Le Diable aux champs/3/Scène 9
SCÈNE IX
MADAME PATURON. — Eh bien, par exemple ! est-ce qu’on ne peut pas se promener aujourd’hui dans le parc, monsieur le jardinier ?
COTTIN. — Attendez, messieurs, mesdames… Je ne sais pas. Madame est arrivée, et je n’ai pas encore reçu ma consigne rapport aux promeneurs étrangers. Vous pouvez toujours regarder mon potager, madame n’y vient jamais.
MADAME PATURON. — Eh bien, allez donc lui demander la permission, à votre bourgeoise.
MADAME CHARCASSEAU. — Allons, c’est amusant, à c’te heure, s’il faut avoir des permissions pour se promener dans le jardin de Noirac !
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Dame, écoute donc, ma bonne respect à la propriété, chacun chez soi !
MADAME PATURON. — C’est vrai, ça. Elle est comme l’aristocrate de Russie, votre femme ! faut que tout le monde lui cède !
MONSIEUR CHARCASSEAU. — C’est moi qui l’ai habituée à ça.
MADAME CHARCASSEAU. — Non ! je ne suis pas aristocrate pour ça, ma petite ; mais quand on a un beau jardin, c’est pour le faire voir, et si c’te dame veut cacher le sien, c’est pas la peine qu’elle en ait un. C’est-il vrai, monsieur Malassy ?
MONSIEUR MALASSY. — Distinguons ! un lieu public n’est pas une propriété particulière, de même qu’une propriété particulière n’est pas un lieu public. Il y a jardin et jardin, comme on dit, il y a fagots et fagots ! Si cette dame ne veut point accorder le droit de passage et de parcours sur sa propriété, nous n’avons pas le droit de faire irruption sur sa propriété !
POLYTE CHOPART. — Qu’est-ce qu’il dit, monsieur Malassy ? Il réclame le droit de pacage ?
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Ah ! les belles citrouilles ! Dieu de Dieu, les belles citrouilles !
MADAME CHARCASSEAU. — Fais donc attention, Ulalie ! tu traînes ta robe sur l’oseille toute fraîche arrosée.
MONSIEUR CHARCASSEAU — Regarde donc, ma femme, les belles citrouilles !
MADAME CHARCASSEAU. — M’entends-tu, Ulalie ? quand je te dis de relever ta robe !
COTTIN, revenant. — Messieurs, mesdames, vous pouvez vous promener dans le jardin tant qu’il vous plaira. Seulement on vous prie de ne pas entrer dans le parterre autour du château, parce que madame est malade ; elle a besoin de dormir.
MADAME CHARCASSEAU. — C’est bon, c’est bon, on n’ira pas !
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Il faudrait donner une pièce de monnaie à ce domestique qui a fait la commission.
MADAME CHARCASSEAU. — Qu’est-ce que tu vas lui donner ? Dix sous ! ah bien, par exemple ! dix sous pour ça ?
MONSIEUR CHARCASSEAU. — C’est que, pour le moment, je n’ai pas de petite monnaie.
MADAME CHARCASSEAU. — Dites donc, madame Paturon, avez-vous dix sous à changer ?
MADAME PATURON. — Ma foi, ma petite, je n’ai que cinq sous.
MADAME CHARCASSEAU. — C’est bien assez ! ça ne vaut pas plus !
MADAME PATURON. — Je donne trois sous pour vous ; vous êtes trois, vous, votre mari et votre fille. Moi, je donne deux sous pour mon neveu Polyte et moi. Monsieur Malassy entre par-dessus le marché. Tiens, Polyte, va donc porter ça à ce jeune homme !
MADAME CHARCASSEAU, à son mari. — Plus souvent que je lui rendrai ses trois sous ! Quelle crasse ! elle qui est deux fois riche comme nous, et qui n’a pas d’enfants ! Elle peut bien payer le tout.
EULALIE. — Ah ! ma foi, c’est ennuyeux de se promener comme ça dans les allées. J’aimerais mieux le parterre. Au moins il y a des fleurs, et j’aurais fait un bouquet.
POLYTE. — C’est pas difficile d’en avoir ! Je vais passer par-dessus la barrière.
MADAME PATURON. — Eh bien ! eh bien ! Polyte, qu’est-ce que tu fais ? Je te le défends !
MONSIEUR MALASSY. — Ce jeune homme est enclin à saccager et à ravager.
MADAME CHARCASSEAU. — Dites donc, monsieur Polyte, est-ce que vous êtes communiste, vous, que vous voulez voler et piller ? — C’est égal, c’est une chipie, c’te dame de Noirac, de défendre comme ça son parterre ! Croit-elle pas qu’on veut le lui emporter ?
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Mais si cette dame veut se livrer aux douceurs du sommeil, crois-tu que ce soit bien agréable pour elle d’entendre jacasser sous ses fenêtres ? Avec ça que quand vous vous y mettez, madame Paturon et toi !…
MADAME CHARCASSEAU. — C’est elle qui est une bavarde ! et des ragots ! Moi, on ne peut pas me reprocher ça ; je ne parle jamais de personne ; je n’aime pas à me mêler de ce qui ne me regarde pas.
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Ulalie, ne chante donc pas comme ça ! Tu veux donc te faire remarquer ?
MADAME CHARCASSEAU. — Elle ne cherche qu’à se donner du ridicule ! Ulalie, tais-toi et retrousse-toi surtout. Tiens ! j’en étais sûre, voilà ta robe neuve tout abîmée ! Là ! on dirait d’une guenille, à présent ! Est-elle haïssable !
EULALIE. — Ah bah ! maman, je la repasserai ! Tu me grognes toujours ; tu m’amènes à la campagne pour me faire du bien, pour que je prenne de l’exercice, et tu ne veux pas que je bouge !
MONSIEUR MALASSY, à madame Paturon. — Il est certain que cette jeune personne aurait besoin d’air et d’exercice. Elle est éminemment lymphatique.
MADAME PATURON. — Ah mon Dieu ! qu’est-ce que vous me dites là ? Comment dites-vous ça ? Lym… est-ce que ça se gagne ? moi qui avais idée de la faire épouser à mon neveu !
MONSIEUR MALASSY. — Elle n’a pas grand avoir !
MADAME PATURON. — Mais c’est que Polyte n’a rien, lui ! Est-ce que ça passe aux enfants, cette maladie-là ?
MONSIEUR MALASSY. — Ordinairement.
MADAME PATURON. — Je ne m’étonne plus qu’on ne dise rien quand Polyte l’embrasse aux jeux innocents ! Pauvre Polyte, c’est qu’il n’a pas le sou, lui, voyez !
MONSIEUR MALASSY. — Bah ! vous lui ferez un sort, vous qui n’avez pas d’enfants !
MADAME PATURON. — Un sort ? merci !
EULALIE. — Dis donc, maman, il y a quelque chose de changé, là-bas, dans le parterre.
MADAME CHARCASSEAU. — Quoi donc ? qu’est-ce qu’il y a de changé ?
POLYTE. — Oui, oui, regardez ! Des pots de fleurs tout autour de la maison !
MADAME CHARCASSEAU. — Cette coquine de barrière m’empêche de voir ! Est-ce qu’il y en a beaucoup ?
POLYTE, qui est monté sur la barrière. — Ah ! je crois bien qu’il y en a ! Ils en ont mis jusque sur les marches du perron.
MADAME CHARCASSEAU. — Ah ! que c’est ennuyeux, cette barrière ! Je parie que c’est superbe, à présent, la maison en dedans ! Et dire qu’on ne nous fera pas voir ça !
MADAME PATURON. — On dit qu’on a envoyé de Paris pour plus de cent cinquante mille francs de meubles, de tapis de rideaux, de porcelaines et de tas de choses.
MADAME CHARCASSEAU. — Laissez-moi donc tranquille ! On en aurait, des tas de choses pour cent cinquante mille francs ! C’est pas à moi qu’il faut venir conter ça. Madame de Noirac n’est pas déjà si riche !
MONSIEUR MALASSY. — J’estime qu’elle a bien ici pour un million de terres au soleil. Le beau-père de mon beau-frère a été le notaire de la famille.
MADAME CHARCASSEAU. — Oui ! mais les dettes ! vous ne les comptez pas, vous ! Et ça en fait, des dettes, ces dames de Paris ! C’est tout du monde perdu de dettes, dans ces pays-là !
EULALIE. — Ah ! c’est égal, je voudrais bien voir ses robes, à c’te dame ! Doit-elle en avoir de belles !
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Bah ! On peut bien en avoir aussi des robes ! Si tu en avais soin, on t’en donnerait plus souvent.
EULALIE. — Oh ! si j’étais riche comme ça, je voudrais en changer tous les jours.
MONSIEUR CHARCASSEAU. — Eh bien, si tu es bien sage, quelque jour, nous viendrons, pendant que cette dame sera sortie ; on donnera une pièce de vingt sous à sa femme de chambre, et on te fera voir ses robes, puisque ça te fait tant de plaisir.
MONSIEUR MALASSY. — Ça lui fera bien la jambe, de les voir !
EULALIE. — Oh ! c’est égal, je voudrais bien les voir ! Si nous y allions, maman, au château ? Pendant qu’elle dort, on pourrait peut-être parler à la femme de chambre ?
MADAME CHARCASSEAU. — Non, non, ces domestiques de château, il faut toujours les aborder l’argent à la main.
EULALIE. — Mon Dieu, est-ce ennuyeux ! Nous venons ici pour nous amuser, et nous ne voyons rien ! Moi je croyais que nous la verrions, cette dame ! On dit qu’elle monte à cheval dans son parc !
MADAME CHARCASSEAU. — Oui, avec ça que c’est joli, une femme à cheval ! Il n’y a rien de plus indécent.