Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Première Crise

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Plon (p. 192-251).


IV

Première crise.


Je me souviens avec une extrême netteté du jour où ce projet de séduire la sœur du comte André se posa devant moi, non plus comme une donnée de roman imaginaire, mais comme une possibilité précise, prochaine, presque immédiate. Après deux mois consécutifs de présence au château, j’étais allé chez ma mère pour y passer les fêtes de janvier et je n’étais rentré de Clermont que depuis une semaine. La neige venait de tomber pendant quarante-huit heures. Les hivers, dans nos montagnes, sont si durs que la manie de M. de Jussat peut seule expliquer cette obstination à séjourner là, dans cette sauvage lande de lave indéfiniment balayée par les rafales. Il est vrai d’ajouter que la marquise veillait au confortable de la maison avec une merveilleuse entente des ressources quotidiennes, et d’ailleurs, bien qu’Aydat passe pour très isolé, par Saint-Saturnin et Saint-Amand-Tallende, les communications avec Clermont demeurent libres même dans la pire rigueur de la saison. Puis cette saison, si elle est en effet très rigoureuse, offre de soudaines et radieuses éclaircies. À des journées de tourmente succèdent des après-midi d’un incomparable azur où le paysage rayonne, comme transformé par la soudaine magie d’un enchantement de lumière. Ce fut le cas durant le jour, que j’essaie d’évoquer en ce moment-ci, où ma fatale résolution se fixa et prit corps. Je revois le lac couvert d’une mince lame de glace, sous les plis de laquelle se devinait le frisson souple de l’eau. Je revois la vaste coulée de la Cheyre, blanche de neige avec des taches sombres de lave apparues dans cette blancheur ; et tout blanc aussi, mais sans une tache, se dressait le cirque des montagnes, le puy de Dôme, le puy de la Vache, celui de Vichatel, celui de la Rodde, celui de Mont-Redon, tandis que le ballon de Charmont et la forêt de Rouillat détachaient sur le fond de neige et d’azur les masses noires de leurs sapins. Des détails revivent devant mes yeux, de ces menus détails qui se remarquent à peine, et puis ils demeurent cachés, on ne sait dans quel arrière-fond de la mémoire. Je revois un bouquet de bouleaux dont les ramures dépouillées se teintaient de rose. Je revois les cristaux de givre qui brillaient à la pointe des branches, une touffe de genêts qui pointait maigre et encore verte, sur le tapis immaculé la trace des pattes d’un renard, et, à une minute, le volètement d’une pie qui cria au milieu de la route, et ce cri aigu rendit le silence de cet immense horizon de neige comme perceptible. Je revois des brebis jaunâtres et brunes poussées par un berger vêtu d’une blouse bleue, coiffé d’un large chapeau rond et bas, qu’accompagnait un chien roux et velu, avec des yeux jaunes, luisants et rapprochés. Oui, je revois tout de ce paysage, et les quatre personnes en train de s’y promener sur la route qui monte vers Fontfrède : Mlle Largeyx, Mlle de Jussat, mon élève et moi-même. La taille de Charlotte était prise dans une jaquette d’astrakan ; un boa de fourrure enroulé autour de son cou faisait paraître sa tête encore plus petite et plus gracieuse sous la toque pareille à la jaquette. Après ces longues heures d’emprisonnement dans le château, cet air si vif semblait la griser. Le rose d’un sang animé par la marche colorait ses joues. Ses pieds fins s’enfonçaient vaillamment dans la neige, où ils imprimaient leur trace légère, et ses yeux exprimaient cette exaltation naïve devant la beauté de la nature, privilège des cœurs restés simples qui ne se retrouve pas quand on s’est desséché l’âme à force de raisonnements, de théories abstraites et de lectures. Je marchais auprès d’elle qui allait très vite, si bien que nous eûmes très tôt dépassé Mlle Largeyx, dont les socques glissaient avec peine sur le chemin. L’enfant, lui, tantôt en avant, tantôt en arrière, s’arrêtait ou courait, avec une vivacité de jeune animal, Entre ces deux gaietés, celle du petit Lucien et celle de Charlotte, je me sentais devenir de plus en plus taciturne et sombre. Était-ce l’irritation nerveuse qui nous rend, à de certaines heures, antipathiques à une joie que nous constatons à côté de nous sans l’éprouver ? Était-ce l’ébauche, à demi inconsciente encore, de mon plan futur de séduction, et voulais-je me faire remarquer de la jeune fille par une espèce d’hostilité contre son plaisir ? Durant toute cette promenade, moi qui avais déjà pris l’habitude de causer beaucoup avec elle, je coupai à peine par des monosyllabes les phrases admiratives qu’elle jetait au hasard de la route, comme pour me convier au partage de ses émotions heureuses. De réponses brusques en silences, ma mauvaise humeur devint si évidente que Mlle de Jussat finit, malgré son état d’enthousiasme, par s’en apercevoir. Elle me regarda deux ou trois fois, avec une question sur le bord des lèvres qu’elle n’osa pas formuler, puis ce fut un assombrissement de son mobile visage. Sa gaieté tomba au contact de ma bouderie, peu à peu, et je pus suivre sur cette physionomie transparente le passage par lequel elle cessa d’être sensible à la beauté des choses pour ne plus voir que ma tristesse. Un instant vint où elle ne fut plus capable de dominer l’impression que cette tristesse lui causait, et, d’une voix que la timidité rendait comme un peu étouffée, elle me demanda :

— « Est-ce que vous êtes souffrant, monsieur Greslou ? »

— « Non, mademoiselle, » lui répondis-je avec une brusquerie qui dut la blesser, car sa voix tremblait davantage encore pour insister :

— « Alors, quelqu’un vous a fait quelque chose ? Vous n’êtes pas comme à votre ordinaire… »

— « Personne ne m’a rien fait, » répondis-je en secouant la tête ; « mais c’est vrai, » ajoutai-je, « j’ai des raisons d’être triste, très triste, aujourd’hui… C’est pour moi l’anniversaire d’un grand chagrin, que je ne peux pas dire… »

Elle me regarda de nouveau. Elle ne se surveillait pas et je continuais de suivre dans ses yeux les mouvements qui l’agitaient comme on suit les allées et venues du mécanisme d’une montre à travers une boîte en cristal. Je l’avais vue inquiète de mon attitude au point d’en perdre du coup la sensation du divin paysage. Je la voyais maintenant à la fois soulagée d’apprendre que je n’avais contre elle aucun grief, touchée de ma mélancolie, curieuse d’en connaître la cause, et n’osant pas m’interroger. Elle dit seulement :

— « Pardon de vous avoir questionné… » Puis elle se tut. Ces quelques minutes suffisaient pour me révéler la place que j’occupais déjà dans sa pensée. Devant la preuve de ce délicat et noble intérêt, j’aurais dû avoir honte de mon mensonge, car c’en était un que ce soi-disant rappel d’un grand chagrin, — un mensonge gratuit et instantané dont la soudaine invention m’a souvent étonné moi-même quand j’y ai songé depuis lors. Oui, pourquoi ai-je imaginé subitement de me draper ainsi dans la poésie d’une grande douleur, moi dont la vie, depuis la mort de mon père, avait été si douce, somme toute, si peu sacrifiée ? Ai-je cédé à ce goût inné de me dédoubler qui fut toujours si fort en moi ? Cette simagrée romanesque dénonçait-elle l’hystérie de vanité qui pousse quelques enfants à mentir, eux aussi, sans raison et avec tant d’inattendu ? Une vague intuition me fit-elle apercevoir dans un cabotinage de déception et de mélancolie le plus sûr moyen d’intéresser davantage la sœur du comte André ? Je ne me rends pas bien compte des mobiles précis qui me dominèrent à ce moment de notre promenade. Assurément, je ne prévoyais avec exactitude ni l’effet de ma tristesse affectée ni celui de mon mensonge, mais je me rappelle qu’aussitôt cet effet constaté, une résolution s’installa en moi : celle d’aller jusqu’au bout et de voir quel effet je produirais sur cette âme en continuant avec conscience et calcul la comédie à demi instinctive commencée par ce lumineux après-midi de janvier, devant la magnificence d’un paysage qui aurait dû servir de cadre à d’autres rêves.

Aujourd’hui que l’irréparable s’est accompli, et par une pénétration rétrospective horriblement douloureuse, — car elle me convainc moi-même d’inintelligence tout ensemble et de cruauté, — je comprends que j’avais dès lors inspiré à Charlotte le plus vrai, le plus tendre aussi des sentiments. Toute la diplomatie psychologique à laquelle je me suis livré fut donc l’odieux et ridicule travail d’un écolier dans la science du cœur. Je comprends que je n’ai pas su respirer les fleurs qui poussaient pour moi naturellement dans cette âme. Je n’avais qu’à me laisser aller pour connaître, pour goûter les émotions dont j’avais soif, pour vivre une vie sentimentale exaltée et amplifiée jusqu’à égaler ma vie intellectuelle. Au lieu de cela, je me suis paralysé le cœur à coups d’idées. J’ai voulu conquérir une âme conquise, jouer une partie d’échecs quand il suffisait d’être simple, et je n’ai même pas aujourd’hui d’orgueilleuse consolation de me dire que j’ai du moins dirigé à mon gré le drame de ma destinée, que j’en ai combiné les scènes, provoqué les épisodes, conduit l’intrigue. Il se jouait tout entier en elle et sans que j’y comprisse rien, ce drame où la Mort et l’Amour, les deux fidèles ouvriers de l’implacable Nature, ont agi sans mon ordre et en se moquant des complications de mes analyses. Charlotte m’a aimé pour des raisons absolument différentes de celles qu’avait su aménager ma naïve psychologie. Elle est morte, désespérée, quand, à la lumière d’une explication tragique, elle m’a vu dans ma vérité. Alors je lui ai fait horreur, et elle m’a donné ainsi la preuve la plus irréfutable que mes subtiles réflexions n’ont jamais rien pu sur elle. J’ai cru résoudre dans cet amour un problème de mécanique mentale. Hélas ! j’avais tout uniment rencontré, sans en sentir le charme, une sincère et profonde tendresse. Pourquoi n’ai-je pas deviné alors ce que j’aperçois aujourd’hui avec la netteté de la plus cruelle évidence ? Égarée par les côtés romanesques de son être intime, c’était si naturel que cette enfant s’abusât sur mon compte. Mes longues études m’avaient acquis cet air un peu souffrant qui intéressera toujours l’instinctive charité féminine. D’avoir été élevé par ma mère m’avait donné des manières douces, une finesse de geste et de voix, un soin méticuleux de ma personne qui sauvaient mes gaucheries et mes ignorances. J’avais été présenté, par le vieux maître qui m’avait recommandé, comme un garçon d’une noblesse irréprochable d’idées et de caractère. C’en était assez pour qu’une jeune fille très sensible et très isolée s’intéressât à moi d’une façon très particulière. Hé bien ! je n’eus pas plus tôt reconnu cet intérêt, dans la promenade dont je vous ai parlé, que je pensai à en abuser au lieu d’en être touché. Qui m’eût vu seul dans ma chambre durant la soirée qui suivit cet après-midi, assis à ma table et écrivant, un gros livre d’analyse auprès de moi, n’eût jamais cru que c’était là un jeune homme d’à peine vingt-deux ans, en train de méditer sur les sentiments qu’il inspirait ou voulait inspirer à une jeune fille de vingt… Le château dormait. Je n’entendais plus quo le passage d’un valet de pied occupé à éteindre les lampes de l’escalier et des corridors. Le vent enveloppait la vaste bâtisse de son gémissement tour à tour plaintif et apaisé. Ce vent d’ouest est terrible sur ces hauteurs, où, parfois, il emporte d’une bourrasque toutes les ardoises d’un toit. Cette lamentation de la rafale a toujours augmenté en moi le sentiment de la solitude intérieure. Mon feu brûlait, paisible, et je griffonnais sur ce cahier à serrure, brûlé avant mon arrestation, le récit de ma journée et le programme de l’expérience que je me proposais de tenter sur l’esprit de Mlle de Jussat. J’avais recopié le passage sur la pitié qui se trouve dans votre Théorie des passions, vous vous souvenez, mon cher maître ; c’est celui qui commence : « Il y a dans ce phénomène de la pitié un élément physique et qui, chez les femmes particulièrement, confine à l’émotion sexuelle… » C’est par la pitié aussi que je me proposais d’agir d’abord sur Charlotte. Je voulais profiter du premier mensonge par lequel je l’avais déjà remuée, l’enlacer par une suite d’autres, et achever de me faire aimer en me faisant plaindre. Il y avait, dans cette exploitation du plus respecté des sentiments humains au profit de ma fantaisie curieuse, quelque chose de radicalement contraire aux préjugés généraux, qui flattait mon orgueil jusqu’au délice. Tandis que je rédigeais ce plan de séduction, avec textes philosophiques à l’appui, je me représentais ce qu’en eut pensé le comte André, s’il eût pu, comme dans les anciennes légendes, du fond de sa ville de garnison, déchiffrer les mots tracés par ma plume. En même temps, la seule idée de diriger à mon gré les rouages subtils d’un cerveau de femme, toute celle horlogerie intellectuelle et sentimentale si compliquée et si ténue, me faisait me comparer à Claude Bernard, à Pasteur, à leurs élèves. Ces savants vivisectent des animaux. N’allais-je pas, moi, vivisecter longuement une âme ?

Pour tirer de cet effet de pitié, surpris plutôt que provoqué, le résultat demandé, il s’agissait d’abord de le prolonger. À cette fin, je résolus de continuer par calcul la comédie de tristesse improvisée par hasard, tout en préparant, pour le jour plus ou moins éloigné d’un entretien explicatif, un petit roman attendrissant de fausses confidences. Je m’attachai donc, pendant la semaine qui suivit cette promenade, à feindre une mélancolie de plus en plus absorbée, et à la feindre non seulement en présence de Charlotte, mais encore durant les heures où je restais seul avec mon élève, sûr que cet enfant rapportait à sa sœur les impressions de nos tête-à-tête. Vous avez là, mon cher maître, la preuve de l’inutile rouerie que je m’appliquais à déployer. Était-il besoin de mêler ce garçon qui m’était confié à cette triste intrigue, et pourquoi joindre cette ruse aux autres quand Mlle de Jussat ne songeait guère à mettre ma bonne foi en doute, fût-ce une minute ? Mais, par un étrange détour de conscience, je plaçais ma fierté à multiplier les complications du piège. Nous prenions, Lucien et moi, nos leçons dans une vaste pièce décorée du nom de bibliothèque, à cause du rayonnage qui garnissait un pan du mur. Là, derrière les grilles doublées d’une toile verte, s’entassaient d’innombrables volumes reliés en basane, notamment toute la suite de l’Encyclopédie. C’était un héritage du fondateur du château, grand seigneur philosophe, parent et ami de Montlausier, et qui s’était construit cette habitation en pleine montagne afin d’y élever ses deux fils dans la nature et d’après les préceptes de l’Émile. Le portrait de ce gentilhomme libre-penseur, assez médiocre peinture dans le goût de l’époque, avec de la poudre et un sourire à la fois sceptique et sensible, décorait un côté de la porte ; de l’autre côté se trouvait celui de sa femme, encore coquette sous une haute coiffure étagée et des mouches aux joues. En regardant ces deux peintures, tandis que Lucien traduisait un morceau d’Ovide ou de Tite-Live, je me demandais ce que faisaient mes aïeux, à moi, durant les années de l’autre siècle où vivaient les deux personnes représentées dans ces portraits. Je les voyais, ces rustres, ces vilains dont j’étais sorti, poussant la charrue, émondant la vigne, hersant la terre dans les plaines brumeuses de Lorraine, pareils aux paysans qui passaient sur la route devant les portes du château, par tous les temps, et qui, bottés jusqu’aux genoux, traînaient un bâton ferré attaché à leur poignet par une courroie. Cette image donnait l’attrait d’une vengeance presque légitime au soin que je prenais de composer ma physionomie. Chose singulière, quoique je détestasse en théorie les doctrines de la Révolution et le spiritualisme médiocre qu’elles dissimulent, je me retrouvais plébéien dans ma joie profonde à songer que moi, l’arrière-petit-fils de ces cultivateurs, j’arriverais peut-être à séduire l’arrière-petite-fille de ce grand seigneur et de cette grande dame par la seule force de ma pensée. J’appuyais mon menton sur ma main, je contraignais mon front et mes yeux à se faire tristes, sachant que Lucien épiait les expressions de mon visage dans l’espoir de couper son travail par une causerie. Lorsqu’il eut à plusieurs reprises constaté qu’il ne rencontrait plus chez moi ni le sourire accueillant ni l’indulgence de regards des leçons précédentes, il devint lui-même soucieux. Comme il est naturel, le pauvre garçon prenait ma tristesse pour de la sévérité, mes silences pour du mécontentement. Un matin, il se hasarda jusqu’à me demander :

— « Est-ce que vous êtes fâché contre moi, monsieur Greslou ? »

— « Non, mon enfant, » répondis-je on flattant sa joue fraiche avec ma main ; et je continuai de garder ma physionomie songeuse, tout en contemplant la neige qui fouettait les vitres. Elle tombait maintenant, du matin jusqu’au soir, par larges étoiles tourbillonnantes, avec un enveloppement, un endormement de tout le paysage, et, dans les pièces tièdes du château, c’était un charme silencieux d’intimité, une lointaine mort des moindres bruits de la montagne, tandis que les carreaux des fenêtres, revêtus de givre au dehors et de vapeur au dedans, tamisaient une lumière plus adoucie, comme malade. Cela faisait un fond de mystère à la figure de mélancolie que je me façonnais et que j’imposais à l’observation de Charlotte durant les heures où nous nous rencontrions. Quand la cloche du déjeuner nous réunissait dans la salle à manger, je surprenais, dans les yeux avec lesquels elle m’accueillait, la même curiosité timide et compatissante remarquée dans la promenade d’où datait ce que j’appelais sur mon journal mon entrée en laboratoire. Ses yeux me regardaient du même regard quand nous nous trouvions de nouveau tous ensemble, assis dans le salon, au moment du thé, sous la clarté des premières lampes, puis à la table du dîner et encore dans la longue solitude de la soirée, à moins que, sous le prétexte d’un travail à finir, je ne me retirasse dans ma chambre plus tôt que les autres. La monotonie de la vie et des discours était si entière, que rien ne l’aidait à secouer cette impression d’énigme émouvante que je lui infligeais ainsi. Le marquis, en proie aux contrastes presque fous de son caractère, maudissait sa funeste résolution de séjour dans cet isolement. Il annonçait, pour la prochaine éclaircie, un départ qu’il savait impossible. C’eût été trop coûteux maintenant, et d’ailleurs, où aller ? Il calculait ses chances de recevoir la visite d’amis clermontois qui étaient venus déjeuner en effet à plusieurs reprises, mais lorsque les quatre heures de route entre Aydat et la ville n’étaient pas doublées par le mauvais temps. Puis il s’installait à la table de jeu, tandis que la marquise, la gouvernante et la religieuse vaquaient à leurs infinissables ouvrages. J’étais chargé de surveiller Lucien qui feuilletait des livres à gravures ou bien combinait quelque patience. Je m’installais dans une place, choisie de façon qu’en levant les yeux de dessus les cartes qu’elle tenait pour jouer avec son père, la jeune fille fût obligée de me voir. Je m’étais occupé d’hypnotisme, et j’avais en particulier étudié par le menu, dans votre Anatomie de la volonté, le chapitre consacré aux singuliers phénomènes de certaines dominations morales, que vous avez intitulé : Des demi-suggestions. Je comptais obséder de la sorte cette tête inoccupée, jusqu’à la minute propice où, pour compléter ce travail de hantise quotidienne, je me déciderais à lui raconter sur moi-même une histoire qui, justifiant mes tristesses et commentant mes attitudes, achevât d’accaparer cette imagination que je jugeais déjà troublée.

Cette histoire, je l’avais machinée savamment d’après deux des principes que vous posez, mon cher maître, au courant de votre beau chapitre sur l’Amour. Ce chapitre, les théorèmes de l’Éthique sur les passions, le livre de M. Ribot sur les Maladies de la volonté, étaient devenus mes bréviaires. Permettez-moi de vous rappeler ces deux principes, au moins dans leur essence. Le premier, c’est que la plupart des êtres n’ont de sentiment que par imitation ; abandonnés à la simple nature, l’amour, par exemple, ne serait pour eux, comme pour les animaux, qu’un instinct sensuel, aussitôt dissipé qu’assouvi. Le second, c’est que la jalousie peut très bien exister avant l’amour ; par suite, elle peut quelquefois le créer, de même qu’elle peut souvent lui survivre. Très frappé par la justesse de cette double remarque, je m’étais dit que le roman à raconter devant Mlle de Jussat devait exciter tout ensemble son imagination et irriter sa vanité. J’avais réussi à toucher en elle la corde de la pitié, je voulais toucher d’un seul coup celle de l’émulation sentimentale et celle de l’amour-propre. J’avais donc calculé mon histoire d’après cette idée que toute femme intéressée par un homme est froissée dans sa vanité si cet homme lui montre qu’il continue d’appartenir tout entier à la pensée d’une autre femme. Mais c’est vingt pages que j’aurais à vous transcrire pour vous montrer comment j’avais tourné et retourné ce problème de la fable à inventer. L’occasion de la dire, cette fable tentatrice, me fut fournie par ma victime elle-même quinze jours environ après que j’avais commencé la mise en œuvre de ce que je continuais de dénommer fièrement mon expérience. Le marquis s’était avisé que dans la collection de l’Encyclopédie il se trouvait un volume consacré aux cartes. Il voulait y rechercher quelques jeux anciens tels que l’Impériale, l’Hombre, la Manille, pour les essayer. Cette belle idée lui était venue après le déjeuner, à rencontrer dans un journal une chronique sur un jeu nouveau, le Poker, à propos duquel le journaliste dressait une liste de divertissements démodés. Quand ce maniaque conçoit une fantaisie, il ne peut supporter d’attendre, et sa fille avait dû monter aussitôt dans la bibliothèque, où j’étais occupé à prendre des notes. Je dépouillais le livre d’Helvétius sur l’Esprit, égaré parmi d’autres ouvrages du dix-huitième siècle. Je me mis à la disposition de Mlle de Jussat pour dénicher le volume qu’elle désirait, et, quand elle le prit de mes mains, après que j’en eus secoué la poussière, elle me dit avec sa grâce habituelle :

— « J’espère que nous découvrirons là quelque jeu auquel vous puissiez prendre part avec nous… Nous avons si peur que vous ne vous ennuyiez ici, vous êtes toujours si triste… »

Elle avait prononcé ces derniers mots avec ce même air de me demander pardon pour une indélicatesse, qui m’avait tant frappé dans notre promenade, et en sauvant la familiarité de sa phrase par un « nous », que je savais trop bien mensonger. Sa voix s’était faite si douce, nous étions si seuls pour ces dix ou quinze minutes, que l’instant me sembla venu de lui expliquer ma feinte tristesse :

— « Ah ! mademoiselle, » répondis-je, « si vous connaissiez ma vie !… » Charlotte n’eût pas été la créature crédule, la romanesque enfant qu’elle était demeurée, malgré deux ou trois saisons de monde, à Paris, — elle eût reconnu que je lui débitais un récit préparé d’avance, rien qu’à ce début, et aussi à la tournure des phrases par lesquelles je continuai. En les prononçant, ces phrases, je les trouvais moi-même trop maladroites, trop gauchement apprêtées. Je lui racontai donc que j’avais été fiancé à Clermont avec une jeune fille, mais secrètement. Je crus poétiser davantage cette aventure à ses yeux, en insinuant que cette jeune fille était une étrangère, une Russe de passage chez une de ses parentes. J’ajoutai que cette fille m’avait laissé lui dire que je l’aimais, qu’elle m’avait, elle aussi, dit qu’elle m’aimait. Nous avions échangé des serments, puis elle était partie. Un riche mariage s’offrait pour elle, et elle m’avait trahi pour de l’argent. J’eus soin d’insister sur ma pauvreté, jusqu’à laisser entendre que ma mère vivait presque uniquement de ce que je gagnais. C’était là un détail inventé sur place, car l’hypocrisie se redouble elle-même en s’exprimant. Enfin, ce fut une scène d’une comédie enfantine et scélérate, que je jouai sans grande adresse. Mais les raisons qui me déterminaient à mentir de la sorte étaient si spéciales qu’elles exigeaient une pénétration extraordinaire pour être comprises, une entente totale de mon esprit, presque votre génie d’observateur, mon cher maître. Le visible embarras de mon attitude pouvait si bien être attribué au trouble inséparable de pareils souvenirs. Comme j’étais resté de plein sang-froid en débitant cette fable, je pus, tandis que je parlais, observer Charlotte. Elle m’écoutait sans donner le moindre signe d’émotion, les yeux baissés sur le gros livre contre lequel s’appuyait sa main. Elle prit ce livre quand j’eus fini, en me répondant avec une voix devenue blanche, comme on dit, une de ces voix qui ne laissent rien passer des sentiments de celui qui parle ainsi :

— « Je ne comprends pas que vous ayez pu avoir confiance dans cette jeune fille, puisqu’elle vous écoutait à l’insu de ses parents… »

Et elle s’en alla, emportant l’épais volume à tranche rouge avec une simple inclination de sa gracieuse tête. Comme elle était jolie dans sa robe de drap clair, et fine, et presque idéale avec sa taille mince, son corsage frêle, son visage un peu long qu’éclairaient ses yeux d’un gris pensif ! Elle ressemblait à une Madone gravée d’après Memling, dont j’avais tant admiré autrefois la silhouette, fervente, gracile et douloureuse, à la première page d’une grande Imitation appartenant à l’abbé Martel. Expliquez-moi cette autre énigme du cœur, vous, le grand psychologue, jamais je n’ai mieux senti le charme suave et pur de cet être qu’à cette seconde où je venais de lui tant mentir, et de lui mentir, m’imaginai-je aussitôt d’après sa réponse, inutilement. Oui, j’eus la naïveté de la prendre au pied de la lettre, cette réponse, qui aurait dû tout au contraire m’encourager à l’espérance. Je ne devinai pas que d’avoir écouté seulement une confidence d’un ordre si intime constituait de la part d’un être aussi fier et réservé, aussi éloigné de moi par la condition, une preuve d’une sympathie bien puissanté. Je ne m’en rendis pas compte, cette phrase presque sévère, jetée en réponse à cette trompeuse confidence, était dictée en partie par la jalousie secrète que j’avais justement voulu éveiller chez elle, en partie par un besoin de se raidir dans ses propres principes afin de justifier à ses propres yeux son excessive familiarité. De même qu’elle n’avait pas su lire le mensonge dans mon récit, je ne sus pas déchiffrer, moi, la vérité derrière sa réplique. Je restai là, devant la porte refermée, à sentir s’écrouler toutes les espérances que j’échafaudais depuis quinze jours. Non. Je ne l’intéressais pas d’un intérêt véritable et que je pusse transformer en passion. Et d’ailleurs, étais-je niais d’avoir pris mes chimères pour des réalités ! Je fis aussitôt le bilan de nos relations, d’après lesquelles j’avais conçu cette possibilité de la séduire. Quelles preuves avais-je eues de cet intérêt ? Les délicatesses des soins matériels dont elle m’avait enveloppé ? C’était un simple effet de sa bonté. Son attention à épier mon attitude de mélancolie ? Hé bien ! elle avait été curieuse, et voilà tout. L’accent intimidé de sa voix quand elle m’avait interrogé ? J’avais été un sot de n’y pas reconnaître l’habituelle modestie d’une jeune fille délicate. Conclusion : ma comédie de ces deux semaines, mes mines à la Chatterton, les mensonges de mon soi-disant drame intime, autant de ridicules manœuvres qui ne m’avaient pas avancé d’une ligne dans ce cœur que je voulais conquérir. Cette petite phrase de Charlotte, prononcée sèchement, avait suffi pour que je me jugeasse de la aorte, là, dans le quart d’heure qui suivit ce court entretien, tant je suis soumis à ces crises soudaines d’analyse qui, en un instant, me glacent l’être, comme une tombée d’eau froide détruit le déchaînement d’un jet furieux de vapeur.

Je m’étais accoudé de nouveau sur le livre de l’Esprit, mais je n’étais plus capable de fixer mon attention au texte abstrait d’Helvétius. Je vous rapporte cet enfantillage, mon cher maître, pour que vous aperceviez mieux quelle étrange mixture d’innocence et de dépravation s’élaborait alors dans ma tête. Que prouvait en effet cette déception subite, sinon que je m’étais imaginé diriger les pensées de Charlotte en appliquant à cette jeune fille des lois de psychologie empruntées aux philosophes, absolument comme son frère, le comte André, dirigeait les billes du billard à son gré, le soir où il m’avait comme médusé par ses moindres gestes ? La blanche touche la rouge un peu à gauche, part sur la bande, revient sur l’autre blanche. Cela se dessine à la main sur le papier, cela s’explique par une formule, cela se prévoit et s’exécute dix fois, vingt fois, cent fois, dix mille fois. Malgré mes énormes lectures, à cause d’elles peut-être, je voyais alors le Jeu des passions comme un schéma de cette simplicité idéale. Je n’ai compris que plus tard combien je me trompais. Pour définir les phénomènes du cœur, c’est au monde végétal qu’il faut emprunter des analogies et non à la mécanique. Pour conduire ces phénomènes, c’est des procédés de botaniste qu’il convient d’employer, de patientes greffes, de longues attentes, de minutieuses éducations. Un sentiment nait, grandit, s’épanouit, se dessèche comme une plante, par une évolution parfois ralentie, parfois rapide, toujours inconsciente. Le germe de pitié, de jalousie et de dangereux exemple déposé par ma ruse dans l’âme de Charlotte devait y développer son action, mais après des jours et des jours, et cette action serait d’autant plus irrésistible que la jeune fille me croyait épris d’une autre et que par suite elle ne songeait pas à se défendre contre moi. Mais pour se rendre compte à l’avance de ce travail et en escompter l’espoir, il aurait fallu être un Ribot, un Taine, un Adrien Sixte, c’est-à-dire un connaisseur d’âmes d’une supériorité souveraine, au lieu que je ressemblais, moi, au promeneur ignorant qui traverse une plaine, et qui, ne sachant pas que la terre recouvre du grain, ne soupçonne pas la moisson prochaine de l’été. Encore le promeneur a-t-il pour excuse qu’il n’a pas vu semer le grain, au lieu que je l’avais semé moi-même, ce grain fécondant, et je n’en devinais pas davantage la récolte à venir !

Cette conviction que j’avais échoué d’une manière définitive dans mon premier effort pour me faire aimer de Charlotte augmenta durant les jours qui suivirent cette fausse confidence. Car elle ne me parla qu’à peine. J’ai su depuis, par ses propres aveux, qu’elle dissimulait sous cette froideur un trouble grandissant qui la déconcertait elle-même par sa nouveauté, sa force et sa profondeur. En attendant, elle paraissait absorbée par l’étude du jeu de trictrac dont le marquis avait découvert les règles en feuilletant le volume de l’Encyclopédie. Se rappelant que c’était le passetemps favori de son grand-père l’émigré, il avait renoncé à étudier les autres jeux détaillés dans le livre. Tout de suite un marchand de Clermont avait dû envoyer de quoi satisfaire ce caprice. La table de trictrac à peine installée dans le salon, les soirées se passaient pour le père et pour la fille à jeter les dés qui sonnaient avec un bruit sec contre le rebord de bois. Les termes cabalistiques de petit jan, de grand jan, de jan de retour, de bezet, de terne, de quine, les « je bats » et les « je remplis » se mélangeaient maintenant aux propos tenus par la marquise et ses deux compagnes de travail. Quelquefois le curé d’Aydat, un vieux prêtre qui disait la messe dans la chapelle du château par les dimanches trop rudes, l’abbê Barthomeuf, venait relever Charlotte de sa corvée et tenir la partie du marquis. Quoique ce dernier pratiquât avec moi une politesse irréprochable, il ne m’avait jamais demandé si j’aurais ou non de la répugnance à apprendre le jeu. La différence qu’il établissait entre l’abbé Barthomeuf et moi m’humiliait, par la plus bizarre contradiction, car je préférais de beaucoup me tenir sur ma petite chaise à lire un livre ou bien à imaginer les caractères des diverses personnes d’après leurs physionomies. Mais n’en est-il pas de la sorte pour quiconque se trouve dans une position qu’il juge inférieure ? Toute inégalité de traitement blesse l’amour-propre. Je m’en vengeais en observant les ridicules de l’abbé, qui professait, pour le château en général et le marquis en particulier, une admiration idolâtre. Son visage déjà trop rouge tournait à l’apoplexie quand il prenait place vis-à-vis du vieux gentilhomme, et en même temps la perspective de gagner les pièces blanches destinées à intéresser la partie faisait trembler le cornet dans sa main lors des coups décisifs. Cette observation ne m’occupait pas longtemps, et j’en revenais vite à suivre du regard la jeune fille qui, rendue à la liberté, s’asseyait pour travailler près de sa mère. L’insuccès de ma tentative pour me faire aimer d’elle m’était rendu plus cruel à mesure que j’admirais davantage la grâce ingénue de cette enfant. Pour tout dire, je commençais à subir, dans son atmosphère, des émotions d’un ordre beaucoup plus sensuel que psychologique. J’étais un jeune homme, et j’avais, dans ma chair, malgré mes résolutions de philosophe, cette mémoire du sexe dont vous avez si magistralement analysé les fatalités persistantes et les invincibles reviviscences. L’animal impur, greffé en moi sur l’animal pensant, pour employer une de vos métaphores, par mes expériences voluptueuses, tressaillait au frôlement de cette robe de jeune fille. La souplesse de son buste, celle de ses gestes, son pied apparu au bord de sa jupe, ses épaules un peu maigres devinées sous l’étoffe de son corsage, sa nuque blonde avec ses cheveux simplement relevés au sommet de la tête, un petit signe brun qu’elle avait près de sa bouche fraîche, les moindres détails de sa personne physique, irritaient en moi un vague et presque douloureux désir. Je m’étais préparé à la séduire, et c’était moi qui me sentais séduit, avec quelle révolte cachée, vous le comprendrez après ce que je vous ai dit sur mon orgueil et sur mon ambition de me tenir tout entier en main ! Et vous qui avez si bien montré l’élément de haine farouche qu’enveloppe l’appétit sexuel, vous comprendrez aussi que cette vaine irritation du désir s’accompagnât par instants d’une fureur féroce contre ce charmant visage, toujours immobile dans sa rêveuse froideur, et qui me troublait si profondément sans avoir l’air de s’en apercevoir.

Combien de temps avait duré cette période d’inertie à la fois passionnée et découragée ? Je ne le sais pas. Nous étions, Mlle de Jussat et moi, dans une situation très particulière, poussés l’un vers l’autre, elle par un amour naissant et qui s’ignorait encore, moi par toutes les raisons confuses que je vous ai analysées et que je regardais plus que je ne la regardais elle-même. Bien que nous fussions ensemble à tant d’heures du jour, aucun de nous deux ne soupçonnait donc les sentiments de l’autre. Dans des données pareilles, on ne se rend pas compte si les événements qui marquent une nouvelle crise sont des effets ou s’ils sont des causes, si leur importance réside en eux-mêmes ou bien s’ils nous servent simplement à manifester les états latents de notre âme. Mais ne pourrait-on pas poser cette question à propos de chaque destinée prise en son ensemble ? Que de fois, surtout depuis que j’use mes heures dans cette cellule n° 5, entre ces quatre murs blanchis à la chaux, ne voyant que le ciel vide par les quatre ouvertures percées au bord du toit, à scruter et scruter encore l’intime de ma courte histoire, oui, que de fois me suis-je demandé si notre sort nous crée notre pensée, ou si, au contraire, ce n’est pas notre pensée qui nous crée notre sort, même extérieur ? À coup sûr, nous devions, Charlotte et moi, saisir la première occasion qui nous serait offerte, à elle, de s’abandonner à un sentiment d’autant plus dangereux qu’il ne se comprenait pas entièrement ; à moi, de reprendre mon expérience interrompue. Voici comment cette occasion se présenta. Il arriva qu’un soir le marquis, adossé au feu dans cette robe de chambre où il drapait, parfois toute la journée, sa maladie imaginaire, parla longuement à sa femme d’un article paru dans un journal du matin. Il y était question d’une fête donnée chez des gens de leur connaissance. Je tenais ce journal en ce moment même, et M. de Jussat, le remarquant, me dit tout d’un coup ;

— « Si vous nous le lisiez, cet article, monsieur Greslou ?… »

J’admirai, en moi-même, une fois de plus, avec quel art ce grand seigneur rendait insolentes les moindres demandes. Rien que son ton avait suffi pour me froisser. J’obéis cependant, et je commençai de lire cette chronique, plus finement écrite que ne le sont d’ordinaire ces sortes d’articles, et dans laquelle revivait le pittoresque et le chatoyant d’un bal costumé, avec un curieux mélange de reportage et de poésie, et comme un rappel des subtilités de style propres aux frères de Goncourt. Pendant cette lecture, le marquis me regarder avec étonnement. Il faut vous dire, mon cher maître, qu’aux temps de mon amitié avec Émile, j’avais acquis un réel talent de diction. Durant sa maladie, mon petit camarade n’avait pas de plus vif plaisir que de m’écouter lui lire de longs passages choisis dans nos auteurs préférés. Ma voix, que j’ai naturellement un peu sourde, s’était exercée ainsi à devenir douce et claire.

— « Mais vous lisez très bien, très bien !… » s’écria M. de Jussat, lorsque j’eus fini. Son étonnement fit de son éloge une nouvelle blessure à mon amour-propre. Il laissait trop voir combien peu il s’attendait à rencontrer le moindre talent chez un petit jeune homme de Clermont, silencieux, timide, venu au château sur la recommandation du vieux Limasset, pour y être valet de lettres. Puis, suivant comme d’habitude l’impulsion de son caprice, il continua :

— « C’est une idée, cela… Vous nous ferez un peu de lecture, le soir… Ça nous distraira plus que ce trictrac… Petit jan, grand jan, jan de retour, un trou, deux trous, trois trous, c’est toujours la même chose, et puis ce bruit de dés m’agace… Chien de pays !… Si la neige reprend, nous n’y restons pas huit jours… Tu ris, Charlotte, et tu te moques de ton vieux père ! Pas huit jours… Et quel livre allez-vous nous choisir pour commencer ?… »

Ainsi je me trouvais du coup promus à une nouvelle domesticité, sans avoir pu même calculer si cela convenait ou non à mes études, puisque, même le soir, j’apportais souvent dans le salon des ouvrages de licence afin de travailler un peu sans quitter Lucien. Mais je ne pensai pas une seconde à esquiver cette corvée, ni même à en souffrir. D’abord la brusquerie du marquis m’avait valu un coup d’œil presque suppliant de la jeune fille, un de ces coups d’œil par lesquels une femme sait demander pardon, sans parler, pour un tort de quelqu’un qu’elle aime. Puis, un projet nouveau venait de s’ébaucher immédiatement dans ma tête. Cette corvée de lecture, ne pourrais-je pas l’utiliser au profit de l’entreprise de séduction commencée, abandonnée, et que le regard de Mlle de Jusaat venait de me faire considérer de nouveau comme possible ? À la question du marquis sur le choix du livre, je répondis que je chercherais. Je cherchai en effet, mais un ouvrage qui pût me permettre de m’approcher de la proie autour de laquelle je tournais, comme j’avais vu une fois, près du puy de Dôme, un milan tourner au-dessus d’un joli oiselet. N’était-ce pas le cas de tenter par un autre procédé cette influence d’imitation que j’avais vainement espérée de ma fausse confidence ? C’est à vous, mon cher maître, que l’on doit les plus fortes pages qui aient été écrites sur ce que vous appelez si justement l’Âme Littéraire, sur ce modelage inconscient de notre cœur à la ressemblance des passions peintes par les poètes. J’entrevoyais donc un moyen d’action sur Charlotte auquel je me reprochai de n’avoir pas pensé encore. Mais comment trouver un roman qui fût assez passionné pour la troubler, assez correct, d’extérieur pour être lu devant la famille assemblée ? Je fouillai en tous sens la bibliothèque. Sa composition incohérente et contrastée reflétait les séjours successifs des maîtres et les hasards de leur goût. Il y avait là tout ce fonds d’ouvrages du dix-huitième siècle dont je vous ai parlé, — puis une lacune. Durant l’émigration, le château était demeuré inoccupé. Ensuite un lot de livres romantiques dans leurs premières éditions attestait les aspirations littéraires du père du marquis que je savais avoir été l’ami de Lamartine. On retombait ensuite aux pires romans contemporains, à ceux qui s’achètent en chemin de fer et se jettent, à demi débrochés, coupés quelquefois au doigt, sur un rayon perdu, et à des traités d’économie politique, marotte abandonnée de M. de Jussat. Je finis par découvrir dans ce fatras une Eugénie Grandet, qui me parut remplir la double condition désirée. Rien de plus attirant pour une imagination jeune que ces idylles à la fois chastes et brûlantes où l’innocence enveloppe la passion dans une pénombre de poésie. Mais le marquis devait connaître par cœur ce célèbre roman, et j’appréhendais qu’il ne refusât d’en écouter la lecture.

— « Bravo ! » répliqua-t-il au contraire lorsque je lui soumis mon idée. « c’est un de ces livres qu’on lit une fois,dont on parle toujours et qu’on oublie tout à fait… Je l’ai vu une fois à Paris, ce Balzac, chez les Castries… Il y a plus de quarante ans de cela, j’étais un blanc-bec alors… Mais je me le rappelle bien, un gros, trapu et court, bruyant, important, de beaux yeux vifs, l’air commun… »

Le fait est qu’après les premières pages, il commença de sommeiller, tandis que la marquise, Mlle Largeyx et lu religieuse tricotaient sans rien laisser deviner de leur pensée, et que le petit Lucien, en possession d’une boite à couleurs depuis peu de jours, enluminait consciencieusement les illustrations d’un gros volume. Moi, en lisant, j’observais surtout Charlotte, et je n’eus pas de peine à constater que pour cette fois mon calcul avait été juste, et qu’elle vibrait sous les phrases du roman, comme un violon sous un habile archet. Tout la préparait à recevoir cette impression, depuis ses sentiments déjà troublés jusqu’à ses nerfs un peu tendus par une influence d’un ordre physique. On ne vit pas impunément des semaines dons une atmosphère comme celle de ce château, toujours tiède, presque étouffante. L’hypocondrie du marquis exigeait que le calorifère chauffât la maison jour et nuit. C’était, ce petit énervement quotidien, un auxiliaire auquel je n’aurais jamais osé songer, et que ma conscience de psychologue a comme un plaisir à marquer aujourd’hui. Dès ce soir-là, je vis cette enfant comme suspendue à mes lèvres, à mesure que les naïves amours d’Eugénie et de son cousin Charles déroulaient leurs touchants épisodes. Ce même instinct de comédie qui m’avait guidé dans ma fausse confidence me fit mettre derrière chaque phrase l’intonation que je jugeais devoir lui plaire davantage. Certes, je goûte ce petit livre, quoique je lui préfère dix antres romans dans l’œuvre de Balzac, ceux, par exemple, comme le Curé de Tours, qui sont de véritables écorchés littéraires, et où chaque phrase ramasse en elle plus de philosophie qu’une scolie de Spinoza. Je m’efforçai pourtant de paraître remué par les infortunes de la fille de l’avare jusque dans mes fibres les plus secrètes. Ma voix s’apitoyait sur la douce recluse de Saumur. Elle devenait rancunière contre le déloyal cousin. Ici, comme avant, je me donnais un mal inutile. Il n’était pas besoin d’un art si compliqué. Dans la crise de sensibilité imaginative que traversait Charlotte, tout roman d’amour était un péril. Si le père et la mère avaient possédé, même à un faible degré, cet esprit d’observation que les parents devraient sans cesse exercer autour d’eux, ils auraient deviné ce péril à la physionomie de leur fille, toujours et toujours plus captivée durant les trois soirs que dura cette lecture. La marquise fit simplement remarquer que des caractères de la noirceur du père Grandet et du cousin n’existent pas. Quant au marquis, il avait trop vécu pour proférer des opinions de cette naïveté, il formula d’un mot les causes de son ennui pendant la lecture :

— « Décidément, c’est bien surfait. Ces descriptions qui n’en finissent pas, ces analyses, ces calculs de chiffres… C’est très bien, je ne dis pas… Mais quand je lis un roman, moi, c’est pour m’amuser… »

Et il conclut qu’il fallait demander au libraire de Clermont la suite entière des comédies de Labiche. Cette nouvelle fantaisie me désola, j’allais donc me retrouver dans l’impuissance d’agir sur l’imagination tentée de la jeune fille, juste au moment où je venais d’entrevoir le succès probable. C’était mal connaître le besoin que cette âme, déjà touchée, éprouvait à l’insu d’elle-même, — celui de se rapprocher de moi, de me comprendre et de se faire comprendre, de vivre en contact avec ma pensée. Le lendemain du jour où le marquis avait porté cet arrêt de proscription contre les romans d’analyse, je vis Mlle de Jussat entrer dans la bibliothèque à l’heure où j’y travaillais avec son frère. Elle venait remettre à sa place le volume maintenant inutile de l’' Encyclopédie, puis avec un demi-sourire embarrassé :

— « Je voudrais vous demander un service, » me dit-elle ; et timidement : « J’ai beaucoup d’heures libres ici et dont je ne sais trop que faire… Je voudrais avoir vos conseils pour mes lectures… Le livre que vous aviez choisi l’autre jour m’avait fait tant de plaisir… » Elle ajouta : « D’ordinaire les romans m’ennuient, et celui-là m’a tellement intéressée… »

Je ressentis, à l’entendre me parler de la sorte, la joie que le comte André dut goûter en voyant le soldat ennemi, qu’il a tué pendant la guerre, ériger sa tête curieuse au-dessus du mur. Moi aussi, il me sembla que je tenais mon gibier humain au bout d’un fusil. En m’offrant de diriger ses lectures, Charlotte ne venait-elle pas se placer d’elle-même à ma portée ? La réponse à cette demande me parut d’une importance telle que je feignis un grand embarras. Tout en la remerciant de sa confiance, je lui dis qu’elle me chargeait là d’une mission très délicate et dont je me jugeais incapable. Bref, je fis mine de décliner une faveur que j’étais ravi, jusqu’à l’ivresse, d’avoir obtenue. Elle insista, et je finis par lui promettre que je lui donnerais le lendemain même une liste d’ouvrages. Il s’agissait de ne pas me tromper dans ce choix, autrement difficile que celui d’Eugénie Grandet. Je passai la soirée et une partie de la nuit à prendre et à rejeter en pensée des centaines de volumes. Comment déterminer ceux qui remueraient son imagination sans la bouleverser, qui la troubleraient sans la révolter ? Enfin je me dis tout haut, en imitant la voix de mon père, sa formule favorite : « Procédons méthodiquement, » et je ramenai ce problème à cet autre ; comment les livres avaient-ils agi sur mon imagination à moi, dans mon adolescence, et quels livres ? Je constatai — ainsi que je vous l’ai indiqué déjà dans cette minutieuse confession — que j’avais été attiré surtout vers la littérature par l’inconnu de l’expérience sentimentale. C’était le désir de m’assimiler des émotions inéprouvées qui m’avait ensorcelé. J’en concluais que c’était la loi générale de l’intoxication littéraire. Je devais donc choisir pour la jeune fille des livres qui éveillassent chez elle ce même désir, en tenant compte de la différence de nos caractères. J’avais aimé parmi les écrivains les compliqués et les sensuels, parce que c’étaient là les deux traits profonds, constitutifs, de ma nature. Charlotte était fine, pure et tendre. Il convenait de l’engager sur le dangereux chemin de la curiosité romanesque par des peintures de sentiments analogues à son cœur. Je jugeai en dernière analyse que le Dominique de Fromentin, que la Princesse de Clèves, Valérie, Julia de Trécœur, le Lys dans la vallée, les romans champêtres de George Sand, certaines comédies de Musset, en particulier On ne badine pas avec l’amour, les premières poésies de Sully-Prudhomme et celles de Vigny, serviraient le mieux mon dessein. Je me donnai la peine de rédiger cette liste en l’accompagnant d’un commentaire tentateur, où j’indiquais de mon mieux la nuance de délicatesse propre à chacun de ces écrivains. C’est la lettre que la pauvre enfant avait gardée et dont les magistrats ont dit qu’elle correspondait à un commencement de cour. Ah ! L’étrange cour, et si différente de la vulgaire ambition de mariage que ces grossiers esprits m’ont sottement reprochée ! Quand je n’aurais pas, pour refuser de me défendre, une raison d’orgueil que je vous dirai à la fin de ce mémoire, je me tairais par dégoût de ces basses intelligences dont pas une ne saurait même concevoir une action dictée par de pures idées. Qu’on vous donne à moi pour juge, mon cher maître, vous et les autres princes de la pensée moderne. Alors je pourrai parler, comme je vous parle maintenant. Mais vous savez, vous, que j’étais fatalement déterminé à cette heure décisive, comme à celle où je vous écris, et cette société de mensonges aime mieux vivre en dehors de la Science — de cette Science que je servais même alors — uniquement.

Les ouvrages ainsi désignés arrivèrent de Clermont. Ils ne furent l’objet d’aucune remarque de la part du marquis. Il faut avoir une autre portée d’esprit que ce pauvre homme pour comprendre qu’il n’y a pas de mauvais livres. Il y a de mauvais moments pour lire les meilleurs livres. Vous avez, vous, mon cher maître, une comparaison si juste dans votre chapitre sur l’Âme Littéraire quand vous assimilez la plaie ouverte sur certaines imaginations par certaines lectures au phénomène bien connu qui se produit sur les corps empoisonnés de diabète. La plus inoffensive piqûre s’y envenime de gangrène. S’il était besoin d’une preuve à cette théorie de « l’état préalable », comme vous dites encore, je la trouverais dans ce fait que Mlle de Jussat chercha surtout dans ces livres, de provenances si diverses, des renseignements sur moi, sur mes manières de sentir, de penser, de comprendre la vie et les caractères. Chaque chapitre, chaque page de ces dangereux volumes lui devint une occasion de me questionner longuement, passionnément et naïvement. Oui, je suis certain qu’elle était de bonne foi et qu’elle s’imaginait ne rien faire de mal quand elle venait causer avec moi maintenant, à propos de telle ou telle phrase sur Dominique ou sur Julia, sur Félix de Vandenesse ou sur Perdican. Je me souviens encore de l’horreur qu’elle ressentit pour ce jeune homme, le plus séduisant et plus coupable des héros de Musset, et de la chaleur avec laquelle je lui fis écho, en flétrissant sa duplicité de cœur entre Camille et Rosette, Or il n’y avait pas de personnage qui me plût dans aucun livre au même degré que cet amant traître à la fois et sincère, déloyal et tendre, ingénu et roué, qui exécute, lui aussi, à sa manière, son expérience de vivisection sentimentale sur sa jolie et fière cousine. Je vous cite cet exemple, entre vingt autres, pour vous donner une idée des conversations que nous avions sans cesse à présent dans ce château où nous nous trouvions si étrangement isolés. Personne, en effet, ne nous surveillait. La dissimulation dont je m’étais masqué dès mon arrivée continuait de me couvrir. Le marquis et la marquise s’étaient façonné de moi dès la première semaine une image absolument différente de ma vraie nature. Ils ne se donnaient plus la peine de vérifier si cette première impression était exacte ou fausse. La bonne Mlle Largeyx, installée dans la douceur de son parasitisme complaisant, était bien trop innocente pour soupçonner les pensées de dépravation intellectuelle que je roulais dans ma tête. L’abbé Barthomeuf et la sœur Anaclet, que séparait une rivalité secrète, cachée sous les formes d’une amabilité tout ecclésiastique, n’avaient qu’un souci, celui de bien disposer les maîtres du château, le prêtre pour son église, la religieuse pour son ordre. Lucien était trop jeune, et quant aux domestiques, je n’avais pas encore appris ce qui se voilait de perfidie sous l’impassibilité de leur visage rasé et l’irréprochable tenue de leur livrée brune, à boutons de métal. Nous étions donc, Charlotte et moi, libres de nous parler presque tout le long du jour. Elle apparaissait une première fois le matin, dans la salle à manger où nous prenions le thé, mon élève et moi, et, là, sous le prétexte de déjeuner ensemble, nous causions dans un coin de table, elle avec toute la fraîcheur parfumée de son bain comme respirable autour d’elle, avec ses cheveux tressés dans une lourde natte, et la souplesse de son charmant corps, visible pour moi sous l’étoffe de sa robe à demi ajustée. Ensuite je la voyais dans la bibliothèque, où elle avait toujours quelque motif de venir ; — là elle n’était déjà plus la même, coiffée maintenant, et sa taille prise dans son corsage de jour. Nous nous retrouvions dans le salon, avant le second déjeuner, et encore après ; et elle mettait sa grâce ordinaire à nous servir tous, distribuant le café un peu en hâte pour s’attarder auprès de moi qu’elle servait le dernier, ce qui nous permettait de causer encore dans un angle de fenêtre. Quand le temps le permettait, nous sortions, tous les quatre le plus souvent, la gouvernante, Charlotte, mon élève et moi, dans l’après-midi. Le thé de cinq heures nous réunissait, puis le repas, où j’étais assis près d’elle, puis la soirée, en sorte que nos entretiens, pris et repris à si peu de distance, n’en formaient qu’un seul pour ainsi dire. Je comparais mentalement le phénomène qui se passait chez cette jeune fille à celui que j’avais déjà observé à plusieurs reprises en apprivoisant des bêtes. J’avais eu à une époque la curiosité d’écrire quelques chapitres de psychologie animale, et si ma mère, comme je le lui ai demandé, vous communique, après ma mort, ce que la justice lui rendra de mes papiers, vous y trouverez des notes sur ces relations dociles de la bête avec l’homme. J’ai tout lieu de les croire inédites et dignes de votre attention. Un théorème de Spinoza m’avait servi de point de départ. Je ne m’en rappelle plus le texte, mais en voici le sens : — se représenter un mouvement, c’est le refaire en soi-même… Cela est vrai de l’homme, et cela est vrai de l’animal. Un savant d’un rare mérite et que vous connaissez bien, M. Espinas, a expliqué ainsi que toute société est fondée sur la ressemblance. J’en ai conclu, moi, que pour un homme, apprivoiser un animal, l’amener à vivre en société avec lui, c’est ne faire dans ces rapports avec cet animal que des mouvements dont cet animal puisse se rendre compte en les refaisant, c’est lui ressembler. J’avais vérifié cette loi en constatant la mystérieuse analogie de physionomie qui s’établit entre les chasseurs et leurs chiens, par exemple. Je constatais de même — et c’était le signe qu’en effet Mlle de Jussat s’apprivoisait chaque jour un peu davantage — que nous commencions, elle et moi, à employer dans nos phrases des expressions analogues, des tournures presque pareilles. Je me surprenais timbrant mes mots d’un accent qui ressemblait au sien, et j’observais en elle des gestes qui ressemblaient aux miens. Enfin, je devenais une portion de sa vie, sans qu’elle s’en aperçût elle-même, tant j’avais souci de ne pas effaroucher cette âme, en train de se prendre, par un mot qui lui fil sentir le danger.

Cette vie d’une diplomatie surveillée, à laquelle je me condamnai durant près de deux mois que durèrent ces rapports simplement intellectuels, n’allait pas sans des luttes intérieures et presque quotidiennes. Intéresser cet esprit, envahir petit à petit cette imagination, ce n’était pas là tout mon programme. Je voulais être aimé, et je me rendais compte que cet intérêt moral n’était que le commencement de la passion. Ce commencement devait aboutir, pour ne pas demeurer inutile, à une autre intimité que l’intimité sentimentale, il y a dans votre Théorie des passions, au bas d’une page, mon cher maître, une note que je relisais continuellement à cette époque-là, et j’en sais encore le texte par cœur : « Une étude bien faite sur la vie des séducteurs professionnels, » dites-vous, « jetterait un jour définitif sur le problème de la naissance de l’amour. Mais les documents nous manquent. Ces séducteurs ont presque tous été des hommes d’action, et qui, par suite, ne savaient pas se raconter. Pourtant quelques morceaux d’un intérêt psychologique supérieur, les Mémoires de Casanova, la Vie privée du maréchal de Richelieu, le chapitre de Saint-Simon sur Lauzan, nous autorisent à dire que dix-neuf fois sur vingt l’audace et la familiarité physiques sont les plus sûrs moyens de créer l’amour. Cette hypothèse confirme d’ailleurs notre doctrine sur l’origine animale de cette passion. » Je me la récitais tout bas, cette phrase, tandis que je poursuivais avec Charlotte ces causeries littéraires, avec d’autant plus de conviction que la nature, comme je vous ai dit, parlait en moi, et que la présence de la jeune fille réveillait la brûlure de mes souvenirs les plus cuisants. Parfois, lorsque nous étions seuls ensemble quelques minutes, et qu’elle bougeait, que ses pieds marchaient vers moi, qu’elle respirait, que je la sentais vivante, l’ondée fiévreuse du désir courait dans mes veines, et il me fallait détourner mes yeux qui lui auraient fait peur. Je regardais sa main blanche feuilleter un livre, son doigt fin s’allonger pour me montrer une ligne. Si je la prenais pourtant, cette petite main, si je la serrais doucement, longuement, dans la mienne ? Je me disais que je le devais. Puis, je n’osais pas. — Souvent aussi, et lorsque nous n’étions plus en présence, il me semblait que l’audace me serait d’autant plus facile qu’elle serait plus complète. Je me promettais alors de la serrer dans mes bras, de coller ma bouche sur sa bouche. Je la voyais se trouvant mal sous ma caresse, domptée, foudroyée par cette brutale révélation de mon ardeur. Qu’arriverait-il ensuite ? Mon cœur battait à cette idée. Ce n’était pas la peur d’être chassé honteusement qui me retenait. Il était plus honteux pour mon orgueil de ne pas oser. Et je n’osais pas. Que de fois des résolutions plus folles encore m’ont tenu éveillé la nuit ! Je me levais de mon lit après des heures d’une agitation qui me voudrait le corps d’une sueur glacé. « Si j’allais maintenant dans sa chambre, » me disais-je ; « si je me coulais auprès d’elle ; si elle se réveillait enlacée à moi, nos lèvres unies, nos corps liés ?… » Je poussais la frénésie de ce projet jusqu’à ouvrir ma porte avec des précautions de voleur, je descendais un étage, je tournais par le corridor jusqu’à une autre porte, celle de Charlotte. C’était risquer d’être surpris et chassé, cette fois pour rien. Je posais ma main sur le loquet. Le froid du cuivre me brûlait les doigts. Puis je n’osais pas. — Ne croyez point que ce fût chez moi simplement de la timidité. L’impuissance à l’action est bien un trait de mon caractère, mais quand je ne suis pas soutenu dans cette action par une idée. Que l’idée soit là, et elle m’infuse une invincible énergie jusqu’au fond de l’être. Même d’aller à la mort me paraît alors aisé. On le verra bien, si je suis condamné. Non, ce qui me paralysait auprès de Mlle de Jussat comme d’une influence magnétique, c’était, je m’en rends compte sans bien me l’expliquer, sa pureté. Cela semble absurde, au premier abord, que de courtiser une vierge soit plus difficile que de s’attaquer à une femme qui s’est donnée et qui, sachant tout, peut mieux se défendre. Cela est ainsi pourtant. Du moins je l’ai subi, moi, avec une force singulière, ce recul forcé devant l’innocence. Souvent, lorsque je sentais entre Charlotte et moi cette invincible barrière, je me suis rappelé la légende des Anges gardiens, et j’ai compris la naissance de cette poétique imagination du catholicisme. Réduit à sa réalité par l’analyse, ce phénomène prouve simplement que, dans les rapports entre deux êtres, il y a une réciprocité d’action de l’un sur l’autre, même à l’insu de cet un et de cet autre. Si par calcul je m’efforçais d’apprivoiser cette jeune fille en lui ressemblant, je subissais sans calcul la force de la suggestion morale que dégage tout caractère très vrai. L’extrême simplicité de son âme triomphait par instants et de mes idées, et de mes souvenirs, et de mes désirs. Enfin, tout en jugeant cette faiblesse indigne d’un cerveau comme le mien, je respectais Charlotte — ah ! qu’on est ouvert à l’envahissement des préjugés ! — comme si je n’avais pas su la valeur de ce mot respect et qu’il représente la plus sotte de nos ignorances. Respectons-nous le joueur qui passe dix fois de suite à la roulette avec la rouge ou la noire ? Hé bien ! Dans cette loterie hasardeuse de l’univers, la vertu et le vice, c’est la rouge et la noire. Une honnête fille et un joueur heureux ont juste autant de mérite.

Le printemps arriva, dans ces alternatives, pour moi si troublantes, de projets audacieux, de timidités folles, de raisonnements contradictoires, de savantes combinaisons, de naïves ardeurs. Et quel printemps ! Il faut avoir connu l’âpreté de l’hiver dans ces montagnes, puis la subite douceur du renouveau, pour savoir quel charme de vivre flotte dans cette atmosphère quand Avril et Mai ramènent la saison sacrée. C’est d’abord à travers les prairies humides comme un réveil de l’eau qui frémit sous la glace plus mince ; elle la brise, cette glace aiguë, puis elle court, légère, transparente et libre, en chantant. C’est, dans les bois abandonnés, un infini murmure des neiges qui, se détachant une par une, tombent sur les branches toujours vertes des pins, sur le feuillage jauni et desséché des chênes. Le lac, débarrassé de son gel, se prit à frissonner sous le vent qui balaya aussi les nuages, et l’azur apparut, cet azur du ciel des hauteurs, plus clair, semble-t-il, plus profond que dans la plaine, et en quelques jours la couleur uniforme du paysage se nuança de teintes tendres et jeunes. Sur les ramures jusque-là toutes nues, les frêles bourgeons pointèrent. Les chatons verdâtres des noisetiers alternèrent avec les chatons jaunâtres des saules. Même la lave noire de la Cheyre parut s’animer avec la nature. Les fructifications veloutées des mousses s’y mêlèrent aux taches blanchissantes des lichens. Le cratère du puy de la Vache et celui du puy de Lassolas découvrirent, morceau par morceau, la chaude splendeur de leur sable rouge. Les fûts argentés des bouleaux et les fûts chatoyants des hêtres brillèrent au soleil d’un éclat vif. Dans les halliers commencèrent d’éclore les belles fleurs que je cueillais autrefois avec mon père et dont les corolles me regardaient comme des prunelle, dont l’arôme me suivait comme une haleine. Les pervenches, les primevères et les violettes apparurent les premières, puis je retrouvai successivement la cardamine des prés avec sa nuance lilas, le bois-gentil qui porte ses fleurs roses avant de porter ses feuilles, la blanche anémone, le muscari à l’odeur de prune, la scille à deux feuilles et sa senteur de jacinthe, le sceau de Salomon avec ses clochettes blanches et le mystère de sa racine qui marche sous la terre, le muguet dans les creux des petites vallées, et l’églantine le long des haies. La brise qui venait des dômes encore blancs passait sur ces fleurs. Elle roulait en elle des parfums, du soleil et de la neige, quelque chose de si caressant à la fois et de si frais, que respirer, à de certains moments, c’était s’enivrer d’un air de jeunesse, c’était participer au renouveau du vaste monde ; et moi aussi, tout tendu que je fusse dans mes doctrines et mes théories, je ressentis cette puberté de toute la nature. La glace d’idées abstraites où mon âme était emprisonnée se fondit. Quand j’ai relu plus tard les feuillets du journal, aujourd’hui détruit, où je notais alors mes sensations, je suis demeuré étonné de voir avec quelle force les sources de la naïveté se rouvrirent en moi sous cette influence qui n’était pourtant que physique, et de quel flot jaillissant elles inondèrent mon cœur ! Je m’en veux de penser avec cette lâcheté. Pourtant j’éprouve une douceur à me dire qu’à cette époque j’ai sincèrement aimé celle qui n’est plus. Oui, je me répète, avec un soulagement réel, que du moins le jour où j’ai osé enfin lui parler de mon amour, — jour fatal et qui marqua le commencement de notre perte à tous les deux, — j’étais la dupe sincère de mes propres paroles. Vous voyez, mon cher maître, comme je suis redevenu faible, puisque je revendique comme une excuse la sincérité de cette duperie. Excuse de quoi ? Et qu’est-ce autre chose que la misérable abdication du savant devant l’expérience instituée par lui ?

Pour tout dire et ne pas me faire plus fort que je ne l’ai été, cette déclaration, sur laquelle j’avais tant délibéré, fut simplement l’effet du moins préparé des hasards. Je me souviens, nous étions au 12 mai. C’est la date exacte. Dire qu’il y a moins d’un an et que depuis !… Dans la matinée, le temps avait été plus radieux encore, et nous partions dans l’après-midi, Mlle Largeyx, Lucien, Charlotte et moi, pour aller jusqu’au village de Saint-Saturnin à travers un massif de chênes, de bouleaux et de noisetiers qui sépare ce village du château ruiné de Montredon et qui s’appelle le bois de la Pradat. La route qui coupe ce parc sauvage est excellente. Aussi avions-nous pris la petite charrette anglaise, où l’on pouvait tenir quatre à la rigueur. Nous devions y monter à tour de rôle. Non, jamais la journée n’avait été plus tiède, plus bleu le ciel, plus grisante l’odeur de printemps éparse dans le vent… Nous n’avions pas marché une lieue que déjà Mlle Largeyx, fatiguée du soleil, s’installait sur la banquette de la voiture que conduisait le second cocher. Le drôle a depuis déposé cruellement contre moi et il a rappelé tout ce qu’il a su ou deviné de ce que je vais, moi, vous raconter. Lucien se déclara bientôt lassé aussi, et rejoignit la gouvernante, en sorte que je me trouvai marcher seul avec Mlle de Jussat. Elle s’était mis en tête de composer un bouquet de muguets, et je l’aidais à cette besogne. Nous nous engageâmes sous les branches qu’un, feuillage tendre, à peine déployé, saupoudrait d’une sorte de nuage finement vert. Elle marchait en avant, attirée loin de la lisière par la recherche de ces fleurs qui tantôt poussent en tapis épais et tantôt manquent entièrement. À force d’avancer, nous nous trouvâmes, à un moment, dans une clairière, et si éloignés que nous ne voyions même plus, à travers le taillis pourtant dépouillé, le groupe formé par la petite voiture et les trois personnes. Charlotte s’aperçut la première de notre solitude. Elle tendit l’oreille, et, n’entendant pas le bruit que faisaient les sabots du cheval sur le sol de la route, elle s’écria avec un rire d’enfant :

— « Nous sommes perdus… Heureusement que le chemin n’est pas difficile à rembourser, comme dit la pauvre sœur Anaclet… Voulez-vous attendre que j’aie rangé mon bouquet ? Ce serait si dommage de gâter ces belles fleurs… »

Elle s’assit sur un rocher baigné de soleil, et elle étala sur sa jupe sa fraîche cueillette, prenant un par un les brins de muguet. Je respirais le parfum musqué de ces pâles grappes, assis moi-même sur l’autre extrémité de la pierre. Jamais cette créature vers qui tendaient depuis des mois toutes mes pensées ne m’avait paru aussi délicate, aussi adorablement délicate et fine qu’à cette minute, avec son visage coloré de rose par le grand air, avec la pourpre vive de ses lèvres qui se plissaient dans un demi-sourire, avec la claire limpidité de ses yeux gris, avec l’élégance de son être entier. Elle portait, sur une robe de drap sombre, une sorte de veston qui dessinait à demi sa taille. Ses pieds, chaussés de bottines lacées, dépassaient le bord de sa jupe, et ses cheveux châtains, massés sous un chapeau de feutre noir, luisaient dans la lumière avec des reflets fauves. Pour mieux manier les tiges de ses fleurs, elle avait ôté ses gants, et je voyais ses belles mains blanches dont les doigts fragiles allaient et venaient. Elle s’harmonisait d’une façon presque surnaturelle avec le paysage où nous nous trouvions, par le charme de jeunesse qui émanait d’elle. Plus je la regardais, plus cette idée s’imposait à moi qu’il fallait saisir cette occasion de lui dire ce que je voulais lui dire depuis trop longtemps. Certainement je n’en retrouverais jamais une autre aussi propice. De quelles profondeurs de mon âme cette idée était-elle sortie, et à quelle seconde ? Je ne sais pas, mais je sais qu’à peine entrée en moi, elle grandit, grandit… Un remords obscur s’y mêlait, celui de la voir, elle, si confiante, si peu soupçonneuse du patient travail par lequel, abusant de notre intimité quotidienne, je l’avais amenée à me traiter avec une douceur presque fraternelle. Mon cœur battait. La magie de sa présence remuait tout mon sang. Pour son malheur, elle se tourna vers moi à un moment, afin de me montrer son bouquet presque achevé. Sans doute elle aperçut sur mon visage la trace de l’émotion que l’orage de mes pensées soulevait en moi, car, elle-même, sa physionomie si joyeuse, si ouverte, se voila soudain d’une inquiétude. Je dois ajouter que, durant nos entretiens de ces deux mois où nous étions devenus si étroitement amis, nous avions évité, elle par délicatesse, moi par ruse, toute allusion au faux roman de déception par lequel j’avais essayé d’émouvoir sa pitié. Je compris combien elle avait cru à ce roman et qu’elle n’avait pas cessé d’y songer, quand elle me dit, avec un passage d’involontaire mélancolie dans ses yeux :

— « Pourquoi vous gâtez-vous à vous-même cette belle journée par de tristes souvenirs ? Vous paraissiez être devenu plus raisonnable… »

— « Non ! » lui répondis-je ; « vous ne savez pas ce qui me rend triste… Ah ! Ce ne sont pas des souvenirs… Vous faites allusion à mes chagrins d’autrefois, je le vois bien… Vous vous trompez… 11 n’y a pas de place en moi pour eux, non, — pas plus qu’il n’y a place, sur ces branches, pour les feuilles de l’an passé… »

Je lui montrais la ramure jeune d’un bouleau dont l’ombre découpée tombait, juste à cette seconde, sur la pierre où nous étions assis. J’entendis ma voix prononcer cette phrase, comme si c’eût été celle d’un autre. En même temps je lus dans les yeux de ma compagne que, malgré la comparaison poétique par laquelle j’avais sauvé ce que cette phrase enfermait de sens direct, elle m’avait compris. Que se passa-t-il en moi et comment ce qui m’avait été impossible jusqu’à cette heure me devint-il facile ? Comment osai-je ce que je croyais ne devoir jamais oser ? Je pris sa main, que je sentis trembler dans la mienne, comme si la pauvre enfant était saisie d’une terreur foudroyante. Elle eut la force de se lever pour s’en aller, mais ses genoux tremblaient aussi, et je n’eus pas de peine à la contraindre de se rasseoir. J’étais si bouleversé de ma propre audace que je ne me possédais plus, et je commençai de lui dire mes sentiments pour elle avec des mots que je ne pourrais pas retrouver aujourd’hui, tant j’obéissais peu à un calcul quelconque, en ce moment-là. Toutes les émotions que j’avais traversées depuis mon arrivée au château, oui, toutes, depuis les plus détestables, celles de mon envie contre le comte André, jusqu’à la meilleure, mon remords d’abuser ainsi d’une jeune fille, se fondaient dans une adoration presque mystique, à demi folle, pour cette créature si frémissante, si émue, si belle !… Je la voyais devenir, à mesure que je parlais, aussi pâle que les fleurs qui demeuraient éparses sur sa robe. Je me souviens que les phrases me venaient, exaltées jusqu’à la folie, désordonnées jusqu’à l’imprudence, et que je finis par répéter comme dans un spasme : « Que je vous aime ! Ah ! Que je vous aime !… » en serrant sa main dans les miennes et m’approchant d’elle davantage encore. Elle se penchait, comme si elle avait perdu la force de se soutenir. Je passai mon bras demeuré libre autour de sa taille, sans même songer, dans mon propre trouble, à lui prendre un baiser. Ce geste, en lui donnant un nouveau frisson d’épouvante, lui rendit l’énergie de se lever et de se dégager. Elle gémit plutôt qu’elle ne dit : « Laissez-moi… Laissez-moi… » Et marchant à reculons, les deux mains tendues en avant pour se défendre, elle alla jusqu’au tronc du bouleau que je lui avais montré tout à l’heure. Là elle s’appuya, haletante d’émotion, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Il y avait tant de pudeur blessée dans ces larmes, une telle révolte, et si douloureuse, dans le frémissement de ses lèvres entr’ouvertes, que je restai à la place où j’étais, en balbutiant : « Pardon… »

— « Taisez-vous, » dit-elle en faisant un mouvement de la main. Nous demeurâmes ainsi, en face l’un de l’autre et silencieux, pendant un temps que j’ai compris avoir dû être bien court, quoiqu’il m’ait paru infini. Tout d’un coup un appel traversa le bois, d’abord lointain, puis plus rapproché, celui d’une voix imitant le cri du coucou. On s’inquiétait de notre absence, et c’était le petit Lucien qui nous lançait notre signal habituel de ralliement. À ce simple ressouvenir de la réalité, Charlotte tressaillit. Le sang revint à ses joues. Elle me regarda avec des yeux où la fierté l’emportait maintenant sur l’épouvante. Elle se regarda elle-même, comme si elle venait d’être réveillée d’un horrible sommeil. Elle vit ses mains nues, qui tremblaient encore, et, sans ajouter un mot, elle ramassa ses gants et ses fleurs, et elle se mit à courir devant moi, oui, à courir comme une bête poursuivie, dans la direction d’où était partie la voix. Dix minutes après, nous étions de nouveau sur la route.

— « Je ne me suis pas sentie très bien, » dit-elle à sa gouvernante, comme pour prévenir la question qu’allait provoquer son visage décomposé ; « voulez-vous me donner place dans la voiture ? Nous allons rentrer… »

— « C’est cette chaleur qui vous aura incommodée, » répondit la vieille demoiselle.

— « Et M. Greslou ?… » demanda l’enfant, lorsque sa sœur se fut installée et qu’il eut lui-même pris place à l’arrière.

— « Je reviendrai à pied, » répondis-je.

La charrette anglaise détala, lestement, malgré sa quadruple charge, dans un adieu de Lucien, qui me salua d’un geste. Je pouvais voir le chapeau de Mlle de Jussat immobile à côté de l’épaule du cocher, qui donna du pull up à son cheval, puis la voiture disparut et je me retrouvai, m’acheminant seul sur cette route, par ce même ciel bleu et entre ces mêmes arbres couverts d’un semis d’une impalpable verdure. Mais une angoisse extraordinaire avait remplacé en moi l’allégresse et les ardeurs heureuses du commencement de la promenade. Cette fois, le sort en était jeté. J’avais livré la bataille, je l’avais perdue ; j’allais être chassé du château ignoblement. C’était moins cette perspective qui me bouleversait, qu’un mélange singulier de regret, de honte et de désir. Voilà donc où m’avait mené ma savante psychologie, le résultat de ce siège en règle entrepris contre le cœur de cette jeune fille ! Pas un mot de sa part en réponse à la plus passionnée déclaration, et moi, là, sur le moment d’agir, qu’avais-je trouvé que des phrases de romans à lui réciter ? Et un simple geste d’elle, cette fuite loin de moi, les mains en avant, m’avaient immobilisé à ma place. Sans doute il entrait dans ma passion pour elle, à ce moment de nos relations, bien de l’orgueil et de la sensualité, car le mouvement d’idolâtrie qui m’avait fait lui parler avec une éloquence sincère se transforma en une rage de ne pas l’avoir jetée à terre et violentée là, au pied de cet arbre contre lequel je la voyais toujours s’appuyant ; et moi, à quatre pas, — quatre pas à peine, — je n’avais su que lui demander pardon. J’aperçus en pensée le visage du comte André. Je vis dans un éclair l’expression de mépris que prendrait ce visage quand on lui parlerait de cette scène. Enfin je n’étais plus ni le psychologue subtil, ni le jeune homme troublé, j’étais un amour-propre humilié jusqu’au sang, lorsque je me trouvai devant la grille du château. En reconnaissant le lac, la ligne connue des montagnes, la face de la maison, cet orgueil céda la place à une appréhension affreuse de ce que j’allais avoir à subir, et le projet traversa ma tête de m’enfuir, de retourner tout droit à Clermont plutôt que d’essuyer de nouveau le dédain de Mlle de Jussat, l’affront qu’allait m’infliger le père… C’était trop tard ; le marquis lui-même s’avançait vers moi, dans l’allée principale, accompagné de Lucien, qui m’appela. Ce cri de l’enfant avait l’habituelle intonation de familiarité, et l’accueil du père acheva de me prouver que j’avais eu tort de me croire perdu si vite.

— « Ils vous ont abandonné, » me dit-il, « et ils n’ont même pas eu l’idée de vous renvoyer la voiture… Vous avez dû marcher d’un pas !… » Il consulta sa montre. « J’ai peur que Charlotte n’ait pris froid, » ajouta-t-il ; « elle a dû se coucher aussitôt arrivée… Ces soleils du printemps sont si traîtres ! »

Ainsi, Mlle de Jussat n’avait rien dit encore !…

— « Elle souffre ce soir. Ce sera pour demain, » pensai-je, et je commençai, aussitôt seul, à préparer l’emballage de mes papiers. Je tenais à eux, en ce temps-là, avec une si naïve confiance dans mon talent de philosophe ! Le lendemain arriva. Rien encore. Je me retrouvai avec Charlotte à la table du déjeuner ; elle était pâle, comme quelqu’un qui a traversé une crise de violente douleur. Je vis que le son de ma voix lui infligeait un léger tressaillement. Puis ce fut tout. Dieu ! Quelle étrange semaine je passai ainsi, m’attendant chaque matin à ce qu’elle eût parlé, crucifié par cette attente et incapable de prendre les devants moi-même et de quitter le château ! Ce n’était pas seulement faute d’un prétexte. Une brûlante curiosité me retenait là. J’avais voulu vivre autant que penser. Hé bien ! Je vivais, et avec quelle fièvre ! Enfin, le huitième jour, le marquis me fit demander de venir dans son cabinet. « Cette fois, » me dis-je, « l’heure a sonné. J’aime mieux cela… » Je m’attendais à un visage terrible, à des mots injurieux. Je trouvai au contraire l’hypocondriaque souriant, l’œil vif, l’air rajeuni.

— « Ma fille, » me dit-il, « continue d’être très souffrante… Rien de bien grave… Mais de bizarres accidents nerveux… Elle veut absolument consulter à Paris… Vous savez, elle a déjà été très malade et guérie par un médecin en qui elle a confiance. Je ne serai pas fâché de le consulter aussi pour moi-même. Je pars avec elle après-demain. Il est possible que nous fassions ensuite un petit voyage pour la distraire… Je tenais à vous donner quelques recommandations particulières au sujet de Lucien, pour le temps de mon absence, quoique je sois content de vous, mon cher monsieur Greslou, très, très content… Je l’écrivais à Limasset hier… C’est un bonheur pour moi que de vous avoir rencontré… »

Vous jugerez, mon cher maître, par tout ce quo je vous ai montré de mon caractère, que ces compliments devaient me flatter comme un témoignage de la perfection avec laquelle j’avais joué mon rôle, et me rassurer sur mes craintes des derniers jours. Il n’en fut rien. J’aperçus ce fait bien net et positif : Charlotte n’avait pas voulu raconter la tentative de déclaration que j’avais faite auprès d’elle, et je me demandai aussitôt : pourquoi ? Au lieu d’interpréter ce silence dans un sens qui me fût favorable, j’entrevis soudain cette idée qu’elle s’était tue parce qu’elle n’avait pas voulu m’ôter mon gagne-pain, par pitié, mais non pas cette pitié amoureuse que j’avais voulu provoquer. Je n’eus pas plus tôt imaginé cette explication, qu’elle devint pour moi évidente et en même temps insupportable, « Non, » me dis-je, « cela ne sera pas. Je n’accepterai pas l’aumône de cette outrageante indulgence… Quand Mlle de Jussat reviendra, elle ne me trouvera plus ici. Elle me montre ce que j’aurais dû faire, ce que je ferai. J’ai voulu l’intéresser, je n’ai même pas attiré sa colère… Laissons-lui du moins un autre souvenir que celui d’un cuistre qui garde sa place malgré les pires affronts… » J’étais tellement désarçonné de mes projets, cette espérance de séduction qui m’avait soutenu tout l’hiver était si morte, que je rédigeai, dans la nuit qui suivit cet entretien, une lettre pour celle dont j’avais rêvé de me faire aimer, où je lui demandais de nouveau pardon. Je comprenais, lui disais-je, combien tout rapport était devenu impossible entre nous, et j’ajoutais qu’à son retour elle n’aurait plus à supporter l’odieux de ma présence. Le lendemain matin et à travers le remue-ménage du départ, j’épiai un moment où, sa mère l’ayant appelée, je pusse entrer dans sa chambre. Je m’y précipitai pour y déposer ma lettre sur son bureau. Là, entre les livres préparés pour mettre dans la malle et quelques menus objets, était son buvard de voyage. Je l’ouvris et j’aperçus une enveloppe sur laquelle étaient ces mots : 12 mai 1886… C’était la date du jour de cette fatale déclaration !… Je pris cette enveloppe et je l’entr’ouvris. Elle contenait des fleurs de muguet desséchées, et je me souvins de lui en avoir, dans cette dernière promenade, donné en effet quelques brins plus beaux que les autres, et qu’elle avait mis à son corsage… Elle les avait donc conservés. Elle y tenait malgré ce que je lui avais dit, — à cause de ce que je lui avais dit, puisque cette date était là, écrite de son écriture : 12 mai 1886. — Je ne crois pas que j’éprouverai jamais une émotion comparable à celle qui me saisit là, devant cette simple enveloppe. Un flot d’orgueil m’inonda soudain tout le cœur. Oui, Charlotte m’avait repoussé. Oui, elle s’enfuyait. Mais elle m’aimait. Je tenais une preuve de ses sentiments que je n’aurais jamais osé espérer. Je fermai le buvard, je remontai chez moi en hâte, de peur qu’elle ne me surprit, sans laisser ma lettre, que je détruisis à l’instant même. Ah ! il ne s’agissait plus de m’en aller, maintenant. Il s’agissait d’attendre qu’elle revint, et cette fois, j’agirais, je vaincrais… Elle m’aimait…