Le Disciple (Bourget)/Tourments d’idées

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Plon (p. 321-344).



V

TOURMENTS D’IDÉES


Un mois s’était écoulé depuis que la mère de Robert Greslou avait apporté dans l’ermitage de la rue Guy-de-la-Brosse cet étrange manuscrit qu’Adrien Sixte avait tant hésité à lire. Et le philosophe restait à ce point l’esclave, après ces quatre semaines, du trouble infligé par cette lecture, que mêm les humbles comparses de son entourage avaient dû s’en apercevoir. C’étaient maintenant de continuelles consultations entre Mlle Trapenard et les Carbonnet, dans la loge, emplie d’une odeur de cuir, où la fidèle servante et les judicieux concierges discutaient à perte de vue la cause du bizarre changement survenu dans les manières du célèbre analyste. Cette admirable, cette automatique régularité des sorties et des rentrées qui pendant quinze ans avait fait de Sixte un chronomètre vivant pour ce paisible quartier du Jardin des Plantes s’était transformée du coup en une anxiété fébrile et inexplicable. Le philosophe allait et venait, depuis cette visite de Mme Greslou, comme un homme agité, qui ne peut tenir en place, qui, sitôt en promenade, pense à rentrer, et, sitôt rentré, ne peut pas supporter sa chambre. Dans la rue, au lieu de cheminer de ce pas méthodique et qui révèle une machine nerveuse parfaitement équilibrée, il se pressait, il s’arrêtait, il gesticulait, comme disputant avec lui-même. Cet énervement se traduisait par des signes plus étranges encore. Mlle Trapenard avait raconté aux époux Carbonnet que son maître ne se couchait plus à présent avant des deux ou trois heures du matin :

— « Et ce n’est pas pour travailler, » insistait la brave fille, « car il marche… Il marche… La première fois, J’ai cru qu’il était malade. Je me suis levée pour lui demander s’il voulait quelque infusion… Lui toujours si poli, si doux, qu’on ne se douterait pas que c’est un homme instruit comme il est, il m’a renvoyée en vrai butor… »

— « Et moi qui l’ai vu l’autre jour, » répondait la mère Carbonnet, « comme je revenais d’une course, installé au café !… Je n’en croyais pas met yeux… Il était là, derrière les vitres, qui lisait un journal… Si je ne le connaissais pas, j’en aurais eu peur… Il aurait fallu la voir, cette figure, et ce front plissé, et cette bouche… »

— « Au café ?… » s’était écriée Mlle Trapenard. « Depuis seize années tantôt que je suis chez lui, je ne lui ai seulement pas vu ouvrir un journal une fois… »

— « Cet homme-là, » conclut le père Carbonnet, « a un chagrin qui lui malichaude les sangs… Et le chagrin, voyez-vous, mademoiselle Mariette, c’est comme qui dirait le tonneau d’Adélaïde, ça n’a pas de fond… Pour un fait, c’est un fait que ça a commencé par l’histoire du juge et la visite de la dame en noir… Et savez-vous ce que je pense ! C’est peut-être quéque fils qu’il a quéque part qui tourne mal… »

— « Jésus Dieu ! » exclamait Mariette, « lui un fils ? »

— « Et pourquoi pas ! » reprenait le concierge, clignant derrière ses lunettes un œil égrillard ; « avec cela qu’il n’a pas pu galipander tout comme un autre en son jeune temps… C’est toi, canaille, qui voudrais bien t’en aller faire tes farces… » continuait-il en s’adressant à son coq, qui se promenait en poussant de petits cris parmi les rognures, happant les boutons au passage et secouant sa crête. À regarder ce « courasson de Ferdinand », comme il l’appelait encore, Carbonnet oubliait jusqu’à ses curiosités de pipelet parisien. Ferdinand hit sautait sur l’épaule et se tenait là, immobile, tandis que son maître reprenait son marteau et clouait une semelle assurée sur une forme en murmurant sa même joyeuse exclamation :

— « C’est-y une bête ? c’est-y une personne ?… Non… Je vous le demande… »

Puis il communiquait à Mlle Trapenard épouvantée les bruits qui couraient sur le compte de ce pauvre M. Sixte dans les rez-de-chaussée de la rue Linné, depuis ce changement visible d’habitudes. Toutes les mauvaises langues s’accordaient pour attribuer à la citation chez le juge le trouble actuel du philosophe. La blanchisseuse prétendait tenir d’un « pays » de M. Sixte que sa fortune provenait d’un dépôt dont son père avait abusé et qu’il devait rendre. Le boucher racontait à qui voulait l’entendre que le savant était marié et que sa femme était venue lui faire une scène atroce et qu’elle lui intentait un procès. Le charbonnier avait insinué que le digne homme était le frère d’un assassin dont l’exécution sous le faux nom de Campì tourmentait à cette époque les cervelles populaires.

— « Je n’irai plus chez eux, » gémissait Mlle Trapenard ; « c’est-il Dieu possible d’imaginer de pareilles horreurs ? »

Et la pauvre fille quittait la loge navrée. Cette grande créature, haute en couleur, forte comme un bœuf malgré ses cinquante-cinq ans, demeurée paysanne avec ses gros souliers, ses bas de laine bleue tricotés par elle-même et son bonnet collé sur son chignon serré, ressentait pour son maître une affection d’autant plus forte que les divers éléments de sa franche et simple nature y étaient à la fois engagés. Elle respectait en lui le Monsieur, le personnage éduqué, dont elle savait que les journaux parlaient souvent. Elle chérissait, dans le vieux garçon qui ne vérifiait jamais ses comptes et qui la laissait maîtresse au logis, une source assurée pour son bien-être et les rentes de ses vieux jours. Enfin, elle protégeait, elle, la solide, la robuste, cet être, faible de corps, presque chétif et si simplet, comme elle disait, qu’un enfant de dix ans l’aurait dupé… Aussi de pareils propos la froissaient-ils dans son orgueil, en même temps que l’altération d’humeur si soudaine du savant lui rendait leur commun intérieur presque inconfortable. Par véritable affection, elle s’inquiétait de ce que son maître ne mangeait presque plus et ne dormait guère. Elle le voyait triste, quinteux, malade, et elle n’arrivait pas à l’égayer, ni même à deviner le motif de cette mélancolie grandissante et de cette agitation. Que devint-elle lorsqu’un après-midi du mois de mars Sixte revint vers cinq heures, après avoir déjeuné au dehors, et qu’il lui dit :

— « La valise est-elle en bon état, Mariette ? »

— « Je ne sais pas, monsieur, » répondit la servante. « Monsieur ne s’en est pas servi depuis mon entrée dans la maison… »

— « Allez la chercher, » dit le philosophe.

La fille obéit. Elle apporta d’une soupente qui servait de grenier et de bûcher tout ensemble une mallette en cuir poussiéreuse, aux serrures rouillées, et dont les clefs manquaient. — « Très bien, » reprit M. Sixte ; « vous allez en acheter une à peu près pareille, tout de suite, et vous y mettrez ce qu’il faut pour voyager… »

— « Monsieur part ? » interrogea Mlle Trapenard.

— « Oui, » dit le philosophe, « pour quelques jours… »

— « Mais monsieur n’a rien de ce qu’il faut, » insista la vieille servante. « Monsieur ne peut pas s’en aller comme cela, sans couverture de voyage, sans… »

— « Procurez-vous ce qui est nécessaire, » interrompit le philosophe, « et dépêchez-vous : je prends le train à neuf heures. »

— « Et il faudra que j’accompagne monsieur ? … »

— « Non, c’est inutile, » dit Sixte. « Allons, vous n’avez que le temps… »

— « Pourvu qu’il n’ait pas l’idée de se périr… » fit Carbonnet quand Mariette, descendue à la loge, lui eut raconté ce nouvel événement, presque aussi extraordinaire dans ce petit coin du monde que si le philosophe eût annoncé son mariage.

— « Ah ! » dit la servante suivant sa pensée, « si seulement il voulait me prendre avec lui !… Je devrais payer de ma poche que j’irais… »

Ce cri, sublime dans la bouche d’une créature arrivée de Péaugres en Ardèche pour être domestique et qui poussait l’économie jusqu’à se tailler ses casaques d’appartement dans les vieilles redingotes du savant, prouvera mieux que toutes les analyses quelles inquiétudes inspirait à ces petites gens la métamorphose opérée dans cet homme qui traversait en effet une crise morale, pour lui terrible. Ne se sachant pas regardé, il en laissait voir l’extrême intensité dans ses moindres gestes aussi bien que dans les traits de son visage. Depuis la mort de sa mère, il n’avait pas connu d’heures aussi dures, et du moins la souffrance infligée alors par l’irréparable séparation était demeurée toute sentimentale ; au lieu que la lecture du mémoire de Robert Greslou avait du coup atteint le philosophe dans le centre même de son être, au plus profond de cette vie intellectuelle, sa seule raison d’exister. Au moment où il donnait à Mariette l’ordre de préparer sa valise pour son départ, il était aussi pénétré d’épouvante que dans la nuit où il feuilletait ce cahier de confidences. Elle avait commencé, cette épouvante consternée, dès les premières pages de ce récit où une criminelle aberration d’âme était étudiée, comme étalée, avec un tel mélange d’orgueil et de honte, de cynisme et de candeur, d’infamie et de supériorité. À rencontrer la phrase où Robert Greslou se déclarait lié à lui par un lien aussi étroit qu’imbrisable, le grand psychologue avait tressailli, et il avait tressailli de même à chaque rappel nouveau de son nom dans cette singulière analyse, à chaque citation d’un de ses ouvrages qui lui prouvait le droit de cet abominable jeune homme à se dire son élève. Une fascination faite d’horreur et de curiosité l’avait contraint d’aller d’un trait jusqu’au bout de ce fragment de biographie dans lequel ses idées, ses chères idées, sa Science, sa chère Science, apparaissaient unies à des actes honteux, Ah ! si elles y avaient été seulement unies ! Mais non, ces idées, cette Science, l’accusé de Riom les revendiquait comme l’excuse, comme la cause de la plus monstrueuse, de la plus complaisante dépravation ! À mesure que Sixte avançait dans le manuscrit, il lui semblait qu’un peu de sa personne intime se souillait, se corrompait, se gangrenait, tant il y retrouvait des choses de lui-même, mais un « lui-même » cousu, par quel mystère ? aux sentiments qu’il détestait le plus au monde. Car dans ce philosophe illustre les saintes virginités de la conscience demeuraient intactes, et, derrière le hardi nihiliste d’esprit, un noble cœur d’homme naïf se dissimulait toujours. C’était là, dans cette conscience intacte, dans cette honnêteté irréprochable, que le maître du précepteur félon se sentait soudain déchiré. Cette sinistre histoire d’une séduction si bassement poussée, d’une trahison si noire, d’un suicide si mélancolique, le mettait face à face avec la plus affreuse vision : celle de sa pensée agissante et corruptrice, lui qui avait vécu dans le plus entier renoncement et avec un idéal quotidien de pureté. L’aventure de Robert Greslou lui montrait dans ses livres les complices d’un hideux orgueil et d’une abjecte sensualité, lui qui n’avait jamais travaillé que pour servir la psychologie, en modeste ouvrier d’un travail qu’il croyait bienfaisant, et dans l’ascétisme le plus sévère, afin que jamais les ennemis de ses doctrines ne pussent arguer de son exemple contre ses principes. Cette impression fut d’autant plus violente qu’elle fut subite. Un médecin de grand cœur éprouverait une angoisse d’un ordre analogue si, ayant établi la théorie d’un remède, il apprenait qu’un de ses internes en a essayé l’application et que toute une salle d’hôpital est à l’agonie. Avoir fait le mal le sachant et le voulant, c’est bien amer pour un homme dont la conscience vaut mieux que ses actes. Mais avoir dévoué trente années à une œuvre, avoir cru cette œuvre utile, l’avoir poursuivie sincèrement, simplement, avoir repoussé comme injurieuses les accusations d’immoralité lancées par des adversaires passionnés, s’être tendu à ne jamais douter de son esprit, et, tout d’un coup, à la lumière d’une révélation foudroyante, tenir une preuve indiscutable, une preuve réelle comme la vie même, que cette œuvre a empoisonne une âme, qu’elle portait en elle un principe de mort, qu’elle répand à l’heure présente ce principe dans tous les coins du monde. — la cruelle secousse à recevoir, et la cruelle blessure, quand la secousse ne devrait durer qu’une heure et la blessure se fermer aussitôt !

Tous les penseurs révolutionnaires ont connu de ces heures d’angoisse. La plupart les traversent vite. Voici pourquoi. Il est rare qu’un homme soit lancé dans la bataille des idées sans vite devenir le comédien de ses premières sincérités. On soutient son rôle. On a des partisans, et surtout on arrive bientôt, par le frottement avec la vie, à cette conception de l’à-peu-près qui vous fait admettre comme inévitable un certain déchet de votre Idéal. On se dit que l’on fait du mal ici, du bien ailleurs, et, quelquefois, qu’au demeurant le monde et les gens iront toujours de même. Chez Adrien Sixte, la sincérité était trop ingénue pour qu’un pareil raisonnement fût possible. Il n’avait, lui, ni rôle à jouer ni fidèles à ménager. Il était seul. Sa philosophie et lui ne formaient qu’un, et les compromis dont s’accompagne toute grande renommée n’avaient rien entamé dans sa belle âme farouche et fière de savant. Il faut ajouter qu’il avait trouvé le moyen, grâce à sa parfaite bonne foi, de traverser la société sans jamais la voir. Les passions qu’il avait dépeintes, les crimes qu’il avait étudiés, lui apparaissaient comme ces personnages que désignent les observations médicales : « À…, 35 ans…, telle profession…, célibataire… » Et l’exposition du cas se développe, sans un détail qui donne au lecteur la sensation de l’individuel. Pour tout dire, jamais le théoricien rigoureux des passions, l’anatomiste minutieux de la volonté, n’avait regardé bien en face une créature de chair et d’os ; en sorte que le mémoire de Robert Greslou ne se trouvait pas seulement parler à sa conscience d’honnête homme. Il devait mordre et il mordait sur l’imagination du philosophe à la manière dont la clarté du soleil mord sur la pupille d’un malade opéré soudain de la cataracte. Aussi, pendant les huit jours qui suivirent cette première lecture, ce fut comme une obsession continuelle, et cette obsession augmenta la douleur morale en la doublant d’une sorte de malaise physique. Ce cerveau de manieur d’abstractions subissait l’étreinte obsédante d’un cauchemar précis et concret. Le psychologue le voyait, son funeste disciple, tel qu’il l’avait vu là, dans cette même chambre, posant les pieds sur ce même tapis, appuyant son bras sur cette même table, respirant, bougeant. Derrière les mots écrits sur le papier, il entendait cette voix un peu sourde qui lui prononçait la terrible phrase : « J’ai vécu avec votre pensée et de votre pensée, si passionnément, si complètement… » Et les mots de la confession, au lieu de rester de simples caractères, écrits avec l’encre froide sur l’inerte papier, s’animaient ainsi en paroles derrière lesquelles il sentait palpiter un être. « Ah ! » songeait-il quand cette image était trop forte, « pourquoi la mère m’a-t-elle apporté ce cahier ? » Il eût été si naturel que la malheureuse femme, en proie à sa folle anxiété de prouver l’innocence de son fils, violât ce dépôt ! Mais non, Robert l’avait sans doute trompée avec cette hypocrisie dont le misérable se vantait, comme d’une conquête psychologique… Cela seul, cette hantise hallucinante du visage du jeune homme, suffisait à bouleverser Adrien Sixte. Quand cette mère lui avait crié : « Vous avez, corrompu mon fils… » — car elle le lui avait crié, — sa sérénité de savant avait à peine été touchée. Pareillement il n’avait opposé que le mépris aux accusations du vieux Jussat, répétées par le juge, et à la phrase de ce dernier sur la responsabilité morale. Comme il était sorti tranquille, intéressé même et presque allègre, du Palais de Justice ! Et maintenant cette force de mépris, il ne la retrouvait plus en lui ; cette sérénité, elle était vaincue, et lui, le négateur de toute liberté ; lui, le fataliste qui décomposait la vertu et le vice avec la brutalité d’un chimiste étudiant un gaz ; lui, le prophète hardi de l’universel mécanisme, et qui jusqu’alors avait toujours connu l’harmonie parfaite de son cœur et de son esprit, il souffrait d’une souffrance en contradictions avec toutes ses doctrines : — il était comme son disciple, il avait des remords, il se sentait responsable !

Ce fut seulement après ces huit jours d’un premier saisissement, une fois le mémoire lu et relu, à pouvoir en réciter toutes les phrases, que ce conflit du cœur et de l’esprit devint lucide chez Adrien Sixte, et le philosophe tenta de réagir. Il se promenait au Jardin des Pantes, par un après-midi de cette fin de février, tiède comme un printemps. Il s’assit sur un banc, dans son allée favorite, celle qui longe la rue Buffon, et au pied d’un acacia de Virginie, étayé de béquilles de fer, garni de plâtras comme un mur, avec des branches nouées comme les doigts d’un géant goutteux. L’auteur de la Psychologie de Dieu aimait ce vieux tronc desséché de toute sève, à cause de la date inscrite sur la pancarte et qui constituait l’état civil du pauvre arbre… « Planté en 1632… » 1632, l’année de la naissance de Spinoza ! Le soleil de deux heures était ce jour-là très doux, et cette impression détendit les nerfs du promeneur. Il regarda autour de lui distraitement, et se plut à suivre le manège de deux enfants qui jouaient auprès de leur mère. Ils ramassaient du sable avec des pelles de bois pour en construire une maison imaginaire. À un moment, l’un d’eux se releva dans un geste de brusquerie et cogna de la tête contre le banc qui se trouvait derrière lui. Il devait s’être fait beaucoup de mal car son petit visage se contracta dans une grimace de douleur, et il eut, avant de fondre en larmes, ces quelques secondes de silence suffoqué qui précèdent les sanglots des enfants. Puis, dans un accès de rage furieuse, il se retourna contre le banc, dont il frappa le bois avec son poing fermé, furieusement.

— « Es-tu bête, mon pauvre mignon ! » lui dit sa mère en le secouant et lui essuyant les yeux : « Allons, mouche-toi, » et elle le moucha : « Quand tu te seras mis en colère contre un morceau de bois, ça t’avancera bien… »

Cette scène avait diverti le savant. Lorsqu’il se leva pour continuer sa promenade sous ce bon soleil, il y pensa longuement : « Je ressemble à ce petit garçon, » se disait-il. « Dans sa naïveté d’enfant, il anime un objet inanimé, il le rend responsable… Et moi, que fais-je d’autre, depuis plus d’une semaine ?… » Pour la première fois depuis la lecture du mémoire, il osa formuler sa pensée avec la netteté qui faisait la marque propre de son esprit et de tous ses travaux : « Moi aussi, je me suis cru responsable pour une part dans cette affreuse aventure… Responsable ?… Ce mot n’a pas de sens… » Tout en s’acheminant vers la porte du jardin, puis vers l’île Saint-Louis et vers Notre-Dame, il reprenait le détail des raisonnements dirigés contre cette notion de responsabilité dans l’Anatomie de la volonté, surtout sa critique de l’idée de cause. Il avait toujours tenu particulièrement à ce morceau. « Voilà qui est évident, » conclut-il ; et puis, après s’être ainsi enfoncé la certitude une fois de plus dans son intelligence, il se contraignait de penser à Greslou, à celui de maintenant, prisonnier dans la cellule n° 5, au fond de la maison d’arrêt de Riom, et un Greslou d’autrefois, au jeune étudiant de Clermont penché sur les pages de la Théorie des passions et de la Psychologie de Dieu. Il éprouva de nouveau une sensation insupportable que ses livres eussent été maniés, médités, aimés par cet enfant. « Que nous sommes doubles ! » songea-t-il, « et pourquoi cette impuissance à vaincre des illusions que nous savons mensongères !… » Tout d’un coup, une phrase du mémoire de Greslou lui revint à la tête : « J’ai des remords, quand les doctrines auxquelles je crois, les vérités que je sais, les convictions qui forment l’essence même de mon intelligence me font considérer le remords comme la plus niaise des illusions humaines… » L’identité entre son état moral actuel et l’état moral de son élève lui apparut comme si haïssable qu’il essaya de s’en débarrasser par un nouveau raisonnement. « Hé bien ! » se dit-il, « imitons les géomètres, admettons comme vrai ce que nous savons être faux… Procédons par l’absurde. Oui, l’homme est une cause, et une cause libre. Donc il est responsable… Soit. Mais quand, où, comment ai-je mal agi ? Pourquoi ai-je des remords à propos de ce «scélérat ? Quelle est ma faute ?… » Il rentra, décidé à passer en revue toute sa vie. Il s’aperçut tout petit enfant et qui travaillait à ses devoirs avec une minutie de conscience digne de son père l’horloger. Plus tard, quand il avait commencé de penser, qu’avait-il aimé, qu’avait-il voulu ? La vérité. Quand il avait pris la plume, pourquoi avait-il écrit, pour servir quelle cause, sinon la vérité ? À la vérité, il avait tout sacrifié : fortune, place, famille, santé, amours, amitiés. Et qu’enseignait même le Christianisme, la doctrine la plus pénétrée des idées contraires aux siennes ? « Paix sur la terre aux hommes de bon vouloir, » c’est-à-dire à ceux qui ont cherché la vérité. Pas un jour, pas une heure, dans ce passé qu’il scrutait avec la force du plus subtil génie mis au service d’une intransigeante conscience, il n’avait manqué au programme idéal de sa jeunesse, formulé autrefois dans cette noble et modeste devise : « Dire toute sa pensée, ne dire que sa pensée. » — « C’est le devoir, cela, pour ceux qui croient au devoir, » se dit-il, « et je l’ai rempli… » Cette nuit-là, et au sortir de cette méditation courageuse sur sa destinée de travailleur intègre, ce grand honnête homme put s’endormir enfin, et d’un sommeil que le souvenir de Robert Greslou ne troubla pas.

En se réveillant, au lendemain de cette sorte de confession générale faite à lui-même et pour lui-même, Adrien Sixte se retrouva calme encore. Il était trop habitué à se regarder penser pour ne pas chercher une cause à cette volte-face de ses impressions, et d’une bonne foi trop entière pour ne pas reconnaître cette cause. Il devait cette accalmie momentanée de ses remords au simple fait d’avoir admis comme vraies, pendant quelques heures, des idées sur la vie morale qu’il condamnait par sa raison. « Il y a donc des idées bienfaisantes et des idées malfaisantes, » conclut-il. « Mais quoi ? La malfaisance d’une idée prouve-t-elle sa fausseté ? Supposons que l’on puisse cacher au marquis de Jussat la mort de Charlotte, il s’apaiserait dans l’idée que sa fille est vivante. Cette idée lui serait salutaire. En serait-elle vraie pour cela ?… Et inversement… » Adrien Sixte avait toujours considéré comme un sophisme, comme une lâcheté, l’argumentation dirigée par certains philosophes spiritualistes contre les funestes conséquences des doctrines nouvelles, et, généralisant le problème, il se dit encore : « Tant vaut l’âme, tant vaut la doctrine. La preuve en est que ce Robert Greslou a transformé les pratiques religieuses en un instrument de sa propre perversité… » Il reprit le mémoire pour y rechercher les pages consacrées par l’accusé à ses sensations d’église ; puis, cette lecture le fascinant de nouveau, il relut ce long morceau d’analyse, mais en s’attachant cette fois à chacun des passages où son nom, ses théories, ses ouvrages étaient mentionnés. Il appliquait toute sa vigueur d’esprit à se démontrer que chacune des phrases citées par Greslou eût justifié des actes absolument contraires à ceux que le morbide jeune homme avait justifiés par elles. Cette reprise attentive et minutieuse du fatal manuscrit eut pour effet de le rejeter dans un nouvel accès de son trouble intime. Les raisonnements n’y faisaient rien. Avec sa magnifique sincérité, le philosophe le reconnaissait : le caractère de Robert Greslou, déjà dangereux par nature, avait rencontré, dans ses doctrines à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts, et, ce qui ajoutait à cette première évidence une autre, non moins douloureuse, c’est qu’Adrien Sixte se trouvait radicalement impuissant à répondre au suprême appel jeté vers lui par son disciple, du fond de son cachot. De tout ce mémoire, les dernières lignes remuaient dans le philosophe la corde la plus profonde. Quoique le mot de dette n’y fût pas prononcé, il sentait comme une créance de ce malheureux sur lui. Greslou disait vrai : un maître est uni à l’âme qu’il a dirigée, même s’il n’a pas voulu cette direction, même si cette âme n’a pas bien interprété l’enseignement, par une sorte de lien mystérieux, mais qui ne permet pas de jeter à certaines agonies morales le geste indifférent de Ponce-Pilate. Ce fut là une seconde crise, plus cruelle que la première. Quand il avait été saisi de cette affolante angoisse à l’aspect des ravages produits par son œuvre, le savant était surtout la victime d’une panique. Il pouvait se dire et il s’était dit que le sursaut de la terrible révélation agissait sur lui. À présent qu’il était de sang-froid, il mesurait, avec une précision affreuse, l’impuissance de sa psychologie, si savante fût-elle, à manier ce mécanisme étrange qui est une âme humaine. Que de fois, pendant cette fin de février et dans les premiers jours de mars, il commença pour Robert Greslou des lettres qu’il se sentit incapable d’achever ! Qu’avait-il à dire en effet à ce misérable enfant ? Qu’il faut accepter l’inévitable dans le monde intérieur comme dans le monde extérieur, accepter son âme comme on accepte son corps ? Oui, c’était là le résumé de toute sa philosophie. Mais cet inévitable, c’était ici la plus hideuse corruption dans le passé et dans le présent. Conseiller à cet homme de s’accepter lui-même, avec les affreuses scélératesses d’une nature pareille, c’était se faire le complice de cette scélératesse. Le blâmer ? Au nom de quel principe l’eût-il fait, après avoir professé que la vertu et le vice sont des additions, le bien et le mal, des étiquettes sociales sans valeur, enfin que tout est nécessaire dans chaque détail de notre être, comme dans l’ensemble de l’univers ? Quel conseil lui donner davantage pour l’avenir ? Par quelles paroles empêcher que ce cerveau de vingt-deux ans fût ravagé d’orgueil et de sensualité, de curiosités malsaines et de dépravants paradoxes ? Démontrerait-on à une vipère, si elle comprenait un raisonnement, qu’elle ne doit pas sécréter son venin ? « Pourquoi suis-je une vipère ?… » répondrait-elle. Cherchant à préciser sa pensée par d’autres images empruntées à ses propres souvenirs, Adrien Sixte comparait le mécanisme mental, démonté devant lui par Robert Greslou, aux montres dont il regardait, tout petit, aller et venir les rouages sur l’établi paternel. Un ressort marche, un mouvement suit, puis un autre, un autre encore. Les aiguilles bougent. Qui enlèverait, qui toucherait seulement une pièce, arrêterait toute la montre. Changer quoi que ce fût dans une âme, ce serait arrêter la vie. Ah ! Si le mécanisme pouvait de lui-même modifier ses rouages et leur marche ? Si l’horloger reprenait la montre pour en refaire les pièces ? Il y a des créatures qui reviennent du mal au bien, qui tombent et se relèvent, qui déchoient et se reconstituent dans leur moralité. Oui, mais il y faut l’illusion du repentir, qui suppose l’illusion de la liberté et celle d’un juge, d’un père céleste. Pouvait-il, lui, Adrien Sixte, écrire au jeune homme : « Repentez-vous, » quand, sous sa plume de négateur systématique, ce mot signifiait ; « Cessez de croire à ce que je vous ai démontré comme vrai ? » Et, pourtant c’est affreux de voir une âme mourir sans rien essayer pour elle. Arrivé à ce point de sa méditation, le penseur se sentait acculé à l’insoluble problème, à cet inexpliqué de la vie de l’âme, aussi désespérant pour un psychologue que l’inexpliqué de la vie du corps pour un physiologiste. L’auteur du livre sur Dieu, et qui avait écrit cette phrase : « Il n’y a pas de mystère, il n’y a que des ignorances… » se refusait à cette contemplation de l’au-delà qui, montrant un abîme derrière toute réalité, amène la science à s’incliner devant l’énigme, et à dire un « je ne sais pas, je ne saurai jamais », qui permet à la religion d’intervenir. Il sentait son incapacité à rien faire pour cette âme en détresse, et qu’elle avait besoin d’un secours qui fût, pour tout dire, surnaturel. Mais de prononcer seulement une pareille formule lui semblait, d’après ses idées, aussi fou que de mentionner la quadrature du cercle ou d’attribuer trois angles droits à un triangle.

Un événement bien simple acheva de rendre cette lutte intime plus tragique en imposant à ce philosophe une action immédiate. Une main anonyme lui envoya un journal qui contenait un article d’une violence extrême contre lui et contre son influence, à propos de Robert Greslou. Le chroniqueur, évidemment inspiré par quelque parent ou quelque ami des Jussat, flétrissait la philosophie moderne et ses doctrines, incarnées dans Adrien Sixte et plusieurs autres savants. Puis il réclamait un exemple. Dans un paragraphe final, improvisé à la moderne, avec ce réalisme d’images qui est la rhétorique d’aujourd’hui, comme le poétisme de la métaphore fut la rhétorique d’autrefois, il montrait l’assassin de Mlle de Jussat montant à l’échafaud, et toute une génération de jeunes décadents corrigés du pessimisme par cet exemple. En n’importe quelle autre circonstance, le grand psychologue aurait souri de cette déclamation. Il eût pensé que l’envoi venait de son ennemi Dumoulin, et repris des travaux commencés, avec la tranquillité d’Archimède traçant ses figures de géométrie sur le sable pendant le sac de la ville. Mais à la lecture de cette chronique griffonnée sans doute sur un coin de table, chez quelque fille, par un moraliste du boulevard, il aperçut nettement un fait auquel il n’avait pas songé, tant la folie de l’abstraction égarait ce spéculatif hors du monde social : à savoir, que ce drame moral se doublait d’un drame réel. Dans quelques semaines, quelques jours peut-être, celui de l’innocence duquel il possédait une preuve allait être jugé. Or, pour la justice des hommes, le séducteur de Mlle de Jussat était innocent ; et si ce mémoire ne constituait pas un témoignage décisif, il présentait un indiscutable caractère de véracité qui suffisait à sauver une tête. Allait-il la laisser tomber, cette tête, lui, le confident des misères, des hontes, des perfidies du jeune homme, mais qui savait aussi que ce scélérat intellectuel n’était pas un meurtrier ? Sans doute il était lié par l’engagement tacite contracté en ouvrant le manuscrit. Cet engagement-là était-il valable devant la mort ? Il y avait, dans ce solitaire assailli depuis un mois par la tourmente morale, un tel besoin physique d’échapper au rongement inefficace et stérile de sa pensée par une volonté positive, qu’il éprouva comme une détente lorsqu’il se fut enfin fixé à un parti. D’autres journaux, consultés anxieusement, lui apprirent que l’affaire Greslou passait aux assises de Riom le vendredi 11 mars. Le 10, il donnait à Mariette cet ordre de préparer sa valise qui avait tant surpris sa servante, et le soir même il prenait le train après avoir jeté à la poste une lettre adressée à M. le comte André de Jussat, capitaine de dragons, en garnison à Lunéville. Cette lettre, non signée, contenait simplement ces lignes : « Monsieur le comte de Jussat a en main une lettre de sa sœur qui contient la preuve de l’innocence de Robert Greslou. Permettra-t-il que l’on condamne un innocent ? » Le psychologue nihiliste n’avait pas pu écrire les mots droit et devoir. Mais sa résolution était prise. Il attendrait que le procès fût fini pour parler, et si M. de Jussat se taisait jusqu’au bout, si Greslou était condamné, il déposerait le mémoire entre les mains du président, sur l’heure même.

— « Il a pris son billet pour Riom, » dit Mlle Trapenard au père Carbonnet en revenant de la gare, où elle avait accompagné son maître, presque malgré lui. « Cette idée de s’en aller là-bas, seul, par cette fin d’hiver, lui qui est si bien ici ?… »

— « Soyez tranquille, mademoiselle Mariette, » lui répondait l’astucieux portier. « Nous saurons tout ça un jour… Mais rien ne m’ôtera de l’idée qu’il y a quéque fils illégitime là-dessous… » Et comme il était en train de prendre une infusion de menthe que Mme Carbonnet lui préparait chaque soir, il dit encore : « Voyez, j’ai l’estomac si déblatéré qu’il me faut des fortifications à toutes les minutes. » Puis il dégusta une gorgée : « Passe donc, nanan, gourmand t’attend, » pendant que le coq usait son bec à déchiqueter un morceau de sucre que son maître avait détaché pour lui donner. « Allons, Ferdinand, » continua-t-il, « vous ne suivriez pas vos coqueriaux comme M. Sixte, vous… Vous auriez trop à faire, grand débardé. »