Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Conclusion

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Plon (p. 317-320).


VII

Conclusion.


Et j’obéis ! Le lendemain, dès six heures, je quittai le château, en proie aux plus sinistres pressentiments, essayant en vain de me persuader que cette scène ne serait pas suivie d’effet, que le comte André arriverait assez tôt pour la sauver d’une résolution désespérée, qu’elle-même, au dernier moment, elle hésiterait ; qu’un incident inconnu surviendrait… que sais-je ? Quant à fuir, à reculer devant la vengeance possible du frère, je n’y songeai pas une seconde. Cette fois, j’avais retrouvé du caractère parce qu’une idée était en moi, vivante et qui me soutenait, celle de ne plus me laisser humilier par personne. Oui, si j’avais eu, devant une fille affolée et dans la faiblesse de l’amour heureux, une heure de défaillance, je n’en aurais pas une autre devant la menace d’un homme. J’arrivai à Clermont, dévoré d’une anxiété qui ne fut pas de longue durée, puisque j’appris le suicide de Mlle de Jussat et que je fus arrêté, coup sur coup. Dès les premiers mots du juge d’instruction, j’ai reconstitué tous les détails de ce suicide : Charlotte a pris dans la fiole de poison achetée par moi ce qu’elle a cru devoir suffire à sa mort. Elle a fait cela le jour même où elle a lu mon journal. J’ai retrouvé en effet la serrure du cahier forcée. Je ne m’en étais seulement pas aperçu, tant j’avais l’âme ailleurs qu’à ces notes stériles. Elle eut soin, pour détourner mes soupçons, de remplacer par de l’eau la quantité de noix vomique ainsi dérobée. Elle a jeté le flacon qui lui avait servi par la fenêtre, parce qu’elle n’a pas voulu que son père ou sa mère apprissent son suicide autrement que par son frère. Et moi qui savais toute la vérité sur cet horrible drame, moi qui pouvais du moins donner mon journal comme une présomption de mon innocence, je l’ai détruit, ce journal, au sortir de mon premier interrogatoire ; j’ai refusé de parler, de me défendre, — à cause de ce frère. Je vous l’ai dit, j’avais vidé jusqu’au fond la coupe des humiliations et je n’en voulais plus. Je n’en veux plus. Cet homme que j’ai tant envié dès le premier jour, cet homme qui me représente la morte maintenant et qui, sachant toute la vérité, lui aussi, doit me considérer comme le dernier des derniers, je ne veux pas qu’il ait le droit de me mépriser entièrement, et il ne l’a pas. Il ne l’a pas, parce que nous nous taisons tous deux. Mais nous taire, — pour moi, c’est risquer ma tête afin de sauver l’honneur de la morte, — et pour lui, c’est immoler un innocent à cet honneur. De nous deux en ce moment, de moi qui ne veux pas me défendre en m’abritant derrière le cadavre de Charlotte, et de lui qui, ayant cette lettre où elle lui annonce son suicide, la garde devers lui, pour se venger de l’amant de sa sœur en le laissant condamner comme assassin, lequel est le brave ? Lequel est le gentilhomme ? Toute la honte de ma faiblesse, dans cette nuit où Charlotte s’est donnée à moi, — s’il y a eu honte, — je l’efface en ne me défendant pas, et je trouve une volupté d’orgueil, comme une revanche de ces horribles derniers jours, à ne pas me tuer maintenant, à ne pas demander à la mort l’oubli de tant de tortures. Il faut que le comte André pousse son infamie jusqu’au bout. Si je suis condamné, lui me sachant innocent, lui en ayant la preuve, lui se taisant, hé bien ! les Jussat-Randon n’auront rien à me reprocher, nous serons quittes.

Pourtant je vous ai tout dit à vous, mon vénéré maître, je vous ai ouvert le fond et l’arrière-fond de mon être intime, et en confiant ce secret à votre honneur, je sais trop à qui je m’adresse pour même insister sur la promesse que j’ai pris le droit d’exiger de vous à la première feuille de ce cahier. Mais, voyez-vous, ce silence m’étouffe ; j’étouffe de ce poids que j’ai là toujours, toujours sur moi. Pour tout vous dire d’un mot, et appliqué à ma sensation il est légitime, comme cette sensation même, j’étouffe de remords. J’ai besoin d’être compris, consolé, aimé ; qu’une voix me plaigne et me dise des paroles qui dissipent les fantômes. J’avais dressé en esprit, quand j’ai commencé ces pages, une liste des questions que je voulais vous poser à la fin. Je m’étais flatté que j’arriverais à vous raconter mon histoire comme vous exposez vos problèmes de psychologie dans vos livres que j’ai tant lus, et je ne trouve rien à vous dire que le mot du désespoir : « De profundis ! » Écrivez-moi, mon cher maître, dirigez-moi. Renforcez-moi dans la doctrine qui fut, qui est encore la mienne, dans cette conviction de l’universelle nécessité qui veut que même nos actions les plus détestables, les plus funestes, même cette froide entreprise de séduction, même ma faiblesse devant le pacte de mort, se rattachent à l’ensemble des lois de cet immense univers. Dites-moi que je ne suis pas un monstre, qu’il n’y a pas de monstre, que vous serez encore là, si je sors de cette crise suprême, à me vouloir comme disciple, comme ami. Si vous étiez un médecin, et qu’un malade vint vous montrer sa plaie, vous le panseriez par humanité. Vous êtes un médecin aussi, un grand médecin des âmes. La mienne est bien profondément blessée, bien saignante. Je vous en supplie, une parole qui la soulage, une parole, une seule, et vous serez à jamais béni de votre fidèle

« Robert Greslou. »