Le Diable au XIXe siècle/XXXVI

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 607-726).

NEUVIÈME PARTIE


LA GOÉTIE OU MAGIE NOIRE




CHAPITRE XXXVI

Les Satanistes organisés


Par goétie, on entend la Magie Noire, en opposition à la Magie Blanche, laquelle prétend au monopole du titre de théurgie. Au fond, goètes et théurges se valent ; mais il y a entre eux une distinction essentielle.

À part quelques dissidents, opérant à part, isolément, ou par petits groupes clairsemés et mal organisés, les Lucifériens modernes ont effectué leur concentration dans le Palladisme, et ceux-ci, à raison de leur caractère de hauts-maçons, ne se font pas connaître comme adeptes de l’occultisme théurgiste ; il ne faudrait pas, pourtant, en conclure que nul haut-maçon n’est goète, attendu que le successeur actuel d’Albert Pike à la suprême direction des triangles est accusé, avec raison, d’être plus sataniste que luciférien ; et tout de suite, en passant en revue les principales branches de la goétie, nous allons voir d’importants francs-maçons.

Le théurge du xixe siècle, je le rappelle, exècre le Dieu des chrétiens et lui oppose Lucifer ; mais il proclame que Lucifer est dieu, rival d’Adonaï. Le goète, au contraire, ne croit qu’en un seul Dieu, mais il exècre le divin Créateur, et, en proie à une folie bien faite pour dérouter notre examen, c’est à Satan qu’il voue son amour ; il le considère réellement comme archange déchu, il accepte parfaitement le dogme catholique, il nomme Satan « Satan » plus souvent que « Lucifer », et il se donne à ce terrible maître, en pleine connaissance de cause, sans la moindre erreur, certain de la damnation éternelle qui l’attend. Le palladiste orthodoxe, lui, croirait offenser Lucifer en l’appelant Satan, et, à ses yeux, notre Dieu, l’unique et vrai Dieu, n’est en réalité que le diable, mais le diable-divinité. C’est pourquoi les parfaits initiés des triangles désignent sous le nom de sataniste tout occultiste ou sorcier qui ne pense pas exactement comme eux, et je conserverai cette dénomination aux goètes, pour les distinguer de leurs confrères en diablerie du Palladium.

Goétie vient du sanscrit gàus, parole ou déesse de la parole, disent les uns, ou du grec goês, sorcier, selon les autres.

Avant d’entamer ce chapitre, je dois rappeler encore au lecteur que, sitôt que l’esprit d’un homme s’égare dans les ténèbres diaboliques, dans ces insanités déconcertantes de l’infernal occultisme, sa conception du surnaturel maudit auquel il recourt, prend les formes les plus diverses de l’extravagance. Aussi, ne devra-t-on pas s’étonner de voir, en géotie, les systèmes les plus fantaisistes, les plus absurdes, les plus fous, et, en outre, les plus en contradiction les uns avec les autres. Procéder à une enquête sur la goétie, c’est entrer dans une véritable tour de Babel ; à un seul point de vue, ces insensés sont semblables, c’est que leur culte s’adresse au fond à Satan, quel que soit le rôle que leur mysticisme déraillé lui attribue dans sa révolte contre Dieu.

Le satanisme, nous le savons, est loin d’être une primeur poussée et mûrie en ce dix-neuvième siècle ; cependant, jusqu’à nos temps, il se cachait, il était honteux et redoutait d’être soupçonné, sauf de rares exceptions. Aujourd’hui, le satanisme est à la mode. On le pare, il est vrai, de divers faux noms, étiquettes plus ou moins scientifiques ; mais, dans les salons, sur le boulevard, dans les conversations, on ne craint pas de dire qu’on est « pour Satan » ; c’est uniquement dans les écrits destinés à la publicité que la plupart des satanistes se défendent d’être tels, chaque groupe dénonçant le satanisme du groupe voisin et ne se déclarant soi-même que pratiquant d’un occultisme dont, en des explications toujours fort embrouillées, on affirme la parfaite innocence. En tout cas, hors les palladistes, les occultistes ne craignent plus de se faire personnellement connaître.

Nous allons donc jeter ensemble quelques coups d’œil rapides sur nos satanistes contemporains : swedenborgiens, martinistes, bouddhistes, rose-croix, gnostiques valentiniens. Après avoir vu ces premiers groupes et signalé spécialement les principaux pontifes du diable, nous passerons aux satanistes non organisés. Et, pour montrer le satanisme des uns et des autres, je m’appuierai surtout sur ce qu’ils ont imprimé.

Mais, d’abord, justifions ce que je viens d’écrire, qu’aujourd’hui le satanisme est à la mode, et montrons un des premiers essais mondains de la réhabilitation de Satan en ce siècle.

C’est dans le Journal des Débats, feuille modérée et académique, que je cueille quelques lignes très significatives ; je me hâte d’ajouter qu’elles ont pour auteur le F∴ Ernest Renan, le haineux blasphémateur, ennemi du Christ et renégat fameux, et dès lors il n’y a plus motif d’être surpris.


« De tous les êtres autrefois maudits, que la tolérance de notre siècle a relevés de leur anathème, Satan est, sans contredit, celui qui a le plus gagné au progrès des lumières et de l’universelle civilisation. Le moyen-âge, qui n’entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir laid, méchant, torturé, et, pour comble de disgrâce, ridicule. Milton commença la métamorphose, que la haute impartialité de notre temps devait achever. Un siècle aussi fécond que le nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait manquer de raisons pour excuser un révolutionnaire malheureux, que le besoin d’action jeta dans des entreprises hasardées. Si nous sommes devenus indulgents pour Satan, c’est que Satan a dépouillé une partie de sa méchanceté et n’est plus ce génie funeste, objet de tant de haines et de terreur. Le mal est évidemment de nos jours moins fort qu’il n’était autrefois. Permis au moyen-âge, qui vivait continuellement en présence du mal fort, armé, crénelé, de lui porter cette haine implacable… Nous qui respectons l’étincelle divine partout où elle reluit, nous hésitons à prononcer des arrêts exclusifs, de peur d’envelopper dans notre condamnation quelque atôme de beauté. » (Journal des Débats, 25 avril 1855.)


Voilà, certes, une réhabilitation de Satan dans toutes les règles. En cet écrit, signé de lui, le F∴ Renan s’est trahi admirateur, sinon adorateur, du démon, qu’il ne place cependant pas au même rang que Dieu. Mais, lorsqu’on pense que le franc-maçon Renan a écrit ces lignes quinze ans avant la création du Palladisme, on peut légitimement le suspecter d’avoir progressé dans la voie diabolique ; on voit dans quel état d’esprit ce renégat vivait, on comprend à quel mobile il obéissait, lorsqu’en 1863 il publia son abominable Vie de Jésus ; et l’on ne serait nullement surpris d’apprendre qu’il a appartenu à quelque triangle parisien pour couronnement de sa triste vie.

Éliphas Lévi, — ou le chevalier Kadosch Alphonse-Louis Constant, comme on voudra, — autre apostat voué au diable, était, mieux que Renan, dans la doctrine d’Albert Pike ; aussi prit-il les devants sur celui-ci pour fulminer contre les satanistes, les goètes, les adeptes de la magie noire. Sa façon de s’exprimer à leur égard est assez curieuse et mérite d’être connue ; mais je ne saurais trop rappeler qu’avec Éliphas Lévi il faut savoir lire entre les lignes ; c’est lui qui, se conformant à l’étymologie du mot « révéler », re-velare, déclare que, lorsqu’en occultisme on fait des révélations, on doit donner le change au profane et « re-voiler », voiler de nouveau.


« Nous entrons dans la magie noire, écrit-il dans son Dogme de la Haute Magie (page 288) ; nous allons affronter, jusque dans son sanctuaire, le dieu noir du sabbat, le bouc formidable de Mendès. Ici, ceux qui ont peur doivent fermer le livre, et les personnes sujettes aux impressions nerveuses feront bien de se distraire ou de s’abstenir ; mais nous nous sommes imposé une tâche, nous la finirons.

« Abordons d’abord franchement et hardiment la question : — 1° Existe-t-il un diable ? — 2° Qu’est-ce que le diable ?

« À la première question, la science se tait ; la philosophie nie au hasard ; et la religion seule répond affirmativement.

« À la seconde, la religion dit que le diable c’est l’ange déchu ; la philosophie occulte accepte et explique cette définition. »


J’interromps la citation.

Ne vous imaginez pas que l’ex-abbé Constant se contredit. En bon luciférien, il joue sur les mots, tout en se déclarant franc. Il importe donc, pour le bien comprendre, de savoir déchiffrer ses énigmes. La science qui se tait sur la première question, c’est la gnose, le gnosticisme, c’est-à-dire sa secte, à lui, Éliphas Lévi ; elle sait à quoi s’en tenir, mais elle reste sur la réserve, elle a ses raisons pour garder le silence. La philosophie (sans épithète) qui nie au hasard, c’est l’école de philosophes que tout le monde connaît sous ce nom, c’est Voltaire, c’est le scepticisme ; Éliphas Lévi, qui n’est pas sceptique, marque d’un simple mot satirique son blâme à l’adresse de l’école des philosophes voltairiens ; c’est « au hasard » qu’ils nient le diable, sans savoir, sans chercher, sans éprouver le besoin de se rendre compte du fait. La religion, dans ce passage de l’auteur, c’est celle dont le pape de Rome est le chef ; elle dit que le diable existe et n’est autre que l’ange déchu. La philosophie occulte, qu’il ne faut pas confondre avec l’école voltairienne, est, sous la plume d’Éliphas Lévi, un nouveau terme pour désigner la secte gnostique, les occultistes lucifériens. Ceux-ci acceptent la définition de l’Église romaine, mais ils l’expliquent à leur manière ; et l’écrivain adepte du néo-gnosticisme manichéen a soin de ne pas donner ici cette explication, Il re-voile son secret, qui est celui-ci : « Le cléricalisme dit vrai sur l’existence du diable, mais il renverse la vérité ; son dieu, c’est le Dieu-Mauvais, le réel diable, et non pas le Dieu-Bon, qui est notre dieu, à nous lucifériens. »

Maintenant, on va comprendre la suite ; car, sans ces quelques mots d’éclaircissement, on supposerait qu’Éliphas Lévi divague, ne sait lui-même ce qu’il veut dire, tandis qu’il est au contraire très net, mais seulement pour les initiés.

Je reprends.


« Nous ne reviendrons pas sur ce que nous en avons déjà dit ; mais nous ajouterons ici une révélation nouvelle :

« le diable, en magie noire, c’est le grand agent magique employé pour le mal par une volonté perverse.

« L’ancien serpent de la légende n’est autre que l’agent universel, c’est le feu éternel de la vie terrestre, c’est l’âme de la terre et le foyer vivant de l’enfer.

« Nous avons dit que la lumière astrale est le réceptacle des formes. Évoquées par la raison, ces formes se produisent avec harmonie ; évoquées par la folie, elles viennent désordonnées et monstrueuses. »


Voilà le blâme d’Éliphas Lévi à l’adresse des goètes. Lucifer paraît, quand il est évoqué par les sages de l’occultisme gnostique ; c’est lui, la lumière astrale[1], le grand agent magique ; et il paraît à ses fidèles, sous des formes harmonieuses. Mais qu’un pratiquant de la goétie, un fou selon l’opinion d’Éliphas Lévi, fasse appel au grand agent magique, en l’évoquant comme Satan, comme ange déchu, comme diable, ce n’est plus Lucifer qui paraît, c’est son horrible rival ou quelqu’un des affreux maleachs de son armée malfaisante et monstrueuse.


« Les évocations de la goétie et de la démonomanie, écrit encore l’ex-abbé Constant, ont-elles donc un résultat ? — Oui, certainement, un résultat incontestable et plus terrible que ne peuvent le raconter les légendes !

« Lorsqu’on appelle le diable avec les cérémonies voulues, le diable vient et on le voit.

« Pour ne pas mourir foudroyé à cette vue, pour n’en pas devenir cataleptique ou idiot, il faut être déjà fou. »


Et enfin, cette déclaration on ne peut plus formelle, toujours à propos de la magie noire et de ses effets qu’il atteste « réels et merveilleux » :


« En un mot, le diable, pour nous, c’est la force mise pour un temps au service de l’erreur. »


Et il conseille à ses lecteurs de se préserver à jamais des aberrations goétiques, et à ceux qui auront la force morale nécessaire, de ne pratiquer que la magie blanche exclusivement.

Ainsi, les goètes sont condamnés par les théurges dans les termes les plus irrévocables. Ils sont dans l’erreur, ils sont des fous, qui font le jeu des adonaïtes et sont dupés par les maleachs. Cette citation sera à rapprocher de l’excommunication des satanistes par Albert Pike, que je reproduirai plus loin ; on constatera l’unité de vue entre celui-ci et l’ex-abbé Constant, du moins sur ce point. Du reste, Albert Pike parait s’être inspiré souvent des idées d’Éliphas Levi, qu’il avait en grande vénération et qu’il a canonisé « lucifériennement » comme précurseur du Palladisme.

Mais les critiques, les blâmes, les excommunications des théurges touchent peu les goètes ; ils persistent dans leur folie. Les uns ne s’avouent satanistes qu’entre camarades et dans des conversations dont sont stupéfiés les amis qui reçoivent de telles confidences ; les autres s’en font gloire, ne se bornant plus à l’essai de réhabilitation du prince des ténèbres, esquissé par le F∴ Renan sous des couleurs riantes.

Oui, le satanisme extravagant de la magie noire monte de jour en jour, grossit comme un flot infernal. Si les théurges cachent encore leurs opérations démoniaques et le plus souvent leurs noms, s’ils dissimulent parfois jusqu’à leur personnalité, par contre, les goètes commencent déjà à s’afficher, ce qui est un signe très grave du trouble profond de notre siècle ; ils célèbrent publiquement leur consécration à Satan.

Voici qu’en deux sonnets, effrayants de blasphèmes, M. Stanislas de Guaita[2] n’a pas craint de signer son pacte avec le démon, son acte de foi et d’amour envers le diable, et de le publier[3] :

I


S’il est vrai, Dieu puissant, ô toi que j’adorai,
Qu’en paradis, où dort ta muette indolence,
Tu te laisses bercer au soupir qui s’élance
De mon corps maladif et de mon cœur navré ;

Ô vieux sphinx impassible, ô vieux juge abhorré,
Qui, peseur scrupuleux à la fausse balance,
Peux me sauver d’un mot — et gardes le silence,
Moi, putrescible atome, oui, je t’insulterai !

Avant que de rouler à l’éternité d’ombre
Où doit rôtir ma chair dans le grand brasier sombre,
Les poings crispés au ciel, je hurlerai trois fois :

« Monstre, sois anathème ! » — Et ma rancœur sublime
Montera, mariée aux foudres de ma voix,
Comme un encens de haine exhalé de mon crime !



II


Quant à toi, Lucifer, astre tombé des cieux,
Splendeur intelligente aux ténèbres jetée,
Ange qui portes haut ta colère indomptée
Et gonfles tous les seins de cris séditieux :

Par toi seul, j’ai connu le mépris oublieux
Du Seigneur et de sa puissance détestée ;
J’ai ressenti, — sceptique et railleur, presque athée, —
Les plaisirs inouïs de l’amour radieux !

Tu m’ouvris l’océan des voluptés profondes,
Dont nul n’a su tarir les délirantes ondes ;
Tu m’appris à goûter le charme de l’Enfer.

On y souffre, il est vrai ; l’on y jouit quand même,
Puisqu’on y peut baver sa bile. — Ô Lucifer,
Mon bourreau de demain, je t’honore, — je t’aime !

Mars 1883.


En vérité, les goètes ne s’expliquent pas aussi clairement, en toutes circonstances. Mais ce ne sont pas, non plus, les documents du genre de celui-là qui offrent le plus grand intérêt à notre étude : on en pourrait reproduire bien d’autres, dans la même note ; mais à quoi bon ?… Ce qui est surtout curieux, ce qui doit arrêter notre attention, c’est la diversité étrange de systèmes mystiques que le démon s’est plu à faire éclore dans le cerveau de tant de malheureux égarés, fondateurs de religions occultes toutes plus insensées les unes que les autres, pauvres fous qui se croient des génies, illuminés qui ne savent à quel artifice recourir pour voiler leur satanisme aux profanes.

Au premier rang, je placerai les swedenborgiens.

Ce que j’ai dit précédemment de Swendenborg suffit pour donner une idée de sa doctrine et de l’influence considérable que ses écrits ont exercée sur le mouvement spirite et occultiste de notre siècle. — N’oublions pas que Swedenborg, franc-maçon, et franc-maçon illuminé, c’est-à-dire diabolisant, est le fondateur (1773) d’un rite maçonnique en huit degrés qui porte son nom et qui est encore pratiqué de nos jours par la Grande Loge de Stockholm et les ateliers suédois et norwégiens de son obédience. — En dehors de cette influence générale qui se fait sentir chez presque tous les partisans de l’occultisme, et surtout chez ceux qui se piquent de n’être, comme Swedenborg, que des interprètes inspirés des Écritures et de la révélation chrétienne, il a donné naissance à des écoles, relevant plus particulièrement de son esprit et de son système, des groupes de disciples ne jurant que par le nom de Swedenborg, et acceptant en lui ce pour quoi il se donnait, le nouveau révélateur, annonçant que les temps de la vieille église du Christ étaient finis, et que commençait le règne d’un nouveau Christianisme (?), d’une Nouvelle Jérusalem, qu’il était appelé à fonder dans le monde éclairé et régénéré.

C’est cette Nouvelle-Jérusalem qu’ont essayé de fonder après lui et sur le modèle qu’il en a laissé dans ses écrits les petites chapelles satanistes qui se sont établies sous ce nom dans presque toutes les contrées de l’Europe et dans les principales villes des États-Unis d’Amérique.

Je me bornerai à esquisser l’histoire du mouvement swedenborgien en France, où Swedenborg comptait des disciples dès avant 1789. Il est assez curieux de constater que le premier ouvrage de Swedenborg traduit en français : le Ciel et l’Enfer, le fut par le fameux Pernety, bénédictin apostat et diabolisant.

Il est aussi digne de remarque que la France prit une part active à la fondation des premières sociétés on églises swedenborgiennes dans les autres pays. Parmi les membres de la première société fondée en Suède en 1786, se rencontrent deux français, le marquis de Thomé, et Moët, bibliothécaire à Versailles, et traducteur des œuvres de Swedenborg.

Robert Hindmarsh, qui inaugura en 1788 le culte public de la Nouvelle-Jérusalem en Angleterre [4], vit s’adjoindre aussitôt à lui deux français : Servanté, un huguenot du midi de la France, et Bénédict Chastanier [5], un médecin, qui publia le premier journal périodique de la nouvelle Église à Londres : le Journal New-Jerusalimit, pendant que Servanté fondait le New-Jerusalem Magazine.

Un révérend d’origine française, le R. Duché, est l’un des fondateurs de la Nouvelle-Église aux États-Unis.

Au xixe siècle, la recrudescence de la propagande swedenborgienne en France remonte à l’année 1820. Une première société, petit cénacle absolument fermé aux profanes, s’organisa chez Gobert, avocat à la Cour royale de Paris, un fougueux adversaire du catholicisme dans des opuscules parus sous l’anonymat d’un Ami de la Sagesse et de la Vérité (1821). Mais le véritable missionnaire de la Nouvelle-Jérusalem fut à cette époque le capitaine Bernard. Celui-ci, en garnison à Bordeaux, convertit à la nouvelle église la plupart des officiers du 23e de ligne, son régiment ; puis en 1825, il répandit la doctrine et le culte en Espagne, s’affiliant à Madrid à un moine défroqué, dom Antonio : « C’est ainsi, dit la Nouvelle-Jérusalem, que la nouvelle doctrine pénétrait dans la péninsule à l’abri d’une épaulette française. Laissons ces premiers germes se développer sans bruit ; ils apparaitront au grand jour, lorsque le moment sera arrivé, pour la nation espagnole de briser le joug du Catholicisme romain, comme elle a déjà secoué celui du pouvoir absolu. »

Le capitaine Bernard, fanfaronnade bien digne d’un sataniste, se vantait d’avoir converti à Swedenborg l’évêque de Barcelone et le général Palafox. Il joignait à sa propagande doctrinale des opérations thaumaturgiques, des incantations magnétiques. Une de ses plus ardentes disciples, Mme de Saint-Amour, opérait des guérisons et interprétait les songes. De retour en France, il jeta les germes de la Nouvelle-Jérusalem à Bayonne, à Tarbes, à Toulouse, à Nantes. À Paris, en 1826, un prêtre, premier vicaire de Notre-Dame de Paris, l’abbé Œgger[6], converti par lui, abjurait le catholicisme pour se mettre sous la direction de Bernard et de Gobert, et devenait un des plus zélés apôtres de l’église nouvelle. À Besançon, Bernard ralliait à sa secte le général de Bissy et le professeur Genisset.

D’autre part, l’abbé Ledru, curé de Levès, petit village sur les confins de la forêt de Dreux, prêchait ouvertement Swedenborg. L’interdiction même ne lui imposait pas silence ; vers 1833, il louait une grange, y installait le nouveau culte, qui réunissait 400 fidèles. Un délégué de l’évêque, chargé d’enterrer un paysan, est obligé de se retirer devant les manifestations hostiles du troupeau swedenborgien. Ceux-ci se défendent contre la cavalerie envoyée par le préfet, armés de faux et de fusils à pierre. L’ex-curé put continuer d’exercer son culte diabolique sans être inquiété jusqu’à sa mort, qui eut lieu cinq ans après.

Les principaux apôtres de la Nouvelle-Jérusalem en France, après ceux que nous venons de citer, furent : Louis-Boniface Larocque, pasteur calviniste ;

Édouard Richer (1792-1834), qui a publié de nombreux ouvrages d’illuminisme swedenborgien. Ces ouvrages amenèrent à la Nouvelle-Jérusalem de nombreux prosélytes ; ils forment l’exposé le plus complet et le plus enthousiaste de la doctrine de Swedenborg. Grâce à Richer, le Swedenborgianisme acquit une certaine autorité dans le monde instruit et lettré ; en 1838, un littérateur, qui a joui d’une grande notoriété, Émile Souvestre, écrivait : « Quand une religion est défendue par des hommes comme les Tafel, les Clowes, les Hindmarsh, les Noble, les Hofaker, les Richer ; quand elle a des journaux, des prêtres, cinquante églises en Angleterre, soixante en Amérique, et qu’elle compte plus de 400.000 fidèles, on ne peut se refuser à voir en elle un évènement social digne d’étude. » — « L’année 1757 (date des révélations de Swedenborg) s’écriaient les Swedenborgiens, deviendra bientôt aussi mémorable que celle de l’Incarnation. »

Après Richer, les deux plus grands apôtres de la Nouvelle-Jérusalem en France sont Le Boys des Guays et Harlé, celui-ci, comme prédicateur, le premier comme traducteur de Swedenborg. Dès 1837, Le Boys des Guays avait ouvert un culte public à Saint-Amand, pour recruter des adeptes à diriger ensuite vers le satanisme ; il avait été conduit à Swedenborg par l’étude de l’occultisme ; il résolut dès lors de faire connaître au monde dans la langue française les œuvres complètes du révélateur suédois, et poussa à bout cette grande entreprise ; il y mit sept ans, en traduisant dix pages par jour, et se servant d’une plume d’or, « consacrée au Dieu-Caché. » Vers 1848, il organisa à Paris les réunions swedenborgiennes, qui se continuèrent vers 1866 chez M. Minot, rue de Sèvres, et dans l’appartement du Dr Poirson, rue des Grands-Augustins, 18, où l’on entendit plusieurs années les prédications de M. Harlé ; le Dr Poirson lui succéda jusqu’en 1880. Un autre centre de réunions swedenborgiennes se tenait à Passy, rue de la Faisanderie : la prêtresse de ces réunions était une étrange Américaine, Mlle Holms, qui rêvait d’installer en plein cœur de Paris un temple swedenborgien. M. Human, séduit autant par les beaux yeux de Mlle Holms, que par les doctrines de la nouvelle église, constitue avec elle le « couple-prêtre », préconisé par Swedenborg, et ils consacrèrent une partie de leur fortune à la construction du temple privé de la rue Thouin, plus froid et plus vide encore qu’un temple calviniste. Sur le mur s’étale une fresque symbolique, guirlande mystique, composée de l’olivier, emblème du Divin Bien, de la vigne, emblème du Vrai, et du figuier, emblème du Bien Naturel. On y communie deux fois par an, à Pâques et à Noël, sous les deux espèces. Bien entendu ce n’est là qu’un pur symbole. C’est là que les Swedenborgiens actuels, du groupe dit des orthodoxes, célèbrent leur culte, sous les auspices du patriarche Human et du pasteur Décembre.

D’autres, les schismatiques, les disciples restés fidèles à Cahagnet, se réunissent mensuellement chez M. Allar, et s’adonnent principalement aux pratiques du magnétisme. « J’ai vu là, dit Jules Bois[7], un sujet nommé Ravet qui converse avec feu Cahagnet, quand le thaumaturge, M. Allar, l’endort… On l’écoute respectueusement ; car, m’a-t-on expliqué, l’âme de feu Cahagnet, à ces moments sacrés, habite en lui. M. Lecomte, de Noisy-le-Roi, naturaliste, imprégné des plus subtiles spiritualités, l’interroge sur les plantes, et M. Allar sur la métaphysique, tous deux avec conscience et perspicacité.

« Ces étudiants, au nombre de quarante à peu près, forment le plus extraordinaire assemblage : chercheurs rigoureux, médiocres écrivains, mystiques disgraciés et aux beaux yeux presque féroces, francs-maçons intrigants, femmes enthousiastes tombées dans la neurasthénie… petites demoiselles étonnées… Je suis sorti de cet étrange atelier où trône la statue d’Isis, presque ivre de ce merveilleux que me servirent de complaisants grands-prêtres laïques, se recommandant d’une science un peu trop pénétrée de libre-pensée et causant avec les âmes des morts aussi aisément qu’une dévote à son confesseur et avec non moins de déférence. »

Mais, dans le swedenborgianisme comme dans toute autre secte similaire, le satanisme à beau se cacher sous des apparences de mysticisme innocent ; il laisse toujours percer un bout de corne.

Rappelons ce qu’écrivait en 1849 le F∴ Joseph Olivier, swedenborgien, dans le Magnétiseur spiritualiste, organe du F∴ Cahagnet, pontife de l’un des deux groupes parisiens :


« Le Christ, ce docteur magnifique, réservoir intarissable du fluide magnétique divin, dont les rayons ont transpercé la matière, le Christ ne représente qu’une face déterminée du génie du bien. — En lui resplendissent la charité, la bonté, l’humilité, la douceur. Le Christ, c’est la force que donne la foi, force qui dérive de ses perfections mêmes. Mais le Dieu de la force réelle, de la force vraie, c’est Satan ! Satan, en qui se personnifient la grandeur, l’extermination ; Satan, le Dieu de la révolte légitime, a dit Georges Sand, — Satan le Dieu des malheureux, des opprimés. — Satan, le Dieu des révolutions. C’est lui, Satan, qui, se sacrifiant chaque jour, chaque jour arrache, au prix d’atroces tortures, la robe empoisonnée de la force brutale qui enchaine la force morale dont il est le Dieu. Et cependant que le Christ panse de ses pleurs les plaies des combattants tombés sur le vaste champ de bataille de l’humanité, lui, — l’invaincu, l’indomptable, — brise les fers du prisonnier, les convertit en instruments de mort pour l’oppresseur, et poussant son cri magique : Liberté, Égalité, Fraternité, suscite les pierres elles-mêmes qui se dressent en barricades contre lesquelles viennent se briser — impuissantes — les foudres de la force brutale… Satan, c’est la moitié, c’est le complément du Christ. Ils ne forment à eux deux qu’une seule personne, un même tout !

« Le Christ a paru : son type a été personnifié.

« Le type de Satan le sera ; il couronnera l’œuvre sur la terre.

« Le Christ a posé le principe.

« Satan viendra pour poser les conclusions de toutes les conséquences.

« Je vous comparerai Satan et le Christ à l’union de l’homme et de la femme, qui, par la réunion du beau, du grand et du fort au simple, au bon et au doux, forme l’image des qualités de Dieu. »


Passons aux Martinistes.

Au chapitre sur les Juifs dans la Franc-Maçonnerie, j’ai suffisamment parlé de Martinez Pasqualis pour n’avoir pas à revenir sur le premier fondateur de cette secte des Martinistes, essentiellement diabolisante et maçonnique.

Mais Martinez Pasqualis, agissant en France comme Weishaupt en Allemagne, a été le promoteur de l’Illuminisme français, et c’est l’un de ses disciples, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), qui en a été le théoricien et le véritable organisateur ; et c’est lui qui a laissé son nom à la secte.

Saint-Martin, qu’on appelle communément « le Philosophe Inconnu », était officier au régiment de Foix, en garnison à Bordeaux, lorsqu’il fit la connaissance de Martinez Pasqualis dans les loges de cette ville ; c’était le duc de Choiseul, ami et protecteur de sa famille, qui l’avait fait initier de bonne heure à la maçonnerie ; Pasqualis alla plus loin et leva pour lui les derniers voiles.

Esprit exalté, Saint-Martin se lança à corps et âme perdus dans le mysticisme noir ; mais il avait, en outre, le goût très développé des relations mondaines. De fréquentation fort agréable, doué de qualités extérieures qui le faisaient rechercher, il séduisait les gens de la belle société, si superficiels au xviiie siècle, et tous ces grands seigneurs et ces grandes dames, qui, à cette époque dont Voltaire fut roi, oubliaient Dieu pour les plaisirs, s’arrachaient l’élégant officier, alors démissionnaire. Il était venu à Paris.

Cet homme était vraiment un instrument du démon. Par ses manières doucereuses, par sa politesse exquise, il s’insinuait, d’abord, comme le serpent, puis, par la flamme de son regard, rapportent ses contemporains, il fascinait ; toujours comme le serpent, ajouterai-je. Et il prêchait, dans les salons aristocratiques, une religion nouvelle ; habile au suprême degré, il restait mystérieux, ne glissait que quelques mots, excitait la curiosité, réveillait le sentiment de la dévotion envers Dieu chez les frivoles qui l’avaient laissé s’éteindre, mais c’était pour le fausser, pour le sophistiquer, pour diriger cette piété mystique, rejaillie à son coup de baguette, vers un idéal criminel, sacrilège, vers Satan déifié. Les femmes surtout tombaient dans son piège ; et, du reste, il est reconnu que c’est particulièrement chez les nobles désœuvrées qui ont oublié le chemin de l’Église, que le satanisme fait le plus de victimes.

Autour de Saint-Martin, gravitaient, vice-prêtresses de l’occultisme, les femmes de la plus haute aristocratie : la princesse de Lusignan, la marquise de Chabanais, la marquise de Lacroix, la maréchale de Noailles.

Dans ses livres, le Philosophe Inconnu est, comme les Éliphas Levi et tous les autres docteurs ès-cabale, incompréhensible pour les non-initiés. « Je prêche Satan », est une chose qui ne se peut imprimer en toutes lettres. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que M. Caro, l’académicien, ait écrit ceci sur les ouvrages de Saint-Martin : « Il y a des pages, et en grand nombre, où nous n’avons pas compris un mot. Est-ce notre faute ? est-ce celle de l’écrivain ?… Dans ces pages étranges, une sorte de vertige vous prend. On entre dans un monde nouveau, où les mots n’ont plus de sens, ni les phrases de liaison et de suite entre elles. Les formes de la syntaxe sont respectées ; les propositions sont régulièrement construites ; mais la pensée reste indéchiffrable sous ce mélange de mots qui se suivent sans éveiller une seule idée. Ces pages sont comme un rêve éveillé ou comme un jeu d’enfant dans lequel on s’amuserait à parler pendant un certain temps sans rien dire, associant des phrases sans y mettre aucun sens, frappant l’air de sons vains et vides, et s’ingéniant à ne pas penser. » M. Caro n’a rien compris, parce qu’il n’avait pas la clef, parce qu’il n’était pas théosophe, initié martiniste.

Louis Blanc, qui était franc-maçon, qui avait compris le secret des secrets, mais qui, cependant (il faut lui rendre cette justice), n’est pas déchu jusqu’à la pratique de l’occultisme, écrit à propos du livre de Saint-Martin, intitulé Des erreurs et de la vérité : « Par les sentiers de l’allégorie, le Philosophe Inconnu conduisait au sein du royaume mystérieux que, dans son état primitif, l’homme avait habité. »

Et aussi, le F∴ Findel, dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie, dit encore, au sujet du même livre : « Il ne fut pas seulement révéré comme un évangile par quelques FF∴ isolés ; mais en Allemagne on le considéra comme une mine de vraie science maçonnique, et on le recommanda particulièrement aux FF∴ initiés Chevaliers d’Asie. Le F∴ Claudius le traduisit en allemand. »

Veut-on quelques échantillons des écrits mystiques de Saint-Martin ? Je vais donner de courts extraits de ce fameux livre : Des erreurs et de la vérité. Mon lecteur, qui a la clef, comprendra que le système du Philosophe Inconnu n’est autre qu’un satanisme spécial, un amalgame de manichéisme et de néo-platonisme.


« L’homme, écrit Saint-Martin, est à présent composé de deux êtres, l’un sensible, l’autre intelligent. Nous avons laissé entendre que, dès son origine, il n’était pas sujet à cet assemblage, et que, jouissant des prérogatives de l’être simple, il avait tout en lui et n’avait besoin de rien pour se soutenir, puisque tout était renfermé dans les dons précieux qu’il tenait de son principe. Dès son origine, l’homme avait donc pour loi de régner sur la région sensible, comme il le doit encore aujourd’hui ; mais, comme il était alors doué d’une force incomparable et qu’il n’avait aucune entrave, tous les obstacles disparaissaient devant lui. Aujourd’hui, il n’a plus, à beaucoup près, les mêmes forces. Lorsque l’arrêt foudroyant eût été prononcé contre lui, il ne lui resta, de tous les dons qu’il avait reçus, qu’une ombre de liberté, c’est-à-dire une volonté toujours sans force et sans empire. Tout autre pouvoir lui fût été, et sa réunion avec un être sensible le réduisit à n’être plus qu’un assemblage de deux causes inférieures en similitude de celles qui régissent tous les corps.

« Quels fruits l’homme pourrait-il donc produire aujourd’hui, si, dans l’impuissance que nous lui connaissons, il croyait n’avoir d’autre loi que sa propre volonté, et s’il entreprenait de marcher sans être guidé par cette cause active et intelligente dont il dépend malgré lui et de laquelle il doit tout attendre, ainsi que les êtres corporels parmi lesquels il est si tristement confondu ?…

« … Commençons par observer l’institution la plus respectée et la plus universellement répandue dans tous les peuples, celle qu’ils regardent avec raison comme ne devant pas être l’ouvrage de leurs mains. Il est bien clair, par le zèle avec lequel toute la terre s’occupe de cet objet sacré, que tous les hommes en ont en eux et l’image et l’idée. Nous apercevons chez toutes les nations une uniformité entière sur le principe fondamental de la religion. Toutes reconnaissent un être supérieur qu’il faut prier ; toutes le prient.

« Cependant, les soins que tous les peuples se donnent pour honorer le premier être nous présentent, comme toutes les autres institutions, des différences et des changements successifs et arbitraires dans la pratique comme dans la théorie, en sorte que, parmi toutes les religions, on n’en connait pas deux qui l’honorent de la même manière. Or, je le demande, cette différence pourrait-elle avoir lieu, si les hommes auraient pris le même guide et qu’ils n’eussent pas perdu de vue la seule lumière qui pourrait les éclairer et concilier ? »


Nous, catholiques, nous croyons que, s’il y a plusieurs religions sur le globe, c’est parce que la vérité du christianisme n’a pas encore conquis les âmes de millions d’idolâtres et parce que d’autre part il y a eu des schismes et des hérésies qui ont retranché des âmes du sein du vrai christianisme ; mais nous espérons que les hérétiques et les schismatiques finiront par revenir un jour à l’Église et que les païens seront aussi finalement convertis. Voilà comment nous comprenons que l’unité de religion se fera sur le globe.

Saint-Martin, lui, condamne toutes les religions actuellement connues, c’est-à-dire pratiquées publiquement ; selon lui, elles sont toutes fausses, toutes imbues d’erreur. Pour savoir comme il convient d’honorer la divinité, et, par conséquent, pour bien comprendre la divinité, aucune nation n’a songé à se laisser guider par le bon guide, qu’il ne nomme pas ; toutes ont perdu de vue la vraie lumière.

C’est depuis l’arrêt prononcé contre lui au paradis terrestre que l’homme a été dépouillé de sa force morale et que, croyant n’avoir d’autre loi que celle de sa volonté, il a marché au hasard, sans s’inspirer, comme il aurait dû le faire de cette cause active et intelligente qui ne veut que son bien, mais dont Saint-Martin s’obstine à ne pas imprimer le nom.

Continuons, pourtant.


« C’est donc parce qu’il s’éloigne de cette lumière, que l’homme demeure livré à ses propres facultés. Et cependant, quoiqu’il ne sache plus si l’hommage qu’il offre au premier être est vraiment celui que cet être exige, il préfère en rendre un, tel qu’il le conçoit, à la secrète inquiétude et au regret de n’en point rendre du tout.

« Tel est, en partie, le principe qui a formé les fausses religions et qui a défiguré 'celle que toute la terre aurait dû suivre. Alors, pourrons-nous être surpris de voir si peu d’uniformité dans les usages pieux de l’homme et de son culte, de lui voir produire toutes ces contradictions, toutes ces pratiques opposées, tous ces rites qui se combattent et qui, en effet, ne présentent rien de vrai à la pensée ? N’est-ce pas là où, l’imagination de l’homme n’ayant plus de frein, tout est l’ouvrage de son caprice et de son aveugle volonté ? N’est-ce pas là, par conséquent, où tout doit paraître indifférent à la raison, puisqu’elle ne voit plus de rapports entre ce culte et l’être auquel les instituteurs et les partisans veulent l’appliquer ?

« Nous avons vu que, malgré tous les raisonnements sur la nature, les hommes étaient obligés de se soumettre à ses lois ; nous avons assez fait connaître que les lois de cette nature étaient fixes et invariables, quoique, par une suite des deux actions qui sont dans l’univers, — (du bon et du mauvais principes), — leur accomplissement fut souvent dérangé.

« Nous savons donc déjà avec évidence qu’il est dans la nature corporelle une puissance supérieure à l’homme et qui l’assujettit à ses lois. Si l’homme est soumis à cette nature, à plus forte raison le sera-t-il aux principes supérieurs qui la dirigent et la soutiennent. Que produira donc tout ce qu’il pourra faire, imaginer, dire, instituer contre les lois de ces principes supérieurs ? Loin qu’ils en soient le plus légèrement altérés, ils ne font que montrer davantage leur force et leur puissance en laissant l’homme qui s’en éloigne livré à ses propres doutes et aux incertitudes de son imagination et en l’assujettissant à ramper tant qu’il voudra les méconnaitre.

« Nous ne pouvons donc plus douter que la raison de toutes ces différences que les nations nous offrent dans leurs dogmes et dans leur culte ne vienne de ce que, dans leurs institutions, elles ne sont pas appuyées de cette cause active et intelligente.

« On ne doit pas non plus me demander actuellement quel est celui de tous les cultes établis qui est le véritable culte ; le principe que je viens de poser doit servir de réponse à toutes les questions sur cet objet… »

« … Tel est, on le voit, l’état malheureux de l’homme actuel, qu’il ne peut, non seulement arriver au terme, mais même faire un seul pas dans cette voie, sans qu’une autre main que la sienne lui en ouvre l’entrée et le soutienne dans toute l’étendue de la carrière ! On sait aussi que cette main puissante est cette même cause physique, à la fois intelligente et active, dont l’œil voit tout et dont le pouvoir soutient tout dans le temps. Or, si ses droits sont exclusifs, comment l’homme, dans sa faiblesse et dans la privation la plus absolue, pourrait-il dans la nature se passer d’un pareil appui ?

« Il faut donc qu’il reconnaisse ici de nouveau et l’existence de cette cause et le besoin indispensable qu’il a de son secours pour se rétablir dans ses droits. Il sera également obligé d’avouer que, si elle peut seule satisfaire pleinement ses désirs sur les difficultés qui l’inquiètent, le premier et le plus utile de ses devoirs est d’abjurer sa fragile volonté, ainsi que les fausses lueurs dont il cherche à en colorer les abus, et de ne se reposer que sur cette cause puissante, qui, aujourd’hui, est l’unique guide qu’il ait à prendre.

« Que ne puis-je déposer ici le voile dont je me couvre et prononcer le nom de cette cause bienfaisante, la force et l’excellence même sur laquelle je voudrais pouvoir fixer les yeux de tout l’univers ! Mais, quoique cet être ineffable, la clef de la nature, l’amour et la joie des simples, le flambeau des sages, et même le secret appui des aveugles, ne cesse de soutenir l’homme dans tous ses pas, comme il soutient et dirige tous les actes de l’univers, cependant, le nom qui le ferait le mieux connaître suffirait, si je le proférais, pour que le plus grand nombre dédaignât d’ajouter foi à ses vertus et se défiât de toute ma doctrine. Ainsi, le désigner plus clairement, ce serait éloigner le but que j’aurais de le faire honorer. »

Ce que Saint-Martin n’imprimait pas dans ses livres, il le disait aux adeptes de son rite, minutieusement éprouvés. Son rite appartient à la franc-maçonnerie ; c’est l’Écossisme réformé de Saint-Martin ou Ordre Martiniste ; il a bon nombre de pratiquants en France, mais il est surtout répandu en Allemagne et principalement en Prusse. Primitivement composé de dix grades divisés en deux séries, ce rite, qui est une réforme du régime des Élus-Coëns (de Martinez Pasqualis), a été réduit à sept grades, qui sont : 1er Apprenti ; 2e Compagnon ; 3e Maitre ; 4e Maître Parfait ; 5e Élu ; 6e Écossais ; 7e Sage Illuminé. C’est au 7e grade que l’adepte sait à quoi s’en tenir sur le grand architecte de l’univers. Mais comme les Martinistes sont des satanistes, ils ne sont pas officiellement reconnus par le Suprême Directoire Dogmatique de la haute-maçonnerie. Néanmoins, quelques-uns d’entre eux sont en rapport avec les chefs du Palladium ; mais ils se gardent bien de le faire savoir à leurs collègues ; on sait, d’ailleurs, que le secret des palladistes est des plus rigoureux.

Il en est de Saint-Martin comme de Swedenborg. Son influence est plutôt une influence générale, et elle se fait sentir aussi bien dans les doctrines des différents groupes d’occultistes que dans l’école spéciale qui marche sous son drapeau. C’est ainsi que Papus, dans un tableau synthétique de la filiation de ces différents groupes, a rattaché à l’école de Saint-Martin, par l’intermédiaire de Wronski : Éliphas Lévi, Louis Lucas, Lacuria, et Stanislas de Guaita, ce dernier comme étant le véritable successeur d’Éliphas Lévi, — qui n’était pourtant pas sataniste.

Une spéciale initiation martiniste a été instituée récemment par le groupe central d’occultisme fondé par Papus, qui semble fonctionner assez activement De temps en temps, l’Initiation offre à ses lecteurs des fragments de discours prononcés à la réception des Frères des différents degrés ; ainsi, par exemple, au 18e volume, page 110 : un Discours prononcé à la réception du Frère 19e au Suprême Conseil, le 25 novembre 1892. L’orateur y définit ce qu’il faut entendre par science martiniste, qu’il résume ainsi : « Expliquer l’univers par l’homme, c’est la devise même de Saint-Martin. » Comme premier mode d’étude, est recommandée la lecture des maîtres martinistes : « Lisez, mon frère, lisez passionnément les œuvres de Martinez Pasqualis et surtout de Saint-Martin… En Saint-Martin est condensée toute la moelle des plus nobles philosophies et des plus hautes religions. Pythagore, Platon et Plotin se retrouvent dans ses pages, l’âme de Jésus a inspiré leur auteur. » L’âme de ces initiations martinistes semble être surtout aujourd’hui Stanislas de Guaita. On verra toutefois, en lisant attentivement le discours d’initiation, que je cite et dont il est l’auteur, qu’il est avant lout un disciple et un adepte de la cabale :


Discours Initiatique
pour une réception martiniste au grade de S∴ I∴

Tu as été successivement revêtu des trois grades hiérarchiques de notre ordre ; nous te saluons S∴ I∴ ; et quand tu auras transcrit et médité nos cahiers, tu deviendras Initiateur à ton tour. À tes mains fidèles sera commise une importante mission : la charge t’incombera, mais aussi l’honneur, de former un groupe dont tu seras devant ta conscience et devant l’Humanité divine le Père intellectuel et à l’occasion le Tuteur moral.

Il ne s’agit point ici de t’imposer des convictions dogmatiques. Que tu te croies matérialiste, ou spiritualiste, ou idéaliste ; que tu fasses profession de Christianisme ou de Bouddhisme ; que tu te proclames libre-penseur ou que tu affectes même le scepticisme absolu, peu nous importe après tout ; et nous ne froisserons pas ton cœur en molestant ton esprit sur des problèmes que tu ne dois résoudre que face à face avec ta conscience et dans le silence solennel de tes passions apaisées.

Pourvu que ton cœur, embrasé d’un amour véritable pour tes frères humains, ne cherche jamais à briser les liens de solidarité qui te rattachent étroitement au Règne Hominal considéré dans sa Synthèse, tu es d’une religion suprême et vraiment universelle ; car c’est elle qui se manifeste et s’impose (multiforme, il est vrai, mais essentiellement identique à elle-même) sous les voiles de tous les cultes exotériques d’Occident comme d’Orient.

Psychologue, donne à ce sentiment le nom que tu voudras : Amour, Solidarité, Altruisme, Fraternité, Charité ;

Économiste ou Philosophe, appelle-le Socialisme, si tu veux… Collectivisme, Communisme… Les mots ne sont rien !

Honore-le, Mystique, sous les noms de Mère-Divine ou d’Esprit-Saint.

Mais, qui que tu sois, n’oublie jamais que dans toutes les religions réellement vraies et profondes, c’est-à-dire fondées sur l’Ésotérisme, la mise en œuvre de ce sentiment est l’enseignement premier, capital, essentiel, de cet Ésotérisme même.

Poursuite sincère et désintéressée du Vrai, voilà ce que ton Esprit se doit à lui-même ; paternelle mansuétude à l’égard des autres hommes, c’est là ce que ton Cœur doit au prochain.

Ces deux devoirs exceptés, notre Ordre ne prétend pas t’en prescrire d’autres, sous un mode impératif, du moins.

Aucun dogme philosophique ou religieux n’est imposé davantage à ta foi, — Quant à la doctrine dont nous avons résumé pour toi les principes essentiels, nous te prions seulement de la méditer à loisir et sans parti pris. C’est par la persuasion seule que la Vérité Traditionnelle veut te conquérir à sa cause !

Nous avons ouvert à tes yeux les sceaux du Livre ; mais c’est à toi d’apprendre à épeler d’abord la lettre, puis à pénétrer l’Esprit des mystères que ce livre renferme.

Nous t’avons « commencé » ; le rôle de tes Initiateurs doit se borner là. Si tu parviens de toi-même à l’intelligence des Arcanes, tu mériteras le titre d’Adepte ; mais sache bien ceci : c’est en vain que les plus savants mages de la terre te voudraient révéler les suprêmes formules de la science et du pouvoir magique ; la Vérité Occulte ne saurait se transmettre en un discours[8] ; chacun doit l’évoquer, la créer et la développer en soi.

Tu es Initiatus : celui que d’autres ont mis sur la voie. Efforce-toi de devenir Adeptus : celui qui a conquis la science par lui-même. En un mot, deviens le fils de tes œuvres.

Notre Ordre, je te l’ai dit, borne ses prétentions à l’espoir de féconder les bons terrains, en semant partout la bonne graine ; les enseignements des S∴ I∴ sont précis, mais élémentaires.

Soit que ce programme secondaire suffise à ton ambition, soit que ta destinée te pousse un jour au seuil du temple mystérieux où rayonne, depuis des siècles, le lumineux dépôt de l’Ésotérisme Occidental, écoute les dernières paroles de tes Frères inconnus ; puissent-elles germer dans ton esprit et fructifier dans ton âme !

Je te proteste que tu peux y trouver le criterium infaillible de l’Occultisme, et que la Clef de voûte de la synthèse ésotérique est bien là, non pas ailleurs. Mais à quoi sert d’insister, si tu peux comprendre et si tu veux croire ? Dans le cas contraire, à quoi bon insister encore ?

Tu es bien libre de prendre ce qui me reste à dire pour une allégorie mystique ou pour une fable-littéraire sans portée, ou même pour une audacieuse imposture…

Tu es libre ; mais Écoute. — Germe ou périsse la graine, je vais semer !

En principe, à la racine de l’Être est l’Absolu ;

L’Absolu. — que les religions nomment Dieu, — ne se peut concevoir, et qui prétend le définir en dénature la notion, en lui assignant des bornes ; un Dieu défini est un Dieu fini.

Mais de cet insondable Absolu émane éternellement la Dyade androgynique, formée de deux principes indissolublement unis : l’Esprit vivificateur, et l’âme vivante universelle.

Le mystère de leur union constitue le grand arcane du Verbe.

Or, le Verbe, c’est l’Homme-collectif considéré dans sa synthèse divine, avant sa désintégration. C’est l’Adam Céleste, avant sa chute ; avant que cet Être Universel se soit modalisé, en passant de l’Unité au Nombre ; de l’Absolu au Relatif ; de la Collectivité à l’Individualisme : de l’Infini à l’Espace, et de l’Éternité au Temps.

Sur la chute d’Adam, voici quelques notions de l’enseignement traditionnel :

Incités par un mobile intérieur dont nous devons taire ici la nature essentielle, mobile que Moïse appelle « Nahash », et que nous définirons, si tu veux, la soif égoïste de l’existence individuelle, un grand nombre de Verbes fragmentaires, consciences potentielles vaguement éveillées en mode d’émanation dans le sein du Verbe Absolu, se séparèrent de ce Verbe qui les contenait.

Ils se détachèrent, — infimes sous-multiples, — de l’Unité-mère qui les avait engendrés. Simples rayons de ce soleil occulte, ils dardèrent à l’infini dans les ténèbres leur naissante individualité, qu’ils souhaitaient indépendante de tout principe antérieur, en un mot, autonome.

Mais, comme le rayon lumineux n’existe que d’une existence relative, par rapport au foyer qui l’a produit, ces Verbes également relatifs, dénués de principe autodivin et de lumière propre, s’obscurèrent à mesure qu’ils s’éloignaient du Verbe absolu.

Ils tombèrent dans la matière, mensonge de la substance en délire d’objectivité ; dans la matière, qui est au Non-Être ce que l’Esprit est à l’Être, ils descendirent jusqu’à l’existence élémentaire, jusqu’à l’animalité, jusqu’au végétal, jusqu’au minéral ! Ainsi, la matière fut élaborée de l’Esprit, et l’Univers concret prit une vie ascendante, qui remonte de la pierre, apte à la cristallisation, jusqu’à l’homme, susceptible de penser, de prier, d’assentir l’intelligible et de se dévouer pour son semblable !

Cette répercussion sensible de l’Esprit captif, sublimant les formes progressives de la Matière et de la Vie, pour tâcher de sortir de sa prison, — la Science contemporaine la constate et l’étudie sous le nom d’Évolution.

L’Évolution, c’est l’universelle Rédemption de l’Esprit. En évoluant, l’Esprit remonte.

Mais avant de remonter, l’Esprit était descendu ; c’est ce que nous appelons l’Involution.

Comment le sous-multiple verbal s’est-il arrêté à un point donné de sa chute ? Quelle force lui a permis de rebrousser chemin ? Comment la conscience obscurée de sa divinité collective s’est-elle enfin réveillée en lui, sous la forme encore bien imparfaite de la Sociabilité ? — Voilà de profonds mystères, que nous ne pouvons pas même aborder ici, et dont tu sauras acquérir l’intelligence, si la Providence est avec toi.

Je m’arrête. Nous t’avons conduit assez avant sur la voie ; te voilà muni d’une boussole occulte qui te permettra, sinon de ne jamais t’égarer, du moins de retrouver toujours le droit chemin.

Voilà donc quelques données précises sur la grande affaire[9] de l’humaine destinée ; à toi le soin d’en déduire le reste, et de donner au problème sa solution.

Mais comprends bien, mon frère, une troisième et dernière fois je l’en adjure, comprends bien, que l’Altruisme est la seule voie qui conduise au but unique et final, — je veux dire la réintégration des sous-multiples dans l’Unité divine : — la seule doctrine qui en fournisse le moyen, qui est le déchirement des entraves matérielles, pour l’ascension, à travers les hiérarchies supérieures, vers l’astre central de la régénération et de la paix.

N’oublie jamais que l’Universel Adam est un Tout homogène, un Être vivant, dont nous sommes les atômes organiques et les cellules constitutives. Nous vivons tous les uns dans les autres, les uns par les autres ; et fussions-nous individuellement sauvés (pour parler le langage chrétien), nous ne cesserions de souffrir et de lutter qu’une fois tous nos frères sauvés comme nous !

L’Égoïsme intelligent conclut donc comme a conclu la Science traditionnelle : l’universelle fraternité n’est pas un leurre ; c’est une réalité de fait.

Qui travaille pour autrui travaille pour soi ; qui tue ou blesse son prochain se blesse ou se tue ; qui l’outrage, s’insulte soi-même.

Que ces termes mystiques ne t’effarouchent pas ; nous sommes les mathématiciens de l’ontologie, les algébristes de la métaphysique.

Souviens-toi, Fils de la Terre, que ta grande ambition doit être de reconquérir l’Éden Zodiacal, d’où tu n’aurais jamais dû descendre, et de rentrer enfin dans l’Ineffable Unité, hors de laquelle tu n’es rien, et dans le sein de laquelle tu trouveras, après tant de travaux et de tourments, cette paix céleste, ce sommeil conscient que les Hindous connaissent sous le nom de Nirvana : la béatitude suprême de l’Omniscience, en Dieu.

Stanislas de Guaita, S∴ I∴


L’Ordre Martiniste a un Suprême Conseil, dont le président est le F∴ Papus, franc-maçon (33e). Les initiations ont lieu, une fois par mois, dans un local dénommé « Salle Fabre d’Olivet ».

Je parlerai de Papus, plus loin. D’abord, disons quelques mots du mage noir Stanislas de Guaita : le marquis de l’avenue Trudaine est, à Paris, une personnalité importante dans le monde diabolisant.

Stanislas de Guaita est proclamé par les occultistes contemporains « le représentant le plus élevé de la science occulte considérée dans ses développements philosophiques. » Ses Essais de sciences maudites l’ont placé au premier rang des théoriciens de l’occultisme. Sous le rapport du style, il relève surtout d’Éliphas Lévi, et il se donne même comme poursuivant sa tâche. Ainsi que lui, d’ailleurs, il se dit héritier de toute la science des anciens mages et des anciens sanctuaires, — héritier de la cabale et du gnosticisme, « relevant plus spécialement de l’Initiation hermétique et kabbaliste ». Disciple des adeptes de tous les âges, dont la vie, depuis les gnostiques jusqu’au xviiie siècle lui apparaît comme un constant martyre : « vénérables excommuniés, patriarches de l’exil, fiancés de la potence et du fagot, ils ont vécu leur agonie ; ils ont écrit leurs symboles, qu’aujourd’hui nous déchiffrons… Si l’on ne brûle plus les initiés, on les raille et les calomnie. Ils sont résignés à l’outrage, comme leurs pères — les martyrs. »

En 1886, un opuscule, intitulé : Au seuil du mystère, annonçait la publication prochaine d’un corps de doctrine cohésif « devant sublimer cette haute philosophie des maîtres. » Cette haute philosophie est contenue dans le volume paru depuis : Le Serpent de la Genèse (1891), une histoire philosophique de la sorcellerie à toutes les époques, que doivent suivre deux autres parties : la Clef de la Magie Noire, et le Problème du Mal.

Pour Stanislas de Guaita, comme pour Éliphas Lévi, la science magique recèle des secrets d’une réalité formidable :

« La haute science ne saurait être l’objet d’une curiosité frivole : le problème est sacré, sur lequel ont pâli tant de nobles fronts, et questionner le Sphinx par caprice est un sacrilège jamais impuni. À votre demande indiscrète, l’Inconnu formule une réponse inattendue, si troublante que l’obsession en demeure à jamais en vous. Le voile du mystère irritait votre curiosité ? Malheur à vous de l’avoir soulevé ! Il retombe aussitôt de vos mains tremblantes, et l’affolement vous possède de ce que vous avez cru voir. Ne sait pas qui veut distinguer le rayon divin du reflet mille fois réfracté dans les milieux denses de l’illusion terrestre, et cet arcane sera élucidé plus tard… Il est une porte qu’on ne peut franchir sans entrer en rapport avec certaines forces, desquelles on devient fatalement le maitre ou l’esclave, le directeur ou le jouet. Puissances que Moïse a symbolisées sous la figure du serpent qui réduit l’homme en esclavage, si l’homme ne le soumet d’abord, en écrasant du pied sa tête… Outre les maladies de cœur, outre la mort imminente par congestion cérébrale, outre des dangers de nature plus étrange, que nous signalerons à leur heure, — la pratique imprudente de l’hypnotisme, à fortiori, de la magie cérémonielle, ne manque pas d’inspirer à l’expérimentateur un insurmontable dégoût de la vie. Éliphas lui-même, — tout adepte qu’il fût, et d’un ordre supérieur, — avoue avoir ressenti, à la suite du curieux essai de nécromancie qu’il fit à Londres en 1854, un profond et mélancolique attrait pour la mort… « Heureux, s’écrie le célèbre Dupotet, ceux qui meurent d’une mort prompte, d’une mort que l’Église réprouve ! Tout ce qu’il y a de généreux se tue ! » Les exemples de pareils faits pullulent dans l’histoire. Jérôme Cardan se suicide (1576) pour ne pas faire mentir l’astrologie. Schræppfer, de Leipsig, au comble de sa gloire de nécromancien, se fait sauter la cervelle (1774). Le spirite Levater meurt mystérieusement. Quant au sarcastique abbé de Montfaucon de Villars, qui tourna si fort en ridicule le comte de Gabalis, peut-être ne sait-on guère le dernier mot de sa fin tragique (1673). »

Selon de Guaita, pour échapper à ces dangers, il suffit de ne pas se laisser troubler par de vains prestiges et de cuirasser ses sens contre toute illusion :

« L’expérimentateur qui se dit avec calme : « Mon cœur n’a que faire de battre plus vite ; la force invisible qui déplace ces meubles avec fracas est un courant odique soumis à mon vouloir ; la forme humaine qui se condense et se masse dans la fumée de ces parfums, n’est qu’une coagulation fluidique, reflet coloré du rêve de mon cerveau, création azothique du verbe de ma volonté… » Celui qui se parle ainsi sans trouble ne court, certes, aucun danger ; il mérite le nom d’adepte. »

Avec tous les occultistes, de Guaita professe que « la Genèse est une cosmogonie transcendante où les plus profonds arcanes de la Sainte Kabbale sont symboliquement et hiéroglyphiquement révélés. Mais la Kabbale est fille de l’Hermétisme égyptien, dont les mythes primordiaux furent puisés à la grande source hindoue. » Ses vues historiques n’ont rien d’original : il reprend pour son compte les hypothèses rebattues de Fabre d’Olivet et de Saint-Yves d’Alveydre, sur le gouvernement synarchique du cycle de Ram, l’ancien âge d’or des poètes, sur la transmission ininterrompue du sacerdoce magique à travers les âges, depuis Hermès-Thoth jusqu’aux Mahatmas de Mme Blavatsky, en passant par Appollonius de Tyane et Julien l’Apostat. « Victime deux siècles plus tard, dit-il de celui-ci, d’une tentative analogue à celle d’Apollonius, l’empereur Julien expirant put bien lever au ciel ses mains défaillantes, pleines d’un sang loyal inutilement répandu, et s’écrier, lui, l’adepte et-le sage, — avec plus de lassitude que de ressentiment : « Tu as vaincu, Galiléen ! » Le christianisme n’est qu’un produit de la secte des Esséniens, et les Gnostiques recueillent le trésor de la tradition occulte perdu dans l’Église et la hiérarchie naissante. « Vint le jour où, révélé dans ses plus secrètes formules, le dogme ésotérique fut jeté en proie (par les gnostiques) à la stupidité des foules. L’éblouissante lumière aveugle les yeux faibles ; à la vue de la suprême sagesse, les ignorants se jugèrent blessés dans leur sottise ; ils crièrent au scandale. Ainsi l’Église dut anathématiser l’inscription sublime du temple, la raison positive et la base réelle du dogme : cette Gnose sainte des adeptes, qui, témérairement traduite en la langue des multitudes, était devenue pour leur imbécillité l’objet du pire scandale — un mensonge ! »

Quels sont les maitres favoris de Stanislas de Guaita ? Nombreux sont les occultistes passés dont il célèbre la science, depuis Paracelse, Henri Khunrath, Knorr de Rosenroth, jusqu’à Saint-Martin « dont les livres, — autant d’inextricables brouillards, — sont traversés de sublimes éclairs ». Le plus grand de tous, un contemporain qu’il proclame son maitre immédiat, c’est Éliphas Lévi, « un magiste complet. Les cercles concentriques de son œuvre embrassent la science entière, et chacun de ses livres, témoignant d’une signification précise, a sa raison d’être absolue. Son Dogme enseigne ; son Rituel prescrit ; son Histoire adapte ; sa Clef des grands mystères expliquent ; ses Fables et Symboles révèlent ; son Sorcier de Meudon prêche d’exemple ; enfin sa Science des Esprits apporte la solution des plus hauts problèmes métaphysiques ; l’œuvre totale constitue la plus cohésive, absolue et inattaquable synthèse qu’un occultiste puisse rêver. » Cependant, il trouve une lacune à cette œuvre : une théorie sociale ; lacune comblée par la synarchie ou l’équilibre européen de M. de Saint-Yves, dont la réalisation serait « l’avènement du règne messianique sur la terre. Miroir de la divinité même, l’humanité, triple et une, serait régie par le ternaire[10] et marquée par addition de son unité spécifique, au signe du quaternaire. »

Quant à l’explication des phénomènes merveilleux dont la science magique peut être la source, de Guaita les explique tous par une seule hypothèse, celle du corps astral, médiateur entre l’esprit et le corps, composé du fluide nerveux et du fluide magnétique, ce dernier n’étant que la lumière ambiante tour à tour aspirée et respirée. Ce médiateur plastique pouvant, s’il est exercé convenablement, coaguler ou dissoudre, au gré de la volonté, projeter au loin ou attirer à sui une portion du fluide-universel ; « il est loisible à l’adepte d’influencer toute la masse de la lumière astrale, d’y créer des courants, d’y produire enfin, même à distance, d’étonnants phénomènes, que la commune ignorance qualifie de miracles ou de tours de passe-passe, à moins qu’elle ne trouve plus simple encore de les nier obstinément. »

On le voit, toute influence, toute intervention surnaturelle semble être exclue de ce système. Mais il ne faut pas perdre de vue que, pour Stanislas de Guaita dont j’ai publié plus haut l’acte de foi et d’amour à Satan, ce que nous appelons, nous, catholiques, le surnaturel, est, à ses yeux de mage noir gnostique et cabaliste, le naturel. Aussi, ne se contredisant qu’en apparence, c’est-à-dire ne paraissant se contredire qu’aux yeux des non-initiés qui n’ont pas la clef de ce style où le sens des mots est si souvent interverti, retourné, il déclare carrément : « Le surnaturel n’existe pas, le surnaturel n’est pas », tout en reconnaissant l’existence de Satan, son maitre et son inspirateur, que, dans son système, il représente comme devant finalement « s’anéantir ou se fondre, en s’harmonisant dans la splendeur du Beau-Bien, qui est Dieu.

Enfin, je ferai, à propos de M. de Guaita, une remarque qui s’applique à grand nombre d’occultistes et qui prouve que le principe fondamental de toutes ces écoles est bien le même : le satanisme. C’est que nous voyons ces docteurs ès-cabale passer indifféremment d’une école à l’autre, et même appartenir souvent à la fois à plusieurs groupes professant un système absolument distinct quant à la théorie. Ces théories ne sont donc que des étiquettes portant des formules différentes, mais collées sur des flacons recélant tous la même essence ; et l’essence, c’est toujours et partout le démon, Satan à qui on se donne, à qui on se voue, soit comme swedenborgien, soit comme martiniste, soit comme bouddhiste, soit comme rose-croix, soit comme valentinien gnostique.

Ainsi, M. de Guaita, avec le concours de ses amis occultistes, tenta en 1888 la restauration de l’ordre de la Rose-Croix. Tous les membres du Conseil supérieur des Douze donnèrent au règlement leur adhésion ; s’engageant entre autres articles, à reconnaître l’autorité du fondateur, investi, pour les cas graves (tels que celui que nous verrons plus loin, à l’occasion du sâr Joséphin Péladan), de pouvoirs discrétionnaires.

Les doctrines professées sont les doctrines traditionnelles de l’Ordre, telles qu’elles sont exposées dans l’ouvrage de Naudé : Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix (1623).

Tout grade s’acquiert à l’examen par la présentation et la soutenance de thèses le plus souvent publiées par la Société. Telle est celle du docteur Delézinier, exposant le symbolisme du mot Caïn, publiée dans l’Initiation (avril 1893), ou celle de Sédir, sur le Système solaire d’après la Kabbale (Initiation, juillet 1893).

Pour terminer sur Stanislas de Guaita, voici en quels termes ce mage noir gentilhomme est jugé par l’Étoile, organe d’un groupe en rivalité avec le Martinisme :

« M. de Guaita passe ses jours dans un isolement prodigieux : il a laissé les sciences occultes absorber son âme. Chimiste distingué, partisan de la méthode mathématique, disciple de Spinoza, de Paracelse, de Schelling et des Néo-Platoniciens, il aspire à s’identifier avec l’absolu par l’anéantissement de la conscience individuelle ; travaillant, quasi en maniaque, son idée dans la solitude.

« Il a expliqué longuement deux des principaux Arcanes ou Pantacles de Khunrath : la Rose-Croix, ou le resplendissement du Verbe ou de l’Adam-Kadmon, et le Grand Androgyne hermétique, l’image de l’Adam-Ève universel, produisant l’âme collective et ne faisant plus avec elle qu’une seule et même chose, le Verbe.

« Il y a deux hommes en Guaita : le baudelairien de la Muse noire, penché sur les profondeurs perverses, et l’exégète des Pantacles de Khunrath. » (L’Étoile, 1890, page 224.)


Parlons de Papus. Celui-ci est un jeune docteur en médecine, vingt-neuf ans à peine ; mais il a déjà accumulé nombre de volumes d’occultisme. Chef de laboratoire, conférencier et mage, voilà son triple aspect ; je n’ai à le voir et à le présenter ici que sous le pseudonyme qu’il s’est choisi : « Papus, médecin, daimon de la première heure ». Ce pseudonyme diabolique n’est pas, du reste, un masque équivalant à l’anonyme, comme tels et tels de ces noms de certains hauts-maçons, pris ou imposés pour rendre impossible toute recherche ; loin de là, c’est un nom définitivement adopté et sous lequel le docteur occultiste se présente, en chair et en os, à qui le demande, non seulement chez lui, mais en public.

Il est profondément regrettable que cet homme de talent se soit, dès ses débuts dans la vie, laissé entrainer dans le tourbillon du satanisme. Négligence, puis oubli total des devoirs religieux, fréquentations frivoles, mauvaises lectures, il n’en faut pas davantage pour qu’une âme bien douée se perde et roule au plus profond des abimes ; Papus est un exemple vivant, qui nous apprend où peuvent conduire des plaisanteries irréligieuses de quartier latin, et que le Chat-Noir, sous ses apparences joyeuses, recélant toutes les perfidies de l’impiété, est une des portes de l’enfer.

Est-il entièrement responsable du mal qu’il fait ? Je ne le crois pas. La faute personnelle, à mon avis, a été pour lui dans les premières chutes ; mais, depuis 1886, c’est-à-aire depuis huit ans, ce n’est certainement pas lui-même qui agit. Il y a en lui un second être, celui-ci surnaturel, qui s’est installé en son corps, le dirige, le meut, tient la plume avec laquelle il écrit, émet les sons qui de sa gorge s’échappent en blasphèmes, et qui n’est autre que le démon Papus, un des capitaines de l’armée de Belzébuth, un des commandants de légions, des sombres phalanges de Lucifer.

Et ne croyez pas que je m’exprime au figuré. Non, certes, je vous l’assure. Pour moi, M. le docteur Papus est très réellement en état de possession, et il offre un des cas les plus curieux à étudier : la possession raisonnante.

Du reste, il suffit de le regarder un instant pour être fixé : quand il parle dans une conférence, sitôt qu’il entame une critique de la religion, le corps a un soubresaut et se renverse fortement en arrière ; mouvement qui a été souvent constaté chez les possédés et qui, notamment, est consigné, à de fréquentes reprises, dans les procès-verbaux de Loudun ; quant à l’œil, il flamboie, même lorsque le docteur n’est sous l’empire d’aucune émotion. Enfin, le seul choix du nom qu’il a adopté est un signe caractéristique : on ne voit pas, on n’a jamais vu, sauf ce cas-ci, un jeune homme de vingt-et-un ans, plein d’intelligence, en dehors de tout atavisme, sain de corps et d’esprit, renier tout à coup son nom de baptême pour prendre un nom de diable ; non, cela n’est pas naturel.

C’est en lisant la Médecine Nouvelle, de Louis Lucas, que le jeune Papus s’est senti attirer vers l’occultisme.

Papus est, de tous les occultistes actuels, celui qui a fait le plus d’efforts pour fondre en un seul corps les différentes sectes ou coteries de l’occultisme ; et cela, avec le projet, fermement poursuivi, mais irréalisable, d’asseoir la doctrine sur une base qu’il rêve scientifique, base qui ne se trouve, d’après lui, que dans les idées que recèle la tradition occulte, toujours la même à travers les âges, et dont la révélation doit faire crouler tout l’édifice scientifique actuel. Papus est, dans le magisme moderne, un éclectique et un critique, s’adressant tour à tour à toutes les sources occultes d’où peut sortir cette prétendue lumière qui doit éclipser toutes celles que la science a cru tirer de ses expériences et de ses théories.

L’ensemble de ses œuvres, déjà très nombreuses, est l’histoire la plus complète que nous ayons de cette prétendue tradition ésotérique qui remonte à Zoroastre ou à Moïse. Il se donne comme le révélateur de la vraie Kabbale « à laquelle Franck n’a rien compris, dit-il, faute de connaissances spéciales suffisantes » ; et pourtant il dédie avec force louanges à ce même Franck son livre sur la Kabbale. Ces contradictions sont encore une marque de l’inspiration diabolique.

D’autre part, le docteur Papus (ou plutôt le diable de ce nom) prône bien haut un certain nombre de révélateurs, ceux qui étaient évidemment, comme lui, des instruments directs de Satan :

Louis Lucas, dont les expériences et les théories aboutissent à « faire voir mécaniquement l’origine du principe de la vie » ;

Hoëné Wronski, l’auteur du Messianisme, ou Réforme absolue du savoir humain, disciple de la Kabbale, et dont Paracelse, d’après Éliphas Lévi, peut donner la clef[11] ;

Éliphas Lévi, dont les œuvres, dit-il, doivent être le vade mecum de tout étudiant en occultisme ;

Lacuria, dont les Harmonies de l’Être exprimées par les nombres sont un merveilleux complément de Wronski et d’Éliphas Lévi[12] ;

Saint-Yves d’Alveydre, le brillant défenseur de la Synarchie, système religieux et social entrevu par Wronski et Saint-Martin.

Mais, selon lui, l’un des plus grands initiateurs modernes est sans contredit Fabre d’Olivet, dont il a, plus que personne, essayé de ressusciter les théories et l’exégèse. Fidèle à la méthode occultiste qui consiste à accuser de satanisme les groupes rivaux et à en disculper le sien, Papus s’est occupé en particulier à montrer Fabre d’Olivet comme l’adversaire déterminé du satanisme moderne, tel qu’il s’était manifesté dans les œuvres du chef de l’école satanique anglaise, lord Byron, et en particulier dans son Caïn'. Ce Caïn de lord Byron peut, en effet, être considéré comme le type original de tous ces poèmes dramatiques parus en notre siècle, la révolte de Satan contre Dieu est exaltée, et Satan lui-même transfiguré en principe du droit, de la justice et du bien. Ce Satan, Dieu bon, en face de Dieu, auteur du mal, dieu destructeur et mauvais, est esquissé dans le Caïn de Byron avec toute la puissance du génie dévoyé. Rappelons, en passant, ce fragment de dialogue entre Caïn et Satan :


Caïn. — Qui es-tu ?

Lucifer. — Un esprit qui aspira à devenir celui qui t’a créé, et qui ne t’aurait pas fait ce que tu es.

Caïn. — Ah ! tu ressembles presque à un Dieu…

Lucifer. — Ce Dieu, dans sa grandeur, n’est pas plus heureux que nous dans notre lutte. Sa bonté n’eût pas créé le mal ; a-t-il fait autre chose ?… Qui donc était le démon ? celui qui n’a pas voulu vous laisser vivre, ou celui qui vous aurait fait vivre à jamais au sein des joies et du pourvoir de la science ?… Demande au Destructeur.

Caïn. — À qui ?

Lucifer. — Au Créateur. Appelle-le comme tu voudras : il ne crée que pour détruire…


Le Satan de Byron n’est autre que celui des Ophites et des Caïnites, l’instructeur et l’éducateur du genre humain, l’être bon et secourable qui a retiré les hommes de l’état d’ignorance où le créateur du monde les avait mis et voulait les retenir par malice ; il est le vrai père qui a fait briller à leurs yeux l’éclat de la science, de la liberté et de l’immortalité.

Rien de plus louable, en apparence, que le dessein de s’élever contre une pareille déification de Satan-Lucifer, et nous en pourrions chaleureusement féliciter Fabre d’Olivet avec le docteur Papus, si à côté de cette sortie contre Byron et l’école satanique d’Outre-Manche, on ne voyait s’élever, à grand renfort de textes et d’érudition, la plus funeste théorie qui ait été formulée à propos de Satan, théorie accueillie avec enthousiasme par tous nos occultistes modernes, qui, pour se débarrasser de l’accusation de satanisme, ont pris le parti expéditif de nier, dans leurs imprimés, l’existence même de Satan.

Cette négation est surtout fondée sur l’interprétation donnée par Fabre d’Olivet aux versets de la Genèse où apparaît Satan, sous la forme du serpent, conversant avec Ève. D’après cette interprétation, Nahash, le serpent-Satan, n’est plus que l’amour de soi, l’égoïsme de l’âme humaine ; Adam, la figure du règne hominal ; Ève, la force efficiente ; et Caïn et Abel, les deux forces primordiales de la nature. Ce n’était vraiment pas la peine de démolir le Satan de Byron. A la place de ce verset : « Or, le serpent était le plus fin de tous les animaux que Dieu avait faits », il faut lire : « Nahash ou l’intérêt qui désire dominait toute la vie élémentaire dans la création de Jhoah. »

Toute cette exégèse de Fabre d’Olivet est devenue le catéchisme de l’occultisme universel ; on la retrouve jusque dans ceux qui osent prétendre, le plus effrontément, rester fidèles aux dogmes catholiques et à l’enseignement de l’Église, tels que l’ex-abbé Roca ou Joséphin Péladan.

Détail curieux à propos de ce dernier. À l’endroit même où le Sâr triomphe avec ce texte de Fabre d’Olivet, il fulmine contre la Réforme, demandant que le protestantisme soit relégué avec la philosophie du xviiie siècle et la Maçonnerie parmi les choses nulles, dont on ne parle plus. Notre Sâr oubliait, en parlant ainsi, que Fabre d’Olivet était un calviniste de la plus belle eau, et que lui, Péladan, en acceptant ses théories, versait en plein dans le protestantisme.

Le démon de Papus est plus habile, en ce qu’il montre parfois une certaine suite dans son système et jusqu’à des apparences spécieuses de logique ; son éclectisme est plus large et plus conciliant. Non seulement il se fait le caudataire de tous les mages contemporains de quelque renom, Eugène Nus, qu’il appelle modestement son maître, l’athée-matérialiste Lermina, qu’il poussa à la présidence du Congrès spirite de 1889 ; mais il se met docilement à la remorque de toutes les sectes, quelles qu’elles soient, juives, protestantes, maçonniques, etc. « Donner aux Enfants de la Veuve (d’après les conseils de leur auteur sacré Ragon), aux Kabbalistes et aux Théosophistes, une bibliographie qui leur permette d’étendre leurs connaissances, tel est un des buts que je ne propose », dit-il en annonçant sa Nouvelle Bibliothèque des Théosophistes, des Enfants de la Veuve, des Kabbalistes et des Occultistes.

Il a résumé sa théorie historique dans cette phrase :

« La science occulte est un corps de doctrine enseigné dans les Universités d’Égypte et transmis d’âge en âge par les Mages, avec les pratiques en apparences surnaturelles exercées par les thaumaturges, initiés des temples de l’Inde et de l’Égypte. La Kabbale contient les principes de l’enseignement occulte des sanctuaires de l’antiquité ; la Gnose renouvelle cet enseignement et les efforts de toutes les sociétés hermétiques. Alchimistes, Templiers, Rose-Croix ou Francs-Maçons ne tendent qu’à la reconstitution de cette unité d’enseignement, figurée sous le symbole de l’édification d’un temple universel. »

C’est à formuler cette synthèse de tous les enseignements occultes et à établir la fusion de toutes les sectes d’occultisme que s’applique Papus, tant par la rédaction de son journal l’Initiation, auquel se rattachent en effet presque toutes les variétés d’occultisme actuellement florissantes, que par la réimpression de tous les ouvrages anciens où se trouvent les prétendus secrels de l’occultisme. Ainsi s’est fondé, en 1889, sous sa direction, le Groupe indépendant d’études ésotériques, qui a son quartier général à Paris, rue de Trévise. Il s’est fondu avec la Bibliothèque internationale des œuvres de femmes, dirigée par Mlle A. de Wolska. Ce groupe est composé de la fine fleur des occultistes militants. Ses principaux membres sont : Papus, président-fondateur ; — Directeur des Commissions : Stanislas de Guaita ; — Propagande : Julien Lejay ; — Finances : L. Mauchel ; — Directeurs des différents groupes d’études : Lemerle, J. Lejay, A. Chaboseau, Jules Lermina, Émile Michelet, G. Moutière, Moutin, Doinel, Bertrand, A. de Wolska, G. Vitoux, L. Mauchel, Gary de Lacroze, G. Caminade, Martin, L. Stevenard, Ch. Torquet, A. François, elc.

La Fraternité de la Rose-Croix Kabbalistique, tous les groupes Martinistes, la Grande Fraternité occulte d’Occident cachée sous les initiales de H. B. of L., et en dernier lieu, la Nouvelle Église Gnostique et l’Alliance internationale des Cogitants, de Berlin, ont adhéré à ce groupement. En moins d’un an, le mouvement synthétique créé par Papus possédait : 1° un quartier général comprenant 24 commissions d’études, avec librairie, salle de cours, salle de conférences et bibliothèque ; 2° des locaux particuliers pour les études expérimentales ; 3° des branches annexées dans toute la France, dans les grandes villes de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du Sud ; 4° quatre cents membres adhérents (parisiens), des correspondants partout et des relations ésotériques avec toutes les fraternités occultes occidentales.

Parmi les locaux discrètement indiqués au n° 2, il faut signaler le Nouveau Laboratoire de Magie pratique, organisé en pleine campagne[13]par le Groupe indépendant d’Etudes ésotériques, sous la direction du Dr Michel Delézinier. Il a pour objet « d’expérimenter les pratiques de magie contenues dans les grimoires anciens, à l’aide d’instruments fabriqués d’après des rites et sous des influences astrales particulières : une forge, une machine à vapeur et des machines-outils perfectionnées. Y seront fabriqués les instruments magiques les plus usuels ».

Papus, en effet, professe qu’on peut arriver, par les secrets de la magie, « à gouverner consciemment les esprits des éléments ».

En vertu de son principe d’éclectisme et de fusion des systèmes, Papus a fait aussi de nombreux efforts pour concilier les doctrines de l’occultisme avec celles du spiritisme ; c’était un des buts du Congrès dit spiritualiste de 1889 ; on verra plus loin la part que Papus prit à ce Congrès.

Disons enfin que Papus recueille avec le plus grand soin, pour les publier dans l’Initiation, tous les fragments posthumes d’Éliphas Lévi.

Il a publié, entre autres, un fragment intitulé les Eggrégores, renfermant un enseignement « réservé aux Initiés ».

« Bouchez-vous une oreille, dit Éliphas, et je vais dans l’autre vous jeter tout bas en courant la parole secrète des grands initiés : Osiris est un Dieu noir. » D’après ce fragment, Jupiter, Jéhovah et Satan ne font qu’un. « Jupiter et Jéhovah sont le même diable et le même Eggrégore (esprit supérieur), qui a changé de manteau et de barbe… Le Christ n’est point un Eggrégore ; il est le fils de Dieu, parce qu’il est complètement et absolument le fils de l’homme. » Enlevez de ceci Jupiter, et nous sommes en pleine doctrine palladiste. En d’autres termes : Jéhovah-Adonaï est le diable, le vrai Satan, tandis que Lucifer est le Dieu bon, le Dieu à adorer, et le Christ, fils de l’homme, est fils de Dieu par Baal-Zeboub, dit le livre Apadno.

Actuellement, le groupe occultiste dirigé par le docteur Papus compte 80 branches ou groupements correspondants du groupe central : 33 en France, 29 dans le reste de l’Europe, et 18 dans d’autres pays.

Les ouvrages de Papus sont les suivants : Traité élémentaire de Science occulte (1386) ; la traduction du Sepher Jezirah (1886) ; une Notice sur Fabre d’Olivet et Saint-Yves d’Alveydre (1887) ; Traité méthodique de Science occulte (1889) ; la Physiologie synthétique (1890) ; la Kabbale (1891) ; le Tarot des Bohémiens (1892) ; Traité synthétique de chiromancie ' (1893) ; Considérations sur les phénomènes du spiritisme (1893).

Je ne puis pas quitter les Martinistes sans m’occuper d’un autre maçon de leur groupe, le F∴ Oswald Wirth. Déjà, mes lecteurs ont vu son nom figurer à propos de la querelle entre M. Jules Bois et M. Stanislas de Guaita (mort de l’ex-abbé Boullan).

Le F∴ Oswald Wirth, qui seconde activement Guaita et Papus, exerce principalement son action dans les loges du Grand Orient de France ; c’est un zélé recruteur pour les diabolisants du Martinisme.

Il n’est, du reste, pas le seul, parmi les maçons du rite français, qui ait vu avec grand chagrin un nombre important de ses frères s’éloigner de l’antique symbolisme, au fur et à mesure que les ateliers de ce rite négligeaient le Grand Architecte de l’univers et manifestaient des tendances athées. À côté du F∴ Wirth, il convient de noter le F∴ Cesbron, président du « Groupe maçonnique d’études initiatiques », et le F∴ Bertrand, un des principaux rédacteurs de la partie dite philosophique et scientifique de l’Initiation, fondateur depuis 1892 d’une nouvelle revue maçonnique-occultiste portant ce titre : la Renaissance Symbolique (initiation, gnose, kabbale, sciences occultes), laquelle, dans son programme, « se propose de rappeler les Enfants de la Veuve aux principes fondamentaux de leur Ordre vénérable ».

Ces maçons du rite français, navrés de voir leurs frères se laisser envahir par l’athéisme, proclament que, « dépositaire des traditions pratiques de l’Initiation, la Franc-Maçonnerie doit remplir dans le monde la plus glorieuse des missions » (Initiation, tome VII, page 277).

D’autre part, dans la Bibliographie méthodique de la Science occulte, le F∴ Papus écrit (page 3%5) :


« La Franc-Maçonnerie renferme, cachées sous les symboles de ses rites initiatiques, une grande partie des traditions anciennes. Ces symboles sont incompris de ses membres eux-mêmes[14]. Les initiations primitives, l’ordre du Temple, la Rose-Croix, dans toutes leurs branches, se sont fondues dans ce qui constitue aujourd’hui la Franc-Maçonnerie, surtout dans les 33 degrés du Rite Écossais Ancien et Accepté. »


Oswald Wirth a eu la gloire de ressusciter, même avant Papus, le fameux Livre de Thot, comprenant les 22 arcanes du Tarot. Mes lecteurs savent à quoi s’en tenir[15] sur ce livre mystérieux, où puisent tour à tour nos professeurs de magie, où Stanislas de Guaita, en particulier, a puisé ce qu’il appelle « l’un des arcanes les plus occultes de la magie » (la dixième figure du Tarot d’Oswald Wirth, la Roue du Devenir), dont il a fait la base principale de son système.

Il est aussi l’un des plus féconds rédacteurs de l’Initiation, de Papus, où il a la mission de résumer le mouvement philosophique de la franc-maçonnerie. En 1889, il annonçait dans cette revue d’occultisme un ouvrage qu’il se proposait de faire paraître sous ce titre : la Franc-Maçonnerie expliquée à ses adeptes, ayant pour objet d’éclairer les maçons sur le rôle que leur Ordre est appelé à remplir dans la société moderne et sur la puissance incalculable dont il pourra disposer, dès qu’il saura mettre en œuvre ses redoutables secrets : « Il faut à l’avenir, dit-il, que ceux qui savent se mettent à la tête de ceux qui ont la bonne volonté de marcher. L’œuvre de la régénération sociale ne peut avoir pour instrument que la franc-maçonnerie. »

Ces lignes prouvent que le F∴ Oswald Wirth a compris, au moins en partie, le secret philosophique de la secte ; mais elles démontrent aussi que, malgré son bon vouloir, il n’a pas encore été appelé dans les triangles, — à moins que ce ne soit une habileté de sa part et qu’il ne réclame une direction suprême de ceux qui savent que pour mieux cacher aux imparfaits initiés qu’elle existe déjà.

Quoiqu’il en soit, les efforts du F∴ Wirth et de ses amis attestent que, dans le rite français, une notable quantité de frères gémissent de l’excommunication portée par Albert Pike contre le Grand Orient de France ; que, ne voulant pas cependant, pour des raisons sans doute personnelles, se ranger sous la bannière du Suprême Conseil de Paris, ils se dédommagent de l’ostracisme dont leur rite est frappé, en fondant des contrefaçons de triangles sous le nom de « loges martinistes » ; et que, même, ils accomplissent des efforts pour faire rentrer leur rite dans les bonnes grâces de la haute-maçonnerie.

À ce propos, il est bon de rappeler ce qui s’est passé au sein des loges du Grand Orient de France, lorsque s’est produit ce qu’on a appelé la réforme des rituels ; je dois faire connaître ces incidents, le F∴ Oswald Wirth s’étant beaucoup démené en faveur du symbolisme.

Voici ce dont il s’agissait :

En France, plus encore qu’ailleurs, les francs-maçons étaient furieux de la divulgation de leurs rituels, que M. Léo Taxil venait de publier. Dans le Rite Écossais, on fut bien obligé de se ronger les poings, en pure perte, puisque le symbolisme maçonnique est immuable, qu’il forme un tout intangible, et qu’il n’y a plus de franc-maçonnerie sans lui. Mais, dans le Rite Français, où les athées dominent, ceux-ci mirent à profit la colère générale pour réclamer un changement total des rituels : ils étaient connus du public profane, le ridicule de certaines cérémonies faisait rire des francs-maçons ; il en fallait donc de nouveaux, d’autant plus que ces vieilleries, disaient les FF∴ athées, constituaient un bagage gênant, peu en harmonie avec le rite qui avait supprimé officiellement la formule du Grand Architecte de l’Univers.

Le Conseil de l’Ordre, composé en majeure partie de maçons libres-penseurs sceptiques, vota donc dans ce sens et fabriqua de nouveaux rituels, d’où l’ancien symbolisme était à peu près exclu et qui correspondaient à l’état d’esprit matérialiste de la majorité. Cependant, il ne faudrait pas en conclure que les loges cessèrent pour cela d’avoir le droit de se servir des rituels anciens, qu’elles furent dans l’obligation d’abandonner le vieux symbolisme diabolique, comme M. Georges Bois a voulu le faire croire aux catholiques, dans son désir de laver de tout soupçon de satanisme ses amis du Grand Orient de la rue Cadet[16]. Non, ce n’est point ainsi que les choses se sont passées ; et s’appliquer à répandre la conviction que, dans les ateliers de cette fédération, on se sert exclusivement des nouveaux rituels, dépourvus de tout occultisme, c’est tromper effrontément le public.

La vérité est que les nouveaux rituels ont été fabriqués pour répondre aux réclamations de celles d’entre les loges qui ne voulaient plus des anciens, mais que les loges n’ont jamais cessé d’avoir le droit de se servir de ceux-ci, et que beaucoup de loges dudit Rite Français ont continué, avec le plein agrément du Grand Orient, à garder tous les usages, toutes les formules, toutes les cérémonies, toutes les pratiques du vieux symbolisme. Dans l’obédience du Grand Orient de France, les ateliers sont libres de pratiquer indifféremment le Rite Français et le Rite Écossais.

Mais cela n’empêche pas que le parti des anciens a vu, avec un vif mécontentement, cette création de rituels d’où l’on supprimait les traditions légendaires ; dès l’instant que les loges allaient avoir le droit de « travailler sans symbolisme », tout leur parut perdu, c’était une innovation dangereuse. Et le F∴ Hubert, le F∴ Doinel, le F∴ Bertrand, levaient leurs bras au ciel !

Au moment où la question était sur le tapis, la grande bataille s’est livrée au sein de la loge parisienne les Amis Triomphants, à laquelle venait de s’affilier le F∴ Oswald Wirth, précédemment secrétaire d’une loge de province, la Bienfaisance Châlonnaise.

Le F∴ Oswald Wirth prit une curieuse attitude dans la querelle entre les partisans et les adversaires de l’antique symbolisme. Il fit valoir que les vieux rituels étaient les meilleurs, à son avis ; mais, puisqu’un grand nombre de frères n’en comprenaient pas les arcanes, autant valait fabriquer des rituels à la portée de la majorité et garder les anciens, néanmoins, pour un choix de certains frères, c’est-à-dire pour les partisans de l’occultisme. Au fond, le collègue des Guaita et Papus, en sataniste déguisé qu’il est, faisait, parmi les simples Apprentis, Compagnons et Maitres des loges ordinaires, de la propagande pour recruter des adhérents au Martinisme.

Lors de son affiliation à la loge les Amis Triomphants (en mars 1887), il prononça le discours suivant, dont la copie manuscrite est conservée aux archives de ce « respectable » atelier :


Très cher Vénérable et très chers Frères,

En prenant place sur les Colonnes de ce Respectable Atelier qui vient de me conférer les honneurs de l’affiliation, j’éprouve le besoin de communiquer à mes nouveaux compagnons de travail les idées que je me fais de notre Institution, et cela en insistant plus particulièrement sur la situation dans laquelle se trouve à l’heure actuelle la Franc-Maçonnerie Française. Comme je suis loin d’avoir l’autorité voulue pour traiter à fond un sujet aussi délicat, mes prétentions se borneront à poser les questions plutôt qu’à les résoudre. J’espère provoquer ainsi un débat entre les Maçons les plus expérimentés qui voudront bien nous apporter le concours de leurs lumières en nous faisant part des objections, observations et rectifications, qui ne manqueront pas de naître dans leur esprit au cours de notre entretien fraternel. Le résultat sera une discussion certainement très intéressante et profitable surtout au point de vue de l’instruction maçonnique de chacun. Elle pourrait même devenir le point de départ d’un mouvement de réorganisation, dont notre Institution paraît avoir le plus grand besoin.

Pour traiter de la situation actuelle de là Franc- Maçonnerie, en France, il convient avant tout de rechercher ce que c’est que la Franc-Maçonnerie. — C’est là, mes Frères, une question vaste et profonde que toute une série de volumes n’arriverait pas à épuiser ; car la Franc-Maçonnerie se présente à nous sous tant d’aspects divers, que les opinions les plus contradictoires ont cours à son sujet, tant parmi les Maçons que dans le monde profane. Cela tient au mystère dont s’entoure notre Institution, laquelle renferme en elle quelque chose de grand, d’indéfinissable et de sublime, qui force jusqu’à ses adversaires les plus acharnés à lui rendre un hommage involontaire, en lui reconnaissant un caractère surhumain. — « Le diable seul, disent-ils, peut avoir inventé une pareille organisation, le génie de l’homme n’est pas capable d’une telle conception. »

Quelle que soit la part qui puisse revenir dans la fondation de notre Ordre au personnage fabuleux dont il vient d’être question, et malgré la difficulté d’une définition catégorique de la Franc-Maçonnerie par suite de son côté essentiellement mystérieux, nous espérons parvenir, en procédant avec méthode, à éclaircir bien des points encore obscurs et à jeter même une certaine lumière sur l’ensemble de la question qui nous occupe.

Commençons par une distinction qui a son importance. Il existe deux sortes de Maçonneries : l’une, que l’on peut appeler la Maçonnerie idéale, n’existe que dans l’esprit des Maçons dont elle résume les aspirations les plus élevées, les plus louables et les plus belles. Quant à l’autre, la Maçonnerie réelle, c’est celle qui seule jouit, malheureusement, d’une existence effective et la seule aussi dont nous ayons à nous occuper ici[17].

Grâce à cette distinction, mes Frères, il nous sera facile de maintenir notre discussion sur le terrain solide des réalités existantes, en évitant qu’elle ne s’égare dans le romantisme des conceptions ultra-fantaisistes d’une école qui n’a eu que trop de vogue en Maçonnerie. C’est un écueil que nous éviterons en prenant comme base de nos études ce qui existe plutôt que ce qui devrait exister.

Inutile, du reste, d’établir un parallèle entre ces deux aspects que nous présente notre Institution. Nous savons que toujours la réalité reste forcément au-dessous de l’idéal et qu’il faut s’estimer heureux, quand l’idéal se trouve réalisé, ne fût-ce que dans une bien faible proportion ; car il arrive souvent que, par suite de la faiblesse humaine, la réalité matérielle devient le contraire absolu de l’idéal primitivement conçu. C’est alors le cas de dire que les meilleures choses, en se corrompant, deviennent les pires.

Pour nous en tenir à ce que nous avons appelé la Maçonnerie réelle, nous nous verrons forcés de reconnaître qu’en définitive la Franc-Maçonnerie est une Société d’hommes admis, au moyen de certaines cérémonies, à prendre part à des réunions périodiques, dans lesquelles se discutent les questions les plus variées. Ajoutons que les membres de cette Société se donnent le nom de Frères, pratiquent la solidarité par des œuvres de bienfaisance, et nous aurons esquissé l’ensemble de ce qui constitue notre Institution.

En examinant la question de plus près, nous constaterons que notre Ordre professe certains principes dont il se glorifie et qu’il cherche à répandre par tous les moyens en son pouvoir. Ces principes tendent à provoquer l’union des hommes en vue de la paix, de la concorde et de l’harmonie universelle : ils se résument dans la philanthropie, l’esprit de tolérance, l’amour du progrès, etc. Nous n’avons pas à les examiner ici, attendu qu’ils sont bien connus de tous, et du reste bien au-dessus de toute discussion.

Nous pourrions nous étendre davantage sur les tendances particulières à notre Ordre ; mais nous préférons arriver de suite à ce qu’on appelle le Symbolisme maçonnique. Nous aurons ainsi l’avantage de nous trouver en pleine actualité ; car vous savez, mes Frères, que la question est à l’ordre du jour.

On entend par Symbolisme un ensemble de signes, d’emblèmes et de cérémonies renfermant une signification dont la connaissance est révélée par l’initiation. Le Symbolisme ainsi compris est l’image sensible, la forme réalisée d’une pensée abstraite ; il représente les idées absolument comme l’écriture, et c’est même le premier moyen qu’employèrent les hommes pour perpétuer parmi eux les vérités qu’ils jugèrent utiles à transmettre à leurs descendants. Le Symbolisme présente même sous ce rapport des avantages considérables sur l’écriture ordinaire ; car, tandis que celle-ci est sujette à donner naissance à l’intolérance dogmatique, le Symbolisme laisse au contraire toute indépendance à l’esprit humain en se prêtant à la libre interprétation de chacun.

Ces qualités inhérentes au Symbolisme font comprendre toute l’importance de son rôle comme moyen de ralliement pour une Société qui a la prétention d’être universelle et d’embrasser dans son sein les hommes de la plus haute culture morale et intellectuelle répandus sur toute la surface du globe, sans s’arrêter à aucune considération de race, de nationalité, de croyance religieuse ou d’opinion politique. La Franc-Maçonnerie, en effet, n’exige du néophyte que deux qualités indispensables : être libre des préjugés du vulgaire, et de bonnes mœurs, c’est-à-dire de bonne foi et sincèrement dévoué au bien de ses semblables.

On voit que l’essence du Symbolisme est d’unir les hommes en évitant tout ce qui pourrait les diviser. Pour atteindre ce but, le Symbolisme doit nécessairement se renfermer dans des données assez vagues ; mais ce qu’il perd en netteté, il le gagne en profondeur. De là ce caractère d’infinité qui éblouit le chercheur persévérant. Car l’enseignement que renferme le Symbolisme ne s’offre pas de lui-même : il faut le chercher, et ce n’est que par un effort intelligent que l’on parvient à rompre l’écorce parfois rude qui cache le fruit savoureux.

Cet effort indispensable a malheureusement paru trop pénible à la majorité des Maçons d’aujourd’hui ; ce qui fait qu’ils ont totalement perdu la clef de l’interprétation philosophique du Symbolisme maçonnique qui n’est plus pour eux que le souvenir d’un passé disparu.

Souvenir respectable pour les uns, en tant que tradition intéressante à transmettre aux générations futures ; mais pour les autres, vieillerie gênante et encombrante, bonne tout au plus à captiver l’intelligence naïve de nos pères, mais certainement indigne de l’esprit émancipé de l’époque actuelle.

Il résulte de là un double courant qui divise les forces maçonniques en deux camps distincts.

D’un côté, les partisans du maintien et de l’étude du Symbolisme aimeraient le voir pris au sérieux ; car ils entrevoient en lui un monument sacré, véritable temple de la sagesse, dont les emblèmes multiples forment ce livre mystérieux qui renferme dans son ésotérisme, c’est-à-dire son sens caché et connu des seuls Initiés, la solution des deux redoutables problèmes des temps modernes. Je veux parler de la question sociale et de la question religieuse. Ce sont là, mes Frères, deux sphinx terribles, qui menacent de dévorer notre époque, si quelque nouvel Œdipe ne parvient à trouver le mot de l’énigme fatale. Ils se dressent à l’entrée du sanctuaire, au pied des Colonnes Symboliques, comme pour avertir le véritable Initié que l’une de ces questions ne peut se résoudre sans l’autre, mais que sur leur solution commune s’édifiera l’ordre social de l’avenir.

Les Maçons qui s’engageront dans cette voie, seront tous des philosophes, et ils se maintiendront de préférence dans le domaine de l’idée. Ils pourront rétablir ce qu’on appellera l’Initiation Occidentale en groupant en un seul faisceau solide une foule de forces actuellement éparpillées dans divers cénacles et associations qui manquent de cohésion[18], faute précisément d’un Symbolisme leur servant de base en remplissant dans leur organisation les fonctions de squelette dans l’organisme animal.

Mais à côté de cette Maçonnerie essentiellement philosophique et spéculative en surgira une autre qui sera avant tout agissante. Ce sera la Maçonnerie politique. Ses partisans s’empresseront de supprimer radicalement toute espèce de forme symbolique, et, s’ils veulent être logiques jusqu’au bout, ils renonceront aussi à leur titre de Maçons ; car, en fait, ce ne sera plus de la Maçonnerie qu’ils feront, mais bien du pur et simple jacobinisme.

Une nation, dont la souveraineté réside dans le suffrage universel, ne peut, du reste, se passer d’une organisation dans le genre des anciens clubs révolutionnaires Avec le régime politique qui nous régit, les masses populaires, encore peu instruites, se trouvent tout à coup investies d’une puissance souveraine qu’exerce réellement celui qui sait s’emparer de leur esprit. Certaines sectes religieuses cherchent dès lors à accaparer la toute-puissance, grâce à l’influence qu’elles exercèrent si longtemps sur une grande partie du peuple. La nation risquerait donc de retomber sous le joug clérical, s’il ne se formait pas une association puissante dans le but d’éclairer les masses populaires et de les soustraire ainsi à l’influence néfaste de l’obscurantisme.

C’est là l’unique rôle qu’assigne à notre Ordre la majorité des Francs-Maçons français. Mais, pour ce genre de propagande, le Symbolisme devient inutile ; et c’est ce qu’avaient fort hien compris les Maçons qui fondèrent les clubs célèbres de la Révolution.

En résumé, la Franc-Maçonnerie actuelle se trouve dans une situation essentiellement fausse par suite du désaccord survenu entre son organisation primitive et ses tendances modernes. Elle se voit ainsi amenée à se scinder en deux associations indépendantes l’une de l’autre, lesquelles se partageront la mission dévolue à notre Ordre. Le club politique agira sur les masses et s’organisera en conséquence. Quant à la société initiatique, elle cherchera à attirer dans son sein des hommes quai, au point de vue moral et intellectuel, formeront réellement l’élite de l’humanité. Ce n’est qu’à cette condition que son existence se justifie et qu’elle peut se flatter d’exercer une salutaire et légitime influence sur la marche des idées et par elles sur les destinées du genre humain tout entier.

Le caractère propre et les attributions respectives des deux sociétés dont il vient d’être parlé, étant désormais nettement définis, chacun y trouverait son compte, et bien des difficultés se trouveraient résolues.

Le nouvel initié qui considérait la Franc-Maçonnerie comme le représentant moderne des mystères de l’Antiquité, ne serait plus douloureusement désillusionné en constatant que la lumière Maçonnique qu’il regardait comme une vérité supérieure gardée en dépôt par notre Institution, ne consiste en réalité qu’en mots de passe, signes de reconnaissance, etc. Des maîtres vénérables lui enseigneraient l’art de déchiffrer les mystérieux hiéroglyphes du Temple qui voilent si bien aux yeux du profane indigne de les connaître les secrets les plus profonds de la nature.

D’un autre côté, nous ne verrions plus des hommes qui se disent sérieux se livrer à une foule de pratiques plus ou moins baroques, mais dont ils ignorent absolument la signification. Cela est d’autant plus grotesque, que le plus souvent les idées de ces hommes sont en contradiction flagrante avec celles que représentent les susdites pratiques. On est dès lors tenté de comparer plus d’un Maçon au prêtre catholique qui persisterait à vouloir dire sa messe avec accompagnement de force simagrées mystiques, tout en refusant catégoriquement d’admettre l’enseignement de son Église.

Il faut à tout prix, mes Frères, sortir de cette humiliante situation qui paralyse nos efforts dans un sens comme dans l’autre. Voyons clair dans notre affaire ; sachons ce que nous faisons, afin de nous dégager une bonne fois du gâchis au milieu duquel nous pataugeons depuis si longtemps. Craignons surtout de nous laisser mener en aveugles par des individus qui ne tarderaient pas à profiter de notre état de désarroi pour pêcher tout à leur aise, dans une eau qu’ils ne chercheraient qu’à troubler de plus en plus au profit d’ambitions malsaines ou d’intérêts particuliers.

En terminant, je fais un nouvel appel à tous les Frères qui s’intéressent sincèrement aux choses de la Franc-Maçonnerie pour les prier de vouloir bien nous exposer leurs idées sur le sujet qui nous occupe. — Pour faciliter cet échange de vues, si fécond en résultats utiles, j’ai la faveur de proposer à la Respectable Loge de porter à l’ordre de ses travaux l’étude approfondie des questions qui viennent d’être simplement soulevées et d’organiser dans ce but une série d’entretiens familiers où chacun serait appelé à apporter le concours de ses lumières.

De cette façon, après avoir constaté l’état de crise que traverse notre Institution à l’heure actuelle, il pourra nous être possible de découvrir les remèdes qui doivent non seulement rendre à la Franc-Maçonnerie son lustre ancien, mais qui lui procureront en outre l’existence effective dont elle a toujours manqué jusqu’ici. Car il ne faut pas nous le dissimuler, dès sa naissance, sous sa forme moderne, notre Ordre fut détourné de son but véritable en servant continuellement de masque et de manteau aux conspirations politiques les plus diverses, conspirations qui perdent aujourd’hui toute espèce de raison d’être, puisque nous jouissons de toutes les libertés.

Dans ces conditions, il s’agit maintenant de savoir, d’abord, dans quelle situation se trouve réellement la Franç-Maçonnerie actuelle ; puis ensuite, ce que nous avons à faire pour sortir des difficultés présentes et rentrer dans le droit chemin. J’espère avoir posé la question en dehors de toute équivoque ; à vous maintenant, mes Frères, de la résoudre.


Le grand débat contradictoire, provoqué par le F∴ Oswald Wirth, eut lieu le 3 avril 1888, toujours à la loge les Amis Triomphants, vieil atelier fondé en 1809 et dont le Vénérable était alors, comme aujourd’hui, le F∴ Samuel-Constantin de Vidau. Les adversaires du symbolisme étaient représentés par le F∴ André-Saturnin Morin, ancien conseiller municipal de Paris, anticlérical haineux, l’auteur d’un livre odieux dont le titre seul est un blasphème (Jésus réduit à sa juste valeur) et qui laisse bien loin derrière lui, comme impiété, les ouvrages de Strauss et le Renan ; car il outrage le Christ à chaque page, et jusque dans sa Passion. Le F∴ Morin, un des athées du Grand Orient de France, ne croyant ni à Dieu ni à diable, et ne voulant pas entendre parler du grand architecte de l’univers, quelle que pût être la personnalité surnaturelle voilée sous cette vague désignation, était, mieux que personne, l’homme qu’il fallait pour critiquer sans merci le symbolisme, auquel, ainsi que tout imparfait initié, il n’entendait pas un traître mot ; aussi, ses critiques devaient-elles faire sourire en eux-mêmes les vieux maçons de l’auditoire qui connaissaient le secret des secrets. Le F∴ Wirth soutint sa thèse, s’évertuant en des prodiges de style pour ne pas compromettre le secret diabolique, le re-voilant habilement tout en ayant l’air de dire quelque chose, poussant la rouerie jusqu’à feindre d’abandonner la magie « comme un tissu de rêveries et de chimères », cette magie martiniste dont il est, chez les Guaita et Papus, un des adeptes les plus fervents, en un mot, n’oubliant jamais que, parmi l’assistance qui l’écoutait, il y avait des pseudo-initiés devant qui il fallait avant tout ne pas laisser échapper une parole de nature à les mettre sur la voie des arcanes de l’occultisme, tout en faisant pour les autres sa propagande de sataniste. Quant aux partisans déterminés du maintien du symbolisme même pour les maçons qui n’y comprennent goutte et qu’il serait imprudent d’éclairer, ils étaient représentés par le F∴ Armand Lévy, le vieux palladiste juif luciférien, ami intime de Philéas Walder, et par le F∴ Gonnard, une des lumières du Rite Écossais en France, alors Vénérable de la loge les Philanthropes réunis et grand orateur du Suprême Conseil de Paris, aujourd’hui souverain lieutenant commandeur de ce Suprême Conseil.

Voici, du reste, le procès-verbal officiel de cette mémorable séance :


Tenue extraordinaire du 3 avril 1881 (ère vulgaire). L’ordre du jour appelle la discussion sur l’Initiation Adonhiramite et les nouveaux Rituels du Grand Orient de France. Le Frère Oswald Wirrn donne lecture d’un Mémoire dans lequel il s’attache à prouver que le Rituel Maçonnique dérive de celui de l’ancienne magie dont il fait remonter les arcanes à une très haute antiquité. Il en fait ressortir la beauté et la profonde sagesse ; il donne des explications fort ingénieuses de quelques-uns des symboles. Il regrette que, dans la Maçonnerie, on ait perdu la signification de plusieurs des Rites qui sont devenus de vaines formalités, et que, dans un but de réforme, on ait supprimé quelques Rites. Dès qu’on portait la main sur ce cérémonial traditionnel, il aurait mieux valu tout supprimer.

Le Frère Armand Lévy prend la défense des Rites qui, selon lui, sont essentiels pour conserver l’Institution de la Maçonnerie. Ce sont des emblèmes dont le sens a une haute portée. Les voiles dont sont enveloppées les vérités, servent à augmenter le respect qui y est attaché. De même, dans la vie ordinaire, on se sert de figures, et le langage poétique est plein d’allégories, sans que personne y trouve à redire. Il serait fâcheux que l’on restât toujours dans le prosaïsme vulgaire : Sursum corda !

Les Rites Maçonniques se rattachent aux traditions les plus anciennes de l’humanité. La Maçonnerie a été fondée par Moïse au sortir de l’Égypte. Plusieurs de ses Rites servent à retracer l’histoire des Israélites. Ainsi, les deux colonnes de chaque temple portent les initiales J∴ B∴ : c’étaient les noms des deux principales colonnes du Temple de Salomon. L’une d’elles portait le nom d’une étrangère que ce Monarque avait épousée : et l’on y trouve ainsi expliquée la légitimité des alliances entre les diverses races. Il est à regretter que beaucoup de Francs-Maçons ignorent la signification des Rites et ne cherchent même pas à s’en instruire. On devra perfectionner leur instruction.

Le Rituel et les mystères ont été très utiles aux époques où la liberté d’association n’existait pas. Alors, la Maçonnerie, étant une société secrète, était obligée de prendre beaucoup de précautions pour échapper aux recherches de la police ; et le Rituel servait à cacher le véritable but de l’Ordre. Nous vivons maintenant, du moins en France, sous un régime de liberté. Mais le hasard des événements peut ramener un régime despotique et vexatoire, et alors la Maçonnerie serait obligée, comme autrefois, de se prémunir contre les persécutions.

Si l’on supprimait toute espèce de Rituels, la Maçonnerie ne serait plus qu’un Club, et elle s’éloignerait de sa mission, qui est de travailler au Progrès de l’humanité.

Le Frère A.-S. Morin commence par rendre hommage au travail consciencieux du Frère Wirth, qui, par ses recherches érudites, a élucidé des questions historiques. Mais, quelque ingénieux que soient ses rapprochements entre l’ancienne magie et la Maçonnerie, il n’a pu réussir à établir entre elles une parenté. Du reste, puisqu’il abandonne la magie, qu’il regarde avec raison comme un tissu de rêveries et de chimères, il n’y a pas à regretter, pour la Maçonnerie, la renonciation à une filiation aussi peu flatteuse.

En général, dit le Frère Morin, c’est un système détestable que celui qui consiste à voiler la vérité sous des symboles plus ou moins obscurs, au lieu de la formuler clairement et sans ambages. Les anciens Hiérophantes, en recourant au Symbolisme pour exprimer leurs doctrines, ont eu probablement pour but d’inspirer aux populations une profonde vénération. Peu à peu, le sens des allégories s’est perdu, ou du moins n’a été conservé que chez de rares initiés. Et la multitude est demeurée attachée aux Rites et Symboles sans en comprendre la signification, par amour du mystère et du merveilleux. Alors, le cérémonial n’a plus été qu’une vaine superstition, n’avant plus de raison d’être, et a mérité le mépris des vrais philosophes.

Gardons-nous de laisser tomber la Maçonnerie dans cet état de fétichisme qui nous exposerait aux railleries méritées du monde profane.

À quoi bon recourir à des figures pour exprimer ce qu’on veut dire ? la franchise ne doit-elle pas être le guide du Franc-Maçon ? Par des Symboles péniblement construits, on exprime d’une manière énigmatique des vérités souvent vulgaires et qui ne gagnent rien à être déguisées.

Par exemple, le Frère Ragon, dans son Cours philosophique et interprétatif des initiations anciennes et modernes, assure que la Croix, qui sert à l’initiation au dix-huitième degré, exprime l’intersection de l’écliptique avec l’équateur, Mais pourquoi ne pas le dire en propres termes ? Pourquoi employer un symbole dont le sens peut donner lieu à une foule d’interprétations, afin d’arriver à énoncer une vérité banale ? N’est-ce pas chercher midi à quatorze heures ?[19]

On nous dit que le langage figuré élève l’âme et sert à la tirer du prosaïsme… Certes, personne ne nie les beautés de la poésie qu’on a appelée le langage des Dieux. Mais son mérite n’existe qu’à la condition d’être clair. Les grands poètes, même quand ils s’élèvent jusqu’au sublime, ne cessent jamais d’être intelligibles. Le poète qui, pour se grandir, affecterait d’être obscur, n’obtiendrait que des sifflets. Il est ridicule et pitoyable de parler par énigmes, quand il est si facile d’exprimer clairement sa pensée. Ce serait imiter Jésus-Christ, qui se vantait de ne parler au peuple que par paraboles afin de n’être pas compris, dans la crainte que ses auditeurs, s’ils parvenaient à le comprendre, ne fussent sauvés (Marc, ch. IV, v. 11). C’est là un mauvais exemple qu’on doit bien se garder de suivre[20].

Le Rituel a eu sa raison d’être sous les régimes despotiques. Mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Tout se fait au grand jour, et la diplomatie elle-même est obligée de travailler à ciel ouvert. On nous demande ce qui arriverait si une réaction venait ouvrir une ère d’oppression. Nous répondons que, dans ce cas, le Rituel ne nous garantirait pas des persécutions. On en a eu récemment la preuve ; sous le régime appelé de l’Ordre Moral, plusieurs Loges ont été fermées par la police, et, un peu auparavant, le gouvernement a imposé des Grands-Maitres à l’Association. Les Rituels n’ont donc pu éloigner ces abus de la force. Et d’ailleurs, à quoi servirait à la Maçonnerie la conservation stricte de ses formulaires et traditions ? Tout ce qui se passe dans les Ateliers est aussitôt connu, les Rites décrits dans des Livres mis à la disposition du public. Nos secrets, convenons-en, sont le secret de Polichinelle. Et même s’il arrivait qu’une Loge parvînt à tenir des séances parfaitement secrètes, la police n’a-t-elle pas les moyens d’y pénétrer et de s’en faire rendre compte par ses agents ? C’est ce qui est arrivé à la fin du règne de Louis-Philippe : la Haute-Vente de la Société des Saisons avait dans son sein un traitre qui tenait la police au courant de tout ce qui s’y passait.

Le mieux est de renoncer de nous-mêmes à des secrets imaginaires. Notre véritable but est exprimé en termes magnifiques au préambule de notre Constitution ; nos principes y sont clairement formulés. Nous nous ferons honneur d’y être fidèles ; et pour en assurer le triomphe, nous n’avons pas besoin de Rites surannés empruntés aux fables hébraïques et égyptiennes.

On parle de la nécessité de conserver des relations d’amitié avec les Puissances Maçonniques étrangères. Mais il n’y a pas besoin, pour maintenir ces liens de confraternité, de rester attachés à un Rituel. Quand l’un de nous est admis dans un Atelier étranger, on ne lui demande pas si, lors de sa réception, il a été fait usage de tel ou tel cérémonial. Il suffit qu’il connaisse les formalités généralement observées.

Le Frère Morin conclut à ce que l’Atelier se prononce pour la suppression des Rites, suppression qui, en fait, a lieu déjà dans un grand nombre de Loges.

La parole est enfin donnée au Frère Gonnard, qui résume les débats avec une justesse d’appréciation remarquable, et en s’exprimant avec l’éloquence qui lui est propre.

La manière de voir du Frère Morin lui parait fort naturelle de la part d’un esprit critique et scientifique ; mais, si les conclusions de ce Frère sont fort claires et logiques en théorie, il ne faut pas se dissimuler que leur application pratique équivaudrait pour le présent à la suppression de la Maçonnerie.

En sa qualité de Membre du Suprême Conseil du Rite Écossais, le Frère Gonnard croit devoir s’abstenir de donner des conseils au Grand Orient de France, qui reste libre, sous sa propre responsabilité, de restreindre plus ou moins son symbolisme, il ne peut donc pas entrer dans l’examen spécial des nouveaux Rituels, et s’en tiendra à la question prise dans son sens général, lequel intéresse la Maçonnerie tout entière.

Le Frère Gonnard en arrive donc au symbolisme. Peu lui importe qu’il tire son origine de l’Occultisme ou d’autre part. La valeur intrinsèque du Symbolisme est chose assez secondaire au fond, puisque personne ne le prend aujourd’hui au sérieux. Il convient donc de n’examiner le Symbolisme qu’au point de vue de son utilité effective ; et, sur ce terrain essentiellement positif, nous sommes forcés de reconnaître que sans le Symbolisme la Maçonnerie disparaît fatalement. Il est pour elle une cuirasse dont il serait bien imprudent de se défaire parce qu’on croit découvrir quelques impuretés dans l’alliage qui la compose. La sécurité dont nous jouissons en ce moment pourrait être de courte durée. Après un moment de soleil, les jours sombres peuvent revenir pour notre Institution, et alors on s’estimera heureux d’avoir conservé les armes défensives propres à nous couvrir contre l’attaque. Que le Symbolisme soit donc démodé, ridicule, gênant, disparate et obscur, tant que l’on voudra : du moment qu’il nous protège et nous sauvegarde, il faut le conserver.

D’un autre côté, le Frère Gonnard constate que le Symbolisme dans sa puérilité est nécessaire pour beaucoup de contemporains. Il voit dans les Formules et les Symboles un moyen d’enseignement susceptible de provoquer une illumination graduelle chez les intelligences qui ne parviennent pas du premier coup à saisir l’idée en dehors de la forme concrète qui la rend tangible. C’est une deuxième raison en faveur du maintien du symbolisme.

Il ne faut pas oublier enfin que la Maçonnerie Française ne peut rester purement nationale. Elle a un rôle de propagande beaucoup plus élevé à remplir ; elle doit être l’Apôtre de l’Humanité. Mais pour cela, il faut qu’elle puisse agir sur la Maçonnerie étrangère, et dans ce cas, le Symbolisme devient d’une importance capitale ; car il est la langue diplomatique de la Maçonnerie Universelle.

En résumé, le Symbolisme est pour la Maçonnerie la garantie de sa sécurité : il lui est utile comme moyen d’enseignement, et indispensable comme mode de communication internationale. Pour cette triple raison, il faut le garder précieusement et marcher avec fermeté, sous son Égide protectrice, vers les splendeurs de la lumière de l’Avenir.


Il était utile de faire connaître cette discussion. Jamais on n’a mieux vu, au sein des loges, les hauts-gradés sans l’anneau, ceux qui savent et ne doivent rien dire, aux prises avec leurs dupes voulant raisonner. En effet, si l’on se place au point de vue des imparfaits initiés à qui les chefs sont obligés de donner toutes sortes de mauvaises raisons plus ou moins spécieuses pour les convaincre de la nécessité d’un Symbolisme que d’autre part ils se refusent à leur expliquer, on reconnaîtra que l’argumentation du F∴ Saturnin Morin est rigoureusement logique.

Voilà des gens qui déserteraient les ateliers (les uns en tant qu’ex-catholiques non encore mûrs pour le satanisme. les autres en tant qu’athées), si l’on venait leur dire : « La Maçonnerie n’a pas d’autre but que de substituer le culte de Lucifer à celui d’Adonaï ; la divinité de Lucifer, telle est la clef de notre symbolisme ; apprenez ce secret, et dès lors vous comprendrez tout ce qui vous paraît obscur dans nos rituels. » Ne pouvant leur dire cela, les hauts-gradés sans l’anneau en sont réduits à accumuler les prétextes. Ce sont donc ces hypocrites allégations que les logiciens du genre du F∴ Morin réfutent impitoyablement.

Et comme on voit bien l’embarras des haut-gradés dans la réplique du F∴ Gonnard, s’efforçant de ménager les susceptibilités des maçons-dupes, des imparfaits initiés ! Il est évident que, s’il n’y avait pas d’autre raison que les prétextes invoqués pour maintenir le symbolisme, ceux-ci ne tenant pas debout, il n’y aurait qu’à le supprimer une bonne fois, afin d’en finir avec toutes les réclamations des Apprentis, Compagnons et Maitres récalcitrants. Mais voilà, les hauts-gradés ne peuvent pas donner cette satisfaction à leurs dupes ; car le symbolisme est indispensable pour permettre aux maçons quelque peu disposés à l’initiation satanique de comprendre graduellement et de découvrir eux-mêmes petit à petit le secret des secrets. C’est là le seul et vrai sens de la phrase célèbre : « Sans le symbolisme, il n’y a plus de maçonnerie. » Aussi, comme un os à ronger, le Grand Orient de France a jeté aux imparfaits initiés récalcitrants les nouveaux rituels, passant sous silence les traditionnelles légendes ; et, comme il faut d’autre part ne pas détruire la vraie maçonnerie, le Grand Orient a décrété seulement que l’usage de ces nouveaux rituels serait facultatif.

En donnant connaissance de ces intéressants et instructifs débats, je n’ai point fait une digression. Je ne perds pas de vue, en effet, que je me suis proposé de démontrer, d’établir l’action connexe de la franc-maçonnerie et des groupes satanistes. L’exemple du F∴ Oswald, Wirth, lieutenant du sataniste pactisant Stanislas de Guaita, sert admirablement à ma démonstration.

Nous voyons, en tout ceci, une manœuvre très nette, on ne peut plus précisément déterminée. Ceux des francs-maçons du Rite Français qui diabolisent en cachette de leurs collègues, sont navrés de voir monter le flot de l’athéisme dans ce rite. Ils font ce qu’ils peuvent pour défendre les antiques rituels, et, prévoyant le cas où leurs efforts seront impuissants, ils ouvrent discrètement de nouveaux horizons à ceux des imparfaits initiés qui auraient les moindres tendances à s’éclairer de la vraie lumière satanique, En d’autres termes, en vue du triomphe probable de la majorité matérialiste, ils font l’éloge de l’occultisme, — mais un éloge artificieusement mitigé de critiques, afin de ne pas se compromettre, — et, si les hauts grades ont des chances de se voir négliger dans les ateliers du Grand Orient de France, ils préparent avec adresse un recrutement important pour les loges martinistes, pour le Suprême Conseil du F∴ Papus.

À cet égard, il est utile de reproduire en entier le discours prononcé le 3 avril 1888 par le F∴ Oswald Wirth dans la loge les Amis triomphants, ce mage noir franc-maçon ayant été en cette circonstance le porte-parole de la secte martiniste :


Vénérable Maitre et vous tous mes Frères,

Le Grand Orient de France vient de distribuer aux loges de son Obédience de nouveaux cahiers des Grades Symboliques. — En les promulguant, le Conseil de l’Ordre n’a voulu imposer à personne les innovations du Grand Collège des Rites. Loin d’être obligatoire, l’usage des Rituels nouveaux reste donc entièrement facultatif pour les Loges, qui peuvent persister en toute liberté dans leur ancienne manière de travailler, si elles la jugent préférable à celle qu’on leur propose d’adopter[21].

Vous êtes appelés de la sorte, mes Frères, à faire un choix que je désire éclairer de mon mieux. Dans ce but, et afin que vous puissiez vous prononcer en pleine connaissance de cause, je m’attacherai d’abord à vous donner une idée exacte de l’importance des anciens Rituels au point de vue de l’Initiation occulte, dont ils renferment les lois, pour former sous ce rapport les codes les plus parfaits que l’on puisse imaginer.

Je vous démontrerai ensuite que les changements qui viennent d’y être apportés enlèvent à nos Rituels toute espèce de valeur philosophique. Puis, je compte vous faire reconnaitre que les Rituels ainsi modifiés sont loin de répondre aux besoins actuels et futurs de notre Institution, mais constituent en réalité une demi-mesure maladroite, une solution bâtarde, qui, sous prétexte de concilier toutes les exigences, n’aboutira finalement qu’au mécontentement général. J’en conclurai à la nécessité d’une réforme profonde et radicale, portant sur l’ensemble de l’organisation du Grand Orient de France en vue de mettre notre Obédience en état d’accomplir la mission qu’elle croit devoir s’imposer. J’estime en cela qu’il s’agit avant tout d’être logique avec soi-même, de savoir ce que l’on veut faire, et de s’organiser en conséquence. On ne devra tenir compte dans ce cas que des besoins modernes de l’Ordre, en laissant de côté tout ce qui, dans la tradition du passé, peut être gênant pour la marche libre et ferme de la Franc-Maçonnerie, vers les destinées que lui réserve l’avenir.

L’examen des anciens Rituels va me faire entrer dans un ordre d’idées qui ne manquera pas, mes Frères, de vous paraître fort étrange, étant donné que vous n’avez sans doute pas eu la fantaisie de vous occuper de ce qu’on appelle « les sciences occultes ».

C’est pourtant dans ce domaine, plus que discrédité aujourd’hui, que nous sommes obligés d’aller chercher la clef de nos mystères. En vous en donnant la preuve, je n’ai nul autre dessein que d’arriver à vous convaincre de la nécessité qui s’impose aux Maçons modernes de renoncer à la prétention qu’ils peuvent avoir, d’être les successeurs, les représentants actuels des Initiés antiques. Pourquoi conserver à notre Institution ce caractère mystérieux qui en impose si peu au public profane et auquel les Maçons eux-mêmes sont les premiers à ne rien comprendre ? Ne feraient-ils pas mieux de rejeter ce qui à leurs propres yeux n’est plus qu’une défroque usée et démodée, dont ils s’affublent par routine, plutôt que de persister dans des usages qui ne peuvent que les embarrasser et les couvrir de ridicule ?

Afin de fixer votre opinion à ce sujet, je vais m’efforcer de répondre aussi clairement que possible à quelques questions qui se présentent tout naturellement à l’esprit et dont on ferait facilement le point de départ d’une sorte de catéchisme se recommandant tout spécialement à la méditation attentive des chercheurs et des Maçons vrais philosophes, c’est-à-dire : « Amis de la Sagesse ».

Que doit-on entendre d’abord par Initiation ?

L’Initiation consiste dans la connaissance de certaines choses dont le propre est de rester ignorées de la masse des esprits incultes, autrement dit du monde profane. Ne s’adressant qu’à l’élite de l’Humanité, aux hommes joignant les plus brillantes qualités de l’esprit aux plus solides vertus de l’âme, l’initiation constitue une suprême aristocratie intellectuelle et morale. Fort peu démocratique dans son essence, elle ne saurait consentir à aucune espèce de vulgarisation, qui équivaudrait pour elle à la profanation des mystères. L’Initiation prend soin de s’entourer sous ce rapport de telles garanties que l’enseignement qu’elle accorde à ses adeptes eux-mêmes ne se dépouille jamais des formes symboliques, afin de se dérober ainsi aux intelligences dont la perspicacité ne parviendrait pas à percer l’allégorie de l’enveloppe plus ou moins transparente qui contient la vérité comme le fruit renferme le germe. En cela, les Initiés prétendent se conformer aux lois de la nature qui, elle aussi, dissimule sans cesse, sous le manteau des apparences matérielles, l’essence impénétrable des choses. La nature reste ainsi la suprême Initiatrice, la grande Isis, que nul n’a jamais vue sans voile.

Vous voyez par là, mes Frères, que, telle que vous la comprenez, la Franc-Maçonnerie s’accorde fort mal avec l’Initiation. La suite ne pourra que vous confirmer dans cette manière de voir.

Quelle est maintenant la nature de ces choses cachées pour le profane et dont l’Initié seul possède le secret ? Car il s’agit d’un secret, et d’un secret précieux ou redoutable, à en juger par le soin jaloux que mettent à le garder ceux qui en sont les détenteurs privilégiés…

Ce secret… n’est autre que celui des opérations de la nature. Il a la prétention de résoudre les questions les plus graves qui peuvent préoccuper l’Humanité, de fournir une explication rationnelle aux faits les plus incompréhensibles, d’être enfin la solution de tous les problèmes, le mot de toutes les énigmes et la clef de tous les mystères. C’est l’incommunicable grand Arcane des adeptes de la Kabbale ; c’est la Pierre Philosophale des Alchimistes hermétistes ; c’est la Parole Sacrée que cherchent les Maîtres Maçons.

Mais pourquoi mettre sous le boisseau une lumière aussi brillante ? Pourquoi en faire l’apanage de l’extrême petit nombre, quand l’Humanité tout entière devrait pouvoir en profiter ?

Il y a à cela plusieurs raisons.

Rappelons-nous d’abord que, semblables aux estomacs débiles, qui rejettent une nourriture trop forte sans pouvoir la digérer, de même les cerveaux étroits de la plupart des humains feraient de vains efforts pour s’assimiler des idées auxquelles ils ne sont nullement préparés. Pour quiconque n’a pas fait des études préalables, le langage technique de nos sciences officielles reste inintelligible : mais ce qui, pour ces sciences, n’est que difficulté relative, devient impossibilité absolue dès qu’on aborde le domaine de l’Occultisme, Un enfant à qui on enseignerait les mathématiques supérieures en retiendrait peut-être quelque chose ; mais, à coup sûr, on perdrait son temps et ses peines à vouloir faire comprendre à une taupe aveugle l’existence du soleil.

Si tout le monde n’est pas accessible à l’initiation, n’en incriminez pas les Initiés ; mais faites-en retomber la responsabilité sur la Nature elle-même, qui a trouvé bon de ne pas donner à chacun des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Une autre raison, qui fait aux Initiés un devoir de ne pas jeter leur science à la tête du premier venu, cest qu’un grand nombre de ces têtes n’en supporteraient pas le choc. La lumière trop vive éblouit et aveugle : de même, une vérité trop élevée trouble la raison et peut la faire perdre.

Le silence des Initiés se base enfin sur une dernière raison qui n’est pas la moins grave. Le secret initiatique n’est pas qu’une simple théorie, et, sous peine d’erreur grossière, ceux qui sont parvenus à en découvrir ne fût-ce qu’une faible partie, ne doivent pas être considérés comme de stériles abstracteurs de quintessence ou d’inoffensifs rêveurs. La théorie conduit à la pratique, et l’abstraction pure ne serait rien, si elle ne menait pas à une réalisation effective.

L’occultisme a donc la prétention de douer ses adeptes de pouvoirs auxquels ceux qui abordent ce genre d’études ne prennent pas toujours le soin de s’exercer, mais dont la nature serait telle qu’entre des mains indignes ou inhabiles cette mystérieuse puissance ferait autant de mal qu’elle peut faire de bien sous la direction d’un véritable initié.

Je crois inutile, mes Frères, de pousser plus loin ces explications ; il me suffit, pour l’instant, de vous avoir indiqué la raison d’être de la discipline, du secret et des épreuves dans les Initiations.

Ces épreuves étaient précédées par une enquête sévère et minutieuse sur la moralité, le caractère et les antécédents du postulant à l’Initiation, dont la valeur intellectuelle et morale se trouvait ainsi suffisamment garantie pour que les épreuves physiques qu’on faisait subir au récipiendaire en lui conférant les grades qu’il avait mérités, aient bien moins pour but, aux yeux des Initiés, de s’assurer du courage et de l’énergie du candidat que de lui servir d’enseignement.

Le Néophyte devait s’attacher, en effet, à deviner la signification cachée des épreuves « mystérieuses et emblématiques » qu’il venait de traverser. Si la Nature l’avait alors doué de cette perspicacité subtile dont elle gratifie les hommes qu’elle veut élever au-dessus du commun des mortels, il découvrait graduellement dans cette suite de cérémonies, bizarres et puériles pour le profane, tout un programme d’études profondes ; les grandes lois de l’Initiation se révélaient à son esprit ravi, et il entrait réellement dans une vie supérieure. Si, au contraire, cette sagacité naturelle lui faisait défaut, le nouvel Initié ne comprenait rien à ce qu’il avait vu, entendu et éprouvé. Ne possédant de l’Initiation que la lettre qui tue sans l’esprit qui vivifie, il n’avait en réalité de l’Initié que le nom, et allait grossir le nombre déjà grand des Appelés qui ne sont pas des Élus. Arrêté à la porte du sanctuaire, dont le dehors seul lui était connu, il ignorait à jamais les splendeurs brillantes du dedans et n’obtenait aucun avancement dans la hiérarchie des grades initiatiques.

Ce qui précède doit vous faire comprendre, mes Frères, l’importance capitale d’un Rituel en matière d’initiation. On ne doit y trouver aucune phrase sans portée, aucun détail sans signification. Chaque partie doit concourir à former un tout harmonieux, et, pour y apporter la moindre retouche, il est indispensable de posséder l’Initiation intégrale et complète. C’est pour cette raison que le Grand Collège des Rites s’est trouvé chargé de cette mission ultradélicate. Nous verrons plus loin comment se sont tirés de cette tâche ardue les sommités initiatiques de la Maçonnerie contemporaine (du Grand Orient de France).

Permettez-moi de clore en attendant ces considérations générales sur l’Initiation Occulte et la Franc-Maçonnerie. Vous constaterez que ce sont là deux choses distinctes que l’on a tort de confondre et surtout d’entremêler.

L’initiation est une école supérieure, destinée à former des « Sages », ou, ce qui signifie la même chose, des « Mages », c’est-à-dire de ces êtres invraisemblables ne conservant de l’Humanité que tout juste l’aspect extérieur, mais dont l’esprit émancipé s’élève jusqu’à ces hauteurs inouïes où l’homme se transfigure en demi-Dieu.

La Franc-Maçonnerie, moins ambitieuse dans ses visées, se contente du rôle d’école secondaire, et ne s’adresse aux hommes nés libres et de bonnes mœurs que pour en faire de bons et honnêtes ouvriers, habiles à façonner la pierre, et travaillant avec assiduité à la construction du Grand Temple du Progrès.

Il est enfin une troisième École, école primaire, s’adressant à tous indistinctement, de préférence à ceux que retient encore la chaine des préjugés, et qui, manquant de force pour chercher par eux-mêmes la vérité, demandent à la recevoir tout élaborée et assaisonnée au goût, souvent grossier, de leur palais peu raffiné. Cette troisième École, mes Frères, c’est l’Église.

On prétend qu’il fut un temps où ces trois Écoles marchaient d’accord, s’appuyant l’une sur l’autre pour faire l’éducation de l’Humanité primitive. C’était, paraît-il, l’âge d’or. La civilisation dont s’enorgueillit notre siècle aurait pris naissance à cette époque lointaine, dont l’ère de la Vraie Lumière rappelle le souvenir. On donne à supposer, d’après cela, que la civilisation actuelle ne se développera dans toute sa perfection que le jour où la baguette d’Hermès viendra s’interposer à nouveau entre les deux serpents qui cherchent à s’entredévorer. Cela signifie qu’il appartient à l’Initiation de porter la lumière conciliatrice au milieu de l’obscurité où se combattent avec un zèle aveugle deux grandes Institutions se disant l’une et l’autre universelles, possédant chacune un symbolisme merveilleux dont la signification leur échappe, poursuivant enfin le même but, bien que par des voies et des moyens différents. Si elles étaient ce qu’elles doivent être, la Franc-Maçonnerie et l’Église ne se traiteraient pas en ennemies, mais se reconnaitraient comme Frère et Sœur, ou, mieux encore, comme Époux et Épouse. Leur divorce ne saurait porter de bons fruits. Car, la Raison sans la Foi est une lumière froide sans chaleur vivifiante, qui glace tout enthousiasme généreux par les négations stériles d’un scepticisme impuissant. D’un autre côté, la Foi sans la Raison est un feu qui chauffe et brûle, mais n’éclaire pas ; d’où l’entraînement irréfléchi qui conduit aux excès de la superstition et du fanatisme. Il y a là deux écueils qu’il faut savoir éviter en se maintenant dans cette région moyenne où le Raisonnement et le Sentiment s’allient harmonieusement pour se soutenir, au lieu de s’exclure réciproquement, comme cela se voit dans les extrêmes où nous chercherions en vain le vrai, le Beau et le Bien. C’est pourquoi il convient de se conformer aux lois de l’initiation qui enseignent que le Progrès véritable doit naître, comme toute chose, du mariage du masculin avec le féminin. Sachez donc faire cesser le scandale, et faites régner à nouveau la paix et la bonne harmonie entre l’élément actif et l’élément passif de l’Humanité. Vous verrez que, comme dans tout ménage convenable, la femme sera soumise à l’homme, dès que celui-ci saura faire de ses droits un usage équitable.

Je m’arrête, mes Frères, pour ne pas me perdre dans des développements qui m’entraineraient trop loin. J’en reviens donc aux épreuves du premier grade de la Maçonnerie Adonhiramite.

La première de ces épreuves se rattache à l’idée que l’Initiation est l’entrée du Néophyte dans une vie nouvelle. Un réduit étroit et obscur, figurant les entrailles de la Terre, la Mère commune, reçoit le Candidat. Il y trouve des emblèmes funèbres qui l’invitent à rentrer en lui-même par une sérieuse méditation sur la fin nécessaire des choses, la fragilité de la vie humaine et la vanité des ambitions terrestres. Il rédige son testament et se prépare ainsi à renoncer aux illusions trompeuses, aux passions égoïstes, aux préjugés mesquins de la vie profane, pour faire naître en lui un homme nouveau, digne de la vie supérieure que confère l’Initiation.

Cette première épreuve représente la purification par la Terre, le premier des quatre éléments des anciens. Les épreuves suivantes se composent de trois voyages, pendant lesquels le Candidat subit successivement les purifications par l’Air, l’Eau et le Feu.

Il est nécessaire de placer ici quelques explications au sujet de ces malheureux éléments qui paraissent choquer si fort nos notions scientifiques actuelles.

Faisons justice d’abord d’un malentendu. On aurait grand tort de croire que les Anciens entendaient par Élément ce que la chimie moderne désigne sous le nom de Corps simple. Ce serait se placer à un faux point de vue ; car les éléments alchimistes ne sont pas une substance matérielle, attendu que les Anciens proclamaient sous ce rapport l’unité de substance, dont ils déduisaient la possibilité des transmutations métalliques, — unité de substance vers laquelle tend, du reste, la science moderne.

Ne confondons pas non plus le signe allégorique avec ce qu’il représente, et rappelons-nous que les quatre éléments ne sont simplement que symbolisés, et pas autre chose, par la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu. Prendre ce que l’on entend d’ordinaire par ces termes pour ce que sont réellement les quatre éléments des Anciens, c’est raisonner comme les Chinois qui prétendent que les Chrétiens adorent en fait de Dieux, un vieillard, un homme cloué sur une croix et un pigeon ; c’est tomber dans un préjugé ridicule et faire preuve d’une sotte et profonde ignorance.

C’est faire injure aussi aux hommes de génie, qui se sont occupés à travers les siècles de l’étude méritoire, autant que périlleuse, de l’Occultisme. À côté de ces puissants géants, nous ne sommes que des nains infimes. Où trouverons-nous leur force de pénétration pour percer l’écorce superficielle des choses ? Notre science orgueilleuse ne les observe que par leur côté extérieur, phénoménal, tombant sous les sens, et ne veut tenir aucun compte de ce côté caché, interne, ’'ésotérique, qui ne peut être perçu que par l’esprit. Prisonniers perpétuels du domaine palpable de la Physique, nous devenons incapables d’aller au delà en nous élevant à la hauteur des conceptions abstraites de la métaphysique. Ne voyant que le contenant, nous croyons avoir tout gagné en niant le contenu. À force de tout décomposer par nos procédés analytiques, qui nous portent à étudier séparément chaque chose, abstraction faite de l’ensemble dont elle fait partie, il nous est devenu impossible de ressaisir le lien qui rattache l’Universalité des êtres en une vaste et magnifique synthèse.

Revenons aux quatre éléments, principes constitutifs de tous les êtres. C’est sur leur théorie secrète que reposent les mystères de la croix philosophique, devenue emblème séditieux pour certains Maçons christianophobes.

Ne possédant pas le grade de Chevalier Rose-Croix et n’en étant encore qu’à la recherche du sens caché des arcanes du modeste grade de Maître dont je suis revêtu, il me serait permis, sans doute, de garder ici un silence aussi prudent qu’énigmatique[22]. Comme c’est cependant là le nœud de la question qui nous occupe, je vais m’efforcer, mes Frères, de l’éclairer de la faible lumière dont je puis disposer et pour laquelle je réclame toute votre indulgence.

Que peuvent signifier ces quatre éléments figurés par la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu ? L’ordre même de leur énumération nous montre tout d’abord une double opposition entre la Terre, élément lourd et épais, puis l’Air, élément léger et subtil ; ensuite, entre l’Eau, élément humide et froid, puis le Feu, élément sec et chaud. Ce double équilibre des polarités contraires est fort bien représenté par la croix au centre de laquelle rayonne en outre une rose à cinq pétales symbolisant la fameuse quintessence, qui joue un si grand rôle en Occultisme. Cette rose a la même signification que l’Etoile Flamboyante dont le pentagramme figure l’Esprit humain dominant par la volonté les quatre éléments. Que peut-on voir après cela dans les purifications successives de la première Initiation, sinon les différents degrés de la domination de soi-même ?

Le Néophyte doit apprendre ainsi à maîtriser d’abord son corps matériel, représenté par la Terre. Remarquons à ce sujet que, dans l’antiquité, le postulant à l’Initiation devait subir sans trembler le contact trois fois répété du tranchant de la faulx d’un spectre qui surgissait brusquement du sol devant lui. Il montrait par là qu’il avait vaincu l’impressionnabilité native, en parvenant à se défendre même d’un simple tressaillement involontaire.

La purification par l’Air a trait à cette enveloppe fluidique que les Occultistes appellent corps astral et qu’ils désignent comme le siège des appétits brutaux.

L’Eau représente la froideur du cœur, source de paresse et d’égoïsme ; tandis que le Feu indique la violence et l’ardeur des passions.

Je n’entrerai pas, mes Frères, dans de plus grands développements. Ce qui précède doit vous faire apprécier la valeur réelle des Rituels Maçonniques, dont le Symbolisme renferme une signification d’une immense portée morale, philosophique et même scientifique. Cette signification est si vaste, si profonde que je me garderai bien à ce sujet de toute tentative d’explication complète. Les études que j’ai pu faire sur ces matières n’ont abouti qu’à me convaincre de ma parfaite ignorance. Tout négatif que paraît ce résultat, je m’en console aisément, en pensant que savoir qu’on ne sait rien est déjà quelque chose ; car il ne manque pas de gens qui sont loin de savoir même cela. J’en trouve une preuve dans l’assurance superbe, avec laquelle nos illustres Frères porteurs des insignes du 33e degré. se sont permis de tailler en aveugles dans une œuvre qu’ils ont totalement négligé de comprendre.

À quoi s’est borné, en effet, le travail de Révision des cahiers des Grades Symboliques entrepris par le Grand Collège des Rites ?

La modification essentielle est la suppression des épreuves physiques représentant la quadruple purification par les éléments. On a maintenu cependant le cabinet de réflexions, ainsi que les trois voyages, en cherchant à leur faire représenter les trois phases de la vie humaine : enfance, jeunesse et âge mûr. Comme cérémonial, c’est tout aussi ridicule que ce qui existait jusque-là : mais, en plus, cette innovation n’a pas pour elle l’excuse de l’exigence de la fidélité traditionnelle ; elle fait, en outre, double emploi avec les trois grades : Apprenti, Compagnon et Maitre, qui représentent déjà les trois phases en question de la vie humaine.

Les autres modifications portent sur des détails. Elles répondent, en général, à des besoins pratiques et peuvent avoir certainement du bon sous ce rapport : mais, en réalité, elles constituent de véritables contre-sens au point de vue de l’Initiation.

Un seul exemple suffira pour vous mettre à même de saisir ma pensée :

D’après les nouveaux Rituels, on remet au Candidat, avant de l’admettre aux épreuves, une Instruction imprimée, destinée à lui donner une idée exacte de la Franc-Maçonnerie, et contenant à cet effet des extraits appropriés de la Constitution et des Règlements Généraux de l’Ordre.

Rien de mieux, comme vous voyez, au-point de vue pratique. Mais, objectera l’Initié qui tient avant tout à l’exactitude de la Concordance Symbolique, où voyez-vous la Nature fournir à l’homme une Instruction analogue, avant de l’admettre aux épreuves de l’initiation terrestre ? Ce qui existe en petit doit être l’image de ce qui existe en grand. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Ce sont là des principes fondamentaux auxquels l’Initiation ne peut pas se permettre de déroger sans perdre aussitôt sa propre raison d’être.

Je crois inutile, mes Frères, d’insister davantage. Vous devez comprendre maintenant, que vos prétentions à l’Initiation vous imposent des règles que vous n’avez aucun souci de suivre. Loin de vous en faire un reproche, je ne puis que vous engager, au contraire, à rompre totalement les liens qui vous rattachent à un ordre d’idées que vous répudiez absolument. Les tendances des Maçons actuels sont incompatibles avec l’Initiation, laquelle repose tout entière sur le Symbolisme dont elle est l’esprit et qui n’est lui-même que le corps, la forme tangible que revêt à nos yeux l’idée Initiatique.

Or, le symbolisme vous offusque, il vous gêne, vous embarrasse, el n’osant le supprimer d’un coup, vous avez entrepris de le démolir pierre par pierre ; car il ne faut pas vous le dissimuler, en Maçonnerie tout se tient : un seul pilier retiré de l’édifice entraîne fatalement l’éboulement de l’ensemble.

Cette vérité, méconnue par les membres du Grand Collège des Rites, leur fut cependant signalée à propos de la formule du Grand Architecte de l’Univers, dont la suppression constitua la première atteinte à l’intégrité du Symbolisme Maçonnique. L’avertissement modeste que contenait à ce sujet le Rapport de la Respectable Loge la Bienfaisance Châlonnaise, sur la Révision des cahiers des Grades Symboliques, rencontra l’approbation de Maçons éminents et instruits, parmi lesquels je ne veux citer que les Frères Hubert, 33e, rédacteur de la Chaîne d’Union ; Décembre-Alonnier, 33e}, membre du Grand Collège des Rites ; Ludovic Léchaut, également 33e, et bien connu par ses remarquables travaux maçonniques. Mais loin de tenir compte d’un avis ainsi appuyé, la majorité du Grand Collège des Rites a cru devoir se permettre une nouvelle et plus profonde mutilation du Temple Symbolique, lequel devient cette fois absolument intenable. En effaçant de son fronton la formule dédicatoire, on avait déjà fait perdre à ce Temple sa destination primitive ; mais l’Édifice restait du moins debout. Il n’en est plus de même aujourd’hui. L’élimination des quatre éléments du premier grade rend inintelligible l’Étoile Flamboyante du deuxième. Et comme le troisième grade n’est que la synthèse des deux premiers, voici du coup la Maîtrise transformée en un affreux galimatias dont ne tarderont pas à se rebuter même les esprits les plus naïfs et les moins exigeants.

Je ne parle que pour mémoire du grade de Rose-Croix, qui repose tout entier sur la connaissance des éléments occultes des Anciens, et se trouve ainsi non seulement sapé dans sa base, mais détruit dans son essence même.

Voilà, mes Frères, le résultat que l’on obtient lorsqu’on a l’imprudence d’entreprendre des remaniements dans la construction d’un édifice, sans posséder, ne fût-ce que les notions les plus élémentaires de l’Art architectural. La publication des nouveaux Rituels du Grand Orient de France enlève à notre Institution tout le prestige dont l’entourait son titre d’héritière des Mystères Antiques. Rien ne pouvait donner une preuve plus éclatante de l’impuissance où se trouve la Maçonnerie Française Contemporaine pour s’élever à la hauteur philosophique des Fondateurs de l’Ordre. Il était permis de supposer jusqu’ici que cette ignorance déplorable qui fait la honte des Maçons modernes, se trouvait circonscrite uniquement aux Grades les plus inférieurs, mais que les Hauts Grades au moins restaient détenteurs de quelques lueurs de Science.

Cette dernière illusion, hélas ! il faut se résoudre à la perdre ; car voici que les plus Hauts Dignitaires de la Hiérarchie Maçonnique se chargent de proclamer eux-mêmes la nullité complète de leur Instruction Initiatique, en élaborant un travail qui est en son genre une véritable monstruosité.

Mais si pareille obscurité règne au sommet de l’édifice, que penser de l’épaisseur des ténèbres qui en entourent la base ? Et on ose après cela parler encore de lumière ! L’ignorante ineptie de certains Maçons est de plus aggravée par l’étalage d’une vanité aussi naïve que sotte. Après avoir transformé un Chef-d’œuvre, qui dépassait les bornes étroites de leur compréhension, en une niaiserie plate et insignifiante, ils ne craignent pas d’afficher l’insolente prétention de donner l’exemple à ceux qui n’osent trancher avec la même effronterie des questions dont ils pressentent l’importance ; ils se proclament ainsi les Apôtres du progrès.

Étrange Progrès ! Il est vrai que, dans les nouveaux Rituels, ils reconnaissent eux-mêmes : « que le Progrès est lent et que l’Évolution humaine est complexe. » Fort complexe, en effet !

Veuillez excuser, mes Frères, la franchise brutale de mon langage. Ma critique est amère ; mais elle ne doit pas vous offenser. En cherchant à vous montrer dans la Franc-Maçonnerie un côté qui vous était peu connu, mon intention était avant tout de vous donner d’utiles conseils, qu’il vous sera facile de mettre en pratique pour le plus grand profit d’une Institution à laquelle j’ai voué le plus profond attachement.

Les rapports qui existent entre Initiation Adonhiramite et les Sciences Occultes ont dû vous faire comprendre tout ce qu’il à de faux et d’équivoque dans la situation actuelle de la Franc-Maçonnerie Française. C’est cette situation si peu claire, si peu franche, qui a fait sentir à tous la nécessité d’une série de réformes et en particulier de celle de la Révision des Rituels. Cette Révision était urgente ; mais le Grand Collège des Rites ne s’est pas montré à la hauteur de sa tâche. Il devait faire de deux choses l’une : ou, se placer au point de vue de l’initiation en se constituant le défenseur, le gardien fidèle de la Tradition Symbolique ; ou, revenir à la Maçonnerie pure, en entreprenant une Révision profonde de nos Rituels, dont il eût fallu retrancher alors tout ce qui ne se rapporte pas à l’art de bâtir.

En dehors de ces deux solutions qui sont nettes et catégoriques, on ne pouvait tomber que dans des compromis dans le genre de celui que consti- tuent les nouveaux Rituels, dont je me suis attaché à vous démontrer la valeur négative.

Pour laquelle des deux solutions proposées devons-nous maintenant nous prononcer ?

La première me parait inacceptable ; car l’Initiation est au-dessus des forces des Maçons modernes, dont l’esprit n’a pas cette envergure, qui permet seule d’aborder l’étude dangereuse de l’Occultisme.

Reste donc la seconde solution : revenir à la Maçonnerie pure, dégagée de tout Mysticisme cabalistique et ramenée à sa claire et limpide simplicité. La Maçonnerie Française ne peut continuer à pratiquer un Symbolisme qu’elle ne comprend pas. L’esprit de logique est par trop le propre de notre nation pour que les Maçons Français puissent persister, par pure routine, à se mettre en contradiction flagrante avec eux-mêmes.

Tant que la liberté de la parole ne put trouver que dans les Loges Maçonniques un refuge suprême contre l’espionnage ombrageux d’un pouvoir despotique, le Symbolisme avait une raison d’être. C’était un manteau, un masque, derrière lequel s’abritaient avec succès des conspirateurs politiques, qui trouvaient fort avantageux de déjouer la surveillance de la police au moyen de cérémonies bizarres dont la signification emblématique était bien le dernier de leurs soucis.

Aujourd’hui les choses ont changé : nous jouissons dans toute sa plénitude de la liberté de la parole. Nos allures mystérieuses ne paraissent donc plus excusables aux yeux du public, qui poursuit de ses railleries les simagrées auxquelles nous nous livrons. Et en cela, les Maçons n’ont nul droit de se plaindre ; car s’il est au monde un spectacle risible, c’est bien celui qui nous montre des hommes sérieux se livrant avec une gravité comique à des momeries baroques, qui rappellent, à leur insu, des idées diamétralement opposées à celles qu’ils professent.

Souverainement ridicules devant l’appréciation profane, les Maçons actuels font plus triste figure encore devant le jugement éclairé du véritable initié.

Ah ! s’ils s’étaient contentés de gémir selon l’Enseignement de leur troisième Grade, en cherchant la parole perdue et en gardant intact le dépôt de la tradition sacrée, pour la transmettre pure, bien qu’incomprise, aux générations futures ! Au moins auraient-ils droit, dans ce cas, à la reconnaissance que mérite tout service utile, rendu à la cause de l’Humanité. On les eût peut-être irrévéremment comparés à l’âne portant un trésor sans en connaître le prix ; mais au fond on leur aurait su gré du soin qu’ils auraient pris en perpétuant religieusement parmi eux des usages anciens, et leur respect pour un Monument précieux d’Archéologie Philosophique leur eût concilié de légitimes et profondes sympathies.

Mais la crainte, sans doute, de se voir assimilés à cet humble mais honnête baudet a poussé les Maçons d’aujourd’hui dans une voie bien différente. Ils ont préféré trahir leur mission, et piller le trésor confié par la Sagesse des Âges à leurs soins peu scrupuleux. Dans leur rage de vandalisme aveugle, ils saccagent et détruisent ce que leur ineptie ne parvient pas à comprendre. Aussi qu’ont-ils fait de l’Initiation, cette suprême lumière brillante et pure, si ce n’est qu’un vain prétexte à cordons ridiculement chamarrés et à titres grotesquement pompeux ?

Il faut que vous le sachiez, mes Frères, vous n’avez aucun droit de prétendre à la qualité d’Initiés. Ne vous occupez pas de ce qui est en dehors de votre compétence. Ne sutor supra crepidam. Rendez à César ce qui est à César, et aux vrais Initiés ce Symbolisme, dont l’ampleur magistrale sied si mal à votre taille mesquine. Apprenez que désormais le bien d’autrui ne peut que vous porter malheur, comme l’Arche d’alliance du peuple israélite aux profanes philistins.

Je viens, mes Frères, de mettre en avant des arguments inattendus, en faveur d’une cause que d’autres soutiennent, en se basant sur des considérations d’un Ordre diamétralement opposé.

Ce n’est pas parce que je trouve le Symbolisme ridicule ou absurde que je réclame, sinon sa suppression, du moins sa simplification rationnelle. Non, je ne partage pas l’opinion de ceux qui représentent le Symbolisme comme un vestige d’une époque de superstitieuse ignorance et le déclarent comme tel indigne des Maçons modernes. Je vois au contraire, sous les dehors étranges du Symbolisme, tant de science, de sagesse et de beauté, que je conçois l’incapacité de la Maçonnerie actuelle (du Grand Orient de France) de s’élever à pareille hauteur. Se croyant supérieurs au Symbolisme, la plupart des Maçons lui sont en réalité tellement inférieurs, qu’ils n’ont même pas conscience de leur humiliante situation, que fait mieux ressortir encore l’orgueilleuse arrogance dont ils se targuent.

Quoiqu’il en soit, chacun sait que la Maçonnerie Française traverse une crise. Elle se dépouille d’une enveloppe ancienne et cherche à revêtir une forme nouvelle. Les Maçons se divisent en deux camps, selon les sympathies qui les attirent, soit vers le passé, soit vers l’avenir. Quant au présent, ils le subissent comme un état transitoire : mais nul ne voudrait s’y maintenir.

Tout dans l’Ordre Maçonnique tend donc vers une disjonction qui pourrait bien aboutir à une dissolution définitive, si les Maçons ne savent prendre une détermination énergique, pour recomposer solidement sur de nouvelles bases ce qui est autrement menacé d’une décomposition complète. Rien dans ces conditions ne peut être aussi funeste que de continuels atermoiements, qui alanguissent les forces et lassent les meilleures volontés.

Ne craignez donc pas, mes Frères, de brusquer une solution, et puisque vous avez la prétention de marcher en avant, faites-le sans hésiter. N’attendez pas, en restant sur place, que vous soyez écrasés et ensevelis sous les décombres de l’édifice que vous avez ébranlé. Et puisque vous ne voulez pas le rétablir sur ses anciennes bases, hâtez-vous d’en sortir pour vous construire une nouvelle demeure sur d’autres plans et avec d’autres matériaux.

Que risquez-vous en entrant dans cette voie ? La Maçonnerie du Grand Orient de France n’est-elle pas déjà mise au banc de la Maçonnerie Universelle ? Ayez donc le courage de vos opinions, acceptez franchement la situation qui vous est ainsi faite, et profitez de la latitude qui vous est laissée, pour vous organiser selon vos véritables besoins.

Relisez le discours de clôture du dernier Convent. Le Frère Doumer y trace magistralement le programme qui s’impose à notre Institution à l’heure actuelle. Vous verrez qu’il n’y est pas question de Symbolisme, lequel devient gênant et encombrant, dès qu’il ne s’agit plus de se livrer à des études occultes ; mais d’entreprendre, au contraire, l’examen des réformes politiques et sociales bonnes à introduire dans nos Institutions profanes. Ces dernières études sont certainement davantage dans vos goûts et s’accordent mieux avec vos aptitudes : je ne puis donc que vous encourager à vous y livrer avec ardeur, en laissant à d’autres Les Recherches Cabalistiques et les Travaux Théurgiques dont vos Rituels renferment le mystérieux Enseignement.

À défaut d’Initiés, vous serez alors des Maçons ; et ceux qui flétrissaient de leur mépris les Initiés apocryphes, seront les premiers à respecter et à saluer de leurs encouragements des Maçons authentiques simples et modestes, mais vrais ouvriers du Progrès.

Comme conclusion pratique, je propose à la Respectable Loge les Amis Triomphants : 1o De continuer ses Travaux selon les anciens Rituels, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par une œuvre sérieusement en rapport avec les besoins de la Maçonnerie actuelle ; 2o d’informer officiellement le Conseil de l’Ordre de la décision prise par une planche, dont j’aurais dans ce cas la faveur de soumettre, la rédaction à votre approbation ; 3o d’adopter comme sujet d’études les questions purement maçonniques, et de s’occuper spécialement de l’élaboration d’un projet de réorganisation générale du Grand Orient de France, en vue de la réalisation du programme tracé à la Maçonnerie Française par le Frère Doumer, dans le discours de clôture du Convent de 5887.


Le plus clair résultat de l’innovation du Grand Orient de France a été bien contraire aux prévisions des pseudo-trente-troisièmes qui s’étaient introduits dans le Grand Collège des Rites pour l’athéiser. En effet, non seulement un bon nombre de loges ont continué à se servir des anciens rituels, mais encore les Rose-Croix, Kadosch et en un mot tous les partisans des vieilles traditions, ne se contentant plus de diaboliser dans les chapitres et les aréopages et se ralliant en outre à diverses sociétés d’occultisme, sont venus grossir les rangs des martinistes et aussi des gnostiques valentiniens, comme nous le verrons un peu plus loin.

Il me faut dire maintenant quelques mots des néo-bouddhistes, qui, depuis quelque temps, se sont organisés en France, et qui ont trouvé le moyen, sous prétexte de propager chez nous la doctrine hindoue, de faire un mélange d’athéisme, de spiritisme et de religion de Bouddha ; mêli-mêlo invraisemblable qui cache tout simplement une nouvelle manœuvre du satanisme.

Le principal apôtre du néo-bouddhisme à Paris est le F∴ Léon de Rosny, encore un franc-maçon.

Léon de Rosny est un bouddhiste érudit, et dévoré du zèle de l’apôtre tout à la fois. « Il ressemble un peu, dit M. Jules Bois[23] à M. Félix Pyat, avec sa large barbe, ses yeux verts de révolutionnaire calme, son veston d’intérieur d’une simplicité messianique. J’ai subi son étrange prestige dans son cabinet de travail circulaire qu’hallucine un scribe chinois en bois peint. » Titulaire de la chaire de japonais à l’école spéciale des langues orientales depuis 1868, chargé d’un cours sur les religions de l’Extrême-Orient à l’École des hautes études (1885), fondateur d’une société d’ethnographie américaine et orientale, et rédacteur de son journal, secrétaire perpétuel de la Société Asiatique, il a fait paraître en 1387 le résumé de ses doctrines, sous le nom de positivisme spiritualiste ou philosophie exactiviste, dans un volume intitulé la Méthode Conscientielle, qui lui à valu des adhérents dévoués, lesquels ont formé école autour de lui.

M. Jules Bois le fait parler ainsi dans une interview récente :

« — Ah ! si vous saviez combien j’ai d’ennemis, moi qui prêche l’amour universel ! On m’a dénoncé récemment à M. Constans comme un corrupteur de la jeunesse… L’érudition, les textes, peu m’importe, et peu me chaut que telle de mes idées appartienne moins à Bouddha qu’à Voltaire, à Rousseau ou à Hégel. Je fais autant de cas de l’histoire que d’un cancan de portiers… Il peut arriver qu’un cocher de fiacre en sache beaucoup plus sur le bouddhisme que M. Max-Muller, lequel n’ignore rien du sanscrit.

« — Vous croyez à la réincarnation des âmes ?

« — Absolument. Je ne veux pas vous expliquer si nous devons émigrer dans une chair de bête ou dans un organisme de plantes ; ce qui est certain, c’est que notre être se continue ; sans cela, rien ne semble logique dans l’univers… Je suis un intransigeant ; mais à l’exemple de Bouddha, je n’impose pas mes doctrines. Chacun doit trouver en lui-même sa propre doctrine. Chacun doit être son prêtre…

« — Avez-vous pensé à instaurer un culte bouddhique à Paris ?

« — On me l’a souvent proposé ; mais il m’a toujours répugné de jouer un rôle charlatanesque, et je me suis rallié à la circulaire d’un comité du Japon qui déclare : « Édifier des églises, mais ce serait contrevenir aux préceptes de pauvreté du Bouddha ! » N’avons-nous pas les temples chrétiens, qui sont éclairés et chauffés ? Il nous est loisible de méditer sur le salut, tout en nous souvenant qu’une pagode ne vaudra jamais un sentiment pur.

« Sur la table de travail, je regarde des épreuves qui trainent.

« C’est mon prochain livre, monsieur, prononce M. de Rosny ; mon éditeur l’a tiré à un grand nombre d’exemplaires et l’a orné d’une couverture en maroquin noir, sur les demandes d’une multitude de dévotes désireuses d’aller à la messe avec ce nouveau missel. Caprice que je n’ose blâmer, puisque j’en suis l’objet ainsi que ma doctrine. D’ailleurs, je le prétends, le Pape lui-même est bouddhiste… à sa façon…

« Je feuillette le sommaire, et je m’arrête à ces titres suggestifs : le Véhicule de l’Amour ; le Culte du Remords, le Grand Nivellement ; la Récompense Mercenaire.

« Le Véhicule de l’Amour, c’est la doctrine du Bouddha, cette loi de l’égoïsme aboli et de l’altruisme exalté. Le Grand Nivellement, c’est chacun à sa place, la femme enfin reine à côté de l’homme-roi. La Récompense Mercenaire, c’est notre vain désir de faire le bien pour conquérir un ciel grossier ou éviter un enfer enfantin, au lieu de demander au seul Bien[24] accompli le bienfait, immanent en ce Bien lui-même… La régénération de la femme, son élévation au rang de femme forte, de mère de l’homme, et de vestale du feu sacré de l’Intuition est la loi la plus haute qu’il soit possible de réaliser de nos jours dans le vaste domaine du Grand Nivellement.

« Cet apôtre féministe, ajoute M. Jules Bois, compte écrire pour ses admiratrices la Nouvelle Marguerite, comme Rousseau rédigea la Nouvelle Héloïse ; et j’étais encore dans l’escalier, quand le philosophe me conta cette orientale anecdote : « Gauterna perdait son temps en caresses auprès de la belle Gaupa, lorsque celle-ci lui dit : « Tu vas me quitter, ô mon époux, combien de regrets me laisseras-tu ? » Le sage répondit : « Apaise-toi, mon épouse ; dans une prochaine existence, tu renaîtras homme. »

On ne saurait s’étonner de voir l’enseignement de M. de Rosny dénoncé comme immoral et corrupteur de la jeunesse, quand on lit, par exemple, dans un Discours d’ouverture de son cours à l’École des Hautes-Études (1886) les professions de foi suivantes :

« L’idée de Dieu est la plus haute et la plus belle invention de l’homme… Cette idée, à l’origine, et pendant bien longtemps, n’a sans doute été rien de plus que la perception confuse et passagère de quelques individualités d’élite. Presque toujours elle a été exploitée comme un instrument de servitude et d’abrutissement. » Quant au bouddhisme, la religion personnelle de M. de Rosny, « il y a, dit-il, une contradiction flagrante entre l’adoration d’un Dieu quelconque et l’observation du Bouddhisme, qui non seulement ne confesse pas la foi en Dieu, mais, comme le dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, n’en admet pas même l’idée d’aucune espèce de façon. » (Discours d’ouverture, page 20). — On ne saurait plus clairement prêcher l’athéisme sous le nom de Bouddhisme. « Qui capere potest, capiat, » ainsi qu’il le dit lui-même (page 31). Personne du reste n’a mieux fait ressortir les dangers de la doctrine bouddhique :

« Le Bouddhisme possède en soi je ne sais quelle inexplicable attraction qui amène insensiblement, et sans qu’on s’en aperçoive, sur une pente périlleuse pour la raison. Il produit des troubles encéphaliques qu’il convient d’étudier, mais qui n’en sont pas moins dangereux. D’abord, on accueille avec un sourire ironique cette philosophie dont le terme suprême consiste à cesser d’avoir conscience de soi-même, je me trompe, à n’avoir pas conscience qu’on n’a plus conscience de soi-même. Mais bientôt, semblable au voyageur qui, épuisé par une marche longue et ininterrompue, ne résiste plus au besoin de se reposer et se couche dans le linceul neigeux des hautes montagnes, ou tel que le rêveur assis sous l’ombrage du légendaire mancenillier, celui qui écoute la parole du Bouddha arrive peu à peu, sans s’en douter, à une sorte d’assoupissement hypnotique et d’atrophie cérébrale ; et dès lors il accepte avec une complaisance servile les théories qu’il repoussait hier avec mépris et qu’il affirmera peut-être demain avec une ardente ferveur. J’ai connu des missionnaires de l’Évangile qui, après avoir vécu quelques années au milieu des populations bouddhiques, ont fini par devenir de véritables adeptes de la foi de Câkya-Mouni[25]. Au moment même où je vous parle, il se crée des associations religieuses qui prétendent se rattacher au Bouddhisme, et l’on vient de reprendre le projet de construire des pagodes dans plusieurs villes de l’Europe et notamment à Paris. »

Malgré tout, M. de Rosny conclut que « Le Bouddhisme a été depuis des siècles et est toujours la plus grande religion du monde. »

Avec de tels principes, il ne faut pas s’étonner du peu de rigorisme qu’il professe en morale, surtout en ce qui concerne les rapports de l’homme et de la femme.

La morale catholique, sur ce point, ne lui semble qu’un amas de préjugés, « une coalition d’idées fausses dont le bon sens eût seul dû triompher depuis des années, et qui résistent néanmoins de la façon la plus étonnante à toute tentative de réforme. Au nombre de ces idées fausses, il faut compter la pudeur chrétienne, « mot qui n’exprimait à l’origine que les conséquences pour l’odorat de l’accumulation du sang chez la jeune fille qui devient femme » ; il appelle également idée fausse la condamnation de l’inceste entre frère et sœur et des mariages consanguins.

Inutile d’aller plus loin. On voit combien cette secte des néo-bouddhistes est perverse. Mais qui aurait pu croire que le satanisme en viendrait à prendre le masque athée et à faire de l’athéisme au nom des doctrines de Bouddha ! Voilà bien vraiment un pseudo-athéisme où perce, par trop visible, la corne du démon.


Tout différents sont les Rose-Croix ; ne pas confondre avec les initiés du 18e degré maçonnique de l’Écossisme, malgré la similitude de nom.

Les Rose-Croix, dont j’ai à m’occuper dans ce chapitre, ont l’aplomb de se prétendre « catholiques avec le Pape, comme le Pape, mais indépendants. » M. Huysmans, dans son volume Là-Bas, les a formellement dénoncés comme satanistes, et il a dit l’exacte vérité ; mais peu leur importe, ils n’en continuent pas moins à se proclamer les meilleurs chrétiens du monde, et rien n’est plus effronté que leurs boniments où ils mêlent le nom de l’Église au titre de leur secte. Il y a, paraît-il, des naïfs qui s’y laissent prendre.

Le plus curieux spécimen de cette Rose-Croix Templière est M. Joséphin Péladan, qui s’intitule Sâr. Fils d’un nîmois, catholique de bonne foi, mais ayant le cerveau légèrement fêlé, selon l’expression vulgaire, il a hérité du mysticisme de son père ; seulement il l’a tourné vers la diablerie.

Voici de quelle façon, le Sar donne sa généalogie :


« Par mon père, le chevalier Adrien Péladan, affilié dès 1840 à la Néo-Templerie des Genoude, des Lourdoueix, qui cinquante années tint la plume au clair pour l’Église contre les parpaillots, pour le Roi contre la canaille, — j’appartiens à la suite de Hugues des Païens.

« Par mon frère, le docteur Péladan, qui était, avec Simon Brugal, de la dernière branche des Rose-Croix, dite de Toulouse, et qui pratiqua la médecine occulte, sans rémunération, je procède de Rosencreuz.


« Par mon œuvre, je suis le doyen de la Magie contemporaine, absente avant 1881 de la culture française : par mon nom et mon Verbe, j’appartiens à la race sacrée des Kaldéens. »


Le Sar Péladan ne pèche pas par humilité ; son péché, celui dont il se vante, est celui de Samas, le héros d’un de ses livres, l’Androgyne, sous les traits duquel il a peint son enfance et sa puberté : l’orgueil. C’est du reste, d’après lui, le péché de Dieu : « Dieu n’a créé que par conséquence d’orgueil ; l’homme ne monte que par la conséquence de sa parcelle divine, par l’initiation de Dieu. »

Sur son père et sur son frère, Joséphin a fait des révélations ; mais jusqu’à quel point faut-il se fier à ses dires ?… Il a fait l’oraison funèbre de l’un et de l’autre.


I. Oraison funèbre du Chevalier Adrien Péladan, 1890.

(Elle parut d’abord sous forme de Mandement de Joséphin Péladan aux abonnés et aux lecteurs des Annales du Surnaturel.

« Le connétable Barbey d’Aurevilly, le maître du temple Villiers de l’Isle-Adam, ces deux chefs du catholicisme indépendant, par la mort touchés, ont laissé tomber en mes mains le commandement du tiers-ordre intellectuel, et je serais ici comme nécrologue de l’Aristie, si je n’y venais pas en fils dolent et apologiste.

« Le chevalier Péladan fut cet ouvrier de la vie qui criait au crépuscule : « Seigneur, depuis l’aube, je sème et me voici las, quelle sera ma moisson ? »…

« En vain, remontant jusqu’à l’occupation du midi de la France, par les Gars d’Asie, découvrant dans un patronymique deux noms de dieux Kaldéens et celui d’un roi d’Assur, nous viendrions déterminer ainsi la raison d’un zèle précoce. En 1815, il n’y avait au Vigan ni Faust, ni Hélène, et cependant un Euphorion y naquit ; ce nom porté inconsciemment par d’honorables chrétiens et des chevaliers de Saint-Louis, ne prend du sens que sur le jeune Adrien, qui fut un vivant anachronisme promenant les allures d’un nabi d’Israël, au milieu du scepticisme étonné de ce temps… Cet éphèbe pieux quittera son vallon malgré tous, et après s’être fait armer chevalier par Grégoire XVI, ira de Paris à Lyon et de Lille à Nîmes faire l’œuvre de Dieu, par la parole et par le livre, effaçant de son zèle de feu celui beaucoup trop calme du clergé. Vocatus est ! je ne puis dire que cela ; sinon, ouvrant le Zohar, j’en tirerais une lumière qui éclaire le Bereschit et le mystère des vocations, mais vous n’êtes pas initiés… et je vous scandaliserais en offusquant vos yeux de fidèles de la clarté propre aux hiérophantes.

« Du jouvenceau passionné pour Dieu seulement, jaillit le chevalier-prêtre du xiiie siècle, comme apparaît plus tard le nabi israélite. Fait chevalier de l’Éperon d’or et de Saint-Sylvestre par le Pape, reçu avec honneur à l’Académie des Arcades sous le vocable d’Eulogio Cleoneuse, il revint tout radieux d’ardeur et de charité.

« Deux désirs l’obsédaient encore : Ierouschalaïm, et puis fléchir le genou dans toutes les cathédrales de France : mais voici qu’une inespérance se réalisa : le Chevalier Péladan rencontra l’épouse digne de lui, jeune, belle et semblable de pureté d’âme…

« Le Chevalier Péladan fut d’abord et surtout un poète[26]… Pour lui, catholicisme impliquait monarchie et légitimité. « Dieu, puis le Roi », disait-il ; et pour le mieux dire et à tous, sans patronage ni subside, il fonda à Nîmes cette Étoile du Midi qui brilla d’un grand éclat de vérité à cette époque troublée de 1848. Adrien Péladan concevait le journaliste sacerdote ; il officiait littéralement, prêtre politique, évêque social obéissant à un prodigieux atavisme sémitique, qui lui a conservé la perpétuelle allure d’un nahi de Jehouda… Le coup d’État éteignit l’Étoile du Midi… La forme toute biblique de son talent le poussait vers l’organe officiellement religieux : l’Univers. Veuillot, stercoraire sacré, goujat de sacristie, cet Apemantus dévot, ce Thersite singulier qui a insulté Musset, Lamartine et Châteaubriand, jacobin du christianisme, sans-culotte de la foi, jugea le Chevalier dangereux rival et tiède, qui respectait le génie, même n’apportant pas son billet de confession. Le sectarisme du Médiocre en Dieu (cette formule horrible exprime seule ma pensée) écarta Péladan comme Hello, comme Barbey d’Aurevilly, comme Villiers de l’Isle-Adam…

« Napoléon III fit offrir l’Officiel au chevalier Péladan, offre inutile que l’écrivain royaliste refusa. Le Chevalier quitta Paris, et vint réveiller Lyon de ce cri : Décentralisation ! La France littéraire, la Semaine religieuse ! Comment énumérer tout ce qu’Adrien Péladan prodigua de poésie, de science et de foi en ces dix-huit volumes des deux recueils ?… La plus ancienne impression de mon enfance me reporte au cénacle de la rue Sainte-Hélène, où parmi les bibliothèques débordantes de brochures et de livres, je voyais en un jour passer les robes de bure et les soutanes violettes, l’archevêché d’Alger et Blanc de Saint-Bonnet ; où je quittais les genoux du curé de Trévoux pour ceux de Soulary ; j’entends encore la vivacité des discussions où résonnaient des mots hébreux, des phrases latines, et maintenant ce coin de Lyon me semble un coin de Florence, transporté par magie, — non réalisé par la foi du Chevalier Péladan.

« Attiré à Avignon par la vive amitié de l’archevêque Dubreuil, et aussi pour cacher son fils, le grand médecin, au féroce recrutement, il se retira au Vigan pendant la guerre. Soudain, le docteur Péladan tombe aux mains de la soldatesque : par miracle, il en sort vif, et le Chevalier se résout à fixer sa tente sous le ciel inhospitalier de l’Occitanie. Mais l’inaction lui pèse, le voici à Lille, dirigeant la Vraie France… Je viens à vous et à Nîmes. Adrien Péladan, étant nabi, parla à Nîmes comme il eut parlé à Israël : le Chevalier Péladan était né prêtre, et voyant, et clamant. La Providence le frappa sur son fils. J’ai écrit le martyre du docteur Péladan, et comment l’instaurateur de l’Anatomie homologique on magique, le suivant des Van Helmont et des Paracelse, fut persécuté lâchement par les étudiants de Montpellier pour le crime de protestation contre le matérialisme du professeur Rouget ; j’ai dit comme ce même docteur fut mis en prison pour avoir qualifié d’Iscariote ce maréchal, qui, par le rappel de l’Orénoque, abandonnait le pape à la révolution italienne. Inquisition militaire, guet-apens d’université, prison pour la foi, voilà la dette des Péladan à la patrie : je la paierai[27].

« Aux Chaffoy, aux Cart, aux Plantier succéda, hélas, l’évêque Besson ; âme en prose, esprit médisant, d’une ignorance sulpicienne, il se révèle entier, lui et sa charité, en ces mots : « Les Nîmois me haïssent, et moi, je les déteste. » Mgr Besson voyait dans le mysticisme la perte de la croyance ; cet état d’âme éclata contre Adrien Péladan. Le pieux écrivain répandait la très ancienne dévotion de la plaie que fit la croix à l’épaule de Jésus. Sitôt le pasteur dénonce l’hérésie péladane, arrache une lettre au Cardinal Préfet des Rites, et triomphant, cite le Chevalier à venir entendre lecture du rescrit romain. Devant la divine Eucharistie, devant le cadavre du Chevalier, mandant au Cardinal Préfet, et à qui il appartiendra, je relève, je dresse et je proclame que la plaie de l’épaule est celle qui fit le plus souffrir Notre-Seigneur, et je déchire, lacère et piétine publiquement la lettre du Cardinal Préfet Bartolini et le communiqué de l’évêque Besson, au nom de la théodoxie ésotérique et de la science expérimentale ![28]

« Le théologien appelle surnaturel ce qui dépasse les forces naturelles ; l’hermétiste, ce qui dépasse le déterminisme présent de la science ; à ce double point de vue, les manifestations extraordinaires, voyances, stigmates, prophéties, sont également propres à l’avivement de la foi comme au progrès du déterminisme, et Adrien Péladan a élevé un durable monument en ses Annales du Surnaturel. L’épiscopat, malheureusement choisi parmi ceux qui ne sont ni de foi, ni de force à faire de leur crosse une arme contre l’État sans Dieu, traite les phénomènes mystiques presque en ennemis. De quel droit ?

Qui a expliqué le mouvement des tables par une transmission électro-nerveuse, leur obéissance responsive par une transmission dynamo-psychique ? Qui donc a réduit le diable à venir s’avouer force cosmique au dynamomètre ?

Qui donc a découvert le quatrième état de la matière ? Qui donc élabore la découverte de la matière pentagrammatique ou éthérée ? Est-ce l’épiscopat, est-ce le clergé ? Non. L’autorité scientifique n’appartient plus au sacerdoce comme au temps des empires d’Egypte et de Chaldée… Vous craignez le rire des journalistes, prêtres : les journalistes ont fini de rire, car la Magie apporte la preuve physique de l’existence de l’âme, et tandis que vous murmurez des effarements, nous, les Mages, nous avons refait l’armement spiritualiste, et le docteur Wiliam Crookes à lui seul convaincrait en son laboratoire d’Holbach et ses semblables d’imbécillité… Un catholique obtus (Drumont) s’est levé contre Israël. Israël n’a plus de force, parce qu’Israël n’a pas de Péladan : l’or du monde conflue aux mains juives ; mais leur véritable trésor, la Kabbale, clé du Béreschit, a passé aux mains des Mages catholiques…

« Une effroyable douleur surprit le Chevalier au milieu de sa paix apostolique ; son fils qui avait écrit à ses côtés, à Lyon comme à Nîmes, et qui accumulait les matériaux d’une Philosophie des sciences, périt empoisonné en un moment par un envoi surdosé du pharmacien Wilmer Schwab, de Leipzig. Dès lors, le vétéran des grandes guerres catholiques appendit sa bonne épée et ne mania plus que le calame d’un orante : le polémiste monta s’évanouir dans l’extase. Il écrivit l’Histoire de la Sainte Vierge, se dépensa en opuscules sur les Secrets de Mélanie et de Maxima, les Apparitions de Boulleret, les Voyantes de Diémoz, la Vie de Saint Christophe. La banalité d’une fluxion de poitrine a mis fin à des œuvres demi-séculaires… Sa mort couronne d’unité parfaite une vie sublime d’unité, où le Chevalier de Montsalvat a restauré le Graal mystique. Ce laïc valait mille prêtres…

« Malheur à qui se scandalise ! Tandis que de très nobles esprits font des fouilles profondes et retrouvent les trésors de l’Ésotérisme, j’assiste, étudiant avec eux ces reliques, mais j’y cherche la marque cachée de leur origine, le signe de leur destination vaticane ; je suis, sans plus de mandat qu’un nabi, le légat apostolique auprès de la Magie, afin qu’au jour prochain du dévoilement de ces préciosités, l’Église, par ma voix, reste possessive de ces vases sacrés qu’elle a oubliés et perdus… Tandis que le Démiurge de chaque race restitue les monuments de la Révélation primitive et rénove ses vieux symboles, je suis pieux, n’est-ce pas, à mon père, de restaurer le grand taureau ailé à face humaine des Kasdim, et, au travers des ironies l’ayant dressé, je le pousserai jusqu’à l’encastrer à la façade de Saint-Pierre, pilastre auguste entre tous… Oh ! les sublimes mystères ! évolution ineffable ! Père, de Malchut aidez-moi à tenter le victorieux effort en Yesod ; à en réaliser en Hod l’amour pur ; que Netzakh m’élève, grâce aux prestiges conquis en Tipheret ; sauf devant Geburah, accueilli par Khesed et lavé de toute indignité, que mon culte de Binah et le baiser d’Hochmah m’élève jusqu’à Kether où vous êtes, le front lauré de pensées sublimes sous le rayonnement de Dieu ! »

2. Oraison funèbre du Docteur Adrien Péladan fils (1886) :

« Le docteur Péladan fut un docteur illuminé ; comme le bienheureux Raymond Lulle, il composa un Ars magna, assis sur la pierre cubique, accoudé sur la table d’émeraude ; comme Postel, il avait la clef des choses cachées ; comme Kunrath, il construisit son Amphithéâtre de la Sagesse éternelle ; comme l’abbé Trithème, il connut les causes secondes ; ce sémite commenta le Zohar, et sa magique origine éclate dans sa mort même qui dépose en faveur de la réalité des sciences occultes. Je témoigne devant l’incrédulité du siècle qu’en 1879, le docteur Péladan fit dresser sa géniture et la commenta d’après l’in-folio de Morin (Astrologia Gallica), astrologue en titre de Richelieu, et qu’il me dit : « Je suis menacé de mourir empoisonné par un médicament étranger que je prendrai moi-même. » À cette heure fatale qui enténébra toute ma vie, j’étais à deux cents lieues de la catastrophe, et j’ai senti tout à coup une défaillance me coucher sur ma page. Français et catholique, le docteur Péladan a été tué par un remède allemand et protestant ! L’Allemagne est la grande Locuste de l’Occident. Un des princes de la science, il en fut le martyr. Le Chevalier Adrien Péladan père est seul, avec moi, à connaitre la mesure de cet entendement. Les manuscrits ne sont pas seulement écrits à l’hébraïque, il ne suffit pas d’un miroir pour les lire : commencée en chinois, continuée en syriaque, la phrase s’interrompt de hiéroglyphes, de cryptographies et de pantacles… »

Il n’a été publié du docteur Adrien Péladan qu’un ouvrage inachevé trouvé dans ses manuscrits, et intitulé l’Anatomie homologique. Il y prétend avoir trouvé le grand secret des initiations antiques, qui n’est autre que ce qu’il appelle la grande loi de l’Équilibre vital, loi qu’il applique en particulier à la biologie de l’androgyne humain.

Adoptant sur la nature humaine les doctrines de la Kabbale et de la Gnose, il distingue dans l’être adamique trois centres d’activité : 1o le foyer intellectuel, localisé dans le cerveau ; 2o le foyer animique, localisé dans le cœur et le grand sympathique ; 4 le foyer sensitif, localisé dans le sexe. — Traits saillants de sa physiologie humaine : l’homme est féminin (ou négatif) dans son cerveau, et mâle (ou positif), dans son sexe ; la réciproque a lieu chez la femme, à qui ce docteur insensé attribue un cerveau mâle (ou positif) en opposition à son sexe, féminin (ou négatif). Le cerveau mâle de la femme donne le germe des idées, la semence intellectuelle. C’est l’amour qui a tiré le monde du chaos ; c’est l’amour qui replacera l’être humain dans la voie normale de sa future réintégration, en le restituant à l’état d’androgyne harmonique, dans le sein de l’unité adamique et céleste, le Verbe. Et voilà la science de ce docteur-là !

Le Sâr parle quelque part de la beauté androgyne et maladive de l’adolescence de son frère ; il est à supposer qu’il lui a servi de modèle dans le portrait si minutieusement fouillé et si amoureusement caressé du Samas de l’Androgyne. Le docteur avait écrit ses propres confessions sous la forme d’un roman : l’Amour et la Vie, dont le manuscrit est perdu. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est bien lui que le Sâr a voulu représenter dans un des personnages de ses romans qui a le plus frappé par son étrangeté, le Mage Mérodack du Vice Suprême.

La doctrine de l’androgyne du docteur a passé dans les écrits de son frère. D’après Comment on devient Mage, livre purement dogmatique, l’homme est né androgyne, avec une corporéité fluidique, non organique, et le couple humain redeviendra androgyne. Dans Comment on devient fée (Manuel magique de la femme, comme le précédent est le Manuel magique de l’homme), il peint Adam, comme Androgyne, Adam-Ève, « semblable à une amande double ». Du reste, toute sa doctrine sur l’origine et la genèse de l’homme est empruntée à Fabre d’Olivet, dont il accentue encore les interprétations fantaisistes. Voici, par exemple, comment il traduit, après lui, les versets 18 et 21 de la Genèse :

18. « Ensuite Joah Elohim, prévoyant qu’Adam n’arriverait pas de lui-même à l’état de conscience : « Je lui ferai une parèdre, dit-il, en le dédoublant de son réflexe. »

21. « Alors Joah Elohim suspendit la sensibilité d’Adam, et il rompit son unité androgyne, et prenant le passif ou réflexe, il l’individualisa par une forme, où la courbe, qui est la beauté, dominait. »

Nahash n’est plus aussi pour le Sâr que le courant normal de l’instinct, le vertige qui est latent dans les choses : « La Bible, dit-il, nous montre ce Nahash envahissant le Ruach féminin d’une incitation grandiose en soi, la provocation du mystère. Le péché d’Ève et d’Adam était fatal. Prématurément illuminé d’une lumière trop vive, le premier couple succomba sous la conséquence de son audace. »

Le rôle que le Sâr assigne à la femme dans l’éducation magique est à peu près celui que lui donnent les systèmes gnostiques. D’après lui, le premier office de la Fée « serait de surgir (dans sa nudité adamique) devant les pubertés masculines, pour les préserver du vice et de la vulgarité. » Péladan a consacré à mettre en action ce premier devoir de la Fée, tout un roman de son Éthopée : l’Androgyne.

Péladan se pique d’avoir ressuscité la vieille science de la Chaldée, d’où il prétend descendre.

Les héros de l’éthopée : la Décadence latine, de Joséphin Péladan, portent tous un nom de Dieu Kaldéen :

Le Vice Suprême (Merodack) ; — Curieuse ; Initiation ; À cœur perdu (Nébo) ; — Istar (Nergal) ; — Victoire du Mari (Adar) ; — Cœur en peine (Belit, Tammuz, Isdubar) ; — l’Androgyne (Samas, Agur) ; — la Gynandre (Tammuz) ; — le Panthée (Bhin et Sela) ; — Typhonia (Sin et Uruk) ; — Le Dernier Bourbon (Anov et Namtar).

L’Évangile de Joséphin Péladan, c’est le Livre des Merveilles, du Sâr Elkanah le Kaldéen, manuscrit du xiiie siècle, aux armes de Hugues des Païens, premier grand-maître du Temple, dont il possède l’unique exemplaire.

Le Vice suprême, le premier de la série Décadence latine, se présenta au public sous les auspices de Barbey d’Aurevilly, qui proclama l’auteur héritier de Balzac, ayant en lui les trois choses les plus haïes du temps présent : l’aristocratie, le catholicisme et l’originalité. Puis, il fait cet éloge de l’auteur :


« Il peint le vice bravement, comme s’il l’aimait, et il en fait comprendre le charme infernal avec la même passion d’artiste intense que si ce charme était céleste. »


Il lui donne en passant cette leçon, dont le Sâr n’a guère tenu compte :


« M. Joséphin Péladan a, pour les besoins dramatiques de son œuvre, composé le personnage du Mage Mérodack avec beaucoup d’art, de sérieux et même de bonne foi. Seulement, on est bien tenu de le lui dire, pour un catholique qu’il est, partout ailleurs, dans son livre, c’est là une redoutable inconséquence, et même, c’est beaucoup plus. Magisme ou magie, quel que soit le nom qu’on préfère, sont des erreurs absolument contraires à l’enseignement de l’Église qui les a condamnées, à toutes les époques de son histoire, pour les raisons les plus profondes, et l’Église est toujours prête à effacer sous son pied divin, depuis la grande tour de Babel, toutes les petites qu’on veut recommencer contre elle. Or, la magie est une de ces taupinières… Et d’ailleurs, cette invention presque impie d’un homme, surnaturel par la science, qui n’a plus les proportions humaines et dont l’action sur les évènements est irrésistible, n’est pas meilleure ni plus vraie en littérature qu’en théologie ; car une telle création supprime cet intérêt que tout roman a pour but d’exciter. Avec un pareil procédé, l’art est trop facile. »


Un chapitre entier nous montre Mérodack se livrant à tous les rites de l’envoûtement le plus diabolique. L’impiété que Barbey d’Aurevilly reproche à l’auteur consiste à donner à ces rites une apparence et une forme d’un catholicisme très orthodoxe et à présenter le merveilleux diabolique comme un merveilleux divin. Témoin ce passage, page 277 :


« Une heure après, s’étant purifié par des ablutions, Mérodack, revêtu d’une robe de lin, une baguette de fer aimanté à la main, faisait des signes cabalistiques, debout, au milieu d’une pièce tendue de laine blanche et éclairée d’un chandelier à sept branches, il disait :

« — Devant vous, Mon Seigneur Jésus-Christ, je viens sonder mon âme. Dieu de justice, vous m’avez permis la connaissance des lois, et j’ai le droit de hâter le châtiment d’un mauvais. Je sais la loi qui tue, j’ai dans la main votre épée de feu : avant de frapper, je viens vous dire, voulez-vous que je sois votre bras ?… Vous ne faites naitre en mon cœur aucun doute ; vous permettez donc au mage de frapper avec la loi, selon la justice ? »

« Il s’irrita, écoutant sa pensée et cessant la prière pour |’ incantation :

« — Devant celui qui est trois et qui est un, qui s’est incarné en Jésus-Christ qui a dix splendeurs, auxquelles on arrive par cinquante portes de lumière ; devant les neuf chœurs des anges et les sept sceaux du livre : devant mes pères, les Saints et les Génies ; devant les Mages, mes frères, je condamne à mort le monstre qui a violé un lys.

« — En Soph, madame la Vierge, avertissez-moi, si je vais mal faire. »

« Après un silence, il reprit d’une voix forte :

« — En mon intelligence et ma continence, par la grâce de Dieu et l’effort de ma volonté, affranchi des lois sexuelles, j’écris mon Verbe dans ma lumière astrale. Ce jour de Saturne, le dix-septième de la quatrième année de ma naissance. »


Et là-dessus, il se fait faire le volt, une tête de cire, la tête du marquis de Donnereux, sa victime, que Dieu, la Vierge et les saints lui abandonnent ; il adapte étroitement un serre-tête de soie à l’effigie, la presse, la déprime, l’aplatit, la liquéfie, la tord, jusqu’à ce que le marquis expire dans un dernier rôle.

Cette idée domine tout l’œuvre de Joséphin Péladan : le Mage est le seul prêtre légitime et saint des temps modernes.


« Seul, dit-il ailleurs (À cœur perdu), le sacerdoce laïque des Templiers et de la Rose-Croix laisse intacte l’originalité et plénière coudée à l’individu. Aussi, ces Tertiaires du Saint-Esprit qui se comptent et se groupent dans l’ombre pour apparaître en une rencontre prochaine, sont-ils redoutés de la Routine cléricale autant qu’attendus des Gnostiques Romains ; et la crainte est aussi légitime que l’attente ; sur la vieille garde traditionnelle, ils ont rêvé l’épée scientifique ; en eux, la tendre vertu du Saint n’entraverait pas de charité, l’œuvre parfois cruelle de la lumière. »


Tout en se disant parfait catholique, prêt à se soumettre à toutes les décisions du Pontife romain, Joséphin Péladan est continuellement en rébellion contre l’Église et ses chefs ; sa prétendue soumission au pape est une hypocrisie dont le seul but est de pallier ses révoltes et ses insultes aux évêques et au clergé.


« Quant au clergé de l’heure, dit-il à son disciple, dans sa méthode pratique d’Automagification, un évêque français ne vaut pas une corde ; mais il fonctionne le divin, et cela suffit pour que tu le défendes, même si tu le méprises…

« Je parle pour de futurs cardinaux de l’esprit humain, non pas pour les crétins qui salissent l’Église de la musique d’un Rossini, de la parole d’un Lavigerie, de la peinture d’un Signol. »


Le Figaro du 20 novembre 1890 publia l’excommunication en règle du cardinal Lavigerie, schismatique, par les 300 de la Rose-Croix catholique, « où chacun sait plus de théologie qu’un primat d’Afrique » ; et le 12 décembre 1840, le Mandement du Sâr Péladan à M. Fallières, « évêque de Saint-Brieuc et de Tréguier, par la grâce de son frère, ministre excommunié de la France athée, et la… du Saint-Siège apostolique. »

La religion du Rose-Croix, du moins s’il faut en croire ce que proclament ces mages dans leurs écrits publics, est avant tout le culte de la beauté, une religion où l’art est la sainteté. Dans cette pensée, le Sâr a songé à transformer en temples les musées et les théâtres. Pour donner l’exemple de la réforme religieuse du théâtre, il a écrit plusieurs drames sacrés, invariablement refusés sur toutes les scènes : Le Prince de Byzance, le Fils des Étoiles, wagnérie kaldéenne en trois actes. Babylone est sa dernière œuvre dramatique, tout récemment représentée à ses frais.

Henry Bauer publia le billet d’invitation qu’il avait reçu du Sâr Péladan :

ROSÆ CRUCIS
TEMPLI ORDA
Ad Rosam per Crucem, ad Crucem per Rosam ; in ea, in eis, gemmatus, resurgam.
Non nobis, non nobis, Domine, sed nominis tui gloriæ soli. Amen !
DEUXIÈME GESTE ESTHÉTIQUE
pour Mars-Avril 1893.
Salon et soirées de la Rose-Croix

Le Grand-Maitre Sâr Péladan au Seigneur, devant le Graal, le Beauséant, la Rose Crucifère.

Monsieur,

Vous aimez Wagner ; vous avez beaucoup fait pour son triomphe français. Je suis un élève de Bayreuth ; seul peut-être, lundi, comprendrez-vous mes applications péladanesques et parsifaliennes à la tragédie de Racine.

Au nom de celui qui fut sifflé sous les traits de Tannhaüser, ne refusez pas de juger mon effort.

Sar Péladan.


Voici des extraits du prospectus :


Premier acte : L’Oracle d’Hon. Le Sâr, dans un centon de textes cunéiformes, raconte sa vie ; son serment à Sapaya : sa lutte contre quatre monarques ninivites : Trouklat-habal, Salmanazar, Sargon, Sinnakirib… Nakhounta parait ; l’Archimage, très différent du Joad, moins dramatique, plus lumineux, c’est l’infaillible cerveau. Il déclare au Sâr entêté à combattre, que le salut kaldéen ne se peut opérer que par la divination de l’avenir, il lui refuse l’oracle d’Hon. Mais voici la fille même de Nakhounta qui, pleine d’amour pour le Sâr, lui livre l’oracle.

Deuxième acte : Le Miracle de Tau… Nakhounta ordonne à sa fille de se faire aimer par le Sâr, afin que cet ébranlement de sa sensibilité le prépare à devenir un héros mystique… Elle avoue alors son amour et qu’elle a livré l’oracle… Au milieu des éclairs et du tonnerre, le Sâr, portant dans son bouclier la cendre de ses ancêtres, renverse les symboles sacrés des sept planètes… Sam- sina surgit pour couvrir son corps, le Tau. Après avoir essuyé tous les éclats d’âme du Sâr, elle tombe en extase.

Troisième acte : Honneur aux victimes ! Sinnakirib, la brute conquérante, fatigue l’écho du temple du cri de son orgueil ; il pardonnera à Babilon si le Sâr s’humilie et se prosterne. Le Sâr, en robe blanche sans insigne, vient se prosterner ; ainsi se réalise l’oracle.

Quatrième acte : La Mort du Mage. Le Sâr est devenu mage ; il redit son passé en homme affranchi de toute contingence et terrasse avec douceur la féminité en Samsina… Il médite… Il donne la tiare à Mérodack… Il implore le Tau, et ses yeux, avant de se fermer, voient le miracle renouvelé du Tau.

« Cette tragédie a les trois caractères du genre : 1° la dignité des personnages ; 2° l’élévation du verbe ; 3° l’abstraction du sujet. »


Tout cela, c’est la parade, le boniment forain accompagné de coups de grosse caisse. Satan s’est fait saltimbanque chez ces Rose-Croix Templiers. Il s’agit d’attirer l’attention des badauds : ils accourent ; les uns rient et traitent ces folies de « bêtises » ; les autres sont subjugués par l’attrait de l’inconnu, s’efforcent de comprendre, se rendent chez le Sâr et ses amis pour se faire expliquer ces bizarreries stupéfiantes, ces insanités colossales. Ceux-ci deviendront des adeptes. On les accueille ; on farcit leurs pauvres cervelles d’arcanes de plus en plus abracadabrants ; on a des réunions mystérieuses, où l’hystérie de quelques femmes surexcitées et énervées bat son plein. Le diable, alors, fait son œuvre ; il est là comme chez lui.

Parfois, Satan suscite des querelles bruyantes entre ces mages noirs ; c’est encore un moyen d’amorcer les badauds. Un schisme se déclare ; on s’excommunie à grand orchestre ; on s’accuse de pactiser avec le Vatican ! à moins qu’on ne se traite mutuellement de satanistes !!

En 1890, Joséphin Péladan, en dépit de l’engagement d’honneur signé par lui, comme membre de l’Ordre de la Rose-Croix, tenta d’accaparer l’Ordre ; du moins, c’est ce que tout à coup quelques-uns de ses complices lui reprochent. Sans consulter aucun de ses collègues, il prit des airs de grand maître, et lança au nom de tous de ridicules mandements, contre lesquels l’Ordre crut de sa dignité de protester. Considéré comme transfuge de l’Ordre dont il s’appropriait le titre et l’emblème, et en dehors duquel il s’efforçait de constituer « son ordre funambulesque par les procédés connus du moins équivoque charlatanisme », professant d’ailleurs des doctrines cléricales, « celles-là mêmes que les Rose Croix ont constamment détestées et combattues » ; il fut solennellement excommunié de l’Ordre. « Aucune loi du reste, ajoute la censure, ne règle, aucun contrôle ne revise les titres tapageurs de Sâr, Commandeur, Archonte, Consul, Théore, Prieur, Provincial, etc., que M. Péladan distribue au gré de sa seule fantaisie, ou de ses intérêts du moment. »

Voici un grief des mages noirs révoltés contre son despotisme :


Extrait des Constitutions de la Rose-Croix Péladan :

« Afin de réhabiliter le riche, l’Ordre établit un chapitre noble, avec les titres coutumiers en France, et attribue, avec armoiries et privilèges, des lettres patentes de Baronie, Vicomté et Comté. On les mérite, en sauvant un Chevalier des rigueurs des lois, ou en s’associant par le don ou la protection aux gestes rosicruciennes, templières et graaliennes. »


On sait que les esthètes de l’occultisme ont une dévotion spéciale pour les légendes wagnériennes, et en particulier pour celle du Saint Graal. On s’en étonne moins, quand on sait que le Graal est une coupe taillée dans le diamant qui tomba du front de Lucifer précipité du ciel, et que cette même coupe, au dire de la légende, recueillit le sang du Christ crucifié.

En conséquence, l’Ordre de la Rose-Croix prononça contre l’apostat Péladan la sentence d’excommunication suivante :



Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix

Nous, Frères de la Rose † Croix,

Considérant que le sieur Joséphin PÉLADAN, ancien membre du Conseil des Douze, après avoir, en 1890, tenté un accaparement de l’Ordre au profit d’un papisme injurieux au pape même ; après avoir, en ses « Mandements » dits « de la Rose-Croix catholique », fulminé, au nom de la Confrérie et sans consulter un seul Rose-Croix, divers anathèmes fantaisistes, dans le sens d’un ultramontanisme effréné ; et ce, lorsqu’il se savait, de science certaine, en contradiction flagrante, non seulement avec l’esprit traditionnel de l’Ordre, mais encore avec les convictions les plus chères à tous ses collègues pris individuellement…

Considérant que le sieur Joséphin Péladan a démissionné pour constituer après coup, en dehors de nous et contre notre volonté, un « Tiers-Ordre intellectuel » dit de la Rose-Croix Catholique, conforme à la lettre de ses mandements ;

Qu’il a, par ce fait, usurpé sans vergogne le titre et l’emblème de Rose-Croix, pour trainer ce nom dans toutes les contradictions et tous les ridicules ;

Nous, frères de la Rose-Croix, déclarons ledit sieur Péladan rose-croix schismatique et apostat ;

Le dénonçons, lui et sa prétendue Rose-Croix catholique, au tribunal de l’opinion publique ;

Et protestons solennellement en cette circonstance, où il s’apprête à se manifester de nouveau sous un titre sciemment et gratuitement usurpé par lui.

Par Ordre :
Pour le Suprême Conseil de la Rose-Croix :
Le Directeur : Stanislas de Guaita ; — L’Arbitre : Ch. Barlet : — Le Délégué Général : Papus.
Paris, ce 25 mars 1893.


Une physionomie singulière dans ce monde d’occultistes grands amateurs de coups de tam-tam, c’est celle du comte de Larmandie, qui s’intitule « Commandeur de Geburah », est un disciple du sâr Paladan[29], et, comme lui, fait sonner bien haut son « catholicisme ».

Parmi ses ouvrages, un livre le rattache directement à la Rose-Croix sataniste ; il est intitulé Eôraka et est revêtu de l’imprimatur du Sâr, ainsi libellé :

« Le Sâr Péladan, grand-maître du Temple de la Rose-Croix, à son ami et féal comte Léonce de Larmandie, commandeur de Geburah en Tau de Rose-Croix, salut et louange en Jésus seul Dieu et en Pierre seul roi. » Dans cette préface, le sâr Péladan annonce la création d’un tiers-ordre intellectuel «entre le siècle qui pourrit et Rome qui n’ose pas », sous le glorieux symbole de la Rose-Croix, « sali longtemps par le crétinisme franc-maçonnique ». Il y déclare en outre que « rien, dans Eôraka n’est contraire, ni à l’orthodoxie catholique ni à l’orthodoxie magique[30] ».

À l’orthodoxie magique, nous voulons bien le croire ; mais à l’orthodoxie catholique, c’est une autre question. Les quelques citations suivantes suffiront pour éclairer le lecteur sur ce point.

Lui aussi, il veut avoir un prêtre catholique, derrière qui il puisse abriter son ésotérisme prétendu catholique-romain ; ce prêtre est le R. P. Alta, pseudonyme derrière lequel se cache dans l’Étoile, où il écrit, le nom d’un' savant théologien français, prêtre et docteur en Sorbonne, initié aux Arcanes de la Rose-Croix, et l’un des douze grands-maitres actuels de cet Ordre occulte[31]. L’auteur d’Eôraka lui fait aussi hommage de son livre, en lui rappelant « les heures lumineuses qu’il a eu le bonheur de passer avec lui ». Il lui souhaiterait la pourpre cardinalice, « si la robe écarlate pouvait être revêtue de notre temps autrement que de complicité avec la Puissance des Ténèbres… Simple cardinal noir, il fera honte à plus d’un cardinal rouge… À côté du nom de Mérodack, je veux que le vôtre figure en tête de ces lignes. Si à toute la science laïque je puis opposer un Mage, à toute la théologie je veux pouvoir dire : j’ai un prêtre ».

Son premier soin est de faire sa profession de foi romaine, catholique et apostolique. « J’ai reçu tous les sacrements de l’Église, sauf l’Ordre et l’Extrême-Onction… Je vais à la messe chaque dimanche, je me confesse et communie à tout le moins une fois l’an[32]. » Il proteste énergiquement de sa soumission sans réserve au Pape. « Si Pierre, ce dont je doute, condamnait mon livre, mon livre s’inclinerait avec cette réponse unique :

« Ave, Petre, comburendus te salutai. »

Point n’est besoin de faire ressortir l’ironie diabolique que sue cette prétendue soumission.

D’après le comte de Larmandie, la doctrine ésotérique que ses maîtres et lui enseignent est la seule vraie, parce que la seule universelle ; c’est l’idée messianique, « que le Messie s’appelle Christ, Bouddha ou Mouley-Saha… Le christianisme n’est en somme que le meilleur des exotérismes[33]. » Il faut donc aller chercher la source de l’ésotérisme en dehors du christianisme, dans la source kabbalistique qui contient surtout la partie dogmatique, et dans la source hindoue, où se trouve principalement la poésie de l’ésotérisme.

L’auteur d’Eôraka a une façon particulière, très adroite, de critiquer la franc-maçonnerie. À le lire superficiellement, on jurerait qu’il en est l’adversaire, tant est habile sa phraséologie. Nous savons tous aujourd’hui que les neuf dixièmes des francs-maçons sont de simples imbéciles menés par le bout du nez par les lucifériens. M. de Larmandie a le talent de dire la même chose que nous, en sous-entendant son approbation précisément de la minorité diabolisante. Et pour faire croire à son aversion pour la secte infernale, il a soin de se joindre à MM. Andrieux et Léo Taxil, ne retenant de celui-ci que les pages où il a montré le ridicule des mômeries rituelles. En somme, il approuve l’esprit luciférien de la minorité, et il regrette que toutes les loges ne soient pas des triangles.


« La Franc-Maçonnerie, dit-il, issue du Temple, fut dans l’origine une société d’initiation. Elle a été puissante et terrible. À part quelques rares loges qui sont demeurées sérieuses et respectables, comme certaines du rite écossais et du rite de Misraïm, l’ensemble de la secte est devenu une agglomération d’imbéciles, de grotesques et de malfaisants. Comme dit Péladan, ils ignorent l’aleph du symbole qu’ils professent… Après les justes et sanglants lazzis de MM. Andrieux et Léo Taxil, toute la séquelle des grands orientaux eût dû crouler sous une avalanche de huées et de sifflets.


Que de bonnes gens, après avoir lu cela, ont dû se dire : — Ce brave M. de Larmandie, quel excellent catholique !

L’initiation ésotérique est réservée aux intellectuels ou aux cérébraux, et non au vulgum vecus. « Vouloir réduire les intellectuels au catéchisme est une ineptie, une insupportable sottise : le catéchisme est une lunette de myopes… Nous, catholiques croyants, pensants, militants, n’abaisserons jamais notre foi à admettre Jonas au ventre de la baleine. » Et voici son commentaire, digne de Voltaire : « Jonas se retira pendant trois jours à bord d’un bateau qui s’appelait Baleine ; l’usage bien connu des Chaldéens étant de donner des noms de poissons à leurs navires. » Il en conclut qu’il faut admettre « un enseignement gnostique, un Saint des Saints, réservé à l’aristie mentale, et à jamais interdit à la populace des ruminants ».

La Révélation n’est pas un dévoilement, mais un revoilement, un exotérisme plus ou moins grossier, qui met la vérité à la portée des cerveaux rudimentaires de la masse (théorie d’Éliphas Lévi). « Quand un certain nombre de siècles sont arrivés à user un habillement de la vérité (une révélation), il a fallu en trouver un autre pour draper à nouveau cette lumière inaccessible[34]. L’Initiation est donc supérieure à la Révélation, et réservée à un petit nombre. Ainsi, par exemple, la Révélation dit au début de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » ; et l’Ésotérisme traduit : « Quand les archétypes furent, les êtres ministériels des forces séparèrent le fixe du volatil. »

En conséquence de ces principes, qui ne sont que ceux de Swedenborg et de d’Olivet, l’auteur d’Éôraka voudrait voir l’enseignement de la haute magie prendre une place importante dans l’enseignement des grands séminaires ! Le passage est capital, en ce que l’auteur, en nous disant ce qu’il pense du miracle, s’y rattache nettement aux mages de l’antiquité et aux alchimistes du moyen-âge, à Apollonius de Tyane et à Paracelse.


« On admet naturellement le miracle, mais comme dérogation aux lois de la nature, ce qui est une hérésie, et comme produit direct de l’intervention de Dieu ou des saints, ce qui est matériellement faux. On admet aussi la goétie ou magie noire, sous le nom singulier de mystique diabolique. Mais on nie obstinément la haute magie, la théurgie, la gnose, c’est-à-dire la mise en œuvre des forces inconnues de la nature par des théosophes ou des savants n’ayant aucune espèce de parenté avec l’esprit malin. On rit d’Apollonius de Tyane et de Paracelle, si parfois on prononce leur nom ; et l’on traite de fou bizarre l’auteur de la langue hébraïque restituée, l’illustre Fabre d’Olivet, l’un des plus hauts représentants de la pensée moderne, la gloire de l’ésotérisme au xixe siècle. L’Église qui, avec raison, croit aux sorciers, ne peut refuser d’ajouter foi aux mages. Il faut en finir avec les vieux errements des diaconales. L’ascétisme et la Puissance des Ténèbres n’ont point le monopole de la thaumaturgie ; avouons et respectons la compétence en ces hautes matières de la science ésotérique pure, n’ayant point nécessairement une préoccupation religieuse, et ne baisant point forcément le bouc aux plus vilaines régions de son animalité. »


Comment peut-on se dire catholique, en professant les maximes suivantes : « Aucune preuve valable n’a été donnée de la durée perpétuelle des peines de l’enfer. » — « L’Index est un instrumentum regni destiné à satisfaire la bile noire des théologiens… (Cette définition de l’Index est donnée par le R. P. Alta.) L’Index, ajoute l’auteur, n’a jamais eu l’intention de régir les intellectuels… La Bible est à l’Index… Un penseur ne peut guère écouter la même prière que Jeannette, la fille de peine qui soigna chez nous les porcs et les oisons. »

Puis, viennent, comme faisant partie intégrale de l’enseignement ésotérique : — la division du composé humain en ses trois parties, esprit, âme et corps, avec ses sept éléments bouddhiques : Rupa, Jiva, etc. ; — l’hypothèse de Swedenborg sur la rédemption messianique des mondes planétaires ; — l’involution et l’évolution, de l’unité au ternaire et du ternaire à l’unité ; — les innombrables analogies de la révélation chrétienne avec l’initiation, soit bouddhique, soit kabbalistique ; — la résurrection du corps astral (la résurrection du corps matériel étant un non-sens métaphysique) ; — l’analogie entre la série des séphiroth kabbalistiques et la hiérarchie angélique, etc.

Dans la théorie de l’Eôraka, plus de surnaturel, plus de miracle : « tous les faits que notre grammaire infirme (l’auteur oublie que cette grammaire est celle de l’Église catholique) qualifie ainsi, ne sont que des phénomènes naturels qui se passent dans le monde astral, médiateur plastique entre l’univers corporel et l’univers spirituel. Le dégagement complet du corps astral produit ce qu’on appelle les fantômes ou les ombres des vivants, les apparitions des songes ; les possessions, obsessions, tous les phénomènes diaboliques, sont produits par les Élémentaires, des âmes désincarnées habitant le Kama-Soka des Hindous, ou les Élémentals, êtres incorporés aux différentes substances physiques ou errant dans l’espace à la recherche d’une matière quelconque dont ils puissent user pour se manifester à nous ; ces êtres essences dynamiques et spirituelles, sont appelés dans la langue exotérique : démons. Les conquêtes de la science appliquée ne sont autre chose que les moyens découverts propres à discipliner ces forces pour les assujettir à notre volonté. La science occulte pratique a surtout pour but d’arriver à connaître d’une façon parfaite la nature et le pouvoir de ces forces, afin de les employer à étendre jusqu’à des limites encore imprévues le pouvoir de l’homme sur la nature ambiante. Les sorciers et les magiciens de tous les temps n’ont été que les complices et les instruments des élémentals. « Quand vous entendrez parler de diables ou de démons, gardez-vous de hausser les épaules ; traduisez tout simplement par élémentals. »

À quel degré de puissance magique est arrivé l’auteur d’Eôraka ? Son livre nous laisse sur ce point dans l’incertitude. Il s’étend assez longuement, il est vrai, sur des faits de divination, de tables tournantes, de phénomènes de typtologie hyperphysique, dont il a été le témoin au château de la Sudric (Dordogne), sa maison natale, et dont on l’accusait d’être l’auteur. Il raconte aussi une anecdote personnelle qui ne manque pas d’intérêt, et qui montre bien le machiavélisme du groupe des Rose-Croix, ne craignant pas de faire conclure à leur hallucination pour mieux cacher le reste.

« J’habitais, dit-il, en 1815, à l’hôtel des Ambassadeurs, 45, rue de Lille, une chambrette voisine de celle d’un de mes amis dont j’étais séparé par une simple cloison. Entre mon ami et moi existait un pari : il s’agissait de savoir lequel de nous deux trouverait le premier je ne sais quelle devinette proposée par un journal. Je découvris une nuit, vers onze heures, la solution désirée, et, mon amour propre se trouvant en jeu, je souhaitai avec une extrême violence la présence immédiate de mon ami que je n’osais pourtant réveiller. Bientôt j’aperçus fort distinctement, et comme dans un nimbe, l’image de mon voisin qui paraissait traverser la cloison. Je fis un bond d’étonnement et le fantôme disparut. Mais j’allai de suite arracher à son sommeil la personne réelle et lui demander avec instance comment elle avait fait pour percer la muraille. Mon ami crut à une hallucination, et je partageai sa manière de voir, n’ayant jamais ouï parler encore des manifestations du fluide astral. Actuellement, je suis bien certain d’avoir évoqué son fantôme… » Et l’auteur rapproche de cette évocation, comme s’expliquant par le même principe, les prodiges opérés par Apollonius de Tyane, Paracelse et… saint François d’Assise.

Franchement, qui peut inspirer pareille comédie, si ce n’est Satan lui-même ?

Rajeunir et réformer le Catholicisme, en lui substituant la science ésotérique, telle que la résume l’Eôraka, c’est là le but de l’Ordre de la Rose-Croix, qui, selon la promesse de M. de Larmandie, doit avoir bientôt son organe spécial dans : La Révolte intellectuelle, revue mensuelle, littéraire, philosophique, sociale et politique. — Directeurs : Sâr Péladan et comte de Larmandie. — Principaux collaborateurs : Sâr Péladan, comte de Larmandie, E. Ledrain, Dr Nordau, marquis de Saint-Yves, le R. P. Alta, Papus, Germain Nouveau, Maurice Fouché, Dr Gibier, Marquet de Vasselot, Aman Jean, Léon Dierx.

Encore un homme appartenant à l’une des meilleures familles françaises, qui a sombré dans l’occultisme : M. Antoine de La Rochefoucauld. Mais qu’est-il au juste ? rose-croix sataniste avec Péladan ? néo-bouddhiste avec Léon de Rosny ? ou croyant en Lucifer-Messie avec Jules Bois ? Il fraye avec plusieurs groupes, en réalité. Il est artiste, il est peintre ; c’est l’art qui lui a tourné la tête, qui l’a conduit là.

« Le peintre des Mayas, des Isis et des Anges, dit M. Jules Bois, m’accueillit avec le grand-prêtre Horion-Toki ; dans des parfums d’encens et de chrysanthème, nous ne causâmes que du Nirvanâ divin et du culte des Bouddhas invisibles. »

M. Horion-Toki, grand-prêtre du temple de Saïgon, exerce le culte bouddhiste en plein Paris, au premier étage du Musée Guimet. M. Jules Bois raconte avec de longs détails un des offices célébrés par ce prêtre bouddhiste, en présence des fidèles parisiens, M. Guimet, M. de Milloué, auteur d’un Procès d’histoire des religions de l’Inde, chaudement préconisé par les adeptes, M. Clémenceau, etc. Le rite principal de ces cérémonies, c’est l’évocation des mille soixante-et-un Bouddhas, visibles pour la foi de l’assistance, invités à un festin composé de huit coupes pleines de chrysanthèmes blancs, un brûle-parfums en forme de lotus, deux soucoupes pleines de riz, un petit plat de gâteaux et une assiette de fruits ; la cérémonie est accompagnée de volutes d’encens, de coups de sonnette, de sons de gong, et de prières telles que celle-ci : « Les Bouddhas font des miracles dans tous les univers, et ils s’y montrent sous des transformations multiples suivant les circonstances. Rien qui puisse vaincre cette force éternelle, capable d’accomplir tous les vœux ! » L’officiant a soin de cacher au peuple pendant la cérémonie les moudras, c’est-à-dire les signes mystiques de ses doigts qui, équivalant à la récitation d’un mantra ou verset, appellent les énergies célestes et conversent avec elles.

Antoine de La Rochefoucauld, le commensal du prêtre bouddhiste Horion-Toki, est un des grands dignitaires de la Rose-Croix Péladanique. Péladan dédie un de ses livres au comte Antoine de La Rochefoucauld, « grand prieur du Temple, archonte de la Rose † Croix ». Entre lui et le Sar, « quelques heures suffirent, dit celui-ci, à la conjugaison de nos verbes, à un pacte qui déjà intéresse toute la culture occidentale… Comblé des faveurs de la naissance, vous pouviez, comme un simple d’Orléans, aller de l’écurie au cercle, appliqué seulement au sport et à l’adultère, à l’instar de votre faubourg. Non ! l’Art se révéla à vos yeux d’alohite la seule aristie, et, prenant des pinceaux, vous avez eu du talent comme un manant… Nos mains s’unirent en une prise de Rose † Croix. Délivrer le saint sépulcre où depuis la Renaissance la beauté solvatrice est ensevelie, défendre les pèlerins qui portent encore le bourdon de l’idéaliste ; voilà l’œuvre où nos deux entités se résolvent en un même effort. La Religion s’est faite art pour parler aux masses ; l’Art se fera religion pour parler au petit nombre… La Rose + Croix du Temple réalise la divine charité et envers les Signorelli et les Palestrina et envers les Marsile et les d’Olivet, ranimant leurs autels déserts ou éteints ; et aussi allumant, pour les jeunes nautes de l’éternel Argo, ce phare sauveur qui s’appela la Magie pour l’Orient, Eleusis pour la Grèce, et Rome pour les chrétiens d’avant 1600… »


Nous arrivons aux Gnostiques Valentiniens, qui, avec les Martinistes, se partagent les francs-maçons adeptes de la magie noire disséminés dans les loges du Rite Français.

Leur système est celui de Valentin, c’est-à-dire un gnosticisme qui n’est pas tout à fait celui de Simon le Mage.

Valentin est un hérésiarque fameux du IIe siècle, né à Phrébon, dans l’Égypte, et mort vers 161. Engagé dans les ordres, il était ambitieux et visait l’épiscopat ; d’un esprit très cultivé, doué d’une éloquence de premier ordre, il avait étudié à Alexandrie et y avait acquis une connaissance approfondie de la langue et de la littérature grecque. Un évêché se trouvant vacant dans l’île de Chypre, il le brigua ; mais un vieux prêtre, victime des persécutions païennes, lui fut préféré. Il n’en fallut pas davantage pour l’animer d’une sourde haine contre l’Église et lui faire former le projet de la combattre en suscitant une nouvelle secte. Il embrassa, secrètement d’abord, le gnosticisme, et le répandit en Égypte sous une forme perfectionnée ; au système de Simon, dont il supprima l’Epinoïa, il mêla une doctrine tirée des idées de Platon et de celles de Pythagore, et y adjoignit encore une théogonie se rapprochant assez de celle d’Hésiode, donnant le tout comme une interprétation mystique de l’Évangile de saint Jean, le seul qu’il déclarait authentique. Puis, s’étant acquis de nombreux partisans en Égypte, il vint à Rome, sous le pontificat de saint Hygin, dissimulant plus que jamais sa propagande satanique à l’abri d’un faux zèle pieux, tout extérieur. Il ne fut démasqué qu’après deux ans de manœuvres dans la capitale de l’Église et fut excommunié (142) par le pape saint Pie Ier, dès les premiers temps de son pontificat. Il sortit alors furieux de Rome et gagna l’île de Chypre, d’où, pendant près de vingt ans, il inonda le monde catholique de ses écrits dissolvants. Il fut combattu par saint Justin, l’héroïque martyr ; mais sa doctrine abominable, artificieusement développée par ses disciples, dont les plus célèbres furent Ptolémée, Secundus, Héracléon, s’était répandue dans l’Europe entière, quand il mourut, et y comptait d’innombrables partisans ; des évêques même se laissèrent corrompre.

Cependant, cette doctrine n’a pas besoin d’un grand examen pour apparaître ce qu’elle est : un monument d’insenséisme, directement inspiré par le prince des ténèbres.

D’après le gnosticisme valentinien, la vie actuelle du monde n’est qu’une désorganisation du plérome ; c’est ainsi que la secte nomme « la plénitude de la divine substance ». Tout se rapporte donc au plérome, dont la reconstitution, au bout de nombreux siècles, sera la fin du monde ; en d’autres termes, le trouble aura alors cessé, tout sera rentré dans l’ordre divin.

Et voici comment le plérome s’est d’abord formé :

Dans les profondeurs de l’Absolu, dans l’abime qu’aucune intelligence ne saurait sonder, existait de toute éternité la Pensée, la Conscience objective, dont l’Absolu se servit pour ses manifestations extérieures, après des siècles de repos et de silence. Ce dieu suprême, inconnu, ce principe éternel qui communique la vie et ne la reçoit point, qui occupe la place la plus élevée dans la hauteur la plus sublime, c’est le Bythos, la Profondeur ; il est l’infini, l’immense, le seul éternel, l’invisible et incompréhensible, l’absolu.

Être Suprême, le Bythos s’est manifesté par trois projections successives d’éons, mot qui, dans le jargon sectaire, désigne les prétendues émanations divines, lesquelles sont tout autant d’attributs hypostasiés de l’Absolu. Ces émanations de la divinité ont un lien par couples ou syzygies. La première projection ou premier degré de l’émanation divine comprend huit éons ; la seconde projection, dix éons ; et la troisième, douze ; total, trente éons, qui constituent le plérôme, la plénitude.

Le Bythos a donc engendré Sigé (le Silence) qui, étant sa fille, créée spontanément par sa seule volonté, est devenue son épouse ; et le Bythos et la Sigé s’unissant, premier couple divin, ont engendré Nous (l’Intelligence), qui, dans le gnosticisme, joue le rôle de Dieu le Père, et Aléthéïa (la Vérité). Nous et Aléthéïa forment ainsi la seconde syzygie ; à leur tour, ils ont engendré le Logos (Dieu le Verbe), 5e éon, et Zoé (la Vie), 6e éon. Ceux-ci ont engendré d’abord l’Anthropos (l’Homme) et l’Ecclesia (l’Église), 7e et 8e éons. Ainsi est composée la divine Ogdoade ou huitaine, premier degré du plérome.

Le Verbe et la Vie, chargés par le Bythos d’émaner la divinité en une seconde projection d’éons, ont engendré la divine Décade ou dizaine, second degré du plérome, laquelle se compose de cinq syzygies : le Profond, 9e éon, et la Miction, 10e éon ; Celui qui ne vieillit pas, 11e éon, et l’Union, 12e éon ; Celui qui vit de lui-même, 13e éon, et la Suavité, 14e éon ; l’Immobile et la Combinaison, 15e et 16e éons ; le Fils Unique et la Félicité, 17e et 18e éons.

Le troisième degré du plérome est constitué en divine Dodécade ou douzaine, c’est-à-dire six syzygies ou couples d’éons, lesquels ont été engendrés par l’Homme et l’Église, chargés par le Bythos de faire cette nouvelle émanation de la divinité ; le Consolateur, 17e éon, et la Foi, 20e éon ; le Paternel, 21e éon, et l’Espérance, 22e éon ; le Maternel, 23e éon, et la Charité, 24e éon ; l’Éloge, 25e éon, et la Prudence, 26e éon ; l’Ecclésiastique. 27e éon, et la Béatitude, 28e éon, le Parfait ou Télétos, 29e éon, et la Sagesse ou Sophia, 30e éon.

Tel est le plérome. À Sophia se termine la nature divine, et ce « terme » lui-même est un éon, surnommé Horos (la Limite) qui enferme toute la substance de Dieu, sans être dieu.

Toutefois, le plérome ne resta pas dans son intégrité. De tous les éons, le troisième, Nous (l’Intelligence), était seul à connaître Bythos, le père suprême, et il aurait bien voulu le faire connaître aux autres éons ; mais Sigé, sa mère, le lui défendit et l’en empêcha. Or, la tentative de Nous avait allumé chez tous les éons le désir de parvenir à la connaissance de l’Absolu Bythos. C’est alors que le dernier éon de la dodécade, le plus éloigné du père suprême, et par conséquent le moins pur, la Sophia, consumée du désir de se réunir à l’Absolu, de la passion de le connaître, s’élança hors de sa sphère, abandonnant son époux Télétos, et essaya d’approfondir la Profondeur. Mais elle avait voulu l’impossible ; elle ne put parvenir au père suprême et le résultat de son exploration de l’infini insondable fut que, sans la coopération d’aucun éon, elle donna naissance à un fruit abortif, imparfait, sans forme. Néanmoins, le Bythos, miséricordieux et désireux de rétablir l’ordre du plérome troublé par la tentative de la Sophia, lui envoya Horos, qui la ramena à sa sphère, la restitua à son époux Télétos, et rejeta, hors du plérome qu’il infectait, l’avorton né accidentellement. Celui-ci tomba dans le Kénome (le Fumier du plérome) ; c’est la matière informe, parce qu’aucun principe mâle n’avait contribué à l’engendrer.

D’autre part, Nous, tout seul, c’est-à-dire sans le concours de sa conjointe Aléthéïa, émana une nouvelle syzygie, un seizième couple d’éons : Christos (le Christ), 31e éon, masculin, et Pneuma-Hagion (le Saint-Esprit), 32e éon, féminin. Et ceux-ci, qui pourtant ne sont pas dieux dans le système gnostique, expliquèrent aux autres éons le mystère des déploiements de l’Être suprême, ou, pour mieux dire, leur apprirent que le Bythos est incompréhensible et qu’ils en émanent.

Un 33e éon fut enfin créé et dans des conditions de plus en plus extraordinaires. Les éons étaient heureux d’avoir eu la révélation du mystère de leur naissance par les explications de Christos et de Pneuma-Hagion, et ils se réjouissaient de ce que la Sophia avait été délivrée par Horos et rétablie dans sa sphère ; aussi, pour marquer leur reconnaissance envers le Bythos, ils le glorifièrent en s’unissant tous ensemble dans un acte d’amour mutuel ; le résultat fut la naissance de Soter (le Sauveur) ou Jésus, 33e éon, non-dieu, puisqu’il n’était pas émané par ordre du Bythos, mais toutefois le plus parfait des éons, car il réunit en lui ce que chacun d’eux avait de plus précieux, tout ce qu’il y avait d’excellent dans leur nature. Ce nouvel et dernier éon, Jésus-Soler, premier né de la création, fut destiné à jouer dans le monde inférieur le même rôle de rédempteur et de révélateur que Christos, né de Nous (première intelligence divine), avait joué dans le monde des intelligences célestes.

Quel est donc le monde inférieur, d’après le gnosticisme valentinien ?

L’avorton de la Sophia, expulsé du plérome et rejeté par Horos dans le kénome, était, quoique sans forme ni face, un être féminin. Elle reçut le nom d’Akhamoth, que plusieurs traduisent par « Mère de la Vie ». Mgr Meurin pense qu’il faut traduire par «les Sagesses », Akhamoth étant, dit-il, une corruption de Khakhemoth, qui en hébreu est le pluriel de Khokma, sagesse (2e sephirah de la cabale). L’idée suggérée par ce pluriel, ajoute-t-il, est que la sagesse infinie se décompose dans le fini, comme une ligne dans ses points individuels ; les Sagesses sont ainsi des petits de la Sagesse.

Quoiqu’il en soit, Akhamoth était remplie de douleur en considérant son infortune, errant dans le chaos, dans le vide ; car, hors du plérome ou la plénitude, il n’y avait que le vide, le néant. Elle se désolait donc au sein du néant. Enfin, les éons supérieurs de la sublime Ogdoade, émus de pitié, lui déléguèrent Christos et sa conjointe Pneuma-Hagion, avec mandat de lui donner une forme tirée de sa propre substance. Alors, des passions qu’Akamoth avait héritées de sa mère Sophia, fut formé l’élément matériel ; ses larmes devinrent les ruisseaux et la mer, son découragement produisit la terre ; en voyant Christos, Akhamoth eut un sourire, et ce sourire créa la lumière, l’élément animal ; Pneuma-Hagion souffla sur elle, et ainsi fut créé l’élément spirituel. Mais ces trois éléments étaient encore mêlés, confondus, sans organisation et sans vie. Christos s’unit à Akhamoth, puis la quitta, et, retournant au plérome avec Pneuma-Hagion, il lui envoya Jésus-Soter, accompagné d’une cohorte d’anges, créés par l’ensemble des éons célestes.

Akhamoth donna naissance au Démiurge, être mixte, tenant à la fois de la nature divine et de la nature physique, qui devait être l’organisateur, l’architecte du monde matériel. Mais le Dérniurge était aveugle. Conduit par Akhamoth, il forma, tant bien que mal, trois mondes avec les productions de sa mère et les façonna à l’instar du plérome. C’est l’ensemble de ces mondes qui constitue le monde inférieur, visible. Les corps y sont organisés d’une petite portion de l’élément matériel ; les âmes, d’une petite portion de l’élément animal ; les esprits, d’une petite portion de l’élément spirituel.

Après quoi, le Démiurge, sous la direction de sa mère et de l’éon Jésus-Soter, réunit un corps organisé, une âme et un esprit, et en forma l’homme terrestre, image d’Anthropos, le 7e éon de la divine Ogdoade. Il aurait voulu, pourtant, le former à sa propre image ; mais la Sophia déjoua ce premier projet en communiquant à l’homme terrestre une étincelle de lumière divine, au moment où le Démiurge venait de le former en le composant d’abord d’une âme et d’un esprit. Irrité de trouver dans son image une intelligence supérieure à la sienne, le Démiurge arracha l’homme du paradis, le précipita de cette région aérienne sur la terre, laquelle est située dans le septième ciel de l’univers, et c’est alors qu’il revêtit d’un corps matériel l’âme et l’esprit, dont l’union formait d’abord l’homme. C’est de cette façon que la création est expliquée par le gnosticisme valentinien. Je passe sur les détails ; car cela deviendrait par trop fastidieux.

L’homme est donc composé de trois éléments : l’intelligence (pneuma), dont l’origine est divine ; l’âme (psyché), qui est une âme animale, qu’il tient du Démiurge, tandis que l’intelligence est l’âme spirituelle, et cette âme animale du système de Valentin n’est autre, on le voit, que le périsprit des spirites ; enfin, le corps (hylé), qui est formé de la substance matérielle. Et la rédemption, qui est l’œuvre de l’éon Jésus-Soter, consiste à séparer ces trois éléments. En effet, dans ce système, il y a un diable le Cosmocrator, à qui est soumis le corps matériel et qui est ainsi le persécuteur de l’humanité, l’auteur des maladies et des fléaux ; mais il est facile de comprendre qui est le diable, aux yeux des gnostiques valentiniens. Tout en décomposant en éons la divinité, cette secte ne se rallie pas au système des deux principes égaux en puissance et se combattant de toute éternité. Elle base sa théodicée sur un Être suprême, unique ; mais cet être suprême n’est pas le dieu des catholiques. Ainsi que l’a dit fort justement Mgr Meurin, « le gnosticisme, c’est le christianisme kabbalisé ».

Aussi, l’on sent bien toute la perversité juive au fond de cet amalgame d’insanités.

L’homme, constitué comme il vient d’être dit, vit dans une ignorance profonde de sa nature et de son origine ; qui donc l’instruira ?… Christos, envoyé par la Sophia, se fait homme : il dérobe une âme à l’aveugle Démiurge et se forme un corps dans le sein d’une femme nommée Marie ; au moment de son baptême par Jean le Précurseur, l’éon Jésus-Soter descend en lui, et voilà pourquoi le Messie s’est appelé Jésus. Mais l’éon, après avoir révélé à l’homme la formation de l’Ogdoade, de la Décade et de la Dodécade, abandonne son corps, vile matière, remet son âme au réservoir commun de l’animalité, se sépare du Messie et rentre au plérome ; c’est ce qui explique, dit Valentin, les défaillances du Messie, à l’approche de sa mort. Cet abominable blasphème contre les mystères de la Passion de N.-S. démasque bien la haine de Satan s’épanouissant dans le valentinianisme.

La conclusion du système est que les hommes sont divisés en trois classes, chez lesquelles l’un des trois éléments domine : les hyliques, ou hommes matériels, qui sont les idolâtres ; les psychiques, qui sont les chrétiens vulgaires, ne connaissant que le Démiurge et l’adorant à tort comme Dieu (ainsi Jéhovah n’est que le Démiurge, le Dieu que les catholiques adorent n’est que le Démiurge) ; et les pneumatiques, qui sont les gnostiques, chrétiens supérieurs illuminés par l’éon Christos, éclairés par la gnose, arrivés, grâce à cette doctrine, à la perception du Bythos, du Dieu Absolu. Lorsque la gnose aura été adoptée partout, l’élément spirituel sera entièrement développé parmi les hommes ; ce sera la fin du monde, c’est-à-dire la cessation de la période de trouble, le rétablissement final qui permettra à l’éon Jésus-Soter de reconduire dans le plérome la mère de la vie, Akhamoth, escortée des hommes pneumatiques ; le Démiurge demeurera sur les confins du plérome, dans la compagnie des psychiques qui ne se seront point convertis à la gnose ; quant aux hyliques, ils rentreront dans le néant, en corps et en âme, la matière et tout ce qui est âme animale devant être annihilé. D’où il résulte que, selon les valentiniens, il n’y a point de jugement après la vie, point de ciel à espérer, point d’enfer à craindre ; il n’existe ni péché ni grâce, ni miséricorde divine ni rédemption dans le sens que les catholiques attachent à ce mot ; il n’y a ni vertus ni vices, ni bien ni mal moral. Les trois substances dont se compose l’homme agissent chacune selon sa nature ; la vie les unit sans les mélanger et sans leur imposer la solidarité ; la mort les rendant à la liberté, chacune se replonge dans son élément, et toute individualité disparaît.

Eh bien, cette folie satanique est la doctrine d’un groupe de mages noirs, aujourd’hui encore. On prétend que le gnosticisme valentinien s’est transmis de siècle en siècle et que les évêques de la secte ont la consécration réelle (mais alors sacrilège) par une chaîne ininterrompue.

Après s’être longtemps cachés, les gnostiques modernes ne font plus mystère de leur organisation ; mais, pourtant, ils ne se montrent pas au grand jour, comme les Rose-Croix. Très peu d’entre eux commencent à se nommer dans les journaux de l’occultisme. Nous savons cependant qui est leur patriarche ; ils se vantent d’avoir parmi eux des prêtres catholiques ; l’un de ceux-ci, mort récemment, était un interdit, nommé l’abbé Roca.

La secte est surtout greffée sur certaines loges de l’obédience du Grand Orient de France. Son patriarche était naguère (de septembre 1890 à septembre 1893) un des membres du Conseil de l’Ordre : M. Jules-Benoît Doinel, archiviste à Orléans, dont j’ai déjà cité le Chant des Adeptes d’Isis.

Ce F∴ Doinel s’intitule évêque de Montségur, depuis 1867. Il a des apparitions et prétend avoir reçu l’imposition des mains de l’éon Jésus-Soter en personne. Dans l’Initiation, dans l’Étoile, dans l’Aurore, il a célébré tour à tour les grands gnostiques, Simon le Mage, Montan, Théodote, Basilide, Cerdon, Marcion, etc. ; mais il se complaît surtout à se dire valentinien, el il signe ses vers et sa prose : « T. Jules, évêque valentinien de Montségur ». T veut dire : donné sous le Tau ; c’est la formule des actes officiels.

« La Gnose, a écrit le F∴ Doinel, fascine l’imagination, charme le cœur, séduit la raison ; celle de l’harmonieux Valentin est la plus haute ».

Il est de lui, ce Cantique au Saint Plérome :


L’infini qui déroule
Partout, en haut, en bas,
La formidable houle
De ses flots jamais las ;

N’est Un et Personne,
Aime, sent et raisonne,
Sème au loin, puis moissonne ;
Il est tout et n’est pas.
Les Éons qu’il émane
Émanent à leur tour :
Un et deux, c’est l’arcane
De l’insondable Amour.

Par l’exposé que je viens de faire, on a pu soupçonner quel rôle joue la femme dans cette doctrine impure, où le Saint-Esprit est féminisé et accouplé au Christ. Il n’est pas nécessaire, après une aussi monstrueuse abomination, de faire ressortir de quoi est capable cette secte, qui admet des sœurs illuminées dans ses assemblées secrètes.

Il me suffira de dire que le F∴ Doinel s’étend avec grande complaisance sur le rôle joué par les fameuses démoniaques Priscilla et Maximilla, les prophétesses convulsionnaires de Montan, et surtout qu’il fait un grand éloge de cette prostituée de bas étage dont Simon le Mage avait fait sa compagne et qu’il présentait à ses disciples comme étant la belle Hélène (du siège de Troie), réincarnée. « Chacun et chacune de nous, écrit le F∴ Doinel, peut être le Simon d’une Hélène ou l’Hélène d’un Simon. Sauvés par la Gnose, nous sommes sauveurs à notre tour. La Gnose est une grande jalouse : elle exige tout ; elle veut qu’on vive, elle veut qu’on meure pour elle. »

Le F∴ Doinel ne s’arrête pas aux anciens gnostiques des premiers siècles du christianisme ; il étend ses sympathies et son enthousiasme jusqu’à leurs descendants des xie, xiie et xiiie siècles, aux Cathares et aux Albigeois. C’est en souvenir des Cathares brûlés en 1224 au château de Montségur qu’il a été, par le démon, sacré évêque de ce titre. Les « martyrs » de la gnose sont les saints de son calendrier. Il recueille pieusement tous les souvenirs historiques qui se rattachent à leur vie ou à leur mort. C’est ainsi qu’il célèbre les deux apostas d’Orléans, le chanoine Lisoie et le chancelier épiscopal Étienne, dont j’ai parlé dans le chapitre de la Possession (voir au 1er volume, pages 823 et suivantes), ces deux misérables qui se souillèrent de mille crimes et qui expièrent leurs forfaits, lorsqu’ils furent découverts et dénoncés par le seigneur Arefaste. Il possède une charte écrite de la main de cet Étienne, et c’est pour lui une relique. « Que la date du 28 décembre 1022, écrit-il, devienne sacrée pour vous tous, mes frères et mes sœurs initiés ! » C’est la date du juste supplice de ces scélérats. Il admire la femme qui les a perdus, qui les a poussés au crime : cette séductrice est une Sophia, démoniaque, qui entraîna tant de malheureux dans l’abime infernal, en leur donnant le consolamentum, imprégnation diabolique par l’imposition des mains.

Dans l’église sataniste du F∴ Doinel, on administre les trois sacrements gnostiques : le Consolamentum, imposition des mains et baiser-baptême ; la Fraction du pain, parodie sacrilège de l’eucharistie ; et l’Appariamentum, ou réunion à la grâce, sacrement dont le patriarche de la secte a seul le monopole.


« L’Hélène-Épinoïa de Simon, écrit-il dans l’Initiation (1892), est pour lui l’incarnation de la pensée divine ; à son exemple, ses disciples choisirent chacun une Hélène. Il se forma ainsi une société édénique, où la femme devint l’organe de l’esprit pur et le canal du divin. Par la foi en la femme, en Hélène, le pneumatique était délivré de l’empire du Démiurge. Simon créa avant Augustin la grande formule des Eggrégores et des Mages : « Ama, et fac quod vis. »… La loi imposée par le Démiurge n’oblige pas ; il n’y a que deux lois : la science et l’amour… Samarie adora en ce couple (Simon-Hélène) l’éternel androgyne, Deadeus. Aussi, la mémoire de cette femme nous est précieuse et sacrée. L’intuition nous a appris d’elle beaucoup de choses qui ne peuvent se dire qu’entre initiés. De Ennoia Helena silendum est ! Qui tamen invocant eam, non confundentur. Semper enim est virens ad dandam seipsam nobis, facie ad faciem ; nom I. N. R. I. » (Il faut se taire sur Ennoia Helena ! Cependant, ceux qui l’invoquent ne seront pas confondus. En effet, elle est toujours vivante pour se donner à nous, face à face, car I. N. R. I.)


Par ces derniers mots, le F∴ Doinel se trahit, et nous qui connaissons ce qui se passe dans des assemblées de ce genre, nous voyons bien par là ce qui a lieu chez les modernes gnostiques. Ils évoquent Hélène, comme leurs prédécesseurs, et un démon leur apparaît, affectant la forme de cette femme légendaire et se donnant à eux ; et comment ces égarés expliquent-ils ce prestige ? Ils s’imaginent que c’est bien Hélène qu’ils voient, qu’ils touchent, qu’ils embrassent ; si elle reparait pour eux, pensent-ils, c’est qu’elle est ressuscitée par la régénération du feu (I. N. R.I., igne natura renovatur integra). Il n’y a pas à se tromper sur le sens des dernières lignes que je viens de reproduire.

Dans un autre article de l’Initiation (1893), intitulé : la Gnose d’Amour, le F∴ Doinel raconte l’histoire d’Akhamoth, la fille-avorton de la Sophia, et il écrit ceci :


« Elle eut un double époux : Jésus et l’Amour : Jésus racheta l’esprit, et l’Amour (Eros, fils de Bythos et de Sigé) racheta la chair… Ne croyons pas que la Gnose soit triste : elle est joyeuse et forte. Elle aime et jouit de ce qu’elle aime : omnia munda mundis… Akhamoth sentit palpiter sur son cœur brisé le cœur éternel de son amant, le Sacré-Cœur ! Le Cantique des Cantiques est le pâle reflet de l’épithalame que chantèrent alors les Éons. Éros[35] s’était fait chair. Le grand mot mystique fut proféré : I. N. R. I. Le Tau fut formé ; la Rose-Croix fut jointe. Fils de l’esprit et de la chair, nous naquîmes d’Éros et d’Akhamoth. Notre mère commença alors sa mission. Elle sema les étincelles du feu sauveur, dont le Soleil est le symbole cosmique, et que les théologiens du Démiurge appellent la convoitise… Les pneumatiques s’aiment et se possèdent. L’éon Edoné (la volupté) est le lien qui les unit. Les grands amants sillonnent la nuit des âges comme des phares lumineux : Simon, Hélène ! — Abélard, Héloïse ! »


M. Jules Bois s’est occupé des gnostiques modernes, dans son livre les Petites Religions de Paris.


« Le clergé gnostique, dit-il (page 179), formé de beaucoup de prêtres et de prélats catholiques, se compose d’évêques et de Ma Dame, de diacres et de diaconesses, d’un patriarche ou d’une Sophia terrestre. Celui-ci ou celle-ci porte l’anneau d’argent où s’enchâsse une améthyste : ses gants sont violets, le Tau est suspendu à son cou par un cordon de soie violette. L’habit de ville s’orne d’un petit manteau……

« Une table seulement recouverte d’une nappe impolluée, voilà l’Autel. Deux flambeaux y veillent sur l’Évangile de saint Jean, patron de la secte. Tout d’abord on énonce le Pater à genoux ; puis l’officiant se lève, tenant la coupe et le pain enveloppés d’un linge sans tache. Il bénit avec trois doigts, gnostiquement, et s’écrie : Touto esti, touto sôma (ceci est mon corps), car le grec mêle à ce culte délicat sa grâce savante. Vers les fidèles il se tourne, les exhorte à confesser publiquement leurs péchés, comme les premiers chrétiens ; et s’ils se repentent, les leur remet. Enfin, il invite les plus dignes à manger le corps et à boire la coupe du sang de l’Éon Christ.


« Le nouveau gnosticisme, comme l’ancien, tente d’établir une sorte d’aristocratie dans le catholicisme, à ses yeux trop matériel, trop vulgarisé. Aussi, le premier acte du Saint-Synode fut d’accorder le Consolamentum à l’abbé Roca, que l’Église romaine, lorsqu’il fut mort, repoussa de son giron. Valentin réunit en esprit, à huit heures et demie du soir, la grande Assemblée, composée des évêques de Montségur, de Toulouse, de Béziers, d’Avignon, du coadjuteur de Sa Grâce le patriarche évêque de Milan, du coadjuteur de Toulouse, évêque de Concorezzo, et de Sa Seigneurie la Sophia. Tous, au même instant, imposèrent les mains et proférèrent l’évocation par laquelle dut être bénie et délivrée l’enveloppe astrale du défunt.

« En 1891, un rapport spécial fut adressé au Saint-Office contre la résurrection du gnosticisme albigeois et cathare ; on y signala au pape deux dangers : l’un qui menace la foi, la renaissance de l’hérésie dualiste et émanationniste ; l’autre, qui menace la hiérarchie, la reconstitution de l’épiscopat et de l’assemblée gnostiques avec un siège épiscopal défini : Montségur. »


Enfin, si l’on veut un spécimen des actes du F∴ Doinel, qui gnostiquement a pris le nom de Valentin, voici celui par lequel il a déclaré la Gnose restaurée en France :


DÉCRET DU SYNODE.

Le Saint-Synode Gnostique décrète :

Article I. — Le rétablissement de la hiérarchie permet la restauration du Symbolisme Gnostique.

Article II — Le Consolamentum, la fraction du pain et l’Appariamentum de l’Assemblée Albigeoise sont rétablis.

Article III. — Les Évêques et leurs Coadjuteurs peuvent seuls conférer le Consolamentum.

Article IV. — Tout Pneumatique, Parfait ou Sup∴ Inc∴ peut faire la Fraction du pain.

Article V. — L’Appariamentum est le privilège exclusif du Siège Patriarcal.

Article VI. — L’Initiation publiera les trois rituels incessamment.

Article VII. — L’Ordre Martiniste est déclaré d’essence gnostique. Tout Sup∴ Inc∴ prend rang dans la classe des Parfaits.

Article VIII. — L’Évangile de Jean est le seul Évangile gnostique.

Donné à Paris sous le sceau du T. S. Synode Gnostique, le 28e jour du septième mois de l’an IV de la Restauration de la Gnose.

T Le Patriarche Gnostique, Primat de l’Albigeois, Évêque de Montségur.

T L’Évêque de Toulouse.

T L’Évêque de Béziers.

T La Sophia de Varsovie.

T Le Coadjuteur de Sa Grâce le Patriarche Évêque de Milan.

T Le Coadjuteur de Toulouse, Évêque de Concorezzo.

T L’Évêque élu d’Avignon.

Par mandement de Sa Grâce et du T. S. Synode :
Le Diacre Référendaire.
EXÉCUTOIRE

Le Très Saint Plérôme invoqué, nous ordonnons que le Décret suscrit du Très Saint Synode Gnostique sera mis à exécution dans les Assemblées.

T Valentin,
Patriarche Gnostique,
Primat de l’Albigeois, Évêque de Montségur.


Tout à l’heure, j’ai laissé tomber de ma plume le nom de l’abbé Roca. C’est toujours avec peine que je cite un ecclésiastique, quand il s’agit de satanisme, et je m’abstiens autant que possible, tant j’ai à cœur d’éviter le scandale. Cependant, il faut parler de celui-ci. Rallié à la maçonnerie, il est allé jusqu’au gnosticisme valentinien.

L’abbé Roca est né à Fourques (Pyrénées-Orientales) en 1830. Ancien élève de l’école des Carmes, à vingt ans il entra, comme professeur, au service de l’Université de France ; il fut ordonné prêtre à Paris, en 1858 ; puis, nommé chanoine honoraire de la cathédrale de Perpignan, en 1869. En 1870, il quitta Perpignan et passa dix ans en Espagne, à Barcelone. En 1880, le voilà qui voyage on Amérique, en Suisse, en Italie. C’est dans ces voyages, à Rome surtout, qu’il conçut l’idée de son apostolat anticatholique. À partir de 1882, commencèrent ses publications, dont les principales sont : le Christ, le Pape et la Démocratie (1884) ; la Crise fatale et le Salut de l’Europe (1885) ; la Fin de l’ancien Monde : les Nouveaux Cieux et la Nouvelle Terre (1886) ; le Glorieux Centenaire (1889). « Les travaux de l’abbé Roca, écrit le F∴ Papus, ont donné lieu à d’importantes polémiques. Cet auteur est le premier qui ait osé prêcher au Pape la raison occulte des dogmes, dont le Saint-Père ignore l’explication. »

La campagne entreprise par ce mauvais prêtre contre l’Église était menée avec une hypocrisie consommée. Il expliquait doucereusement qu’il y avait erreur commise par la Papauté sur les questions de foi et sur la conduite des peuples, et il déclarait prier « pour la conversion de Léon XIII ». Le Souverain Pontife ayant prononcé l’excommunication majeure contre tout membre de la secte maçonnique, l’apostat répondait en proclamant que la franc-maçonnerie est la bonne Église : « L’Évangile est le rituel maçonnique des idées rationnelles, dont les germes gisent enfouis dans notre propre entendement… La franc-maçonnerie est donc appelée à réaliser sur terre les idées évangéliques ; elles rayonnent dans les écrits de Findel, de Craüze, de Bauër, de Lessing et de Ragon. » Et, à l’appui de son dire, il citait ce passage de Findel : « Enfonçons-nous dans les entrailles mêmes de l’humanité et de notre âme, pour y retrouver les sources profondes et sacrées de la Religion, cachées de nos jours sous les ruines des autels et sous les décombres des vieux dogmes. »

On pense que, se trouvant en présence d’un homme qui émettait de pareilles idées, l’Église lui retira promptement le ministère des âmes ; la complicité de l’abbé Roca avec la secte infernale était par trop évidente.

Comme tous les hérésiarques les plus pervers, il déclarait que l’Église avait manqué à sa mission et qu’il fallait la régénérer. « J’ai déjà mis devant le Pape notre situation religieuse, qui est déplorable », écrivait-il dans le Christ, le Pape et la Démocratie. « Le Vatican est un ver rongeur, et il a si bien rongé l’Église catholique, qu’il l’a réduite à l’état lamentable que tout le monde sait… Le romanisme enveloppe le catholicisme ; il le ronge et l’épuise. Mais un nouveau temple se dresse sur les ruines de l’ancien ; le Christ renaît transfiguré. » Nous savons ce que cela veut dire, nous savons quel est le Christos des occultistes.

Dans l’Étoile, revue occultiste à laquelle il collaborait, il a publié, sous la forme d’un roman intitulé L’abbé Gabriel et sa fiancée Henriette, une longue et indigeste diatribe contre le célibat ecclésiastique, qu’il appelle une « plantation inhumaine et diabolique ».

Il prêchait, en toute occasion, et notamment sous prétexte de socialisme néo-chrétien, la haine de la Papauté. L’existence du Saint-Siège le mettait hors de lui, et, quand il voulait parler du Vatican, il oubliait ses manières doucereuses habituelles et devenait violent jusqu’à la rage. Rome avait dédaigné ses avertissements, elle était condamnée à périr.


« Le jugement dernier, écrivait-il dans l’Étoile, prédit au monde par le Messie, va se faire sur Rome, à la barre des peuples indignés. Incipiet judicium a domo Dei ! car c’est de là qu’est venue la corruption, à partir du jour où l’abomination de la désolation, prévue par le Messie, s’est assise dans le Temple romain, où l’ont introduite les politiciens du sanctuaire. Cette souillon (sic) n’est pas autre chose, au dire des prophètes, que l’exécrable politique des Césars. De nos jours, celle-ci règne en maîtresse dans le lieu saint. Oh ! l’infâme prostituée de toutes les Babylones !… C’est connu, c’est patent, c’est scandaleux ! Sortie de là, après avoir perverti toutes les cléricatures, cette dévergondée a corrompu tous les pouvoirs civils… Voilà ce que Rome a fait du monde officiel ! »


Ne croirait-on pas entendre un possédé, grinçant des dents et écumant de fureur sous l’aspersion de l’exorciste ?

En avril 1890, l’abbé Roca adressait un appel à ses frères du sacerdoce catholique, où il exposait les principaux points suivants :


1° Accord entre l’idéalité messianique des âges primitifs et l’intellectualité des temps modernes ;

2° Rapports existant entre les « conceptions saintes des kabbalistes chrétiens », et les aspirations égalitaires des nouvelles couches sociales et des grandes masses prolétaires ;

3° Rapports entre le Socialisme évangélique et apostolique, et le Socialisme des Karl Marx et des Bebel, « dont les idées révolutionnaires et les principes anarchiques ne s’expliquent que trop par les inepties des prêtres, par les bévues doctrinales du cléricalisme, par les pataquès du charabia ultramontain » ;

4° Rapports entre « la transformation religieuse et sociale que préparent, dans le temple même de Jésus-Christ, les Messianites de l’Étoile, les ésotéristes de l’Aurore, les occultistes de l’Initiation, et que secondent à leur manière les socialistes de la Religion Universelle, les économistes de la Revue Sociale, de la Rénovation, et du Devoir, les écrivains de l’École Sociétaire, de l’Unité Humaine, de l’Arbitrage, etc., les spirites et les spiritualistes de toutes les écoles françaises, italiennes, anglaises, espagnoles, allemandes, américaines, kardecistes, swedenborgiennes, — et, d’autre part, la transformation analogue, à laquelle travaillent de leur côté, en dehors du temple de Jésus-Christ, les néo-bouddhistes, les disciples des Mahatmas, tous les adeptes de la théosophie indoue » ;

5° L’évolution « savante » qui se fait en ce moment dans le Temple maçonnique, « d’où peuvent sortir de précieux éléments pour le triomphe du Christianisme ésotérique et social, comme le font espérer les grands travaux du Groupe initiatique, organisé dans les Loges par le clairvoyant F∴ Oswald Wirth ».


Maintenant, si l’on ne craint pas de connaître de quelle façon s’exprime un Judas contemporain, lorsqu’il expose les progrès épouvantables qu’a faits et que fait chaque jour encore, en France, à Paris même, ce qu’il appelle « la rénovation chrétienne » et qui n’est autre que le satanisme des goètes, diseurs de messes noires, lisez ce que l’abbé Roca écrivait, il y a cinq ans seulement, dans son livre le Glorieux Centenaire ; lisez et frémissez.


« Cette rénovation s’annonce par des présages infaillibles ; c’est le jour qui commence à poindre. Voyez l’Initiation ; ce que quarante rédacteurs (tous laïques, ces beaux jeunes hommes) apportent au monde, c’est l’Initiation que le Christ fit aux douze d’abord, puis aux soixante-douze ; celle qui se pratiquait aux premiers âges de l’humanité, dans le secret des temples et sous les serments les plus terribles. Lisez les Missions de Saint-Yves, lisez le Lotus, lisez l’Aurore, lisez le Sphinx, lisez l’Isis, lisez le Lucifer !

« À l’heure où j’écris, des jeunes gens pleins d’avenir, très instruits, porteurs de beaux noms, se sentent irrésistiblement attirés vers les autels du Christ[36] pour y célébrer les divins mystères. Ils sont laïques pourtant, mais initiés, savamment initiés à l’ésotérisme de notre dogme et de notre culte, profondément versés dans les secrets ineffables de la Sainte Kabbale, comme l’étaient les Esséniens, les Thérapeutes hébreux et les Hermétistes égyptiens, chez qui Moïse avait recueilli tous les trésors de la science antique. Entre eux, ces jeunes gens s’appellent les nouveaux mages : ils se croient prêtres, et se sentent tels, disent-ils, par la vertu des onctions saintes qu’ils reçurent de l’Église au jour de leur baptême (?). Et ils célèbrent les divins offices, ils disent la messe, selon le rite même de l’Église catholique romaine, pas en public — mais portes closes, chez eux.

« Je ne m’étonne pas qu’un vénérable chanoine[37], plus autorisé que moi par son grand âge, par sa sainteté et par sa science, ait tranché la question en faveur de ces jeunes gens ; voici sa réponse : « Licet privatim, c’est permis à huis clos : non licet in publico, ce n’est pas permis à ciel ouvert. »

« Les arcanes du Christianisme leur sont devenus familiers : ils savent très bien que notre liturgie est de la théurgie, et que notre Rituel sacramentaire est un recueil de formules de Magie blanche où divine, d’une puissance non moins redoutable que celle dont disposait Moïse… Voilà les vrais prêtres. C’est en tremblant que ces nouveaux prêtres prononcent les paroles sacramentelles et qu’ils touchent aux choses saintes. Tremble-t-on de la sorte ailleurs, partout où la routine et l’inconscience estropient les signes kabbalistiques et bredouillent le formidable verbe, l’amen, le fiat, le hoc est, etc. ? »


Et plus loin, l’apostat Roca ose dire que Léon XIII lui-même pourrait bien devenir gnostique. Lisez encore ce passage, directement inspiré par le démon, où le misérable Judas annonce le bouleversement total du catholicisme, c’est-à-dire son espoir de voir le satanisme pontifier sous le nom même de l’Église catholique, dont le siège, d’après lui, sera transporté de Rome à Paris :


« Telle qu’elle est, la Papauté disparaîtra ; le Pontife de la divine Synarchie ne ressemblera pas plus au Pape de l’heure présente que ne ressemble à celui-ci le Pape du Lac-Salé (c’est-à-dire le patriarche des Mormons, habitant Salt-Lake City)… Le nouvel ordre social s’inaugurera hors de Rome, sans Rome, malgré Rome et contre Rome.

« Tout chrétien est appelé à devenir son propre gourou, son roi, son prêtre et son pontife. Tout homme sera roi, tout homme sera prêtre, tout homme sera divinisé. C’est « le règne divin de l’humanité » de Comte, le « phalanstère » de Ch. Fourier, « l’âge d’or de l’avenir » de Saint-Simon, la « Synarchie universelle » de Saint-Yves, le communisme et le socialisme des anarchistes…

« La hideuse plaie du célibat disparaitra, même des casernes, le jour où elle aura disparu des presbytères. Les prêtres deviendront les directeurs des Unions syndicales, des Sociétés mutuelles et des Agences coopératives de production, de consommation, de retraite et d’assistance officielle.

« La Basilique centrale de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité s’élèvera au xxe siècle sur le mont Valérien. Là siègera le Souverain Pontife de l’Humanité. Les temples nationaux des deux hémisphères seront reliés à ce temple central par des fils électriques, des téléphones et des lignes ferrées, dont le triple réseau portera le Verbe du Grand-Prêtre chez tous les peuples de la terre. Ce sera la vraie Communion des Saints… Ce pontife pourrait être Léon XIII, s’il se convertissait à temps. »


Les appels de l’apostat Roca au clergé ne semblent pas avoir trouvé beaucoup d’écho, bien qu’il se soit vanté d’avoir reçu de nombreuses adhésions et même d’avoir constitué un groupe de prêtres catholiques ayant adopté secrètement le gnosticisme. Est-ce vrai ? est-ce une fanfaronnade ? Si ce groupe existe réellement, il a su garder à merveille son secret ; car je n’en ai encore trouvé nulle part aucune trace. En tout cas, en 1891, l’abbé Roca ne se montrait guère satisfait des résultats de sa propagande souterraine dans le clergé.


« J’ai des raisons graves, écrivait-il alors, très graves, pour affirmer que le clergé romain ne se transformera pas et refusera de s’élever à la hauteur où l’appelle la glorieuse mission qu’il a à remplir dans la chrétienté moderne… Ils sont morts et condamnés à disparaitre. Il restera d’eux et de leur maison ce qui resta de la synagogue, après la destruction du temple de Jérusalem, ce qui reste au fond des cornues, quand la substance organique a terminé son évolution : des débris, des pierres descellées, une matière inerte, un caput mortuum, des résidus inutiles et lents à s’évanouir. Longtemps encore les ignorants et les fanatiques prendront pour des êtres vivants ces coques défuntes, ces drèches, ces vains fantômes, et subiront leurs obsessions. »


Malgré toutes les excommunications et les interdits, l’apostat Roca, l’ermite du château de Pollestres, comme il aimait à s’appeler, n’en persistait pas moins à vouloir s’intituler prêtre catholique :


« On m’a chassé de l’autel, dit-il, on m’a dépouillé de mes insignes, de mon camail, de mon étole, voire même de ma soutane. Et qu’importe ? Est-ce que le Christ ne fut pas chassé de la Synagogue et cloué sur une croix par les pontifes d’un autre sacerdoce, et pour des raisons pareilles ? C’est trop d’honneur qu’on me fait en m’assimilant à lui… »


Espérant qu’il réussirait ainsi à tromper toujours des âmes candides et à les entraîner sous sa direction, l’apostat ne cessa, jusqu’à sa mort, de se proclamer irréprochable et d’une orthodoxie parfaite sur tous les dogmes du catholicisme sans exception ; quand il parlait de la sorte, il sous-entendait que c’était l’Église actuelle qui avait perdu le vrai sens de ses dogmes.

Voici une de ces tentatives dans ce sens ; elle est des plus audacieuses. Le 12 juin 1890, l’Étoile publia une lettre de lui, « lettre ouverte à son curé », où se lisent les lignes suivantes :


« À ma mort, vous aurez, mon cher ami, à prendre une détermination dont vous comprendrez toute la gravité, quand je vous aurai dit que j’entends mourir en chrétien fidèle, non seulement comme membre du corps social vivant du Christ-Esprit, ou, ce qui revient au même, de son Église une, sainte, catholique et apostolique, mais encore comme prêtre, c’est-à-dire comme ministre ou serviteur dévoué de ce même corps, de cette même Église.

« En conséquence, je sollicite humblement de mon curé, au moins pour l’heure de ma mort, l’administration des derniers sacrements et, pour après ma mort, les honneurs de la sépulture ecclésiastique.

« Si ces grands bienfaits me sont refusés, j’ai la douleur de vous informer que des mesures sont prises pour que ce refus soit porté à la connaissance de tout le monde, par la publication qui en sera faite d’abord, sur ma tombe, à l’heure même de mon enterrement, et ensuite dans les revues et dans les journaux où j’écris, et qui tous se feront un devoir d’insérer en même temps ma profession de foi catholique et le texte de la présente lettre. »


Ce malheureux a eu une terrible fin ; et je me demande comment elle n’a pas mieux donné à réfléchir aux complices de ce mauvais prêtre diabolisant.

L’apostat Roca, frappé par la main de Dieu, est mort subitement l’année dernière (1893), à Néfiach, d’une attaque d’apoplexie, à l’âge de soixante-trois ans. Naturellement, l’Église lui refusa la sépulture ecclésiastique ; ses amis, les gnostiques valentiniens et les gnostiques messianistes, le firent enterrer civilement. Nous avons vu plus haut le F∴ Doinel présider une cérémonie en son honneur « pour la délivrance de son enveloppe astrale ». L’Initiation et l’Étoile ouvrirent une souscription pour son tombeau, et, avec le produit, les gnostiques parisiens lui érigèrent une pierre commémorative portant cette inscription :


À L’Abbé Paul Roca
Apôtre et martyr du Christ-Esprit-Humanité
Ses frères et ses admirateurs

L’apostat Roca avait, comme on vient de le voir, son âme de sataniste partagée entre les deux écoles gnostiques qui fleurissent de nos jours : les valentiniens et les messianistes. Il collaborait aux publications des deux groupes. Le lecteur m’a vu citer à plusieurs reprises l’Étoile, et il est bon de dire que cette revue est plus spécialement l’organe des messianistes.

De même que j’ai présenté le F∴ Doinel, de même je dois consacrer quelques pages à M. Alber Jhouney (en réalité : Albert Jouney), directeur de l’Étoile, poète du messianisme, jeune homme de vingt-sept ans, qui a déjà neuf ans de magie. Il est le riche héritier d’un grand manufacturier, habite ordinairement une villa à Saint-Raphaël, et apparaît de temps en temps à Paris pour y faire des conférences d’occultisme ; sa jolie tête blonde inspirée a grand succès dans le monde gnostique.

Comme les Rose-Croix du groupe Péladan, les messianistes se proclament les meilleurs amis du Pape et des évêques ; mais ils veulent, disent-ils, régénérer le christianisme en le ramenant à la gnose. M. Jhouney prêche, comme Swedenborg, une Nouvelle-Jérusalem, où Éliphas Lévi remplace Moïse, et Louise Michel, Ézéchiel.

Cependant, il critique quelque peu Éliphas Lévi, le trouvant trop timide :


« Le mérite essentiel d’Éliphas Lévi, écrit M. Jhouney, est d’avoir montré que la Kabbale, l’Alchimie, la Magie, le Magnétisme se confondaient dans une clarté centrale. Mais des contradictions volontaires, la crainte légitime de donner au mal (lisez : aux catholiques) des armes suprêmes, l’espoir de soutenir les vieilles formes religieuses et impériales par la force de l’occulte, ont diminué sa vigueur réelle… Il a osé en héros intellectuel. Dans la prison monacale, sur les barricades, dans les ténèbres saintes de l’Hermétisme, dans les périls de l’Aour, il a cherché l’absolu, la vérité fixe, en détruisant son bonheur, en risquant sa vie, sa renommée et sa raison. »


L’idée fondamentale du groupe messianiste est celle même de Swedenborg, que le Jugement de Dieu a condamné l’Église catholique actuelle, où règne l’abomination de la désolation.


« La prostituée de l’Apocalypse trône en souveraine au Vatican Royal. Du Vatican, elle est allée faire invasion dans les palais des cardinaux, des nonces et des évêques. Elle rampe dans les presbytères ; elle a grimpé sur nos chaires, elle s’est glissée jusque dans les confessionnaux… Au lieu de paitre les troupeaux, les pasteurs se paissent eux-mêmes…

Je demande pardon à mes lecteurs de reproduire de telles grossièretés ; mais il faut bien que l’on juge ces gens-là.

Quant au Néo-Christianisme, qu’il s’agit de substituer à « ce Christianisme abâtardi et maudit de Dieu », il est surtout emprunté aux doctrines de la Kabbale, de préférence à celles du Bouddhisme : « Les Néo-Bouddhistes, dit A. Jhouney, ne prient pas ; les initiés à la Kabbale prient un Dieu conscient qui a créé le monde par amour… La Sainte Kabbale croit en Dieu, et la doctrine des Mahatmas est une doctrine athée. » Est-ce Bouddha ou le Christ qui l’emportera ? À cette question, les Mages de l’Étoile répondent : « C’est le Christ solaire du Zohar, le Christ social ! »


« Le Christ solaire de la Kabbale Zoharite se lève ! s’écrie le poète-prophète. Devant lui, vont disparaître les étoiles coupables et les soleils trompeurs, c’est-à-dire les sacerdoces. Le mal, Satan lui-même[38] est condamné, comme le serpent qui se mord la queue, à se dévorer lui-même. Il n’a en lui rien de substantiel ; il sera détruit à la longue et résorbé par l’être, Arihman, prince des anges noirs, par Ormuzd, prince des anges blancs, l’enfer par le ciel. L’enfer et le ciel


« Sont comme un reflet l’un de l’autre,
Et l’Adam-Kadmon-pur, idéal,
A pour miroir Adam-Bélial,
Qui dans le fétide ennui se vautre.
L’Enfer est un miroir déformant,
Une onde visqueuse où l’on se brise
Du rayon sacré que l’ombre irise,
Et change en couleur d’abaissement.
Toute la laideur du noir abîme
N’est que la beauté des cieux vivants,
Rompue aux remous morts et mouvants
Du mal que l’éclat d’en haut ranime ;
Et sans les rayons divins, perdus
Parmi la torpeur de son visage,
L’Adam-Bélial, malgré sa rage,
Se décomposant, ne serait plus. »


Les messianistes ont fondé un Ordre ou Fraternité de l’Étoile, ayant pour annexe une « Société d’Etudes », c’est-à-dire une association organisée pour les expériences, évocations et autres pratiques de magie. Cet ordre comprend quatre degrés et reçoit des adhérents de l’un et de l’autre sexe. Et février 1890, l’Etoile annonçait que le 3e degré de la Fraternité de l’Étoile venait de se constituer « avec un noyau de prêtres catholiques, dont un curé doyen d’une paroisse importante, un autre docteur en Sorbonne. » Ces apostats qui se cachent avec le plus grand soin sont heureusement peu nombreux. L’Étoile cite encore, mais en se gardant bien de le nommer, « un savant théologien français, initié aux Arcanes de la Rose-Croix, et l’un des 12 grands-maîtres actuels de cet Ordre occulte (1890)[39]. »

En 1890, à la Fraternité de l’Étoile s’adjoignit l’apostolat gnostique, dirigé par le F∴ Doinel : « À l’heure qu’il est, dit l’Étoile (8 noverhbre 1890), la Fraternité de l’Étoile représente le noyau de cet apostolat. Et l’union, dans un Concile, de cette fraternité et de la Gnose sera le premier gage et la première sanction de cet apostolat. »

Dans la pensée de Jhouney, ses poèmes ne sont que la grande synthèse de la tradition ésotérique et symbolique, en religion, science et art. L’idée est annoncée dans l’Étoile sainte, elle est concentrée dans les Lys noirs, et s’épanouit dans le Livre du Jugement, les trois œuvres capitales du jeune goète.

On a vu plus haut comment l’Enfer, dans ce système, n’est qu’un reflet du ciel. Il doit disparaître dans le feu de l’amour ; c’est le gnosticisme valentinien poétisé.

« Dieu d’un baiser sèche tout le lac de l’enfer. »

La damnation ne saurait être éternelle ; « la justice ne doit s’exercer que par le feu de l’amour » :


    « Par une orageuse alchimie
En l’Adam-Ève, en nous, tout Satan sublimé
Verra, par bulles d’or, monter son infamie,
Pendant que nous, d’un vol au Seigneur abimé,
En Rédempteurs, en Rédemptrices,
    En jets d’infinis sacrifices,
Nous nous sublimerons à Jéhovah fondus,
Et Satan, converti, suivra notre envolée,
    Toute sa substance exhalée
Transfigurant sa honte en Héros éperdus. »

Pour montrer jusqu’où va le délire de M. Jhouney, je crois utile de reproduire encore les vers qu’il a dédiés à « un Démon » qui lui est apparu revêtu d’une tunique féminine et dont il se déclare l’admirateur. Et qui sait si ce diable, l’abusant, ne s’est pas livré à ce gnostique, pour mieux consommer le pacte ? Les vers de M. Jhouney permettent de tout supposer :

Ces lourds cheveux bouclés, couleur de saphir sombre,
Encadrent le contour de ton frêle visage
Et versent tristement leurs reflets et leur ombre
Sur la clarté de ton charmant regard sauvage.

Quelle noire splendeur inonde ta pensée ?
Et brûle jusqu’aux os ta force solitaire ?
Quel plaisir inconnu tente ta chair lassée,
Ô toi, qui hais le ciel et méprises la terre ?

Pensif et gracieux dans ta robe de femme,
En tes péchés, du monde ignoré, tu reposes.
Ton orgueil se recueille au temple de ton âme,
Où tes calmes remords s’ouvrent comme des roses.

Mais tu veux chaque jour de plus âpres ivresses,
Par des crimes nouveaux ranimant ton génie,
Et sans comprendre encore où mènent tes tristesses,
Tu cherches dans le mal une extase infinie.

M. Jhouney a mis en vers les anathèmes de l’abbé Roca contre l’Église catholique romaine :


.   .   .   .   .   .   .   . Comme les rois, le pontife monarque
Des deux pieds de Satan au front porte la marque.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Saint Paul, saint Jean, saint Pierre étaient initiés ;

Vous, vous ne secouez que des torches éteintes
Sur le peuple englouti dans l’ombre de la mort.
Sachez que, malgré vous, s’il le faut, les Prophètes
Par Dieu remplaceront le faux Dieu que vous faites ;
Que les livres muets crieront et flamboieront ;
Qu’une mitre de fer vous rongera le front ;
Que le Christ abattra sur le prêtre superbe
La foudre de l’Aour et la hache du Verbe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ou, s’il s’en est trouvé dignes d’offrir l’hommage

À Jésus de l’encens, de la myrrhe et de l’or,
Ils ont, comme Trithème, enfoui leur trésor,
Craignant de faire mal aux prunelles profanes
Des Conciles bercés aux bras des courtisanes.
Et si, comme Postel, ils ont parlé trop clair,
L’Église a dit : « Voilà de ces songeurs en l’air ;
« Rétracte-toi, bonhomme. » Avec un lent sourire,
L’adepte a renié ce qu’il venait d’écrire,
Laissant, pour venger Dieu, marcher aveuglément
Le juge sans pensée au jour du Jugement.

Au milieu de tous ces cris de haine et de ces divagations, toutes plus ou moins contradictoires, la Gnose ne varie pas sur un point de sa tactique : elle est et reste sirène, elle se montre sensuelle pour mieux séduire cette pauvre chair humaine, si prompte à défaillir. Et c’est peut-être par là qu’elle fait le plus de victimes. Il faut voir quel public d’efféminés, de blasés et de femmes nerveuses se presse aux Salons de la Rose-Croix. Les gnostiques, eux aussi, ont su attirer les femmes à eux ; elles affluent, âmes sensibles, autour des pontifes valentiniens et messianistes qui leur disent :

« Les âmes naissent par couples ; l’amour absolu unit indissolublement les âmes-sœurs, lorsqu’elles se retrouvent. Isis dormira sur le sein de son Osiris enfin retrouvé ! Quoi de plus beau que la dyade divine, que l’androgyne primitif reconstitué ! »

C’est Mme Piou de Saint-Gilles qui installe dans son château une communauté libre sous les auspices de la Fraternité de l’Étoile, et de ses directeurs, qu’elle prend pour ses Pères spirituels et conseillers intimes. C’est Mme Paule Janick, directrice de l’Éclaireur, qui se rallie aussi à la Fraternité de l’Étoile, « encore encrassée d’ignorance, mais lui apportant la bonne volonté dont son âme est animée ». Ses services sont agréés : elle écrit dans l’organe messianiste le Secret du Bonheur, où elle distille « le miel qu’elle a butiné chez Saint-Yves, la duchesse de Pomar (lady Caithness), l’abbé Roca, A. Jhouney, René Caillié, Papus, Stanislas de Guaita, Jules Bois, Jean Macé, les hôtes aimés de son ermitage pyrénéen ». Elle y recommande aux prêtres et aux curés la théologie scientifique de lady Caithness et de l’abbé Roca, et le travail de la première heure du Nuctaméron d’Apollonius de Tyane.

La rapide étude qu’on vient de lire, — portant sur les swedenborgiens, les martinistes, les rose-croix, les néo-bouddhistes, les gnostiques valentiniens et messianistes, — nous a montré l’organisation du satanisme moderne dans ses groupes les plus importants. Mais il est encore d’autres groupes d’occultistes, spirites ou magnétiseurs, qui diabolisent à outrance, mais qui ont un fonctionnement moins étendu dans sa sphère. Tout ce monde-là est sataniste, et il ne faut pas que les théories dont chaque groupe enrichit son programme créent le moindre doute à cet égard ; ces théories, on ne saurait se lasser de le redire, sont un trompe-l’œil, et rien de plus. C’est avec ces théories que l’on entraîne l’adepte, qu’on le fait sortir de sa religion (catholique, protestante ou israélite), qu’on soumet son cerveau à la recherche d’une conception absolument révolutionnaire de la divinité ; et, quand l’initié en est là, il a bien vite compris le secret des secrets, et il invoque désormais Satan comme nouveau Messie, comme archange destiné à la réhabilitation, sinon même comme vrai Dieu ; en tous cas, le dieu auquel l’occultiste décerne son hommage n’est plus le Dieu des catholiques.

Si ces divers systèmes étaient sincèrement posés par leurs inventeurs et les chefs d’écoles comme des théories vraies, sérieuses, à adopter définitivement dès l’initiation, les différents groupes de l’occultisme ne pourraient pas se réunir pour travailler ensemble, tant leurs dogmes sont en opposition les uns avec les autres. Le fond est donc le même, puisqu’un occultiste passe indifféremment d’un groupe matérialiste à un groupe déiste. La plus éclatante manifestation de cette identité de dernier arcane a été le Congrès dit spirite et spiritualiste international, qui s’est tenu à Paris, au Grand Orient de France (16, rue Cadet), du 9 au 16 septembre 1889 ; et ce congrès prouve, en outre, une fois de plus que c’est bien la franc-maçonnerie qui est l’âme de toutes ces fédérations d’occultistes.

Dans ce Congrès, l’armée des ouvriers de Satan a voulu recenser ses forces et sa puissance, se rendre compte des ressources dont elle dispose en Europe, en même temps que constater les résultats déjà obtenus et préciser le plan à suivre à l’avenir. Spirites et Mages, Hiérophantes et Nécromanciens, Bouddhistes et Gnostiques y scellèrent solennellement leur union infernale.

De toutes les parties du monde accoururent à Paris les représentants de toutes les écoles et cénacles diaboliques. En moins de trois mois, ils se groupèrent jusque dans l’Inde. Les adhésions arrivèrent par centaines, par milliers. Spirites, Spiritualistes, Kabbalistes, Théosophes, Magnétistes, Swedenborgiens, Théophilanthropes, Francs-Maçons étaient là, représentés par leurs délégués, délégués de plus de 40.000 adhérents et de 95 journaux. Les délégués au Congrès formant l’état-major et la partie militante de la grande armée sataniste, j’en donnerai la liste complète, d’après le Compte rendu officiel du Congrès.

Les délégués au Congrès[40] se divisaient ainsi :

ESPAGNE :

Madrid : Dr Joaquin Huelbes Temprado, Dr don Manuel Sanz y Benito, don Thomas Sanchez Escriban, Mme Sanz y Benito, don Bernardo Alarçon, don José Agramonte.

Barcelone : Vicomte de Torres Solano, don Facundo Usich, Modesto Casanovas, Jacinto Baixeras, Eduardo Dalmau, Joachim Dieguez.

Tarrasa : L’orateur don Miguel Vives, Mme Vives et Dolegol.

Loya : Don Fraucisco Morales, Don Juan Baptista Lopez, don Manuel Navarro Murillo (pour Trujillo), et Clemente Goupille (pour Tarragona).

Séville : Dr Juan Hernandez Ballesteros, et Dr Mendez Nunez.

Saint-Sébastien : Don Torribio et Caballero, Mme Caballero, D.-N. Mundejar.

Le Dr de Fonseca et Mme de Fonseca représentaient le journal le Psychismo et le groupe Materia et Espirito, de Lisbonne, avec M. Angelo de Saarea Prado el M. R.-C. Lazameta.

CUBA

M. Eulogio Horta représentait le journal la Nueva-Alianza, les centres spirites : Lazos-de-Union, Sante-Espiritus, El-Salvador, Santo-Pablo-de-Malpaez, Jose-y-Circulo, Antonio-de-Padual, Santo-Domingo, les cercles de la Encrucyado, toute la fédération de Sagua-la-Grande, le journal la Buena-Nueva, et la Elborado, organe officiel de tous ces centres.

MEXIQUE, PORTO-RICO, LA PLATA

Le Mexique était représenté par don Edouard L. Zarate, pour Puebla et la Vera-Cruz ; don Rafael de Zayas Enriquez, pour Mexico, et Paz-y-Progresso, cercle de Orizaba.

BRÉSIL, CHILI, PÉROU

Au Brésil, les spirites ne se comptent plus ; il y en a dans toutes les provinces ; la Revue spirite a donné la liste des hommes remarquables que nous avait envoyée le regretté M. Casimir Lieutaud, tous docteurs, médecins, ingénieurs, diplomates, etc. qui s’honorent du titre de spirites et défendent leurs idées dans le Reformador, sous la direction de M. F. Xavier Linheiro. Au Pérou, un ingénieur électricien très érudit, M. Faz y Soldan, défend nos doctrines, dans son journal el Sol.

RÉPUBLIQUE ARGENTINE

Dans la République Argentine, la cause du spiritisme a fait des progrès étonnants ; bientôt le gouvernement y sera dans l’obligation de compter avec cette école puissante qui attire tous ceux qui veulent définitivement rompre avec les dogmes antiques qui ont si longtemps asservi la pensée humaine. Les journaux la Luz de l’Alma, la Vérité, Constancia, Persecerancia, la Recista Espéritista ont adhéré au Congrès.

ITALIE

L’école italienne, franchement spirite, était représentée au congrès par le capitaine Volpi et le professeur Hoffmann, le major Ungher n’ayant pu venir à son grand regret, ni le Dr en spiritisme M. Chioïa, de Naples. Une fédération, sous le nom de Grupo Sparso, réunit des hommes tels que MM. Enrico Dalmazzo et le professeur Scarpa, les premiers fondateurs du spiritisme en Italie ; puis MM. G. Damiani, Rossi-Pagnoni, le Dr Moroni, le professeur Falconer Teramo, le comte Gherardo Freschi, Mme Brenda, le magistrat Jacopetti, le professeur Alexander Reggiani, le professeur Stefano Vacea, Barbieri de Introini, théosophe et orientaliste, Michel-Ange Pezziardi, le professeur Vespasiani, Galli Bareggi, le comte Louis Gualtieri, les trois dames Simonelli, Mme Teresa Visconti, Eugenia Favas, S. Maestri née Baronesa-Struve, le professeur Pasqualis Vincenzo, le comte Cresci, le baron Bereventano, le Dr Santangelo, l’ingénieur Dupré, le capitaine Viola, Caraccioti, le sénateur Borselli et Mme Borselli, le Dr Anfossi, le Dr Peirano, l’ingénieur Parato, Mme Rosa Parato, l’ingénieur Giuseppe Palazzi, Mme Ghiaia, Vecelio Ercolani, Benicelli, Alberto Ghesso, Mme Filosa.

ALLEMAGNE

La Bavière était représentée par M. l’ingénieur Louis Deinhart, et le linguiste Dr Grau.

La Prusse et la Saxe, par M. Sigismond Karl, au nom du Dr B. Cyriax, qui dirige le journal Spiritualistiche Blatter, et au nom de la société Psyché, de Berlin. — Le Psyche Studien à Leipzig, lu par 3.000 personnes lettrées et rédigé par M. Oswald Mutze, sous la direction de M. le conseiller d’État russe Aksakoff et du Dr Witig, nous a envoyé son adhésion.

POLOGNE ET RUSSIE

La Pologne a des groupes spirites : Mme Olympe de Dybowska, à Cracovie, nous a envoyé son adhésion, ainsi que nos amis de Varsovie : Mme de Wolska représentait la Pologne.

Saint-Pétersbourg avait délégué M. Semenoff ; le journal le Rebus avait adhéré. Odessa nous avait envoyé son obole, au nom d’un groupe important, présidé par le fameux médium Samuel Bourkser. M. Hoffmann représentait aussi Saint-Pétersbourg.

SUÉDE ET NORWÈGE

La Suède était représentée par Mme et Mlle Norlund, excellent médium, au nom de la société présidée par le général Kingensterne. Mlle A. Dubost, déléguée, était suédoise.

MM. Torstensen et Karl Stosjédt représentaient la Norwège et le journal spirite Morgendæmringen.

HOLLANDE

La société des spirites et des spiritualistes des Pays-Bas, présidée par le pasteur M. P. Huet, était représentée par M. J. P Straaten, directeur du journal Het spiritualistiche Weekblad, et M. L. Becker.

BELGIQUE

La Belgique était représentée par nos vieux amis : MM. Closset, Houart, Martin-Martiny, Félix Paulsen, au nom de la fédération spirite de Liège, et M. O Henrion, pour l’Union spirite liégeoise.

SUISSE

Mme Antoinette Bourdin représentait les spirites de la Suisse.

ANGLETERRE

M. et Mme Everett représentaient le journal de Londres The Light et l’Union spiritualiste fondée par M. Oxon. M. Terry et Mme Terry représentaient les spiritualistes de Melbourne, en Australie. Mistress Esther Wood assistait au Congrès.

MÉDITERRANÉE

De Braïla (Roumanie) M. Lefakis nous a envoyé l’adhésion de plusieurs professeurs de l’université de cette ville ; Constantinople, Athènes, les îles grecques ont fait de même.

La Tunisie et Alexandrie nous ont présenté de solides adhérents.

L’Algérie s’est mise à la hauteur du mouvement général : MM. Déchaud, publiciste, et Lovera, tiennent à Alger la tête de ligne.

ÉTATS-UNIS[41]

M. Henry Lacroix était le représentant du grand journal The Banner of Light, de Boston, et de l’Association spiritualiste de New-York ; au Congrès, M. Lacroix a déclaré représenter au moins douze millions d’Américains.

Les spirites de Buenos-Ayres étaient représentés par M. et Mme Crousse.

FRANCE

La France était représentée par des délégués de centaines de sociétés :

Dr Chazarain, Leymarie (l’organisateur du Congrès), Delanne, Léon Denis, Camille Chaignau, Marius Georges, Henri Sausse, Blin, Lecocq, Lecomte, Cuvenc, James Smith, Berthet, Rouxel, Laurent de Faget, Vacquerie, Chevalier, Olagnier, Mme Kock, Dr Pradère, Vinet-Pesseau, M. et Mme Viselle, Caminade, Mme Conty, Delacourcelle, Houart, Gebhart, Guégan, Hiérabide, Lejay, Moutière, Lavril, Martin, Trésorier, Auzanneau, Bouvery, Virry, l’abbé Roca, A. Caron, Mme Pognon, Carlos Libert, Varchawsky, Arthur Arnould, Mme Vigué, Dr Papus, Lemerle, Mac-Nab, Reybaud, Bosc, Dr Foveau de Courmelles, Dr Dariex ;

Présidents d’honneur : Charles Fauvety, duchesse de Pomar, Marcus de Vèze, Eugène Nus.

Président effectif : Jules Lermina.


Accepter un tel homme pour président, c’était de la part du Congrès témoigner hautement qu’il était prêt à faire litière de tous les principes, je ne dirai pas religieux, mais simplement philosophiques et sociaux. Jules Lermina, est en effet, l’un des ouvriers les plus actifs de la presse matérialiste et athée. Et il était si notoirement connu comme tel, que son élection à la présidence du Congrès souleva au sein même des adeptes de l’occultisme les plus vives récriminations. Le New Spiritualistiche Blaetter, de Berlin, et l’Op de grenzen vantwec werelden (sur les frontières des deux mondes), de La Haye, protestèrent, par l’organe de Mme Van Colcar, la directrice de ce dernier journal, contre la nomination d’un athée matérialiste, comme président d’un Congrès s’intitulant avant tout spiritualiste[42].

Comme s’il eût voulu donner raison à cette légitime protestation, aussitôt après le Congrès, M. Lermina publiait sur la science occulte un ouvrage[43] où, se défendant d’être devenu spiritualiste, il écrivait en propres termes : « La vérité, c’est qu’il n’y a que du matérialisme, en ce sens que les avenirs, — si tant est qu’ils existent, — ne représentent qu’une dilution, qu’une sublimation de la matière, douée en d’autres états de propriétés qui n’existent pas sous les formes que nous connaissons. » Et il disait vrai, le spiritisme, comme nous l’avons vu, n’étant en effet qu’une forme spécieuse du matérialisme.

Bien qu’il essayât, comme président du Congrès, de mettre une sourdine à l’expression de ses véritables sentiments, le bout de l’oreille satanique perce malgré lui jusque dans son discours d’ouverture. Il y caractérise ainsi le Congrès : « la levée en masse des chercheurs de vérité contre l’obscurantisme, qui se réclame, pour arrêter l’essor de l’esprit humain, de l’intolérance persécutrice et irraisonnée des Académies et des Églises. » En d’autres termes : la levée en masse des sectateurs d’une science occulte repoussée par les savants et maudite par l’Église. Si l’on pouvait douter que par cet obscurantisme, contre lequel se fait cette levée en masse de l’armée de Satan, le président du Congrès vise autre chose que le catholicisme, toute incertitude tomberait devant cet autre passage du même livre :


« Le Catholicisme est une religion obscure, avide et cruelle, ennemie de l’activité humaine, adversaire de l’intelligence, négatrice de tout progrès et de toute morale sociale, fautrice d’ignorance, d’hypocrisie et de trahison, ayant à son passif les persécutions les plus féroces et les crimes les plus odieux, bavarde de charité et foncièrement égoïste, n’ayant pour le croyant que des promesses menteuses ou des menaces épouvantables, désorganisatrice de la famille, arrachant l’enfant à la mère et la femme au mari, corruptrice de son propre clergé qu’elle forme à la tartuferie et qu’elle contraint aux vices contre nature, orgueilleuse et basse courtisane vendue au plus offrant… Le Christianisme ne fut qu’une erreur : le Catholicisme est un crime. »


Et il part de là pour opposer à ce catholicisme de sa façon l’idéal religieux et moral du bouddhisme.

C’est, à n’en pas douter, cette fureur d’anti-catholicisme qui recommanda surtout le F∴ Jules Lermina à l’honneur que lui fit le Congrès de le présider, et ce qu’entend louer en lui le F∴ Papus, lorsque dans son Rapport général à la séance publique du Congrès il s’exprime ainsi :


« Jules Lermina n’est pas spirite, vous le savez tous ; l’immortalité de l’âme ou les rapports avec les morts sont encore pour lui des problèmes non résolus ; mais il est ennemi de tout préjugé qui tendrait à arrêter l’essor de la pensée humaine : « Si j’accepte l’honneur de diriger vos débats, m’a-t-il dit, je veux montrer par là que moi, libre-penseur dans la véritable acception du mot, je n’ai jamais peur des préjugés ridicules invoqués par les Académies ou par les Églises pour empêcher la vérité de se produire. » (Salve d’applaudissements.)


Du reste, les membres du Congrès eussent eu mauvaise grâce à se plaindre du matérialisme de leur président, quand la Section Philosophie, après discussion, proclamait, parmi ses conclusions dogmatiques : l’Identité essentielle de l’esprit et de la matière[44]. Au point de vue de la morale sociale, cette même section, logique en cela, niait l’existence du mal et la responsabilité morale, en les remplaçant par la loi de nécessité et de justice.

Les conclusions de la section Occultisme justifiaient pleinement l’assertion de Lermina, qu’il n’y a dans le spiritisme que du matérialisme. Les défenseurs de la doctrine occulte, Théosophes, Kabbalistes, Francs-Maçons, fraternellement unis dans la même pensée, constataient dans leurs conclusions :

1° L’identité de leur enseignement avec celui des spirites sur la constitution de l’homme, quoique en termes différents :

Spiritisme
Kabbale
Théosophie
1. Le Corps. Le corps (Nephesh). Le corps (Ropa).
2. Le Perisprit. Le corps astral (Ruah). Le corps astral (Linga sharira).
3. L’Âme. L’esprit (Neschâmah). L’esprit (Atma).

2° Les divergences entre les deux écoles ne portent que sur la transformation de ces principes après la mort ; l’occultisme croyant à la dissolution totale du perisprit ou corps astral au bout d’un certain temps.

3° Les phénomènes de communication entre les vivants et les morts s’expliquent, selon les occultistes, par la sortie du corps astral, l’alliance consciente ou inconsciente des corps astraux du médium et des assistants, et enfin l’influence réelle des esprits.

4° Le corps astral (fluide nerveux organique) précède l’âme et fabrique le corps matériel. L’âme n’est jamais totalement incarnée dans le corps.

5° Les occultistes partisans de la réincarnation enseignent que l’âme seule se réincarne et que le périsprit se dissout et passe à l’état d’image astrale.

6° Le périsprit ou corps astral se renouvelle incessamment, quant à ses parties constituantes, par l’action toute spéciale du nerf grand sympathique sur la vie, apportée par le globule sanguin qui la puise lui-même dans l’air ambiant.

7° L’homme présente une véritable hiérarchie cellulaire couronnée par la cellule nerveuse. Chaque être humain est une cellule nerveuse de la terre ; chaque âme humaine est une idée de la terre. La terre puise les éléments nécessaires à vitaliser tous les êtres qui sont ses véritables organes dans la lumière solaire au sein de laquelle elle baigne comme toutes les planètes de notre système. Chaque planète est un être vivant possédant un corps, un périsprit et une âme, et n’est elle-même qu’un organe d’un être également vivant : l’univers. L’univers matériel, conçu dans sa totalité, forme le corps de l’Être suprême nommé Dieu par les religions.

L’humanité de toutes les planètes, le grand Adam-Ève de l’ésotérisme, est la vie ou l’âme de cet être suprême. Dieu[45] est la synthèse des mondes visibles et invisibles, formé :

Par l’univers comme corps (objet de l’étude des matérialistes) ;

Par l’humanité comme vie (objet de l’étude des panthéistes) ;

Par lui-même comme esprit (objet de l’étude des théistes).


Telles sont en substance, résumées par le F∴ Papus, rapporteur, les principales conclusions à l’aide desquelles l’occultisme s’unit fraternellement aux spirites de toutes les écoles. Deux points importants étaient acquis : l’unanimité sur la réalité des phénomènes magiques, et l’unanimité dans la lutte contre ce que le Congrès appelait le Matérialisme néantiste (lisez : le dogme et la morale catholiques).

En résumé, les écoles diverses représentées au Congrès se groupaient ainsi :


I. Écoles expliquant par les esprits les phénomènes magiques, c’est-à-dire Groupes Spirites : — 1° les Réincarnationnistes, se subdivisant en : A. Kardécistes ou disciples d’Allan-Kardec ; B. Futuristes Positivistes ; — 2° les Non-Réincarnationnistes qui sont les Swedenborgiens (américains en majorité, hollandais en partie).

II. Écoles expliquant les phénomènes magiques par les esprits, mais aussi par d’autres influences que les esprits, c’est-à-dire Groupes Occultistes : — 4° les Kabbalistes (doctrines occidentales, hébreu), se subdivisant en : A. Indépendants, c’est-à-dire ceux qui, comme le F∴ Papus, se rallient indifféremment aux groupes des Martinistes, Rose-Croix et Gnostiques valentiniens ; B. Gnostiques Messianistes ; — 2° les Théosophes (doctrines orientales, sanscrit), se subdivisant en : A. Théosophes dit Chrétiens, groupes professant les idées de la duchesse de Pomar ; B. Néo-Bouddhistes, groupes se disant en communication avec les Mahatmas du Thibet, système de Mme Blawatsky, ayant aujourd’hui pour grande-prêtresse Mme Annie Besant.

Je donnerai plus loin la liste des journaux spirites et occultistes qui furent représentés au Congrès de 1889 ; mais tout d’abord voici ceux qui précisent le mieux les doctrines des écoles classées ci-dessus :

La Revue-Spirite, de Paris, organe des Kardécistes ; la Vie Posthume, de Marseille, organe des Futuristes Positivistes ; la Revue Trimestrielle des Étudiants Swedenborgiens libres, de Paris, organe swedenborgien : l’Initiation, de Paris, organe des Indépendants ; l’Étoile, d’Avignon, organe des Messianistes ; l’Aurore, de Paris, organe des Théosophes dits Chrétiens, Société Théosophique d’Orient et d’Occident ; la Revue Théosophique, de Paris, organe des Néo-Bouddhistes, Société Théosophique Hermès.


Je n’analyserai pas les 24 discours prononcés dans les séances des Sections réunies, par les orateurs officiels : Gabriel Delanne, Léon Denis, Papus, Charles Fauvety, Marius Georges, Laurent de Faget, Dr Chazarain, Camille Chaigneau, Lessart, Van Straeten, Dr Grau, Henrion, Henri Lacroix, etc. Ils sont résumés en substance dans les conclusions adoptées par les différentes sections. Il faut signaler pourtant le plus curieux, le plus inattendu, le plus audacieux de tous ces discours, prononcé par un homme qui ose se présenter dans ce conciliabule diabolique comme étant prêtre du Christ, d’un chanoine catholique, le chanoine Roca, à qui j’ai déjà consacré quelques pages.

Son discours fut assurément le clou du Congrès ; il fallait, aux Assises de Satan, un prêtre apostat, pour ajouter à l’impiété le ragoût du sacrilège. Il fallait qu’en sa personne Satan inaugurât solennellement, en face du monde, le rôle nouveau qu’il jouait déjà en secret dans une foule de petites chapelles swedenborgiennes ou martinistes, celui d’Antéchrist se décorant du nom et des apparences du Christ lui-même.

« Solutio omnium difficultatum, Christus ! » — « L’unique solution de toutes les difficultés, c’est le Christ ! » Tel fut le texte de l’homélie satanique, qui débutait ainsi :


Mesdames et Messieurs,

« Ce que je vais avoir l’honneur de vous dire est tellement délicat, tellement grave dans la bouche d’un prêtre qui a tant de ménagements à garder à l’égard d’une Église dont il ne veut pas se séparer, quoi qu’elle fasse contre lui, quoiqu’elle ait mis tous ses livres à l’index et que, dans un diocèse, elle l’ait frappé d’interdiction ; ce que j’ai à dire est si délicat que, pour ne pas dépasser le but, afin de bien mesurer l’expression, j’ai préféré mettre par écrit tout ce que je désire vous exposer. Je vous demanderai donc la permission de lire et de ne pas improviser.

« Honneur aux pionniers de la Rénovation qui s’accomplit ! Honneur à vous, Mesdames et Messieurs, en qui se personnifie ici le génie transformateur. Vous êtes les précurseurs et les promoteurs du règne de la justice et de la vérité divines, règne promis aux hommes par le Messie… Pater, adveniat regnum tuum… Ce que vous avez fait est bon ! Ce qu’il vous reste à faire est encore meilleur. La marche de l’Esprit nouveau ne subira pas d’arrêt. Vous atteindrez au principe même de toutes les forces psychiques, à Celui qui a dit : « Ego Principium qui et loquor vobis. Je suis le principe de tout, je suis le foyer vivant d’où rayonnent les esprits. » (Jean, VIII, 12.)

« Par là vous sera dévoilé le Christ éternel, et vous comprendrez tous, chères sœurs et chers frères, que ce Christ divin n’a rien de commun avec le Christ du Vatican, avec le Christ du Syllabus, avec le Christ de l’Inquisition et des bûchers, avec le Christ de la Saint-Barthélemy, avec le Christ inhumain des Torquemada et des Santa-Cruz (grands applaudissements) ; mais qu’il est le pur Adam-Kadmon des Kabbalistes, c’est-à-dire le Règne hominal lui-même… »


Cet échantillon de la délicatesse du chanoine Roca doit suffire pour nous indiquer sous quelle inspiration ce prêtre apostat pouvait oser parodier ainsi le langage de Jésus-Christ et des apôtres, et à quelle impulsion obéissaient ceux qui osaient l’applaudir. Seul, le père du mensonge pouvait fermer la bouche à ces applaudisseurs, et les empêcher de s’écrier : « Comment pouvez-vous vous targuer d’appartenir encore à une pareille Église, « où, comme vous le dites, il ne reste plus que des hiboux et des chouettes, des rétrogrades et des obscurantistes, toute la gent noctambule dont la lumière blesse les yeux ? » Votre langage n’est qu’un impudent mensonge. » Mais non, tout cet auditoire, aveuglé par Satan, riait et applaudissait. Ils étaient fiers de se voir appliquer les prophéties d’Isaïe, de Jésus et de saint Paul, d’être proclamés par un prêtre apostat « les prêtres de l’ère nouvelle, les prêtres de l’esprit vivant… la fournaise cyclopéenne d’où sortira, forgée de toutes pièces, la constitution religieuse et sociale des sociétés de l’avenir ! »

Il faut avouer, qu’à côté des déclamations furibondes du chanoine Roca, les discours des Papus, des Fauvety, des Chaigneau étaient bien ternes et bien incolores. La localisation physiologique du péresprit, les bases de la solidarité, la communion des vivants et des morts, les dithyrambes en l’honneur d’Allan-Kardec, « le Newton du Spiritisme », tout cela était de l’eau tiède à côté des torrents de lave vomis par l’infernal blasphémateur. Il avait révélé le vrai mot du Congrès, la décatholicisation de la génération actuelle et des générations à venir, le règne de l’athéisme, « qualification, osait dire M. Marius George, qui, de flétrissante qu’elle est encore aujourd’hui, perdra toute acuité, lorsqu’au lieu de signifier amour de la matière et néantisme, elle sera devenue synonyme d’immortalité et d’amour passionné de l’humanité. » (Très bien, très bien !)[46]

Une fois l’athéisme admis en principe, la divinité du Christ n’est plus qu’une question oiseuse et ridicule. Aussi, faut-il voir avec quel mépris les membres du Congrès la traitent en passant.

Voici comment M. Marius George s’exprime à ce sujet dans le Résumé des théories de l’esprit Jean (mémoire présenté au Congrès) :


« Faire rentrer dans l’unité, dans le cadre commun à toute l’humanité, la personnalité si justement admirée de Jésus, ne pas lui faire l’injure de la considérer comme exceptionnelle, privilégiée et au-dessus de la loi de conséquences naturelles, c’est non seulement protester contre dix-huit siècles de fanatisme catholique qui firent de Jésus un Dieu ; mais c’est en même temps rejeter, comme les inutiles rameaux d’un arbre imaginaire, — selon l’éloquente expression de l’esprit Jean, — toute idée de choix, d’épreuve, de : mission ou d’expiation. »


Des quatre sections qui se divisèrent les travaux du Congrès, la plus importante sans contredit, parce qu’elle avait pour but d’en perpétuer l’esprit et d’en maintenir les résultats, fut la section dite de Propagande. On y discuta tous les moyens les plus efficaces en vue de l’apostolat anti-catholique. Les principaux moyens proposés, et pour la plupart acceptés, furent les suivants :


1° Publication à bon marché des ouvrages spirites et de science occulte.

2° La création d’une œuvre de conférences publiques. (Adopté à l’unanimité.)

3° La publication à bas prix des travaux du congrès et des mémoires qui lui ont été adressés. (Adopté à l’unanimité.)

4° La publication d’un résumé de la philosophie spirite et des personnages célèbres qui s’en sont occupés. (Adopté à l’unanimité.)

5° Publication d’un annuaire spirite (déjà mise en exécution en Allemagne).

6° Fondation d’œuvres philanthropiques destinées à faire connaître et aimer la nouvelle religion : crèches, maisons de retraite, sociétés de secours mutuels, hospices, etc.

7° Fédération de tous les spirites et spiritualistes du globe en vue de lutter contre les envahissements du néantisme.

8° Installation, dans les groupes et sociétés spirites, de troncs pour la propagande. (Adopté à l’unanimité.)

9° Création à Paris d’un centre spécial pour la traduction en français, et vice versa, des ouvrages ou articles de journaux importants publiés dans d’autres langues. (Adopté.)

10° Envoi de médiums dans les milieux où il n’y en a pas. (Repoussé.) On substitua à cette proposition la suivante : Envoi dans les milieux qui en feront la demande, de personnes aptes à la formation des médiums et à l’organisation des groupes. (Adopté.)

11° Distribution gratuite de tous les journaux spirites ou occultistes à toutes les sociétés de propagande ayant une bibliothèque, et échange de numéros entre tous les journaux. (Adopté à l’unanimité.)


Pour donner une idée de l’étendue de la propagande spirite et occultiste exercée par la presse périodique, il n’est pas inutile d’énumérer ici les journaux et revues défendant la cause représentée au Congrès de Paris ; on verra par là quelle est l’effrayante intensité du mal que je signale et dont beaucoup de catholiques ne se doutent même pas.

Voilà la liste complète :

FRANCE

L’Initiation, Directeur : Papus. Rédacteur en chef : Georges Montière. Secrétaires : C. Barlet, J. Lejay (Paris). — Le Spiritisme. Rédacteur en chef : Gabriel Delanne. Rédacteurs : MM. Delanne père, Auzanneau, Léon Denis, Bouvery, etc. (Paris). — La Revue Théosophique. Directrice : Mme la comtesse d’Adhémar. Rédacteur en chef : Mme H.-P, Blavatsky (Paris). — La Revue Spirite. Directeur : P.-G. Leymarie. Gérant : H. Joly. Rédacteurs : MM. Vautier, Dr Flaschoen, Gambu, Pelletier, Mme Leymarie (Paris). — L’Aurore. Directrice : Mme la duchesse de Pomar. Rédacteur : Mme de Morsier (Paris). — Journal du Magnétisme (Paris). — Revue de l’Hypnotisme (Paris), — La Lyre universelle (Paris). — Revue Franco-Hellénique (Paris). — La Paix sociale (Paris). — Revue des sciences psyrhologiques illustrée (Paris). — L’Orient (Paris). — La Chaîne magnétique (Paris). — Revue des Étudiants Swedenborgiens (Paris). — La Lumière (Paris).

La Vie posthume (Marseille). — L’Étoile (Avignon). — La Curiosité (Nice). — La Religion laïque (Nantes).

HORS DE FRANCE

El Criterio Espiritista (Madrid). — Moniteur Spirite et Magnétique (Bruxelles). — . Banner of Light (Boston). — La Revista Espiritista (Montevideo). — Le Messager (Liège). — Psyche Studien (Leipzig). — Revista de Estudios psicologicos (Barcelone). — El Buen Sentico (Lerida). — Constancia Revista (Buenos-Ayres). — The Harbinger of Light (Melbourne). — La Fraternidad (Buenos-Ayres). — Le Rebus (Saint-Pétersbourg). — Reformador (Rio-de-Janeiro). — Bulletin de l’ Association des journalistes et écrivains portugais (Lisbonne). — Society for Psychical research (Londres). — El Faro Espirita (Tarasa). — Nueva Aliansa (Cienfuegos de Cuba). — La Vérité (Buenos-Ayres). — Luz de Alina (Buenos-Ayres). — Le Sphinx (Munich). — Sociedade Concordia (Campos) (Brésil). — Religio (journal philosophical) (Chicago). — Morgendoenringen (Christiania). — El Spiritismo (Lisbonne). — The Herald of Healt (Londres). — Les Sciences mystérieuses (Bruxelles). — El Sol (Lunia). — El Renacimiento (Colombia). — The Theosophist (Madras). — Loisirs de Mars (Saratof). — Lux (Rome). — Teosofo (La Plata). — El Peregrino (Porto-Rico). — La Ilustracion Spirita (Mexico). — Pshismo (Lisbonne). — Golden Gate (San-Francisco). — La Luz (Porto-Rico). — El Spiritismo (Ghalcuapa) (Salvador). — Modern Thought (Kansas City}. — Het Spiritualistische Blatter (Berlin). — Annali dello Spiritismo (Turin). — Spiriten (Stockholm). — El Guia de la Salud (Séville). — Celestial City (New-York). — The Occult Review, and spiritual reformer (Londres). — The Two Worlds (Manchester). — Le Lucifer (Londres). — États-Unis d’Europe (Genève). — Revue Sud-Américaine (Buenos-Ayres). — El Laïco (Mexico). — La Gaceta, diario official (Costa-Rica). — Revista Espiritista de la Habana (Habana). — The Advanced Thought (Cleveland). — Muz y Verdad (La Plata). — El Crisol (Ali cante). — El Precursor (Mexico). — La Psiche (Rome). — La Ilustracion perfercionista (Mexico). — La Evolucion (Habana). — A Lux (Rio-de-Janeiro). — De Blyde Boodchap (La Haye). — Op de Grezen van Free Werelden (La Haye). — La Alborada (Sagua-la-Grande) (Cuba). — El Salvador (Sagua-la-Grande) (Cuba). — Buena Nueva (Cienfuegos) (Cuba). — Boletin oficial de Instituto Hypnoterapico (Madrid). — Society for Psychical Research (journal) (Buckingham).


Enfin, les congressistes votèrent encore l’adoption des deux moyens suivants de propagande :


12° Fondation de sociétés de dames spirites (comme il en existe en Espagne) pour recueillir les vêtements vieux ou démodés, et en faire de nouveaux qui seront distribués aux indigents au nom des nouveaux principes.

13° Formation d’une commission de propagande composée de représentants de toutes les écoles spirites et spiritualistes, dévoués à la-cause et désireux de la faire progresser.


Cette dernière proposition étant la plus importante de toutes pour imprimer à la propagande la direction et l’unité de mouvement, elle fut, après une courte discussion, approuvée à l’unanimité ; la commission ou comité fut immédiatement constituée, et commença à fonctionner le 16 septembre 1889. Elle est composée de trente membres au moins, dont dix habitant Paris. Les membres de province sont tenus au courant de la commission et ont droit de vote par correspondance.

Le bureau est ainsi composé : — Président : le Dr Chazarain. Vice-présidents : MM. P.-G. Leymarie, Camille Chaigneau et Gabriel Delanne. Secrétaire général : Dr Papus. Secrétaire-adjoint : Laurent de Faget. Trésorier : M. Auzanneau. Membres : MM. Bouvery, Puvis, Boyer, Lussan, Poulain, Warchawsky, Mougin, Carlos Libert, Mmes Dieu, Pognon, de Wolska.

Membres actifs pour la province, la Belgique et la Suisse : MM. Sausse et Chevalier (Lyon) ; Georges et Gamondès (Marseille) ; Cadeaux (Toulouse) ; Nozeran (Nice) ; Sirven (Alais) ; Gardy (Genève) ; Brisse et Thibaud (Bordeaux) ; Bazot (Angers) ; Léon Denis (Tours et Rouen) ; Dr Bécourt (Lille) ; Monclin (Reims) ; Houart (Liège) ; Vincent (Vaux) ; Martin (Bruxelles) ; Caron (Besançon) ; Lovera et Lechaud (Alger) ; Rochefort (Croze) ; Figers (Charente-Inférieure) ; Rouyer, délégué ambulant.

Au banquet, qui suivit la dernière séance du Congrès, divers toasts furent portés à l’union, à la solidarité, aux dames, etc. Le toast de M. A. Mougin se terminait ainsi :

« Buvons à Bouddha, Zoroastre, Khrishna, Confucius, Thalès, Anaxagore, Pythagore, Socrate, Platon, Jésus-Christ, Apollonius de Tyane, Plutarque, Galilée, Kepler, Newton, Leïibnitz, Descartes, Voltaire, Diderot, d’Alembert, Rousseau, Wronski, Swedenborg, Fourier, Jean Reynaud, Pezzani, Allan-Kardec, Victor Hugo, etc… ; enfin à tous les esprits qui se sont dévoués à la cause du spiritualisme rationnel et à l’affranchissement de la pensée humaine ! »

Le nom de Jésus-Christ était de trop ; mais, par contre, il en manquait un à cette collection, représenté sans doute par l’etc. de la fin, le nom de celui qui avait été, quoique invisible, le principal moteur et le véritable président du Congrès, celui pour la gloire de qui s’embrassaient fraternellement spirites et occultistes, leur dieu et maître commun, Satan !

Depuis 1889, la plupart des mesures prises par la section de propagande ont été mises à exécution, en attendant le prochain Congrès, projeté d’abord pour 1891, puis remis à une date ultérieure. Il faut reconnaître que le Congrès de 1889 a porté ses fruits, et que depuis cette époque une large recrudescence de satanisme s’est manifestée, dans la double ligue du spiritisme et de l’occultisme, par toutes les voies préconisées par le Comité de propagande, fidèle à son mandat diabolique.

Un seul point gêne et embarrasse cette propagande : la persévérance invincible du catholicisme, tant de fois tué en paroles par ses ennemis, et qui pourtant ne meurt pas, appuyé qu’il est sur cette parole infaillible : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. »

Les propagandistes de l’enfer comprennent eux mêmes leur faiblesse et leur impuissance devant l’obstacle divin où viennent se briser leurs efforts sacrilèges. L’un d’eux, un rédacteur de la Revue Spirite, écrivait dernièrement, en demandant la dénonciation du Concordat :

« L’obstacle renversé, alors le but même que se propose le Spiritisme pourra être entrepris efficacement. Jusque-là, tous ses travaux, toutes ses luttes ne sauraient être que des travaux préparatoires et des luttes circonscrites. » .


Enfin, il est des circonstances où la rage infernale des goètes éclate presque publiquement, et l’on en a des manifestations par ces vols d’hosties consacrées dont la fréquence épouvante la foi catholique ; à quel groupe attribuer telle ou telle de ces soustractions audacieuses autant que sacrilèges ? on ne saurait préciser. D’autres fois, les goètes vont jusqu’à pratiquer quelqu’un de leurs « gestes » rituels coram populo, et l’ignorance de la presse prend pour une excentricité ce qui est vraiment et réellement une abomination.

Ainsi, je me souviens avoir lu, dans les journaux boulevardiers, il y a trois ou quatre ans, un récit de manifestation péladanesque, dont on se contenta de sourire.

Le sûr Peladan et un certain nombre de ses amis avaient demandé, je ne me rappelle plus sous quel prétexte, la célébration d’une messe à Notre-Dame de Paris. Pendant toute la première partie du saint-office, ils se tinrent tranquilles ; comme de vrais fidèles, ils avaient l’air recueilli. Mais, au moment de l’élévation, au lieu de s’agenouiller sur les dalles de la basilique, ils restèrent debout, et chacun, tirant de dessous son habit un petit poignard, le brandit dans la direction de l’autel, tandis que le prêtre élevait vers le ciel le pain eucharistique. Le suisse s’empressa de mettre ordre à cette manifestation incompréhensible ; puis, ces messieurs qui avaient repris leur première attitude de calme, furent réprimandés, à la sacristie, à la fin de la messe. On leur demanda ce que signifiait ce geste, qu’on prenait pour une folie. Ils répondirent qu’étant excellents catholiques, c’était leur manière de jurer qu’ils défendraient jusqu’à la mort leur religion et le Temple saint. Les journaux plaisantèrent quelque peu, et, une fois de plus, le sâr Peladan et ses compagnons passèrent pour de simples toqués.

Mais qu’on réfléchisse, et l’on comprendra que l’explication donnée avait un double sens. Leur religion, c’est le satanisme ; par catholiques, ils entendent dire qu’ils sont universels. Le geste, avec le poignard dans la main, était une menace sacrilège à Notre-Seigneur Jésus-Christ présent dans la sainte Eucharistie. Et ils avaient eu l’audace de venir manifester de la sorte, en pleine cathédrale de Paris !

En vérité, je me demande quelle taie couvre les yeux des nôtres pour voir dans de pareils défis à Dieu de vulgaires et ridicules excentricités.

  1. Pour n’avoir aucun doute, on peut se reporter à une citation que j’ai faite plus haut d’un passage de la page 152 du même livre d’Éliphas Lévi. Le grand agent magique est appelé des noms les plus divers : Tétragramme, Inri, Od, Serpent, Âme de la Terre, Lucifer (Livraison 154, page 267).
  2. Puisque je suis amené à parler de nouveau de M. le marquis Stanislas de Guaita, je profiterai de cette circonstance pour lui donner acte d’une réclamation qu’il est venu me faire au sujet de ce que j’ai publié dans le chapitre de l’Envoûtement (deuxième volume, pages 259 et suivantes).
    M. de Guaita m’a communiqué une lettre de M. Edouard Dubus, rédacteur au Figaro, dans laquelle celui-ci déclare que M. Jules Bois a exagéré en disant que M. de Guaita avait chez lui un démon familier et en s’appuyant, pour avancer cela, sur son témoignage. M. Dubus reconnaît seulement avoir assisté à une apparition chez M. de Guaita et explique ce fait par la raison que la maison de celui-ci serait « hantée, comme tant d’autres ».
    En ce qui concerne son duel avec M. Jules Bois, M. de Guaita établit une distinction : ce duel n’a pas eu lieu à l’occasion des articles de son adversaire publiés par le Gil Blas et que j’ai reproduits. M. Jules Bois a déclaré « n’avoir entendu porter sur M. de Guaita qu’une appréciation d’ordre philosophique et ésotérique, mais que ces critiques ne s’adressaient pas au caractère de parfait galant homme de M. de Guaita et ne pouvaient nullement l’atteindre » (Procès-verbal du 14 janvier 1893). M. de Guaita a ajouté : « Je me suis battu avec M. Bois trois mois plus tard, et pour une toute autre affaire. »
    Quant au duel avec M. Huysmans, il n’a pas eu lieu ; il y a eu, en tout, échange de témoins. Ceux de M. Huysmans ont déclaré que leur mandataire « n’entendait nullement revendiquer comme des opinions personnelles les articles de M. Bois » ; en outre, M. Huysmans a affirmé « n’avoir aucune hésitation à considérer M. de Guaita comme absolument étranger aux faits qui ont motivé la polémique sur la mort de l’ex-abbé Boullan », ajoutant d’ailleurs « qu’il n’a jamais songé à discuter le caractère de parfait galant homme de M. de Guaita » (Procès-verbal du 14 janvier 1893).
    Ces procès-verbaux n’avaient pas été portés à ma connaissance.
    Mais, en dehors de la question de duel qui n’est qu’un incident dans cette querelle entre occultistes, il reste un fait bien établi, et c’est celui qui surtout nous intéresse : il est avéré, indiscutable et non contesté, que les deux groupes rivaux portent mutuellement, l’un contre l’autre, l’accusation de satanisme. À l’égard de M. Jules Bois, je crois que la question est résolue par le compte-rendu (que j’ai reproduit en partie, pages 282-283) de sa pièce les Noces de Sathan, relation dont l’auteur est un de ses amis et qui a été publiée dans son journal. À l’égard de M. de Guaita, il me semble qu’après la poésie ci-dessus il n’y a plus qu’à tirer l’échelle.
    En résumé, les uns et les autres ont grand besoin des prières des catholiques, et je les recommande vivement à celles de mes lecteurs.
  3. Stanislas de Guaita : la Muse Noire.
  4. Il y a aujourd’hui, rien qu’à Londres, douze lieux de culte swedenborgien dans douze quartiers différents.
  5. Pour bien montrer que c’est encore et toujours la franc-maçonnerie qui fait naitre et qui développe ces sectes satanistes, il est utile de rappeler l’œuvre maçonnique de l’apostat Pernety et de Bénédict Chastanier, marchant sur les traces de son digne maitre.
    Pernety, qui, après un premier acte d’insubordination, fut recueilli par Frédéric II de Prusse, le roi haut-maçon, resta auprès de lui plusieurs années. Rentré à Paris, son long séjour auprès du prince hérétique et sectaire et la faveur dont il avait été comblé par lui le rendirent suspect à bon droit. Les auteurs maçonniques disent qu’il fut alors accablé de vexations par l’archevêque de Paris. Ayant quitté la capitale, il vint à Valence, puis à Avignon. Depuis longtemps, il s’occupait d’hermétisme et était affilié aux loges. En Vaucluse, il fonda le rite maçonnique théosophe et hermétique, nommé rite des Illuminés d’Avignon.' C’est dans ce rite qu’il créa le grade cabalistique de Chevalier du Soleil, aujourd’hui 28e degré du Rite Écossais Ancien Accepté.
    Pernety fut aidé dans sa fondation (1778) par un sataniste enragé, le comte de Grabianca grand organisateur de sociétés swedenborgiennes.
    Un Vénérable de la Mère-Loge du Comtat-Venaissin, disciple de Pernety, transporta son rite à Montpellier (1119) et y fonda une Académie des Vrais-Maçons. Cette académie maçonnique se composait des partisans du systéèe de Zinnendorf (rite de la Grande Loge nationale d’Allemagne, à Berlin), de la société des Deux-Aigles, de celle de l’Apocalypse, des Illuminés du Zodiaque, des Frères Noirs (maçons satanistes déclarés) et des Élus-Coëns (rite cabalistique créé par Martinez Pasqualis). Cette académie pratiquait six grades : 1er, Vrai-Macon : 2e, Vrai-Maçon dans la Voie Droite ; 3e, Chevalier de la Clef d’Or ; 4e, Chevalier de l’Iris ; 5e, Chevalier des Argonautes ; 6e, Chevalier de la Toison d’Or. Les rituels des 1er, 2e et 4e grades avaient été fabriqués par Pernety.
    Quant à Bénédict Chastanier, autre disciple de Pernety, il était Vénérable d’une des loges de Paris en 1766 ; à Londres, il établit l’année suivante, une société secrète dont le but était de propager le système de Swedenborg. Plus tard, il fonda (1783) le rite des Illuminés Théosophes, dérivant de celui de Pernety et ayant six grades : 1er, Apprenti-Théosophe : 2e, Compagnon-Théosophe ; 3e, Maître-Théosophe : 4e, Écossais Sublime de la Jérusalem Céleste ou Théosophe Illuminé ; 5e, Frère Bleu ; 6e, Frère Rouge.
  6. Œgger présentait les phénomènes de l’extase comme étant à la disposition de chaque disciple. En 1845, il envoya au Synode de Leipzig une adresse où il préconisait le mariage des prêtres. « Depuis que Rome, y disait-il, a méconnu cette grande vérité, une maladie secrète et honteuse, une sorte de chancre, s’est attachée à ses membres, et elle n’a plus fait que languir. »
  7. Jules Bois : les Petites Religions de Paris.
  8. Au demeurant, lorsqu’il déclare au récipiendaire que la vérité occulte doit être devinée par lui, sans qu’il soit besoin de la lui communiquer oralement, le F∴ Stanislas de Guaita, qui est le Ragon du Martinisme contemporain, se conforme à la tradition de la franc-maçonnerie, à cette règle générale établie par tous les créateurs de rites et qui n’a d’exception que dans le Palladisme et la deuxième classe des Odd-Fellows.
    Drœseke, maçon allemand des hauts grades, disait en 1849, dans un discours prononcé à la loge le Rameau d’Olivier, de Brême :
    « Avant tout, nous considérons la Maçonnerie comme une institution émanant de la divinité. Celui qui a recevra jusqu’à ce qu’il soit rassasié. Mais à celui qui n’a rien, la Maçonnerie ne peut rien donner ; elle l’appauvrit même au sein d’une richesse apparente. Dans nos temples, il est sans cesse question d’un secret ; même, pour parler plus exactement, on ne parle que de ce secret. Ce secret, on ne peut le cacher à celui qui a des yeux : celui-là le pénètre sans la loge, il est initié sans même être entré dans nos sanctuaires. Tel autre ne parviendra jamais à le connaître, pas même par la loge et par le moyen de tous ses grades : c’est un profane, fût-il même assis à l’orient du temple et fît-il briller sur sa poitrine les bijoux du grand-maître.
    « Les moyens mêmes que nous employons pour résoudre ce problème, nous symboles, nos images, nos signes, nous les regardons comme des secrets. Pour quelle raison et de quel droit agissons-nous ainsi ?
    « Nos symboles ne sont point des bilboquets qui servent à tuer le temps et à amuser les enfants ; ils sont les vases sacrés où le saint des saints est conservé et exposé aux regards des initiés. Telles sont les paroles (mots de passe et mots sacrés), que l’on profanerait, si on les jetait devant des animaux immondes. Nos symboles ne sont pas l’objet représenté ; ils ne sont que des allusions, des réminiscences : par eux, l’esprit est stimulé à faire des efforts pour conclure l’invisible de ce qui est visible. » Cité par Eckert, la Franc-Maçonnerie dans sa véritable signification, traduction française, tome I, page 274.)
    Voir aussi le Rituel du grade de Maître, publié pour les francs-maçons en 1860 par Ragon. Le « Catéchisme du Maitre » s’y termine ainsi (pages 34-35) :
    « D. — L’étude des grades maçonniques conduit-elle à la connaissance de la vérité ?
    « R. — Aucun grade connu n’enseigne ni ne dévoile la vérité ; seulement, il désépaissit le voile, et le néophyte qui sait profiter des documents qu’il reçoit, sait plus et mieux que celui qui sort d’un collège profane de philosophie. Les grades pratiqués jusqu’à ce jour ont fait des maçons et non des initiés.
    « D. — Pouvez-vous me dire le secret de la Franc-Maçonnerie ?
    « R. — Le secret de la Maçonnerie est, par sa nature même, inviolable : car le maçon qui le connait ne peut que l’avoir deviné. Il l’a découvert en fréquentant les loges instruites, en observant, en comparant, en jugeant. Une fois parvenu à cette découverte, il le gardera à coup sûr, pour lui-même, et ne le communiquera pas même à celui de ses frères en qui il avait le plus de confiance ; car, dès que celui-ci n’a pas été capable de faire cette découverte, il est aussi incapable de tirer parti du secret, s’il le recevait oralement. »
    Le F∴ Ragon ajoute en note :
    « Ces ingénieuses paroles (c’est-à-dire la définition de l’inviolabilité du secret maçonnique) sont du célèbre J.-J. Casanova, né à Venise en 1725, initié à Lyon en 1757, et à qui Crébillon apprit le français. »
    Or, l’aventurier Casanova, auteur des plus obscènes mémoires qu’un homme ait écrit, était un sataniste déclaré.
  9. Expression de Saint-Martin.
  10. D’après Saint-Yves d’Alveydre, l’administration de chaque pays serait confiée à trois collèges de spécialistes : les Doctrinaires enseignants (conseil des Églises) ; — les Législateurs juristes (conseil des États) ; — les Notables économistes (conseil des Communes).
  11. Wronski a dressé des différentes opérations de la Magie le tableau suivant :
    E N
    Évocation de la vie
    (Ici appartient la résurrection des morts)
    E E
    Évocation du néant
    U E
    Évocation des cacodémons
    T E
    Conjuration des cacodémons
    S E
    Théurgie
    E S
    Évocation de l’esprit
    U S
    Évocation des agathodémons
    T S
    Conjuration des agathodémons
    E S
    Goétie
    C F
    Mysticisme (pratique)
    PC
    Théosophie (a)
    Mysticisme contemplatif ou soi-disant
    Philosophie mystique

    (a) La Théosophie est l’identité finale dans la réunion systématique de l’évocation des Agsthodémons et de celle des Cacodémons, moyennant l’évocation de la Vie qui leur est commune (Wronski).
    Wronski avait posé les bases d’une association mystique, ayant pour but, pour prendre part à la création, de cultiver les arts surnaturels, tels que : l’autopsie, la poésie télétique, la philosophie hermétique, les guérisons magnétiques, la palingénésie, et certains mystères de génération physique…

  12. Voici un échantillon de ce merveilleux complément. Lacuria base ainsi les attributs divins et la constitution de l’âme humaine sur les sept couleurs de l’arc-en-ciel (Septenaire extrait du ternaire) :
    Couleurs Attributs divins Facultés de l’âme
    1. Rouge Vie Volonté
    2. Orangé Liberté Liberté
    3. Jaune Lumière Amour
    4. Vert Sainteté Conscience morale
    5. Bleu Sagesse Entendement
    6. Indigo Justice Intelligence
    7. Violet Éternité Mémoire
  13. L’Initiation, en tête de l’année 1893, donne un dessin de ce local. Les compte rendus des séances expérimentales du groupe d’études qui se trouvent dans l’Initiation, ne relatent guère que les phénomènes déjà connus de spiritisme ou d’hypnotisme. Parmi ces expériences du laboratoire magique, une des plus curieuses est celle faite sur de prétendues larves « substances fantastiques inconsistantes, dit Stanislas de Guaita, mais réelles, dépourvues d’essence propre et vivant d’une vie d’emprunt. Elles s’attachent à ceux qui leur ont donné naissance et qui s’épuisent à la longue à les nourrir. »
    Ces larves ne sont autre chose, d’après Papus invoquant ses propres expériences, que des images cérébrales, des idées, amenées à l’existence, réalisées pour un temps plus ou moins long ; ce qu’on appelait autrefois les esprits obsesseurs : « la larve est un être du plan astral, constitué par une idée humaine, par la force vitale du créateur de la larve comme principe d’animation, et par un agglomérat de lumière astrale comme corps. » La suggestion, à son dire, n’est en définitive qu’un procédé spécial de création de larves plus ou moins tenace. Lorsqu’on se trouve en présence d’un individu qui se prétend envouté ou persécuté, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, on se trouve, dit-il, en présence d’une auto-suggestion servie par une conscience troublée.
    Guaita fournit à ce sujet la remarquable description suivante des obsessions racontées par le fameux Berbiguier dans son ouvrage : Les Farfadets, ou tous les démons ne sont pas dans l’autre monde :
    « Berbiguier est certainement la victime d’une nuée de larves : mais il attribue ces vexations à des sorciers métamorphosés en monstres de toute sorte et de toute grandeur. L’examen de ses gravures est des plus curieux à ce point de vue ; ceux dont les yeux ne sont pas faits pour l’astral peuvent du moins étudier en ce miroir la nature protéenne des larves, aptes à revêtir, avec une inconcevable souplesse, les formes les plus paradoxales et les plus variées, il suffit que le pauvre possédé, que leur présence horripile, ait l’appréhension ou l’obsession de quelque hideuse figure, et les larves de se modeler aussitôt en conséquente ; c’est une hallucination qui prend corps, c’est une pensée qui s’objective dans la substance plastique ambiante. »
    (Une figure montre la fixation d’une vision astrale de ce genre dans un miroir magique au charbon. L’Initiation, 10 juillet 1893, page 9.)
    Enfin, Papus, comme moyen de dissolution des larves, recommande, d’après ses propres expériences, une piqûre dans la larve à l’aide de pointes d’acier, l’emploi des parfums, des pantacles et des cérémonies magiques.
  14. Il serait plus juste de dire : incompris des neuf dixièmes des francs-maçons.
  15. Voir au 13e fascicule, pages 29 et suivantes.
  16. Voici la première fois, depuis mon fascicule de mars, que j’ai occasion de reparler de M. Georges Bois ; aussi, je lui donne ici en note acte de sa protestation du 9 avril, dans laquelle l’auteur du livre la Maçonnerie nouvelle du Grand Orient de France me fait connaître qu’il a un homonyme, s’appelant exactement comme lui : Georges Bois. Ce serait donc cet homonyme qui ferait partie de la société des Bons Bougres, dont il a été parlé dans la note de la page 284. J’ai reproduit intégralement la protestation de l’ami des FF∴ Pétrot et consorts dans le Bulletin Mensuel servant de couverture au fascicule 17. Je la reproduirai de même en entier, au chapitre-appendice consacré aux rectifications, lequel terminera mon 24e et dernier fascicule. Néanmoins j’ai tenu à rectifier ici l’erreur commise relativement à la présence de M. Georges Bois dans la société en question. Cette erreur, d’autant plus compréhensible qu’il s’agit d’un homonyme de nom et de prénom fréquentant les mêmes amis, ne change absolument rien à la question.
  17. Il ne faut pas perdre de vue que, dans la tenue où pérore le F∴ Oswald Wirth en l’honneur de son affiliation, il y a des Compagnons et même de simples Apprentis ; et notre orateur est obligé de ne pas leur laisser soupçonner le fond du sac ; d’où son langage ambigu dont ceux qui savent seront seuls à faire leur profit.
  18. C’est aux sociétés satanistes que le F∴ Oswald Wirth fait allusion, à ces sociétés que ses amis Papus et de Guaita s’efforçaient et s’efforcent encore de grouper, pour former un faisceau d’occultistes qui serait le rival du Palladisme.
  19. Le F∴ Saturnin Morin, qui n’est pas allé plus loin que le grade de Maître, prend pour argent comptant ce que débite Ragon dans ses livres, lesquels sont destinés à tous les maçons, aussi bien à ceux des degrés inférieurs qu’aux autres. Si le F∴ Morin avait été reçu au grade de Rose-Croix (18e degré), il aurait vu que, dans le symbolisme maçonnique, la croix signifie tout autre chose que l’intersection de l’écliptique avec l’équateur, et il aurait vu cela même par le Rituel du F∴ Ragon, et il aurait compris pourquoi les hauts-gradés de la secte ont l’air de chercher midi à quatorze heures : car cette explication de la croix est une des plus sacrilèges obscénités que l’esprit infernal se soit plu à imaginer.
  20. Il s’agit de la parabole du semeur. Avec sa mauvaise foi habituelle, le F∴ Morin ne cite qu’un verset de saint Marc et le détourne de son vrai sens. L’Évangile nous dit aux versets suivants, non mentionnés par le sectaire, que ceux qui ne comprennent pas les paraboles divines sont semblables aux terrains du bord de la route « en qui la Parole est semée ; mais, aussitôt qu’ils l’ont ouïe, Satan vient et enlève la Parole qui avait été semée en leur cœur » (V. 15). Et Jésus disait encore : « Apporte-t-on une chandelle pour la mettre sous un boisseau ou sous un lit ? N’est-ce pas pour la mettre sur un chandelier ? — Car il n’y a rien de secret qui ne doive être manifesté, et il n’y a rien de caché qui ne doive venir en évidence. — Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende. » (V. 21-22-23.)
  21. Il est impossible d’être plus clair, et ceci établit bien la suprême impudence, le parfait cynisme du mensonge de M. Georges Bois, qui n’a publié son livre Maçonnerie nouvelle du Grand Orient de France que pour faire croire aux catholiques, ceux-ci n’étant pas au courant de la question, que le Grand Orient de France et les loges dépendant de lui avaient renoncé absolument à la pratique des anciens rituels.
    « Depuis cinq ans, écrit M. Georges Bois en 1892, la Franc-Maçonnerie française, représentée dans son immense majorité par le Grand Orient de France, a subi une révolution profonde, à la fois politique et religieuse, et, par ces deux caractères, rompant résolument avec les idées accréditées par les Maçons eux-mêmes dans le monde profane. En 1887, le Grand Orient se proclame athée. Il promulgue un rituel réformé, duquel est bannie toute idée de l’existence de Dieu. Les anciennes formules de serment, si solennelles, sont remplacées par de simples promesses, attendu le sens religieux que le monde profane reconnaît au serment. La traditionnelle et célèbre dénomination du Grand Architecte de l’Univers, si peu compromettante et qui de tout temps avait si peu gêné l’œuvre maçonnique, disparait elle-même au grand scandale des frères protestants » (pages 1-2). « Le Grand Orient supprime le poignard, les pantomimes de vengeance, de meurtre, et tout le charlatanisme mystique où l’on faisait intervenir, per exemple, la croix, les trois vertus théologales, et divers emblèmes religieux. Les rédacteurs du rituel ont pensé probablement qu’il était, à notre époque, très inutile d’employer des moyens matériels, une mise en scène spéciale, compliquée de cérémonies terribles, pour suggérer à un franc-maçon des pensées parfaitement banales autour de lui, des vues de la société que les journaux radicaux discutent tous les jours à l’usage du public indistinctement profane ou maçon » (pages 5-6).
  22. Par son exemple, le F∴ Oswald Wirth, qui alors n’en était encore qu’au 3e degré de l’initiation maçonnique, prouve qu’il est de simples Maîtres bien plus avancés en satanisme que certains Rose-Croix et même Chevaliers Kadosch. Et comme, plus loin, il dit bien leur fait à quelques 33es du Grand Orient de France !
  23. Jules Bois : Les Petites Religions de Paris.
  24. Nous pourrions demander à M. de Rosny comment il accorde cette notion du Bien moral avec la définition qu’il en donne ailleurs (la Méthode Conscientielle, p. 147.) : « Le Bien, c’est la loi générale qui préside à toutes les évolutions de la Nature universelle. » Une telle définition ne laisse guère de place à la morale et à la liberté.
  25. Toujours les mêmes fanfaronnades ! On les rencontre dans chaque secte.
  26. Le Sâr met les Effusions et les Mélodies catholiques, les Brises et Aquilons de son père au niveau des Méditations de Lamartine.
  27. Joséphin Péladan, en effet, la paya dans maint de ses écrits et en particulier dans le livre où il forme le Mage et dit à son disciple : « Renie la France (l’idole patrie) au nom de l’Église, ta matrie ».
  28. Il est nécessaire de montrer ici que l’évêque de Nîmes n’avait pas tout à fait tort de s’opposer aux innovations de M. Péladan père. Cet étrange catholique s’était mis en tête de créer un nouveau culte, le culte de l’épaule gauche de Notre-Seigneur, qu’il dressait en face du culte du Sacré-Cœur, usant des procédés les plus charlatanesques pour s’attirer des adhérents.
    Il expédiait, dans toute la France, des circulaires où l’on lisait :
    « Chaque fois qu’après de grandes infractions aux préceptes divins l’humanité est assujettie à de grandes expiations, la Providence, toujours miséricordieuse, présente aux générations nouvelles un moyen de salut.
    « En 1793, c’était le culte du Sacré-Cœur. Qui pourrait dire combien de désastres eussent été évités alors, si les chrétiens avaient su profiter de cette protection céleste ? — Au moment présent, où tant d’insolents défis jetés au Seigneur nous ont mérité des châtiments, dont nous apercevons tous les signes avant-coureurs, Dieu, par le témoignage de saint Bernard, sans nuire aux dévotions établies, attache une protection spéciale à la vénération de la plaie de son épaule gauche. C’est une abondante source de grâces, un asile assuré contre la tempête, une garantie contre les fléaux, le gage de secours signalés en faveur de l’Église et de la France, et un moyen efficace pour obtenir la conversion des pécheurs…
    « … Le sang de l’Agneau figuratif sur la porte des Hébreux, en Égypte, détourna l’ange exterminateur. Le sang du Rédempteur lui-même, invoqué par les chrétiens, dans la plaie la plus intolérable de la Passion, en des temps non moins calamiteux, nous protègera certainement. Usons donc de ce précieux moyen de sauvegarde.
    « C’est pour cela que nous avons accepté la tâche d’envoyer des images, représentant la révélation de Notre-Seigneur à saint Bernard, relativement à son épaule gauche aux personnes qui nous en demanderont par lettre, à notre domicile, rue de la Vierge, 10, à Nîmes, Gard. Ces images, d’un joli dessin et coloriées, coûtent, vendues franco : une seule, 15 centimes ; la douzaine, 1 fr. 50 ; le cent, 9 fr. — Grandeur pour être encadrée : 50 centimes : et la douzaine, 5 fr. seulement. »
    Ce commerce comprenait aussi des statues :
    « La statue de la plaie de l’épaule gauche se vend chez M. Pélissi, statuaire, haute-grande-rue, à Nantes. Blanche : 20 francs. Coloriée : 50 francs. »
    M. Péladan père, qui n’avait aucune qualité pour instituer un culte nouveau, s’écriait à la fin de son prospectus :
    « Les familles, les établissements, les communautés, comprendront l’utilité de mettre une de nos images à la place d’honneur. Rivalisons tous de zèle dans une pratique si précieuse ! Hâtons-nous ! hâtons-nous, car le mal est profond comme la mer, et le temps presse ! »
  29. Il le reconnait ainsi dans son Oblation ou hommage, qui précède Eôraka (J’ai vu) : « Quand je vous ai connu par votre fresque du Vice Suprême, ce grandiose et terrible jugement dernier qui n’est que le frontispice de votre œuvre, j’ai passionnément voulu vous savoir tout entier. Je vous ai vu (Eôraka), et de ce jour inoubliable a été éclairée toute une portion de mon âme que le doute environnait de sa pénombre. Votre hauteur nous console de la petitesse ambiante, votre Verbe crée pour fous un plan supérieur, une sorte de monde astral où nous pouvons nous abstraire à nos heures tranquilles et boire à pleines coupes l’oubli du monde et le mépris des hommes ».
  30. Péladan avait déjà présenté au public un des nombreux romans que le comte Léonce de Larmandie avait publiés sous ce titre : La Comédie mondaine : Pur-Sang (1889). En le donnant comme un écrivain de la suite de Balzac et de Barbey d’Aurevilly, il disait de son origine : « L’auteur de Pur-Sang est périgourdin ; Jeanne d’Albret signa au mariage d’un ancêtre : le sang des Bourbons s’est mêlé au sien par une double bâtardise : et la devise : Fi de la bretto, dur de lo quéto, témoigne qu’on était traineur d’épée et paillard, comme il venait ». Puis, après avoir cité un passage d’un autre livre du comte : Mes yeux d’enfant, où il raconte son amour passionné, à l’âge de sept ans, pour Mademoiselle Joséphine, il ajoute : « M. de Larmandie nous raconte comment, vers huit ans, il se sacra empereur, fit du régisseur de son grand-père un connétable, du palefrenier un maitre de cavalerie, et nomma lieutenants les métayers. Il raconte l’exécution d’un chien de façon à me donner raison quand je vois en lui l’homme de glaive et d’aventure, le condottière échoué à une table d’écrivain où il écrit les intensités modernes à défaut de vivre les violences du quinzième siècle ». (Un autre chapitre du même livre, intitulé : Victimes humaines, trahit les instincts cruels du futur Rose-Croix.)
  31. C’est, du moins, ce que prétend l’Étoile, organe occultiste, année 1890, page 251 ; mais je n’ai nullement vérifié l’exactitude de cette assertion. Des prêtres qui diabolisent ? il y en a quelques-uns, hélas ! mais jusque parmi nos docteurs en Sorbonne ? cela, je n’ose le croire. « Le R, P, Alta, dit M. de Larmandie, est nourri de la moelle des gnostiques chrétiens. »
  32. Les Sophie Walder, elles aussi, vont à la messe (où elles murmurent à voix basse des paroles d’exécration pendant toute la durée du saint sacrifice) ; elles vont au confessionnal (où elles tendent des pièges à la foi des prêtres, avec une astuce diabolique) ; et elles communient (avec la joie infernale du sacrilège).
  33. « Le Catholicisme n’est que l’expression vulgaire et occidentale de la vérité ou plus simplement l’exotérisme occidental. Le prosélytisme catholique s’adresserait mal à un véritable initié du Bouddhisme, par exemple. Il y aurait pléonasme doctrinal, lumière sur lumière, superposition d’identiques. »
  34. On ne voit pas trop comment l’auteur peut faire accorder avec ces principes si nettement posés ce qu’il dit plus loin du Bouddhisme : « Il y a un grand trésor de vérités dans le bouddhisme ésotérique ; mais vouloir nous faire adhérer à Bouddha quand nous avons Jésus, serait proposer nos trains express à la théorie des oiseaux du ciel. » Il est vrai qu’il dit ailleurs : « Il y a bien peu de différence entre le bouddhisme ésotérique et ce que l’on peut appeler le catholicisme ésotérique. »
  35. Par Éros. le F∴ Doinel entend désigner l’éon Horos de la légende valentinienne : car, pour désigner ce demi-dieu, qui est l’Amour, on dit indifféremment Éros, Horos ou Horus.
  36. Je ne saurais trop rappeler que, lorsqu’on lit la prose d’un occultiste, ce serait se tromper du tout au tout que de prendre les mots dans leur sens habituel. Les goëtes surtout font tout et écrivent tout à rebours. Le Christ, qui est sur les autels dont parle l’abbé Roca, c’est l’éon Christos, des gnostiques, et les divins mystères dont il s’agit ici sont ceux de la messe noire. Il faut, pour comprendre, voir l’article dans son ensemble et ne pas se laisser désorienter par tels et tels termes qu’un vrai catholique emploie, mais qui sont ici tout à fait hors de propos. — Mes lecteurs savent bien qu’un laïc ne peut pas dire la messe. Celles en question ici sont donc des parodies sacrilèges, cabalistiques, où les termes du rituel catholique romain sont pris tantôt à contre-sens, tantôt en dérision. Dans ces messes-là, quand c’est un laïc qui officie, l’hostie a été apportée d’une église (reçue en communion sacrilège), et c’est ainsi une hostie vraiment consacrée qui est profanée ; si c’est un prêtre apostat qui officie, il consacre avant de procéder aux profanations.
  37. Ce chanoine est, sans doute, le dignitaire ecclésiastique parisien qui se dissimule chez les occultistes sous le nom de R. P. Alta : c’est sans doute aussi le personnage que M. Huysmans à mis en scène dans son roman en le masquant du pseudonyme « chanoine Docre ».
  38. Pour les gnostiques messianistes, Satan désigne, dans leurs anathèmes, la superstition ; et la superstition, c’est l’Église catholique.
  39. Deux autres prêtres, Sterlin et Houssay, faisaient en même temps un appel aux Français, proposant d’initier à la Fraternité quiconque, homme ou femme, désirerait être initié, et rédigeaient un projet d’organisation du clergé libre dans la République libre. L’abbé Roca prétendait que plus de 1.000 prêtres avaient répondu à cet appel ; mais, je ne saurais trop le répéter, tout cela n’est que fanfaronnade ; les Judas du clergé sont extrêmement rares.
  40. M. de Torres-Solano, le 16 septembre, salua le Congrès au nom de plus de cent sociétés et groupes spirites de l’Espagne, des Îles Baléares, de Cuba et Porto-Rico, de Coïmbre, de Senemagor, du Portugal, de Médellin (Colombie). — Il avait présidé l’année précédente, le Congrès spirite, de Barcelone, et pris en main le mouvement général de la fédération spirite en Espagne. « Nous avons là, dit-il au Congrès de Paris, plus de cent associations, treize journaux, une fédération pour la propagande gratis du spiritisme, et diverses institutions, spirites, de secours mutuel et de bienfaisance ; nous donnons des conférences publiques et contradictoires avec toutes les écoles privées, littéraires, dans un grand salon et un théâtre ; comme le spiritisme s’étend beaucoup, il commence à être respecté, parce qu’il travaille pour la cause de la régénération humaine. »
    Dans une des séances préliminaires du Congrès de Paris, Leymarie, rendant compte de ce Congrès de Barcelone, constatait avec orgueil que ce grand acte de réhabilitation dans l’opinion, vingt-cinq ans après l’auto-da-fé des œuvres spirites sur la place des suppliciés, marquait une étape considérable dans la marche du spiritualisme moderne. Il avait été suivi d’une grande réunion des libres-penseurs de la Péninsule Ibérique, représentant 150.000 signataires, qui avaient voulu que cette réunion fût présidée par les spirites qui avaient présidé le Congrès.
  41. À New-York, les spirites ont acheté un immense terrain, où chaque année au mois d’août ils tiennent dans une sorte de camp volant (camp-meeting) une réunion spirite monstre. En 1889, cette société comptait 25.000 personnes, qui toutes votèrent d’acclamation l’envoi officiel de leur adhésion au Congrès spirite de Paris.
  42. Lermina lui-même se crut obligé de répondre à ces protestations indignées : il le fit à la deuxième séance publique, en étalant ses titres de libre-penseur, impartial et de bonne foi, uniquement dévoué à la recherche désintéressée de la vérité, « par la voie de l’occultisme oriental et du Kabbalisme hébraïque. »
  43. Magie pratique : Révélation des mystères de la vie et de la mort. 1890.
  44. Les travaux du Congrès étaient distribués en quatre sections :
    1re Section : Spiritisme et Spiritualisme. Présidents : Dr Chazarain et M. A. Delanne. Vice-présidents : Leymarie et Lacroix. Secrétaires : Camille Chaigneau et Gabriel Delanne.
    2e Section : Philosophie : Question sociale. Président : Dr Huelbes Temprado. — Proposition des commissions italienne et espagnole : « Il n’existe que le bien ; le mal n’est qu’un bien atténué, en vue d’un progrès infini. »
    3e Section : Occultisme, Théosophie, Kabbale, Franc-Maçonnerie. Ses théories ont été présentées par le Dr Papus ; les discussions soutenues par MM. Jules Lermina, Lemerle, Mac-Nab, Reybaud, Dr Chazarain, Gabriel Delanne, Varchawsky, Mme Raymond Pognon. Bosc, Dr} Foveau de Courmelles, Durville, Dr Dariex et Dr Papus.
    4e Section : Commission de propagande. Président : M. Léon Denis, de Tours. Vice-présidente : Mme Bourdin, de Genève. Secrétaire : M. Henri Sausse, de Lyon.
  45. Le premier jour du Congrès, malgré l’article du règlement qui interdisait la discussion publique de l’existence de Dieu, un délégué de Lyon ayant osé dire qu’il était envoyé pour voter l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, le Dr Grau, un des orateurs, remarqua que c’était là « une logique qui ferait sourire des matérialistes. »(Réflexions par un témoin oculaire.)
  46. Séance du 13 septembre (Sections réunies). Discours de M. Marius George.