Le Diable aux champs/1/Scène 5

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Calmann Lévy (p. 29-34).



SCÈNE V


Dans le parc


Les Mêmes.

RALPH. — Ce lieu-ci est fort beau, en effet, et voilà pour vous un agréable voisinage.

JACQUES. — Certes, et c’est bien moi qui puis le dire : Voir, c’est avoir. Je puis même ajouter : Jouir est meilleur que posséder, car je profite de ce beau parc et de ce riant jardin qui sont sous ma main, j’admire les eaux et les arbres, je respire les fleurs, je me perds dans de longues allées et dans de longues rêveries, et je n’ai pas la peine de surveiller une propriété, une fortune, une source profonde de soucis, de scrupules de conscience ou d’avidité inquiète.

RALPH. — Le propriétaire de cette riche demeure est votre ami ?

JACQUES. — Nullement. Pendant de longues années, le propriétaire a été absent. Il est mort, et son héritière, sa veuve, est une jeune dame qui y est venue pour la première fois il y a huit jours. Son arrivée m’a un peu contrarié ; je craignais qu’elle ne me retirât le privilége de promenade que je tenais ici de son intendant ; mais elle me l’a fait renouveler avec beaucoup de grâce.

RALPH. — Vous l’avez vue, cette dame ?

JACQUES. — Oui, j’ai été la remercier ; elle est fort polie, fort belle et fort aimable, comme on l’entend dans le monde. J’ignore si elle a de l’esprit. Les femmes ne montrent pas leur esprit au premier venu.

RALPH. — Ah ! vous vous regardez comme le premier venu, monsieur Jacques ?

JACQUES. — Sans faire de modestie, j’étais le premier venu pour elle, surtout avec le costume demi-villageois que je porte, et qui m’a paru cadrer fort peu avec les habitudes de luxe de cette merveilleuse.

RALPH. — Si elle se soucie du costume, cela prouve peu de jugement.

JACQUES. — Oh ! du jugement ! il ne faut guère en demander aux femmes de cette classe. Elles reçoivent une éducation et subissent des habitudes qui doivent fausser toute droiture, toute simplicité d’esprit. Celle dont nous parlons va se remarier avec un marquis de votre connaissance, Gérard de Mireville, un des grands noms de cette province.

RALPH. — La dame est d’origine bourgeoise, sans doute ?

JACQUES. — Je crois que oui.

RALPH. — La voilà jugée pour moi. Je connais peu ce marquis ; je l’ai rencontré en chasse. Il m’a paru marquis et rien de plus. Mais il me semble que nous faisons là des commérages. Si nous reprenions notre entretien de tantôt ?

JACQUES. — Volontiers. Vous m’accordiez, quand nous sommes rentrés, que le dogme du ciel et de l’enfer était un mythe dont l’explication saine et raisonnable n’exclurait pas l’idée salutaire et vraie des châtiments et des récompenses pour l’âme immortelle.

RALPH. — Un instant ! Je n’accepte pas les châtiments éternels.

JACQUES. — Ni moi non plus, ni le vrai christianisme non plus. Pour Jésus, le paradis devait régner bientôt sur la terre, et par cela même le règne du mal était détruit. Passons. Vous convenez, n’est-ce pas, que le diable étant une création grossière de l’imagination, il n’est pas nécessaire à une religion, pour qu’elle soit une religion, d’admettre cette burlesque personnification du mal ?

RALPH. — Sans doute. Le mal lui-même n’est qu’un effet, il n’est pas une cause. Il est le résultat de l’ignorance. Il n’y a pas de mal dans l’œuvre de Dieu ; il y a le clair et l’obscur ; que la lumière envahisse l’ombre, celle-ci disparaît et le mal cesse.

JACQUES. — Bien ! Vous convenez aussi que cette croyance aux mauvais esprits a entretenu de siècle en siècle chez les gens simples, et surtout chez les paysans, une idolâtrie qui dure encore ?

RALPH. — J’en suis persuadé. C’est une croyance honteuse, lâche, détestable en tout point. Je l’extirperais du christianisme moderne très-volontiers, et ce serait encore le christianisme.

JACQUES. — Une religion ?

RALPH. — Ah ! voilà ! il s’agirait d’interpréter autrement le dogme des châtiments après la mort et l’influence du mal sur la nature humaine, et ce ne serait peut-être plus une religion, mais seulement une philosophie ! Malheureusement les figures merveilleuses que les abstractions ont prises dans l’esprit des peuples sont ce qu’ils appellent le dogme, et vous aurez grand’peine à leur faire comprendre que ne pas croire à la réalité de ces figures, ce n’est pas ne croire à rien, ce n’est pas être impie. Et le jour, le jour fatal, inévitable, où les peuples passeront de l’idolâtrie de l’image à la lumière du symbole, sera un jour d’effroi, d’athéisme et de confusion pire peut-être que ce qui existe aujourd’hui.

JACQUES. — Dieu seul le sait, mon ami ; mais je crois qu’il nous permet d’en douter. Vous reconnaissez que le jour de la raison est fatal, inévitable ; que l’ignorance c’est le mal, et vous vous effrayez d’une crise intellectuelle destinée de tout temps, dans les desseins de Dieu, à dissiper les ténèbres de l’esprit humain ? Que ce soit au prix de beaucoup d’erreurs et de blasphèmes passagers, je le crains : mais que ce qui existe aujourd’hui chez le peuple, en matière de foi, ne soit pas de beaucoup plus dangereux et plus coupable, pouvez-vous le nier ?

RALPH. — J’avoue que sous ce rapport je retrouve, après vingt ans de séjour aux colonies, la France beaucoup moins avancée que je ne m’y attendais ; c’est pourquoi je m’effraye de l’athéisme qui doit succéder à des préjugés si tenaces.

JACQUES. — Mais pourquoi voulez-vous que cela finisse absolument par une crise ? Le jour où l’on ne disputera plus sur les mots philosophie et religion, où les Églises constituées admettront que quiconque observe la doctrine évangélique est orthodoxe…

RALPH. — Jamais elles n’admettront pareille chose. Qui dit Église dit Exclusivisme.

JACQUES. — Alors un jour viendra donc où il n’y aura plus d’Églises, car l’esprit humain tend à s’affranchir, même au prix de ses croyances les plus chères. Nous ne pouvons ni hâter ni retarder ce moment ; sauvons au moins la doctrine évangélique en nous-mêmes ; sauvons-la à tout prix, nous aussi, dussions-nous passer pour hérétiques auprès des orthodoxes, pour niais auprès des athées. Défendons-nous des derniers surtout ; ne laissons pas mourir nos âmes ! Mais nous ne sommes pas seuls sous cet arbre, quelqu’un nous écoute. Qui êtes-vous, mon ami, et que voulez-vous ?

FLORENCE. — Je m’appelle Florence, et je suis employé au château. Si je suis indiscret, je me retire. Mais il m’a semblé que vous parliez de choses générales, et votre conversation m’intéressait beaucoup.

JACQUES. — Eh bien, si vous êtes au courant de ce que nous disions, donnez-nous une conclusion.

FLORENCE. — Une conclusion ? Vous vous moquez, monsieur Jacques, car c’est vous qui demeurez là, derrière la grande haie ?

JACQUES. — Précisément.

FLORENCE. — Vous passez pour un vrai philosophe et pour un homme de bien ; aussi j’ai beaucoup de respect pour vous, et je me garderais bien de conclure après vous.

JACQUES. — Êtes-vous de mon avis, qu’on peut être à la fois très-raisonnable et très-bon chrétien ?

FLORENCE. — Il me semble que oui. J’avoue n’avoir jamais beaucoup réfléchi à cela. Je suis l’enfant de mon siècle, et très-porté, par conséquent, à me laisser guider par les instincts.

RALPH. — Si les vôtres sont bons !…

FLORENCE. — Je ne les ai jamais sentis ni déraisonnables ni pervers ; mais ce que M. Jacques disait tout à l’heure m’a frappé, et je me demandais si ce que je prends pour mes bons instincts seulement n’était pas l’œuvre du christianisme dans l’humanité. Oui, cela doit être. Si j’osais quelquefois vous demander de causer avec vous, monsieur Jacques… le soir, à la veillée, quand vous vous promenez comme cela dans le parc ?…

JACQUES. — De grand cœur, mon cher enfant ; nous chercherons ensemble, car je vous assure que je ne sais rien encore, tout vieux que je suis. Pour commencer, restez avec nous, si bon vous semble.

FLORENCE. — J’en serais bien content ; mais j’entends qu’on m’appelle et je suis forcé de vous quitter. Je suis fonctionnaire dans la maison, comme vous diriez si vous en étiez le maître ; mais, dans le langage et les idées qui y règnent, je suis domestique, et rien de plus.

RALPH. — Comment ! vous êtes…

FLORENCE. — Je suis le jardinier-fleuriste de madame la comtesse, que je n’ai pas encore l’honneur de connaître, car je suis ici depuis ce matin. Je vous salue, messieurs, et me mets à votre service autant qu’il me sera possible.

(Il s’éloigne.)

RALPH. — Voilà un garçon qui a l’air ouvert et distingué. Est-ce vraiment un jardinier ?

JACQUES. — Je ne le connais pas plus que vous, mais puisqu’il le dit, il faut le croire. Tous les hommes de cette classe n’ont pas ces manières-là ; mais aujourd’hui on voit de si rapides progrès que malgré soi on se surprend à dire : « Est-il possible qu’un ouvrier pense et parle de la sorte ? » Mais vous voyez… ce jeune homme nous avoue qu’il n’a jamais beaucoup songé à l’Évangile, c’est-à-dire qu’avec beaucoup d’intelligence et de cœur peut-être, il n’est pas sûr de sa religion. Pensez-vous qu’il soit une exception parmi ceux qu’on a baptisés depuis le commencement de ce siècle ?