; mais ce phénomène est tout intérieur et doit avoir pour cause unique les affluences locales de la force occulte que nous appelons lumière astrale. Ce qui le prouve, c’est que les esprits, ou du moins les spectres prétendus tels, nous touchent bien parfois, mais qu’on ne saurait les toucher ; et c’est là une des circonstances les plus effrayantes des apparitions, car les visions ont parfois une apparence si réelle, qu’on ne peut sans être ému sentir que la main passe à travers ce qui nous semble un corps sans pouvoir rien toucher ni rencontrer.

« On lit dans les historiens ecclésiastiques que Spiridion, évêque de Trémithonte, qui fut depuis invoqué comme saint, évoqua l’esprit de sa fille Irène pour savoir d’elle où se trouvait caché un dépôt d’argent qu’elle avait reçu d’un voyageur. Swedenborg communiquait habituellement avec les prétendus morts dont les formes lui apparaissaient dans la lumière astrale. Nous avons connu plusieurs personnes dignes de foi qui nous ont assuré avoir revu pendant des années entières des défunts qui leur étaient chers. Le célèbre athée Sylvain Maréchal apparut à sa veuve et à une amie de cette dernière pour leur donner connaissance d’une somme de quinze cents francs en or qu’il avait cachée dans un tiroir secret d’un meuble ; nous tenons cette anecdote d’une ancienne amie de la famille.

« Les évocations doivent toujours être motivées et avoir un but louable ; autrement, ce sont des opérations de ténèbres et de folie, très dangereuses pour la raison et la santé. Évoquer par pure curiosité et pour savoir si l’on verra quelque chose, c’est être disposé d’avance à se fatiguer en pure perte. Les hautes sciences n’admettent ni le doute ni les puérilités.

« Le motif louable d’une évocation peut être ou d’amour ou d’intelligence. »

C’est à partir d’ici que le F∴ Constant donne les recettes au sujet desquelles je le cite, recettes dont la première est fausse et conduit tout uniment à l’hallucination.

Qu’on en juge :

« Les évocations d’amour exigent moins d’appareil que celles d’intelligence et sont de toutes manières plus faciles.

« Voici comment il faut y procéder :

« On doit d’abord recueillir avec soin tous les souvenirs de celui ou de celle qu’on désire revoir, les objets qui lui ont servi et qui ont gardé son empreinte, et meubler soit une chambre où la personne ait demeuré en son vivant, soit un local semblable, où l’on mettra son portrait, voilé de blanc, au milieu des fleurs que la personne aimait et que l’on renouvellera tous les jours.

« Puis, il faut observer une date précise, un jour de l’année qui ait été, soit sa fête[4], soit le jour le plus heureux pour notre affection et pour la sienne, un jour dont nous supposons que son âme, quelque heureuse qu’elle soit ailleurs, n’a pu perdre le souvenir : c’est ce jour-là même qu’il faut choisir pour l’évocation, à laquelle on se préparera pendant quatorze jours.

« Pendant ce temps, il faudra observer de ne donner à personne les mêmes preuves d’affection que le défunt ou la défunte avait droit d’attendre de nous ; il faudra observer une chasteté rigoureuse, vivre dans la retraite et ne faire qu’un modeste repas-et une légère collation par jour.

« Tous les soirs, à la même heure, il faudra s’enfermer avec une seule lumière peu éclatante, telle qu’une petite lampe funéraire ou un cierge, dans la chambre consacrée au souvenir de la personne regrettée ; on placera cette lumière derrière soi et l’on découvrira le portrait, en présence duquel on restera une heure en silence ; puis, on parfumera la chambre avec un peu de bon encens, et l’on en sortira à reculons.

« Le jour fixé pour l’évocation, il faudra se parer dès le matin comme pour use fête, n’adresser le premier la parole à personne de la journée, ne faire qu’un repas composé de pain, de vin et de racines ou de fruits ; la nappe devra être blanche ; on mettra deux couverts, et l’on rompra une part du pain, qui devra être servi entier ; on mettra aussi quelques gouttes de vin dans le verre de la personne qu’on veut évoquer. Ce repas doit être fait en silence, dans la chambre des évocations, en présence du portrait voilé ; puis, on emportera tout ce qui aura servi pour cela, excepté le verre du défunt et sa part de pain qui seront laissés devant son portrait.

« Le soir, à l’heure de la visite habituelle, on se rendra dans la chambre en silence, on y allumera un feu clair avec du bois de cyprès, et l’on y jettera sept fois de l’encens en prononçant le nom de la personne qu’on veut revoir ; on éteindra ensuite la lampe, et on laissera le feu mourir. Ce jour-là, on ne dévoilera pas le portrait.

« Quand la flamme sera éteinte, on remettra de l’encens sur les charbons, et l’on invoquera Dieu suivant les formules de la religion à laquelle appartenait la personne décédée et suivant les idées qu’elle avait elle-même de Dieu.

« Il faudra, en faisant cette prière, s’identifier à la personne évoquée, parler comme elle parlerait, se croire en quelque sorte elle-même ; puis, après un quart d’heure de silence, lui parler comme si elle était présente, avec affection et avec foi, en la priant de se montrer à nous ; renouveler cette prière mentalement et en couvrant son visage de ses deux mains ; puis, appeler trois fois et à haute voix la personne ; attendre à genoux et les yeux fermés ou couverts pendant quelques minutes, en lui parlant mentalement ; puis, l’appeler trois fois encore d’une voix douce et affectueuse, et ouvrir lentement les yeux.

« Si l’on ne voyait rien, il faudrait renouveler cette expérience l’année suivante, et ainsi jusqu’à trois fois. Il est certain qu’au moins la troisième fois on obtiendra l’apparition désirée ; et, plus elle aura tardé, plus elle sera visible et saisissante de réalité.

« Les évocations de science et d’intelligence se font avec des cérémonies plus solennelles.

« S’il s’agit d’un personnage célèbre, il faut méditer pendant vingt-et-un jours sa vie et ses écrits ; se faire une idée de sa personne, de sa contenance et de sa voix ; lui parler mentalement et s’imaginer ses réponses ; porter sur soi son portrait ou au moins son nom ; s’assujettir à un régime végétal pendant les vingt-et-un jours, et à un jeûne sévère pendant les sept derniers ; puis, construire l’oratoire magique tel que nous l’avons décrit au chapitre XIII de notre Dogme.

« L’oratoire doit être entièrement fermé ; mais, si l’on doit opérer de jour, on peut laisser une étroite ouverture du côté où doit donner le soleil à l’heure de l’évocation, et placer devant cette ouverture un prisme triangulaire, puis devant le prisme un globe de cristal rempli d’eau. Si l’on doit opérer de nuit, on disposera la lampe magique de manière à faire tomber son unique rayon sur la fumée de l’autel.

« Ces préparatifs ont pour but de fournir à l’agent magique des éléments d’une apparence corporelle, et de soulager d’autant la tension de notre imagination, qu’on n’exalterait pas sans danger jusqu’à l’illusion absolue du rêve. On comprend assez, d’ailleurs, qu’un rayon de soleil ou de lampe, diversement coloré, et tombant sur une fumée mobile et irrégulière, ne peut en aucune façon créer une image parfaite.

« Le réchaud du feu sacré doit être au centre de l’oratoire, et l’autel des parfums à peu de distance.

« L’opérateur doit se tourner vers l’orient pour prier, et vers l’occident pour évoquer ; il doit être seul ou assisté de deux personnes qui observeront le plus rigoureux silence ; il aura les vêtements magiques, tels que nous les avons décrits au chapitre VII, sera couronné de verveine et d’or. Il aura dû se baigner avant l’opération, et tous ses vêtements de dessous devront être d’une intacte et rigoureuse propreté.

« On commencera par une prière, appropriée au génie de l’esprit qu’on veut évoquer, et qu’il pourrait approuver lui-même s’il vivait encore. Ainsi, l’on n’évoquerait jamais Voltaire, par exemple, en récitant des oraisons dans le goût de celles de sainte Brigitte.

« Pour les grands hommes des temps antiques, on dira les hymnes de Cléanthe ou d’Orphée, avec le serment qui termine les vers dorés de Pythagore.

« Pour l’évocation des esprits appartenant aux religions émanées du judaïsme, il faut dire l’invocation cabalistique de Salomon, soit en hébreu, soit en toute autre langue qu’on sait avoir été familière à l’esprit qu’on évoque :

« Puissances du royaume, soyez sous mon pied gauche et dans ma main droite ; Gloire et Éternité, touchez mes deux épaules et dirigez-moi dans les voies de la victoire ; Miséricorde et Justice, soyez l’équilibre et la splendeur de ma vie ; Intelligence et Sagesse, donnez-moi la couronne ; Esprits de Malkhuth, conduisez-moi entre les deux colonnes sur lesquelles s’appuie tout l’édifice du Temple ; Anges de Netsah et de Hod, affermissez-moi sur la pierre cubique de Jésod.

« Ô Gédulaël ! ô Géburaël ! Ô Tiphéreth !… Binaël, sois mon amour ; Ruach Hochmaël, sois ma lumière ; sois ce que tu es et ce que tu seras, ô Kéthériel ! °

« Ischim, assistez-moi au nom de Saddaï. Cherubim, soyez ma force au nom d’Adonaï. Beni-Elohim, soyez mes frères au nom du fils et par les vertus de Zébaoth. Eloïm, combattez pour moi au nom de Tétragrammaton. Malachim, protégez-moi au nom de (ici en hébreu le nom incommunicable). Seraphim, épurez mon amour au nom d’Elvoh. Hasmalim, éclairez-moi avec les splendeurs d’Eloï et de Schechinah. Aralim, agissez. Ophanim, tournez et resplendissez. Hajoth a Kadosch, criez, parlez, rugissez, mugissez : Kadosch, Kadosch, Kadosch, Saddaï, Adônaï, Jotchavah, Eiéazéréié… Hallelu-jah, Hallelu-jah, Hallelu-jah. Amen. »

« Lorsque c’est un esprit de lumière qu’on a évoqué et qu’il se montre avec un visage triste ou irrité, il faut lui offrir un sacrifice moral, c’est-à-dire être intérieurement disposé à renoncer à ce qui l’offense ; puis, il faut, avant de sortir de l’oratoire, le congédier en lui disant : « Que la paix soit avec toi ! Je n’ai pas voulu te troubler, ne me tourmente pas ; je travaillerai à me réformer en tout ce qui t’offense ; je prie et je prierai avec toi et pour toi ; prie avec moi et pour moi, et retourne à ton grand sommeil, en attendant le jour où nous nous réveillerons ensemble. Silence et adieu/ »

Il est aisé de comprendre, lorsqu’on a la clef des mystères de l’occultisme, que des deux recettes d’évocations qu’on vient de lire, l’une (la première) est une tromperie du docteur en magisme, — la personne qui évoquerait en suivant les prescriptions du F∴ Constant, finirait par croire voir le fantôme du défunt, mais ne verrait rien du tout, en réalité, — tandis que la seconde recette est donnée sérieusement par un homme qui l’a souvent mise en pratique. Néanmoins, elle n’a absolument rien de certain au point de vue de l’efficacité, puisque les démons ne se laissent pas autant commander que le croient leurs fidèles adeptes, et puisque surtout le diable ne peut faire que ce que Dieu lui permet. On aura remarqué aussi que les recettes sérieuses sont incomplètes : elles ne peuvent être utilisées que par les initiés.

Les formules d’interpellation que j’ai reproduites sont celles qui étaient en usage dans les groupes lucifériens, de 1850 à 1870, c’est-à-dire avant l’institution du Rite Palladique Réformé Nouveau. Aujourd’hui, bon nombre de lucifériens non organisés s’en servent encore ; mais ce ne sont pas les formules employées dans les triangles.

Quoiqu’il en soit, il était bon de montrer que les magiciens modernes, se réservant les vrais procédés d’évocation, ne se font aucun scrupule de recourir aux moyens favorisant l’hallucination, quand il s’agit des demi-initiés ou des profanes trop curieux. Ils sont des ennemis de la santé des corps, comme du salut des âmes ; ils ne sauraient donc être trop flétris et réprouvés.

J’en ai fini avec les apparitions imaginaires, qui ont lieu pour les cerveaux malades ou troublés. Nous passons maintenant aux apparitions réelles, en d’autres termes : à la véritable Nécromancie.


  1. Michéa résume ainsi les principales causes des hallucinations, qu’il divise en matérielles et psychologiques. Parmi les premières, il faut ranger l’électricité ordinaire ou voltaïque appliquée aux organes des sens, l’abaissement considérable de la température ou son élévation extrême, l’abus des boissons alcooliques, les doses élevées de sulfate de quinine, de digitale, de belladone, de datura stramonium, de jusquiame, d’opium ou de ses composés, de chanvre oriental autrement dit de hachisch, la pression ou l’irritation mécanique sur les organes des sens, l’ébranlement de l’encéphale déterminé par un coup ou par une chute sur la tête, l’abstinence, l’hérédité, les vers intestinaux, la diminution ou l’absence totale de la lumière, etc. — Parmi les causes psychologiques ou morales : la durée trop considérable d’une même sensation, une impression trop vive exercée sur les organes des sens par leurs excitants habituels, l’excès méditatif ou la concentration trop prolongée de la faculté d’attention, l’isolement, le remords, la frayeur à l’occasion d’un danger personnel, l’affliction causée par la perte d’une personne aimée, une ambition extrême, l’humiliation, etc… (Des Hallucinations. Mémoires de l’Académie de Médecine, t. XII, p. 266.)
  2. On verra plus loin ce que Luther pensait des exorcismes papistes.
  3. Il lui jetait son encrier à la figure, ou lui montrait son derrière.
  4. Par fête, les occultistes entendent l’anniversaire de naissance.