Le Diable au XIXe siècle/XXXVII

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 726-736).

CHAPITRE XXXVII

Les Satanistes non-organisés


En dehors de ces groupes de spirites diabolisants et d’occultistes que je viens de présenter au lecteur, il y a quelques personnages agissant soit isolément soit au sein d’une petite coterie non reliée à une fédération.

Ceux-là sont rarement connus. C’est tout-à-fait exceptionnellement qu’on en rencontre quelques-uns qui recherchent le bruit et poursuivent la renommée, espérant devenir chefs d’une école nouvelle.

Je dois en citer, au moins, un ou deux, afin d’être complet dans mon étude.

La magie selon nos occultistes, est non seulement la science des sciences, mais le dernier mot de l’esthétique et de l’art. Il y a aujourd’hui une poésie occulte, une musique occulte, une peinture occulte, et nos artistes ésotériques ne sont pas embarrassés pour se bâtir une généalogie respectable qui fait remonter l’art ésotérique, sinon à Homère, au moins à Dante et à Shakespeare. Le grand théoricien de cette nouvelle esthétique, ayant aussi des prétentions au titre de mage, est M. Émile Michelet, un des rédacteurs de l’Initiation. Bien entendu, la théorie esthétique de l’occultisme se rattache au grand arcane kabbalistique des dix Séphiroth ou manifestations de l’Être absolu, « les dix Esprits ineffables du Dieu vivant ». La dixième des Séphiroth ayant une existence distincte des neuf autres, ces neuf sont divisées en trois triades, correspondant à chacun des trois mondes. Or, la troisième Séphiroth de la seconde triade, c’est la beauté, Tiphéreth, qui, dans le second triangle pantaculaire, est la résultante du principe mâle, actif du monde intellectuel, Khésed, lingam de l’intellectualité Géburah. Tiphéreth est à la fois un reflet de Kéther, l’être absolu «, et un refet de Jésod, l’essence du monde.

Voici, maintenant, d’après le même mage, la généalogie de l’ésotérisme esthétique dans les temps modernes :


« Depuis Shakespeare, comme avant lui, tous les grands poètes ont été soit des initiés, soit des intuitifs.

« Il faut citer en notre siècle, parmi les intuitifs : Victor Hugo, Lamartine, dont la Chute d’un ange est caractéristique ; Shelley, surtout dans la Reine Mab ; Charles Baudelaire, qui eut un sens extraordinaire du mystère ; Edgar Poë, Carlyle, Barbey d’Aurevilly, etc

« Parmi les initiés : Gœthe, dont le premier et surtout le second Faust sont œuvre d’initié ; Balzac, qui, en tant qu’auteur de Louis Lambert, de Séraphila, et de la Recherche de l’Absolu, initié martiniste, possédait assurément une vaste science ; Bulwer Lytton, le poète et romancier anglais, élève d’Éliphas Lévi ; Villiers de l’Isle-Adam, magnifique génie méconnu de son temps et trop tôt fauché, dont l’Axël contient une quatrième partie d’une hautaine portée initiatique. »


Villiers de l’Isle-Adam, depuis sa mort surtout, nous est donné par ses admirateurs comme un mage imperturbable et sacré. Dans la généalogie qui précède, il se rattache surtout à Poë, à Baudelaire et à Barbey d’Aurevilly. « Barbey d’Aurevilly, Baudelaire et Villiers, sombre et radieuse trinité ! » s’écrient en chœur nos occultistes. Baudelaire, pour ses Fleurs du Mal et sa traduction d’Edgar Poë ; Barbey d’Aurevilly, pour sa série de romans intitulé les Diaboliques ; Villiers de l’Isle-Adam, pour quelques-unes de ses Nouvelles, et surtout pour ce drame d’Axël, dont la quatrième partie nous est dénoncée comme ayant une haute portée initiatique.

Villiers de l’Isle-Adam est un être mystérieux et obscur dans sa mort comme dans sa vie. Né en 1838 à Saint-Brieuc, il mourut à l’hospice des Frères de Saint-Jean-l’Hospitalier, le 18 août 1889, regardant le jardin du couvent sur lequel s’ouvrait aussi la chambre de Barbey d’Aurevilly, rue Rousselet, Villiers se plaisait lui-même à entretenir du mystère autour de sa personne et de sa vie. Faisant remonter sa lignée à un comte de Villiers de l’Isle-Adam, dernier grand-maitre des Chevaliers de Malte, et se glorifiant de figurer lui-même sur la liste des rares chevaliers de l’ordre encore existants, on le vit à ce titre réclamer à Napoléon III le trône de Grèce vacant, et au ministre de la guerre le prix de l’équipement de cent lances qu’un de ses aïeux avait avancé au roi saint Louis pour la croisade.

D’abord épris de romantisme, il se sentit bientôt vivement attiré vers Edgar Poë, dont il a acclimaté chez nous le frisson fantastique dans l’Amour suprême, et vers Baudelaire surtout, dont il devint le disciple et l’admirateur. Il contait à qui voulait l’entendre une soirée à l’hôtel de Dieppe dans la chambre du poète des Fleurs du Mal : une idole japonaise grimaçait sur la cheminée. D’un mouvement maladroit, un des assistants renversa le monstre, qui éteignit la bougie dans sa chute. On entendit alors Baudelaire chuchoter ces paroles dans les ténèbres : « Si pourtant c’était là le vrai Dieu ! » Il se plongea dans l’étude des doctrines de l’Inde et de la Kabbale ; ses admirateurs le louent d’avoir retrouvé l’Inde dans son roman d’Akedysséril, On le rencontrait montant à Montmartre, où il demeura longtemps, un volume de la Kabbale sous le bras, proférant des paroles mystérieuses. « Un mystère, dit Jules Bois, plane sur les amours de Villiers avec une inconnue, folle sans doute, qu’il avait rencontrée, alors que lui-même avait une crise de déraison, en Allemagne, en France, qui sait ? peut-être dans un hospice d’aliénés. »

En 1862, son livre Isis ouvrait une série de romans philosophiques, jamais achevés, dont le but et le plan étaient bien vagues et bien mal définis ; Villiers y posait « l’X d’un problème et d’un idéal ; c’est le grand inconnu, disait-il. L’œuvre se définira d’elle-même, une fois achevée. » Cette pensée qui devait se définir n’était, je le crains, que celle qu’il exprime par la bouche de Don Juan dans un de ses premiers poèmes :

« Ténèbres ! La réponse est un Dieu, dit le prêtre ;
Le sage dit : Arrière ! et l’homme dit : Peut-être !
Trois mots !… Le sphinx béant reste seul défini. »

On sait que les prêtres d’Égypte avaient écrit sur le socle de la statue voilée d’Isis « Je suis ce qui est, ce qui fut, ce qui sera ; personne n’a soulevé le voile qui me couvre. » L’héroïne d’Isis, Tullia Fabriana, s’est juré de soulever ce voile. Elle se jette dans l’étude des livres de magie. Toutes les héroïnes de Villiers sont munies d’un anneau-constellé de grosses émeraudes et contenant sous la forme de poudre brune du poison dans le châton. Bien qu’en somme, Tullia Fabriana ne soulève pas le moindre coin du voile de la mystérieuse déesse, l’Isis de Villiers peut passer pour l’ancêtre de toutes ces Isis dévoilées que nous avons vu paraître depuis, avec aussi peu de succès.

Axel est l’œuvre diabolique capitale de Villiers l’Isle-Adam. On sait que ce drame a été joué il n’y a pas longtemps sur une scène de Paris. La donnée fondamentale de l’action qui se passe vers l’an 1828, est tout à fait romanesque. Il s’agit d’un trésor enfoui à découvrir ; le secret de ce trésor est consigné dans des papiers mystérieux, relégués au fond d’un monastère de religieuses trinitaires, qui tombent entre les mains d’une novice noble, Ève-Sara-Emanuèle de Maupers. Une fois en possession de ce secret, la future religieuse ne songe plus qu’à s’emparer de ce trésor, et au moment de prononcer ses vœux, elle prononce un non solennel, et, armée d’un pouvoir magique, elle fait entrer dans l’in-pace où elle allait être ensevelie l’archidiacre qui venait de prononcer sa condamnation.

En face de ce tableau, l’auteur nous présente Axël d’Auësperg, le fils de celui qui a enfoui le trésor dans un souterrain d’un vieux château fort, isolé au milieu de forêts inaccessibles du Schwartzwald. Élevé par un mage, maître Janus, dans les plus secrètes doctrines de l’ésotérisme kabbalistique, Axël a dédaigné jusqu’alors de se préoccuper de ce fameux trésor. Mais un jour, arrive au château un de ses parents, le commandeur d’Auërsperg, qui, après avoir reçu d’un vieux serviteur de la maison la confidence du secret du trésor, songe à s’en emparer et à se défaire du légitime propriétaire, Axël. Celui-ci, à l’aide des lumières surnaturelles puisées dans l’initiation magique, découvre les secrètes pensées de son hôte, le provoque à un duel, et le tue.

Mais Axël, en tuant le Commandeur, est subitement descendu des hauteurs sacrées, « des sublimes finalités de l’initiation magique », de même que Sara de Maupers, poussée par la soif de l’or, a renoncé à l’idéal divin en possession duquel allait la mettre sa consécration religieuse. Axël n’est plus qu’un enfant débile, héritier des instincts de l’homme qu’il a tué, sentant se rallumer en lui les vieilles soifs de volupté, de puissance et d’orgueil que l’initiation avait éteintes. Il veut rompre sa chaîne et goûter la vie. « Voici donc en présence, dit maître Janus, la dualité finale des deux races, élues par moi du fond des âges pour que soit vaincue, par la simple et virginale humanité, la double illusion de l’or et de l’amour. » Malgré les exhortations transcendantes de Janus, qui voudrait le soustraire aux désirs du fini, « pour ne projeter plus que sur l’incréée lumière la somme de ses actes et de ses pensées », Axël persiste à vouloir aimer et vivre. Il est descendu dans la galerie des sépultures du burg d’Auërsperg, pour dire adieu aux dormeurs, les Rose-Croix, ses devanciers, quand tout à coup apparaît debout, sur les marches de pierre, une femme en vêtements noirs, à demi-voilée, élevant d’une main un flambeau, et de l’autre serrant sur son sein un solide poignard. Après avoir sondé de son regard les intervalles des tombes, Sara, car c’est elle, s’approche du grand écusson sculpté dans la muraille, et rassemblant toute sa force juvénile, appuie la pointe de la lame de son poignard entre les yeux de l’héraldique tête de mort en prononçant quelques paroles mystérieuses. Aussitôt, le mur se scinde en une large ouverture volée qui laisse entrevoir de sombres galeries, et d’où s’échappe à l’ouverture une averse de pierreries, de diamants, un ruissellement de perles d’or. Tout à coup, elle aperçoit Axël debout contre un sépulcre, qui la considère en silence ; elle saisit deux pistolets pendus à sa ceinture, fait feu sur Axël, et lui effleure la poitrine ; Axël s’élance sur elle et d’une étreinte de fer la tient désarmée, paralysée, renversée sur son bras. Déjà il a le poignard levé sur elle, quand, au moment de frapper, il s’arrête à l’aspect de la beauté de la jeune fille. Puis, vaincu par le charme diabolique que recèlent ses paroles : « Sais-tu ce que tu refuses ? Toutes les faveurs des autres femmes ne valent pas mes cruautés ! Je suis la plus sombre des vierges ! Je crois me souvenir d’avoir fait tomber des anges. Hélas ! des fleurs et des enfants sont morts de mon ombre !… Je t’apprendrai les syllabes merveilleuses qui enivrent comme les vins de l’Orient ! Je puis t’endormir en des caresses qui font mourir !… » Axël l’enlève de son bras désarmé, la conduit vers le prie-Dieu d’ébène, et s’assied aux pieds de Sara ; puis, Sara attirant sur son sein le front d’Axël, ils restent ainsi éperdus, comme inanimés et sans paroles. Dès lors, Axël est si bien sous le charme, qu’au lever de l’aurore, il repousse tous les rêves de bonheur que Sara a fait luire à ses yeux et veut mourir dans cette extase sensuelle, que rien désormais ne saurait égaler. Sara, hésitante d’abord, se laisse persuader : ils boivent ensemble à la même coupe empoisonnée, et gisent, entrelacés sur le sable, échangeant leur dernier soupir à la mode maçonnique, dite féix-féax.

Tel est ce drame, où se déroulent tour à tour en quatre tableaux ce que l’auteur appelle : le monde religieux, le monde tragique, le monde occulte et le monde passionnel. Si nous nous en tenons au dénouement du drame, qui dans la pensée de Villiers n’était peut-être pas définitif (car ce drame est resté inachevé), il semblerait que le monde passionnel, que la passion, la volupté charnelle soit le dernier mot de la sagesse, et l’amour, l’unique clef de l’infini. Mais ce qu’il y a d’évident dans le dessein et le but du drame, c’est de la part de l’auteur l’intention d’opposer à l’idéal religieux, et, en particulier à l’idéal de la vie religieuse dans le catholicisme, l’idéal autrement pur, autrement élevé, autrement sublime, selon lui, de la sagesse magique, aboutissant au Nirvâna pour le sage qui sait s’abstraire de toutes les réalités vivantes, ou au suicide, pour celui qui cherche l’infini dans le sensualisme passionné[1]. Cette intention est clairement exprimée dans des passages tels que celui-ci :

« Certes, en ce cloitre, dit Sara, racontant à Axël l’histoire de sa vie, j’ai vu des gens cruels où la Foi ne brûlait qu’en renvoyant la lueur d’une torche de bourreau. À ces yeux, le ciel ne semble pas assez sombre ; ils trouvent utile que la fumée des bûchers s’ajoute à ses nuages. J’ai entendu battre des cœurs menaçants — où la crainte, éperdue, d’un Dieu… de l’idée, n’est-ce pas, qu’ils se font de Dieu ! — s’aveugle elle-même jusqu’à se croire l’Amour, où « le commencement de la sagesse » se prend, orgueilleux, oubliant sa limite, pour la Sagesse infinie… Qu’ils me plaignent donc, ou me condamnent… par contumace ! Je leur laisse, en ma redoutable miséricorde, l’indigne pensée qu’ils conçoivent de leur délivrée ! En vérité, de quoi m’accuseraient-elles devant un Dieu, ces consciences faites d’une rigueur défendue, qui ne surent jamais que scandaliser mon espérance ? Mon âme redoute peu ces juges méchants, qui osent ainsi affronter la terrible colère de la Colombe. — Ces cœurs voilés ont l’innocence des souffres, je le sais ! Les gouffres disent aussi : « Je reflète la lumière ! » Va, laisse à leurs propres âmes le soin de se punir ! Moi, je ne daigne punir les gouffres… qu’avec mes ailes. »

On a prétendu que Villiers, jugeant son livre insuffisamment orthodoxe au point de vue catholique auquel il se piquait de rester fidèle, voulait que la croix intervint dans la scène qui dénoue le drame. Or, je demande quelle figure eût fait cette apparition de la croix, du symbole catholique, devant cet autre symbole de la Rose-Croix, si complaisamment étalé dans ces paroles de Sara à Axël, à qui elle présente une fleur fanée tirée de sa poitrine (pendant que les harpes redisent dans l’ombre le chant des Rose-Croix) :

« Vois l’inconsolable rose ! — Elle m’apparut au moment où je m’enfuyais du cloitre de Sainte-Apollodora. Cette royale rose, symbole de mon destin, correspondance familiale et divine, ne devais-je pas la rencontrer dès mes premiers pas ? Son clair miracle saluait mon premier malin de liberté. C’était comme un avertissement merveilleux, image peut-être fixée d’une seule parole où je m’étais incarnée l’heure précédente… Doucement donc j’arrachai toute sa tige, et je réchauffai sous mon haleine le souffle de son parfum entre mes mains qui tenaient encore le poignard cruciforme (Elle montre le poignard tombé à terre). — Écoute ! Des esprits, des génies étaient, certes, enfermés en sa beauté. Aussitôt, des passages de l’histoire humaine, jusque-là voilés à mon esprit, s’illuminèrent en mémoire de significations augustes et surnaturelles. Ainsi, je compris, sans pouvoir m’expliquer même l’intérêt que je prenais à le comprendre, pourquoi cette fleur, ainsi placée, par hasard, entre mes mains sur la croix de mon poignard, formait un signe qui avait dissipé, autrefois, comme du sable, les plus fiers et les plus solides empires. Ce signe, je l’ai bien vu tout à l’heure, étinceler sur chacun de ces tombeaux… Je veux l’effeuiller sur toi, mon chevalier, en présage de tous les abandons que mon amour trouvera pour te ravir ! »

Voilà dans quelle divagation mystique finissent par tomber les goètes artistes. Toutes leurs fioritures de style ne réussissent pas à cacher le symbolisme obscène de la rose-croix, si clairement exposé par les Ragon, les Pike, les de La Jonquière.

Un autre bizarre sataniste, parmi les isolés, c’est M. Jules Bois, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, et qui s’intitule mage blanc en opposition à M. Stanislas de Guaita ; mais, quand on observe de près M. Jules Bois, on se convainc bien vite qu’il à autant de titres à être tenu pour goète que son adversaire occultiste de l’avenue Trudaine.

Si Villiers de l’Isle-Adam était un isolé pur et simple, M. Jules Bois, sans avoir encore réussi à organiser un groupement sérieux pouvant marcher de pair avec les fédérations martiniste ou valentinienne, est néanmoins à la tête de quelques compagnons, une poignée, que son ambition voudrait transformer en une école nouvelle. Lui-même, il à longtemps oscillé entre le swedenborgianisme et le messianisme du groupe de l’Étoile. Ce journal insère souvent ses élucubrations, et il a, en outre, une revue personnelle d’occultisme, intitulée le Cœur.

Dans ces feuilles, où le satanisme est fort transparent, il écrit des articles de psychologie ésotérique, et il y fait aussi la critique de tous les livres nouveaux qui se rattachent de près ou de loin à l’occultisme.

Il semble s’être épris tout d’abord des doctrines bouddhiques prêchées par Mme Blawatsky :

« Ma jeunesse mystique, dit-il, dans les Petites Religions de Paris, fut traversée par la légende de Blawatsky. Nous en avons souvent causé sur le bord de la mer et en Provence. Elle nous apparaissait à la fois fatale, belle et méchante, portant à son front l’auréole noire de l’Antéchrist, — destructrice des dieux, tourmenteuse des consciences et soufflant la folie dans les trompettes de l’énorme et magique sagesse de l’Orient. »

S’il faut en croire quelques vagues confidences éparses dans ses écrits, il semble avoir été victime, dans sa première jeunesse, de perverses et infernales curiosités. Dans un article de l’Étoile (juillet 1890), après avoir rappelé le destin qui attend les initiés, semblable à celui d’Orphée, déchiré par les Ménades, il s’exprime ainsi :

« Ces paroles en faveur de l’auguste sagesse, suggérées par l’enseignement ésotérique, me terrifient de les prononcer. J’y vois trop la condamnation de mes vouloirs téméraires, de ma médiocre ingéniosité et des mauvaises entreprises où je m’égarai. Le sang jeune incite vers Satan, et l’art imparfaitement aimé conduit aux perverses imaginations. Cependant, la vérité qui monte de l’abîme, doit être écoutée par la pitié des cœurs sincères ; car elle a la force d’un aveu et d’un regret. »

Cette pitié pour le pauvre Sathan lui est profondément restée au cœur, et malgré toute la prétendue pureté de son mysticisme, on sent qu’il a un faible pour les impurs mystères de l’abîme. Il suffit, pour en être convaincu, de lire une demi-page de l’abominable roman qu’il publiait dernièrement dans le Gil-Blas.

Cependant il est fidèle au mot d’ordre de la secte : la négation de Satan. « La lutte du Bien et du mal, dit-il, de Satan et de Jeveh, est une ombre, un fantôme inventé par le cléricalisme : il n’existe que le Bien, qui est l’être splendide et expansif. » Il va jusqu’à accuser ce qu’il appelle le cléricalisme de connivence avec l’enfer et Satan :

« L’ultramontanisme, dit-il, penche vers l’égoïsme, et les jouissances matérielles, tout ce qui fait le fond de la magie Noire. L’hypothèse est probable, qui imagine que les derniers prélats romains, poussant jusqu’au bout l’œuvre de sacrilège et d’apostasie, accompliront, sous la fureur des cieux apocalyptiques, les vieux rites démoniaques, où ils chercheront le suprême refuge et la dernière victoire. Et les peuples désillusionnés reconnaitront en ces blasphémateurs la face la plus repoussante de l’Antéchrist. »

Il n’y a, d’après M. Jules Bois, qu’un moyen de vaincre le démon, c’est de s’abandonner à lui, de triompher du mal en s’y livrant. « Si vous refoulez le mal avec trop de fureur, dit-il, il acquiert par votre propre répulsion une force impulsive formidable, et vous pouvez être sa victime à jamais. » Psyché, ou l’âme humaine, en se livrant à Satan, l’absout, le transfigure, le divinise. À chaque instant, en face des inspirations de la muse diabolique qu’il est appelé à juger, M. Jules Bois se sent comme fatalement entraîné vers ses premières amours :

« Ma notion de l’univers bon quand même et rachetable sombre horriblement et délicieusement dans l’arcane de la tentation toute-puissante du Mal-Roi. La victoire de l’univers de corruption sur l’homme vainement prêtre de vertu et de beauté, porte en soi je ne sais quoi de noir où l’on se repait de l’orgueil obstiné d’être vaincu. »

Satan est du reste son sujet favori[2]. Il veut le sauver à toute force. Après avoir sauvé le Satan païen (Pluton) par son union Avec Proserpine, il va sauver le Satan chrétien, par son union avec Psyché ; et c’est là le thème de son drame les Noces de Sathan, dont j’ai assez parlé (pages 282 et 283 de ce second volume) pour n’avoir pas à y revenir. Il me suffira d’indiquer comment le messianiste Albert Jhouney résume l’idée fondamentale qui a inspiré cette pièce :

« Il exprime le retour de la luxure à sa pureté par l’idéalisation ‘de la luxure, le retour de la sensation à la pensée par la recherche de la sensation, le retour de la matière à Dieu par les subtilités du scepticisme, qui de nos jours sauvera les âmes en l’acuité de leurs débauches. »

À cette doctrine, on reconnaît bien l’esprit du mal. Manès ne parlait pas autrement, quand il recommandait à ses disciples de rassasier leur corps de toutes les luxures afin de mieux purifier leur âme. Pour M. Jules Bois et autres satanistes modernes, Psyché, qui est l’âme humaine, doit se livrer à Satan toute entière, et c’est ainsi que s’opérera la Rédemption de Satan.

Quand on professe de semblables théories, on est mal venu à traiter M. de Guaita de mage noir.

M. Jules Bois est un des plus ardents troubadours occultistes célébrant Isis, la bonne Déesse. L’Étoile a dit de lui : « On sent partout en Jules Bois ce culte du Principe féminin qui fait l’homme délicat et supérieur ». Si à ses yeux Psyché est l’âme humaine, Isis est précurseur du Paraclet.

Il termine ainsi son petit livre sur les Petites Religions de Paris :

« Sois bénie, sainte Isis, mère sanglante, toi qui as tant souffert qu’il t’est permis de pardonner. Tu restes la seule divinité qui sauvera le monde. Tu fus l’aurore du Messie d’Amour ; tu annonças avant Jésus, le Paraclet. Étant la femme pure, mais toute brûlante des expériences de la vie, tu effaces la faible Vierge, la Marie de la douloureuse Église : Te voilà, ô pacificatrice des peuples, la Déesse de l’universelle Rédemption, la Reine de la Vie et de la Mort, la Meilleure et la plus belle ; — ô créatrice des invincibles certitudes, te voilà au-dessus des intelligences égarées, le Cœur. »

Cette citation peut donner la clef de la revue ésotérique le Cœur, fondée et dirigée par M. Jules Bois, illustrée de dessins mystiques par Antoine de La Rochefoucauld. Dans la dédicace de son dernier poème (la Porte héroïque du Ciel), adressée à Antoine de La Rochefoucauld, M. Jules Bois s’exprime ainsi :

« Vous avez su, vous, noble frère et grand artiste, placer sur le seuil de la Porte Héroïque une jeune fille de l’Orient, cette petite Isis que Jésus a laissée au poète, afin qu’il ne s’éteigne pas de désespoir. Là, vous avez atteint le plus magnifique ésotérisme. La femme ouvre la porte héroïque du ciel, et sur les rocs de l’héroïsme qui y conduisent, sa main, aussi délicate que le pétale des lis, peut devenir le bouclier et le glaive contre le Mal de l’Invisible et du Visible conjurés. C’est par l’union de la femme intuitive et vigilante avec l’homme aux inspirations dévouées que se réalisera l’espoir des jours nouveaux, cette alliance, dont je parlais au début, du Cœur et du Mysticisme, afin que cette auréole, enveloppant d’aurore Isis, soit aussi rayonnante de bonté que de beauté. »


M. Jules Bois se proclame prophète d’un nouveau christianisme, et l’on reconnait bien là toute la perversité de Satan, son inspirateur direct : « Christianisme Esotérique », voilà le nom de la nouvelle religion qu’il annonce aux peuples, lesquels jusqu’à présent se montrent sourds à sa voix.

Dans son Christianisme ésotérique, Isis doit remplacer la sainte Vierge Marie, qu’il appelle Miriam, contre laquelle il vomit le blasphème à jet continu, et à qui, finalement, il donne, comme une suprême injure, le nom cabalistique de Lilith, suivant ainsi l’exemple d’Éliphas Lévi, d’Albert Pike, d’Adriano Lemmi, en un mot, singeant les palladistes dans leurs imprécations.

Ici, quoi qu’il m’en coûte et quoi qu’il puisse en coûter à mes lecteurs, je crois indispensable de faire une citation. Il faut, à tout prix, en finir avec ces erreurs que l’on répand et qui consistent à faire passer nos satanistes modernes pour de simples originaux. Sans doute, il est nécessaire de prier pour ces égarés ; mais il faut aussi les faire connaître tels qu’ils sont. Extérieurement, dans les relations de la vie courante, ces démoniaques paraissent le plus souvent inoffensifs, charmants même, et leurs bonnes manières éloignent toute défiance. Si je dis, sans le prouver, qu’ils sont les pires impies, on me prendra pour un calomniateur. Hélas ! comment pourrai-je me faire comprendre, comment serai-je cru si je ne me résous pas, tout en en ayant le cœur brisé, à reproduire dans ce livre un spécimen de leurs diaboliques imprécations ?

Marie, la plus pure des créatures de Dieu, Marie, la mère immaculée du Christ, ils en font, dans leur folie sacrilège, une matrone satanique !… Oui, qui croira cela, si je ne cite textuellement mes auteurs ?

Je ne puis pas oublier que, faisant le jeu de ces gens-là, M. Georges Bois, le rédacteur de la Vérité, s’efforçait (dans son n° du 5 mars 1894) de représenter au public son homonyme Jules comme un simple sceptique, comme un homme étudiant l’occultisme avec une parfaite indifférence, en un mot, comme tout le contraire d’un sectaire dangereux.

Eh bien, — je le répète, qu’on me pardonne cette citation, mais elle est indispensable, — voici avec quels exécrables blasphèmes, dans la Porte Héroïque du Ciel, M. Jules Bois formule ses imprécations contre la Sainte Vierge, comment il la maudit sous les noms de Miriam et de Lilith :


« … Ton nom de Miriam est déchu, Mariette ;
Descends, mièvre égoïste, en la fatalité.


La Norme glacera ton destin d’aventure ;
Ton culte engourdissant et ta loi dure
Périront comme s’ils n’avaient jamais été :
La cendre de ton cœur deviendra ta torture,
      L’Enfer, ton insensibilité ;
Les peuples douloureux et ma voix pure
Te chassent du temple où s’assit ta cruauté.
Étroite comme un dogme et fausse comme un prêtre,
      Tu apparus pour disparaître ;
      Moi, je te détruis sans remord.
Et comme Jésus-Christ a maudit son Eglise,
Qui l’a crucifié de nouveau par traitrise,
      Je te voue à l’occulte mort !
L’on ne te dira plus Miriam, la mère de Dieu,
L’on te dira, selon la justice et mon vœu,
      Lilith, la mère satanique ;
Au lieu de devenir sœur de l’Isis antique,
N’as-tu pas perverti la doctrine de Dieu ?
L’on ne te dira plus Miriam, l’on te dira Lilith ! »

Voilà bien la frénésie démoniaque ; voilà les accès de rage diabolique que le public ignore. Ces quelques vers, aussi abominables que mal bâtis, feront comprendre à quelles fureurs se livrent les goètes, les mages noirs.

La conception qu’ils se font du monde surnaturel est un mystère d’insenséisme. « L’Enfer n’est que la porte héroïque du Ciel », a écrit M. Jules Bois. Et ils répètent tous, pauvres fous : « Vouons-nous à l’Enfer pour gagner héroïquement le Ciel ! »

La conclusion du drame ésotérique de M. Jules Bois, — drame qui se joue entre intimes, dans les nuits d’occultisme, vrais sabbats, — la conclusion dépasse tout ce qu’on peut imaginer d’extravagant en goétie.

Jésus paraît, et, reniant sa mère, la Vierge Marie, il proclame que, grâce à Isis, la vraie femme divine, le mal devient la source du bien ; et le rideau tombe sur ces quatre vers prononcés par le Christ :

« En entrant dans l’Enfer, gardez toute espérance ;
Le salut gît dans les tenailles et le fiel :
Sous le Damné, l’Élu longtemps couvé s’élance ;
La Terre, c’est l’Enfer, et l’Enfer, c’est le Ciel ! »

  1. Villiers semble être au sujet du suicide, du même avis que Dupotet, qui a écrit : « Heureux ceux qui meurent d’une mort prompte, d’une mort que l’Église réprouve ! Tout ce qu’il y a de généreux se tue. »
  2. Dans une pièce intitulée : « Il ne faut pas mourir » l’Esprit parle ainsi à Psyché :

    Ô toi, ma fille, à mon amante, Ô mon moi-même,
    Toi, ma vie et le flux de mon éternité,
    L’Enfer n’est plus ; à peine, hélas ! s’il a été…
    Élément de rachat par le dur mal lui-même.