Le Diable aux champs/3/Scène 10

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 149-152).



SCÈNE X


Dans le boudoir de Diane


DIANE, JENNY.

JENNY. — Oui, oui, ma chère maîtresse ! Prenez courage et ne vous rendez plus malade. Nous les aurons, ces maudites lettres !

DIANE. — Et tu ne veux absolument pas me dire par quel moyen ?

JENNY. Non, impossible. Si vous me questionnez, si vous ne me laissez pas faire comme je l’entends, je perdrai la tête et je ne réussirai pas. Tenez, il faut vous distraire de cette idée-là…

DIANE. — Tu crois que tu les auras aujourd’hui ?

JENNY. — Aujourd’hui ou demain, n’importe, pourvu qu’elles vous soient rendues et que monsieur Gérard ne les voie pas auparavant.

DIANE. — Non, non, tu me trompes. Mon désespoir t’effraye : tu es si dévouée que tu ne recules pas devant un mensonge pour me calmer. Pourquoi regardes-tu toujours par la fenêtre ? Est-ce que tu attends quelqu’un qui doit te les rapporter ?

JENNY. — Oui et non. Ah ! mon Dieu, ayez donc un peu de patience ! Vous voyez bien que je suis tranquille, que je suis gaie !

DIANE. — Mais non ! tu me parais agitée et souffrante, toi aussi !

JENNY. — C’est l’émotion que j’ai eue de vous voir si mal ce matin ; mais vous allez mieux, n’est-ce pas ? Vous avez confiance en votre Jenny qui vous aime ? — Tenez, voyez ! votre petit Marquis… Pauvre petite bête ! il vous regarde comme s’il comprenait que vous avez de la peine.

DIANE. — Viens là, Marquis… Ah ! oui, Jenny ! Dans quelques jours peut-être je serai honnie, repoussée du monde, l’isolement se fera autour de moi, et je n’aurai plus que toi et mon chien pour me plaindre.

JENNY. — Comme vous exagérez ! Comment, parce que vous auriez fait une faute, vous seriez repoussée de tout le monde ? Elles n’en font donc pas, les autres dames ?

DIANE. — La plupart en font de plus graves, et beaucoup d’entre elles ont des vices, une galanterie effrénée, une impudence rare. Eh bien, ce sont là les plus méchantes, les plus implacables pour l’erreur d’une jeune femme !

JENNY. — Méprisez l’opinion de ces femmes-là, et contentez-vous de l’estime et de l’amitié de celles qui sont honnêtes.

DIANE. — Ah ! tu ne connais pas le monde, heureuse enfant du peuple ! Celles d’entre nous qui sont irréprochables sont généralement hautaines et dénigrantes, surtout quand elles sont laides.

JENNY. — C’est comme ça, je crois, dans toutes les classes. Mais enfin il y a des exceptions, et plus que vous ne pensez, peut-être ! Je suis sûre qu’il y a partout des femmes sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour les autres

DIANE. — Ah ! Jenny, qu’il est dur d’être réduite à accepter l’indulgence, quand on est habituée à primer, à dominer, à entrer partout la tête haute et le regard droit !

JENNY. — Pourquoi voulez-vous primer et dominer ? Est-ce qu’il n’est pas plus doux d’être aimée, même quand ce serait en vous laissant plaindre un peu ? Tenez, depuis ce matin que je vous vois malheureuse, il me semble que je vous aime davantage.

DIANE. — Parce que tu es bonne, toi ! je t’en sais gré ; mais faire pitié ne me plairait pas longtemps, et si tu t’habituais à ce sentiment-là avec moi, je ne pourrais peut-être pas le supporter. Je ne suis pas aimée dans le monde, moi, vois-tu ! Je n’y tenais pas. J’ai toujours préféré être admirée.

JENNY. — Vous aviez tort.

DIANE. — On ne choisit pas ses goûts et ses besoins, Jenny. J’ai été gâtée de bonne heure par une supériorité marquée sur toutes les femmes que je connaissais ; je me plaisais à les rendre jalouses, et, comme je ne suis pas méchante, tu le sais, je prenais aussi un grand plaisir à me montrer généreuse et protectrice avec elles. Je me suis faite à ce rôle de souveraine, et je le portais bien ; mais elles en ont toujours souffert, et à présent, comme elles vont s’en venger ! Ah ! que n’ai-je vingt ans de plus ! je me retirerais dans ce château, j’y fermerais ma porte à tous les voisins, j’y vivrais avec des livres, avec des fleurs…

JENNY. — Mais vous ne le pouvez pas, puisque vous vous ennuyez, même au milieu des plaisirs de Paris ! — Voyons, vous n’avez rien pris de la journée, il faut absolument que vous mangiez un peu ; faites un effort, madame.

DIANE. — Manger ? Ah ! si je pouvais vite mourir de faim ! Mais c’est long ! On a des jours et des nuits pour réfléchir, pour regretter la vie…

JENNY. — Attendez, attendez, madame ! Voilà quelqu’un dans le parterre qui a prononcé mon nom.

(Elle va à la fenêtre.)

DIANE. — Qu’est-ce que c’est donc, mon Dieu ? Tout le monde est donc dans la confidence ? Ah ! Jenny, tu me perds en voulant me sauver, et je suis bien folle de te laisser agir.

JENNY. — Quoi ! madame, ne peut-on pas savoir que vous voulez qu’on vous restitue quelque chose, et ne pas connaître ce que c’est ? Oui, oui, on demande à Cottin où je suis. Laissez-moi voir ce qu’on me veut.