Le Diable aux champs/2/Scène 4

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 59-61).



SCÈNE IV


Dans le parc


Le long de la haie du jardin de Jacques


JENNY, JACQUES.

JENNY. — Pardon, monsieur Jacques, je ne pensais pas être si près de votre jardin, et je suis bien honteuse de vous avoir dérangé de votre lecture.

JACQUES, un livre à la main. — Vous ne m’avez pas dérangé, vous m’avez inquiété, mon enfant : je vous ai vue pleurer, à travers ce buisson, et, à votre attitude brisée, j’ai craint que vous ne fussiez malade.

JENNY. — Merci, monsieur Jacques, vous êtes bien bon. Oh ! je vous connais déjà, quoique je n’aie pas encore osé vous parler. Je sais que vous êtes le médecin des malades et des affligés.

JACQUES. — Et moi aussi, je vous connais ; je vous vois passer le soir furtivement par le petit chemin qui descend au village ; je sais que vous allez partager votre repas et vos hardes avec les malheureux. Eux aussi vous connaissent déjà, et ils m’ont parlé de votre bon cœur. Il est donc tout simple que je m’intéresse à vous. Voyons, pourquoi vous cachez-vous comme cela dans les buissons pour pleurer à la dérobée ?

JENNY. — Ah ! monsieur, je n’oserais pas vous le dire. Et cependant vous paraissez si bon !

JACQUES. — Il faut peut-être que j’essaye de deviner ; quel est le malheur de votre âge ? L’amour, n’est-ce pas ?

JENNY. — Eh bien, oui ; pourquoi rougirais-je de cela ? Je n’ai jamais rien fait de mal, moi ! J’ai été abandonnée ; je n’ai ni espérance, ni désir de m’en consoler ; mais il y a pourtant des moments où je souffre tant que je voudrais au moins pouvoir me dire que ma souffrance est utile à quelqu’un et sert à quelque chose. Je sens qu’alors j’aurais tout à fait du courage ! Est-ce que vous ne pourriez pas me trouver une bonne raison qui me permettrait de pleurer et de penser à Dieu en même temps, vous qu’on dit si sage et si savant ?

JACQUES. — Mais pourrez-vous faire votre profit de cette bonne raison ?

JENNY. — J’essayerai.

JACQUES. — Eh bien, voilà : il faut s’habituer à ne plus penser à soi-même.

JENNY. — Oh ! il me semble que je n’y pense jamais !

JACQUES. — Vous pensez à celui que vous avez aimé ? C’est encore penser à vous-même ; car l’amour, on l’a dit souvent, et vous devez l’avoir entendu dire, c’est de l’égoïsme à deux.

JENNY. — C’est donc mal d’aimer ?

JACQUES. — Non, c’est bien, au contraire ; mais quand l’un des deux a brisé le lien, celui qui pleure trop longtemps retombe dans l’égoïsme pur et simple.

JENNY. — Je ne comprends pas.

JACQUES. — L’amour n’est sanctifié, dans son égoïsme à deux, que parce qu’il donne le bonheur qu’il reçoit. S’il n’en reçoit plus, il ne peut plus en donner, et alors… à quoi sert-il ? à qui profite-il ?

JENNY. — Ah ! je comprends. Il faut donc guérir ? Le peut-on ?

JACQUES. — Difficilement ; mais il faut vouloir guérir, et vous ne le voulez pas. Donc…

JENNY. — Donc j’offense Dieu ?

JACQUES. — Bien moins que ceux qui n’ont pas besoin de guérir, parce qu’ils n’ont jamais souffert ni aimé ; mais enfin vous l’offenseriez à la longue si vous vous obstiniez à accomplir le suicide de votre âme, c’est-à-dire à concentrer vos pensées de dévouement sur un être qui ne peut pas et qui ne veut pas en profiter.

JENNY. — Je réfléchirai à cela, monsieur Jacques ! Soyez béni pour m’avoir dit une parole qui me fixe au moins sur quelque chose. Ah ! pourquoi madame, qui est si bonne et qui a tant d’esprit, ne m’a-t-elle jamais rien dit qui m’ait donné à réfléchir !… Adieu et merci, monsieur Jacques ; je ne sais pas si je pourrai me vaincre, mais au moins je pourrai prier Dieu et savoir ce que j’ai à lui demander ?