Le Diable aux champs/7/Scène 5

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Calmann Lévy (p. 314-318).



SCÈNE V


À la porte du prieuré


Le public est en train de sortir.

ÉMILE, à Gérard. — Oui, monsieur, nous allons nous y rendre. Mes amis ont de la poussière plein les yeux, et se débarrassent de leurs blouses. Dans cinq minutes, nous serons au rendez-vous.

DIANE. — Il me tarde de les remercier du plaisir qu’ils m’ont donné. C’est charmant de décors, de costumes, de dialogue, de gaieté. Bref, je suis ravie de leur esprit, et je reviendrai bien certainement… Comment, Gérard, vous avez fait venir votre américaine pour m’épargner trois pas ?

GÉRARD, bas. — J’aimerais mieux vous porter dans mes bras, mais vous me refuseriez !

DIANE. — Eh bien, votre bras me servira au moins pour me conduire. Que la voiture suive. Allons à pied : il fait si beau !

GÉRARD. — Mais le chemin est bien raboteux !

DIANE. — Les chemins raboteux ! précisément je n’aime que ceux-là !

LE CURÉ DE SAINT-ABDON, entre ses dents, au curé de Noirac. — Ces belles dames qui se manièrent, ça mériterait d’être vivandières et de faire la retraite de Russie !

MADAME PATURON, à Polyte. — Attends donc que je mette mes socques ! Pardié ! tu auras beau les regarder, ces demoiselles, ça n’est pas pour ton nez ! C’est trop fier pour des gens comme nous, ce monde-là ! ça ne cause qu’entre eusse.

COTTIN, à Pierre. — Pour une jolie comédie, c’est une jolie comédie. J’ai ri mon soûl !

LE BORGNOT. Moi, j’en ai la gueule démanchée.

GERMAIN. — Cette comédie-là, c’est des bêtises. C’est une vilaine comédie. J’aurais voulu casser la tête à ce vieux gueux qui bat son domestique parce qu’il veut se faire vacciner. Y a du mauvais dans les inventions nouvelles, c’est vrai ; mais y a du bon aussi. Quand c’est prouvé !

PIERRE. Oui, mon père, quand il est déjà ancien, vous acceptez bien le nouveau, pas vrai ?

GERMAIN. — Dame ! certainement !

MANICHE. — Ah bien, moi, j’aime mieux le nouveau que l’ancien !

PIERRE, bas. — C’est-il bien vrai, Maniche ?

(Ils partent.)

MADAME BROWN, à ses filles. — Attendez un moment, mes enfants ; votre père s’est absenté pour une heure, mais monsieur Jacques va venir.

MAURICE, à Eugène et à Damien, en se rhabillant derrière la toile. — Et vite, les belles créoles qui attendent des bras ! En voilà six pour un ! Moi, je me dois à la mère, messeigneurs !

DAMIEN. — Alors, je vais être forcé de conduire une de ces petites filles ?

EUGÈNE. — Plains-toi, cafard ! Tiens, regarde-moi, je ne vas pas faire le difficile avec la grande.

MAURICE. — Dites donc, pas de bêtises !

EUGÈNE. — Le conseil est joli ! on fait le matamore à trois pas de l’innocence et de la beauté, et puis quand on veut lui dire un mot, on a une peur ! on n’est plus qu’un pierrot !

DAMIEN. — C’est comme ça. On est content, mais on est bête.

(Ils vont offrir leurs bras aux dames Brown très-respectueusement, et partent avec elles. Jean avec le Borgnot restent les derniers.)

JEAN. — Regarde par là-bas, si c’est bien éteint partout.

LE BORGNOT. — Bah ! si le feu prend, on est pompier, à c’te heure.

JEAN — Mais j’aime autant dormir que de faire jouer la pompe cette nuit !

LE BORGNOT. — Laisse-moi donc un peu regarder les petits hommes de bois… Tiens ! comme les voilà pendus au mur ! tout habilles !… Ça fait peur, ça a l’air de vous regarder !

JEAN. — Bah ! bah ! ils sont bien sages, ceux-là. Ça n’a besoin ni de lit pour s’endormir, ni de café pour se réveiller.

(Ils sortent en fermant les portes.)


LES MARIONNETTES, pendues au mur.

ISABELLE. — Ils sont partis ? bous pouvons causer. Ah ! je vous le disais bien qu’ils se doutaient de quelque chose !

CASSANDRE. — Parlons bas ! Si on savait que nous existons encore, on voudrait nous forcer à travailler tous seuls, et on nous ferait du mal…

COLOMBINE. — Bah ! qu’est-ce que cela, le mal ? Nous en parlons sur le théâtre, mais nous ne savons pas ce que c’est ? Preuve que l’homme de bois est bien au-dessus de l’homme de chair et de sang, dans l’échelle des êtres.

LE DOCTEUR. — Le mal n’est pas pour nous, comme pour lui, cette sotte grimace qu’il fait quand il se blesse la tête ou quand il s’écorche les mains. Que de bruit, que de contorsions pour un coup de marteau sur ses doigts ou pour un clou dans sa chair ! Certes, nous lui sommes bien supérieurs, nous qui n’éprouvons de la rencontre des corps étrangers qu’une secousse gracieuse et qu’un retentissement harmonieux. Les chocs violents que nous nous donnons les uns aux autres nous divertissent et nous électrisent. Mais le mal que ces géants insensés peuvent nous faire est d’une autre nature. Ils peuvent nous abandonner au feu et au ver, nos implacables ennemis !

LÉANDRE. — Je voudrais bien savoir comment ils s’en préservent eux-mêmes !

LE MISANTHROPE DE LA TROUPE. — Tu l’as dit, ils s’en préservent eux-mêmes : tout est là ! Nous autres, nous ne savons nous préserver de rien ; nous n’existons que par leur volonté, et ils sont nos maîtres.

ISABELLE. — Ils ont des maîtres, eux aussi ! Ils doivent avoir des esprits supérieurs qui les créent, qui les animent, qui leur infusent la pensée, comme ils font à notre égard !

COLOMBINE. — Vous croyez ?… Alors ces esprits les font mouvoir, parler, vivre et mourir, absolument comme ils nous font jouer la comédie.

LE DOCTEUR. — Tout porte à le croire.

LE MISANTHROPE. — Mais ils sont bien ignorants, et l’homme est un méchant maître qui ne nous fait dire que des choses frivoles. Il nous fait à sa ressemblance ; nous sommes sa propre image, et il craint de nous initier aux secrets de sa véritable existence.

ISABELLE. — La nôtre est meilleure. Nous sommes plus petits, mais plus solides. Nous n’avons pas de corps, mais seulement une tête pour parler et des mains pour gesticuler.

LE DOCTEUR. — Dont nous le pouvous rien faire sans leur aide ! C’est là un grand inconvénient de notre existence, et il faudrait trouver le moyen d’y remédier.

LE MISANTHROPE. — Cherchez-le donc ! Mais faites vite, car vous n’avez pas longtemps à vivre.

LE DOCTEUR. — Moi ! je peux vivre mille ans de plus, à l’état d’homme de bois !

LE MISANTHROPE. — Oui, si les hommes de chair ont soin de vous comme à présent. Un de ces matins, il peut leur passer par la tête de nous jeter tous au feu.

COLOMBINE. — Leur existence n’est peut-être pas mieux assurée !

LE MISANTHROPE. — Raison de plus de trembler pour la nôtre ! Et puis, vous oubliez que quand la dose d’électricité que leur main nous communique est épuisée, nous retombons dans le néant jusqu’à ce qu’il leur plaise de nous en tirer par une pièce nouvelle.

COLOMBINE. — L’électricité ? qu’est-ce que cela ?

ISABELLE. — Je n’en sais rien, ma chère. Mais je me sens toute refroidie, et je crois que je vais dormir.

CASSANDRE. — Et moi aussi, je tombe de fatigue.

LE MISANTHROPE. — Vous voyez bien, la vie nous échappe. Et vous, docteur ? et Léandre ? et les autres ?… Pas de réponse !… Allons, les voilà tous fiasques, inertes et glacés !

COLOMBINE. — Non, pas moi ! Je rêve agréablement ! mon esprit divague avant de s’éteindre. J’aperçois encore le décor où nous étions si beaux tout à l’heure ; un arbre bleu, un ciel vert, une étoile qui tremblote à la fenêtre, des bruits vagues, des chuchotements mystérieux ! Ah ! je vois le scénario de la pièce ; les mots écrits résonnent, ils volent dans la salle. Il y a là-bas une phrase bouffonne qui s’est assise sur un banc, voilà un éclat de rire qui traîne par terre et qui essaye de se relever. Le voilà qui flotte, qui s’accroche à la corniche…

LE MISANTHROPE. — Vous battez la campagne, pauvre fille de bois ! Allons, dormons ! La vie n’est pas une chose qui nous appartienne. Nous la perdons quand l’homme nous quitte. Heureusement il peut nous la rentre, lui qui dure moins longtemps que nous, mais qui vit tout le temps de sa vie. Voilà l’horloge qui sonne… Quelle vibration dans ma tête !… Elle aussi, l’horloge, elle est un être… un être mystérieux, un être captif… Bonsoir, Colombine ! Allons-nous dormir un jour ou un siècle ?