Le Disciple (Bourget)/L’Affaire Greslou

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Plon (p. 47-69).


II

L’AFFAIRE GRESLOU


Le célèbre philosophe était, en toute chose, d’une ponctualité méthodique. Parmi les maximes adoptées, à l’imitation de Descartes, dans le début de sa vie, se trouvait celle-ci : « L’ordre affranchit la pensée. » Il arrivait donc au Palais de Justice cinq minutes avant le moment fixé sur la cédule. Il dut attendre une demi-heure dans le corridor avant que le juge le fit appeler. Dans ce long couloir, aux longs murs nus et blancs, meublés de quelques chaises et de tables pour les garçons de service, les voix se faisaient basses comme dans toutes les antichambres officielles. Il s’y trouvait six à sept personnes. Le savant avait pour voisin un honnête bourgeois et sa femme, commerçants de quartier, appelés pour une autre affaire, et très désorientés par cette rencontre avec la justice. La vue de ce personnage à la face rasée, aux yeux cachés par les verres sombres et ronds de ses lunettes, avec sa longue redingote et sa physionomie inexplicable, inquiéta ces gens au point de leur faire quitter la place où ils chuchotaient :

— « Il est de la police, » dit le mari à sa femme.

— « Tu crois ? » reprit la femme en regardant l’énigmatique et immobile figure avec terreur. Dieu ! qu’il a l’air faux !… »

Pendant que se jouait cette scène profondément comique, sans que l’observateur professionnel du cœur humain se doutât une seule minute de l’effet qu’il produisait, ni même qu’il y eût quelqu’un à côté de lui, le juge d’instruction causait avec un ami dans une petite pièce attenante à son cabinet. Embellie par les autographes et les portraits de quelques malfaiteurs fameux, cette pièce servait en même temps à M. Valette de chambre à toilette, de fumoir et aussi de retiro, quand il voulait bavarder hors de l’inévitable présence de son commis-greffier. Ce juge était un homme de moins de quarante ans, avec un joli profil, des vêtements coupés à la mode, des bagues aux doigts, enfin un magistrat de la nouvelle école. Dans la rue, avec son ruban de chevalier, son veston ajusté et son chapeau luisant, vous l’eussiez pris pour un boursier décoré à propos d’une émission. Il tenait à la main le papier sur lequel le savant avait écrit son nom, d’une écriture claire et toute liée, et il montrait cette signature à son ami, un simple homme de plaisir celui-là, et qui présentait cette physionomie à la fois effacée et nerveuse, comme il ne s’en rencontre qu’à Paris. Essayez d’y déchiffrer des goûts, des habitudes, un caractère ? C’est impossible, tant il a passé sur ce visage de sensations multiples et contradictoires. Ce viveur appartenait à l’espèce de ceux qui suivent les premières représentations, visitent les ateliers des peintres, assistent aux procès sensationnels, enfin qui se piquent d’être au courant, « dans le train, » comme on dit aujourd’hui. Après avoir lu le nom d’Adrien Sixte, il s’écria :

— « Bravo ! mes compliments, mon vieux Valette. C’est une vraie chance d’avoir à causer avec cet homme-là ! Tu connais son chapitre sur l’amour dans je ne sais plus quel bouquin ?… En voilà un qui connaît les femmes… Mais sur quoi diable as-tu à l’interroger ? »

— « Sur cette affaire Greslou, » dit le juge ; « il a beaucoup reçu le jeune homme, et la défense l’a cité comme témoin à décharge. On a lancé une commission rogatoire rien que pour cela. »

— « Quel dommage que je ne puisse pas le voir ! » dit l’autre.

— « Ça te ferait plaisir ? Rien de plus facile… Je vais le faire introduire… Tu t’en iras comme il entrera… En tout cas, c’est convenu pour ce soir, à huit heures, chez Figon. Gladys y sera, naturellement ? »

— « Convenu… Tu sais son dernier mot à Gladys. Comme nous reprochions devant elle à Perey de tromper Gustave : « Mais il faut bien qu’elle ait deux amants, puisqu’elle dépense par an le double de ce que chacun lui donne !… »

— « Ma foi, » dit Valette, « Je crois que celle-là en remontrerait sur la philosophie de l’amour à tous les Sixtes du monde et du demi-monde… »

Les deux amis rirent gaiement, puis le juge donna l’ordre qu’on appelât le philosophe. Le curieux, tout en prenant congé de Valette par une poignée de main et un nouveau : « À ce soir, huit heures très précises, » cligna de l’œil derrière son monocle afin de mieux dévisager l’illustre écrivain qu’il connaissait pour avoir lu des extraits piquants de la Théorie des passions dans des articles de journaux. L’apparition du bonhomme à la fois excentrique et timide qui entrait dans le cabinet du juge avec la plus visible gêne démentait si fort l’idée du misanthrope mordant, cruel et désabusé, ébauchée dans leur imagination, que les deux hommes, le boulevardier et le magistrat, échangèrent un regard de stupeur. Un sourire leur vint irrésistiblement aux lèvres, mais cela ne dura qu’une seconde. Déjà l’ami était parti. L’autre fit signe au témoin de s’asseoir sur un des fauteuils de velours vert dont était meublée cette pièce, — luxe complété, à la manière administrative, par un tapis d’une moquette verte aussi et par un bureau d’acajou. La physionomie du juge d’instruction s’était remise au grave. Ces passages d’une altitude à une autre sont beaucoup plus sincères que ne l’imaginent ceux qui constatent ces contrastes de tenue entre l’homme privé et le fonctionnaire. Le parfait comédien social, et qui considère son métier avec un entier mépris, est un monstre heureusement très rare. Nous n’avons pas cette force de scepticisme au service de nos hypocrisies. Le spirituel M. Valette, si goûté dans le demi-monde, ami des hommes de cercle et de sport, émule des journalistes en plaisanteries, et qui, tout à l’heure, commentait joyeusement le mot d’une impure avec laquelle il devait dîner le soir, n’avait eu besoin d’aucun effort pour céder la place à l’investigateur sévère et froidement habile qui a mission de chercher la vérité au nom de la loi. De sa prunelle devenue soudainement aiguë, il essaya de pénétrer jusqu’au fond la conscience du nouveau venu. Dans ces premières minutes d’entretien avec quelqu’un qu’il s’agit de faire parler, même s’il ne le veut pas, les magistrats de race ont en eux une espèce d’éveil de toute leur nature judiciaire, comme les escrimeurs qui tâtent le jeu d’un tireur inconnu, afin d’y entrer. Le philosophe, lui, constata que ses pressentiments ne l’avaient pas trompé, car il lut, écrits en grosses lettres sur la liasse de papiers que prit M. Valette, ces mots qui le firent involontairement tressaillir : Affaire Greslou. Un silence régnait dans cette pièce, coupé par le bruit des papiers froissés et par le craquement de la plume du greffier. Ce dernier se préparait à noter l’interrogatoire avec l’impersonnelle indifférence qui distingue les hommes habitués à jouer le rôle de machines dans les drames de la cour d’assises. Un procès pour eux ne se distingue pas plus d’un autre que pour un employé des pompes funèbres un mort ne se différencie d’un mort, ou pour un garçon d’hôpital un malade d’un malade.

— « Je vous épargnerai, monsieur, » dit enfin le juge, » les questions habituelles… Il y a des noms et des hommes qu’il n’est pas permis d’ignorer… » Le philosophe ne s’inclina même pas sous le compliment. — « Pas d’usage du monde, » pensa le magistrat ; « ce sera un de ces hommes de lettres qui croient devoir nous mépriser. » Et tout haut : « J’arrive au fait qui a motivé la citation que j’ai dû vous adresser… Vous connaissez le crime dont est accusé le jeune Robert Greslou. »

— « Pardon, monsieur, » interrompit le philosophe en quittant la position qu’il avait prise instinctivement pour écouter le juge, le coude sur le fauteuil, le menton sur la main et l’index sur sa joue, comme dans les minutes de ses grandes méditations solitaires, « je n’en ai pas la moindre notion. »

— « Tous les journaux l’ont cependant rapporté, avec une exactitude à laquelle ces messieurs de la presse ne nous ont guère habitués… » répondit le juge, qui crut devoir répondre au dédain de la littérature pour la robe diagnostiqué chez le témoin par un peu de persiflage ; et à part lui : « Il dissimule… Pourquoi ?… Pour jouer au plus fin ?… Comme c’est bête ! »

— « Pardon, monsieur, » dit encore le philosophe, « je ne lis jamais aucun journal. »

Le juge regarda son interlocuteur en faisant un « Ah ! » où il entrait plus d’ironie que d’étonnement. « Bon, » pensa-t-il, « tu veux me faire poser, toi ; attends un peu… » Ce fut avec une certaine irritation dans la voix qu’il reprit :

— « Hé bien, monsieur, je vous résumerai donc l’accusation en quelques mots, tout en regrettant que vous ne soyez pas plus au courant d’une affaire qui peut intéresser gravement, très gravement, sinon votre responsabilité légale, au moins votre responsabilité morale… » Ici le philosophe dressa la tête avec une inquiétude qui réjouit le cœur du juge : « Attrape, mon bonhomme, » se dit-il ; et à haute voix : « Vous savez, en tout cas, monsieur, qui était Robert Greslou et la situation qu’il occupait chez M. le marquis de Jussat-Randon… J’ai là, dans le dossier, copie de plusieurs lettres que vous lui avez adressées au château de Jussat et qui témoignent que vous étiez — comment dirai-je ? — le directeur intellectuel du prévenu. » — Le philosophe eut un nouveau mouvement de tête. — « Je vous demanderai tout à l’heure de vouloir bien déclarer si ce jeune homme vous a parlé de l’intérieur de cette famille, et dans quels termes… Je ne vous apprends sans doute rien en vous rappelant qu’elle se composait du père, de la mère, d’un fils qui est capitaine de dragons, actuellement en garnison à Lunéville, d’un second fils qui était l’élève de Greslou et d’une jeune fille de dix-neuf ans, Mlle Charlotte. Cette dernière était fiancée au baron de Plane, un officier du même régiment que son frère. Le mariage avait dû être retardé, de quelques mois, pour des raisons de famille qui n’ont rien à voir au procès. Il avait été définitivement fixé au 15 décembre dernier. Or, un matin de la semaine qui précédait l’arrivée du fiancé et du comte André, le frère de Mlle de Jussat, la femme de chambre de cette jeune fille, en entrant chez elle à l’heure accoutumée, la trouva morte dans son lit… »

Le magistrat fit une pause, et, tout en continuant à feuilleter son dossier, il guigna de l’œil le témoin. La stupeur qui se peignit sur le visage du philosophe manifesta une telle sincérité, que le juge en demeura lui-même étonné. « Il ne savait rien, » se dit-il ; « voilà qui est bien étrange… » Il étudia de nouveau, sans quitter son air préoccupé et indifférent, la physionomie de l’homme célèbre. Mais il manquait des données qui lui eussent rendu intelligible ce personnage abstrait, rencontre d’un cerveau tout-puissant dans le domaine des idées et d’un naïf, d’un timide, presque d’un comique dans le domaine des faits. Il continua de n’y rien comprendre, et il reprit son récit : « Quoique le médecin appelé à la hâte ne fût qu’un modeste praticien de campagne, il n’hésita pas une minute à reconnaître que l’aspect du cadavre démentait l'idée d’une mort naturelle. Le visage était livide, les dents serrées, les pupilles dilatées extraordinairement, et le corps, courbé en arc de cercle, reposait sur la nuque et sur les talons. Bref, c’étaient les signes classiques de l’empoisonnement par la strychnine. Un verre, placé sur la table de nuit, contenait les dernières gouttes d’une potion que Mlle de Jussat-Randon avait dû prendre la veille au soir ou pendant la nuit, comme c’était son habitude, pour combattre l’insomnie. Elle souffrait depuis un an à peu près d’une maladie nerveuse. Le docteur analysa ces gouttes, et il y trouva des traces de noix vomique. C’est, comme vous savez, une des formes sous lesquelles le terrible poison se débite dans la médecine actuelle. Une petite bouteille sans étiquette, contenant quelques gouttes de couleur sombre, fut ramassée presque aussitôt par un jardinier, sous les fenêtres de la chambre. On avait dû la jeter pour qu’elle se brisât, mais elle était tombée sur de la terre meuble, dans une plate-bande fraîchement remuée. Ces gouttes brunâtres étaient aussi des gouttes de noix vomique. Plus de doute : Mlle de Jussat était morte empoisonnée. L’autopsie acheva de le démontrer. Était-on en présence d’un suicide ou d’un meurtre ?… Un suicide ? Mais quel motif cette jeune fille, sur le point de se marier à un homme charmant et qu’elle avait agréé, pouvait-elle avoir eu de se tuer ? Et de quelle manière, sans un mot d’explication, sans une lettre d’adieu à ses parents !… D’autre part, comment s’était-elle procuré le poison ? Précisément cette recherche mit la justice sur la trace de l’accusation qui nous occupe aujourd’hui. Interrogé, le pharmacien du village déposa que, six semaines auparavant, le précepteur du château lui avait demandé de la noix vomique pour soigner une maladie d’estomac. Or ce précepteur était parti pour Clermont, sous prétexte d’aller voir sa mère malade, le matin même du jour où l’on avait découvert le cadavre, soi-disant appelé par une dépêche. Il fut établi, coup sur coup, que cette dépêche n’avait jamais été reçue, que la nuit même du crime un domestique avait vu Robert Greslou sortir de la chambre de Mlle Charlotte, enfin que le flacon de poison, acheté chez le pharmacien et que l’on retrouva chez le jeune homme, avait été vidé à moitié, puis rempli de nouveau, pour combler le vide ainsi laissé, avec de l’eau simple, afin d’éviter les soupçons. D’autres témoignages vinrent rapporter que Robert Greslou avait été très assidu auprès de la jeune fille, à l’insu de ses parents. On découvrit même une lettre qu’il lui avait adressée, datant de onze mois déjà, mais qui correspondait très bien à un habile effort vers un commencement de cour. Les domestiques et l’élève même du précepteur déposèrent encore que depuis huit jours les relations entre Mlle de Jussat et le jeune homme étaient devenues extrêmement tendues, de familières qu’elles avaient été. À peine si elle répondait à son salut. On tira de ces divers signes l’hypothèse suivante ; Robert Greslou, devenu amoureux de cette jeune fille, l’avait courtisée sans espoir, puis il l’avait empoisonnée pour empêcher son mariage avec un autre. Cette hypothèse emprunta une force singulière aux mensonges dont le jeune homme se rendit coupable dès qu’on l’interrogea. Il nia avoir jamais écrit à Mlle de Jussat ; on lui produisit sa lettre et on put même retrouver dans la cheminée de la victime, parmi des débris qui décelaient qu’on y avait beaucoup brûlé de papiers la nuit de la mort, une moitié d’enveloppe à l’écriture du prévenu. Il nia être allé cette nuit-là dans la chambre de Mlle Charlotte, et on le mit en face du valet de pied qui l’avait vu en sortir et qui soutint son dire avec d’autant plus d’énergie qu’il confessa être entré lui-même à cette heure-là dans la chambre d’une fille de service dont il était l’amant. Greslou ne put d’ailleurs expliquer la raison pour laquelle il avait acheté la noix vomique, abusant ainsi de la confiance du pharmacien avec lequel il était lié. Il fut démontré que jamais auparavant il ne s’était plaint de maux d’estomac. Il n’expliqua pas davantage l’invention du faux télégramme, son départ précipité, ni surtout le trouble effroyable où l’avait jeté la découverte de l’empoisonnement. D’ailleurs aucun autre mobile que celui d’une vengeance d’amoureux éconduit n’était admissible, par ce simple fait que la victime avait tous ses bijoux, tout l’argent de son porte-monnaie, et que son corps ne portait la trace d’aucune espèce de violence. On reconstruisit ainsi la scène : Greslou s’était introduit dans la chambre de Mlle de Jussat-Randon, sachant qu’elle dormait généralement jusqu’à deux heures, puis qu’à ce moment elle se réveillait pour prendre sa potion. Il avait mélangé à cette potion une dose de noix vomique suffisante pour foudroyer la jeune fille, qui n’avait eu que le temps de reposer le verre sans pouvoir appeler. Puis il avait eu peur que son émotion ne le trahît, et il était parti précipitamment avant la découverte du corps. La bouteille vide et retrouvée sur la plate-bande, il avait dû la jeter par la fenêtre de la chambre d’étude qui ouvrait juste au-dessus de celle de Mlle Charlotte. L’autre bouteille, il avait dû la remplir d’eau par une de ces ruses compliquées et maladroites auxquelles se reconnaissent les apprentis criminels. Bref, Greslou est aujourd’hui détenu dans la maison d’arrêt de Riom et doit comparaître aux assises de cette ville, dans la session de février, ou aux premiers jours de mars, comme accusé d’avoir empoisonné Mlle de Jussat-Randon. Les charges qui pèsent sur lui sont rendues plus accablantes par son attitude depuis son arrestation. Il se renferme dans un silence absolu, maintenant que ses mensonges ont été confondus, et il refuse de répondre à toutes les questions qu’on lui pose, disant qu’il est innocent et qu’il n’a pas à se défendre. Il a refusé de constituer un avocat, et il vit dans un état de tristesse sombre qui achève de faire croire qu’il est hanté par d’affreux remords. Il lit et il écrit beaucoup, mais, détail qui est bien bizarre et qui montre la force de la comédie chez ce garçon de vingt et un ans, des choses de pure philosophie, sans doute afin de combattre la mauvaise impression produite par sa tristesse et de prouver sa pleine liberté d’esprit… La nature des occupations du prévenu m’amène, monsieur, après ce long récit, à la raison pour laquelle votre témoignage a pu être réclamé dans cette affaire par la mère de ce jeune homme, qui se révolte contre l’évidence, comme il est naturel, et qui meurt de douleur, mais sans arriver à vaincre l’obstination de son fils à se taire. Vos livres sont, avec ceux de quelques psychologues anglais, les seuls que le prévenu ait demandés. J’ajouterai que sur les rayons de la bibliothèque on a trouvé tous vos volumes dans des conditions qui prouvent la lecture la plus assidue, interfoliés de pages sur lesquelles il avait écrit un commentaire parfois plus développé que le texte… Vous en jugerez vous-même… »

Tout en parlant, M. Valette tendait au philosophe un exemplaire de la Psychologie de Dieu que ce dernier ouvrit machinalement. Il put voir en effet qu’à chacune des pages imprimées correspondait une feuille noircie de caractères d’une écriture assez analogue à la sienne, mais plus confuse, plus fébrile. Dans la tendance des lignes à tomber, un graphologue eût deviné une propension aux découragements rapides. Cette analogie d’écritures saisit le savant pour la première fois, et ce lui fut une sensation pénible. Il referma le livre qu’il rendit au juge en disant :

— « Je suis douloureusement surpris, monsieur, des révélations que vous venez de me faire sur ce malheureux jeune homme ; mais j’avoue ne pas comprendre quelle sorte de relation existe entre ce crime et mes livres ou ma personne, ni quelle nature de témoignage je peux bien être appelé à donner. »

— « C’est pourtant très simple, » reprit le juge. « Si grandes que soient les charges qui pèsent sur Robert Greslou, elles reposent sur des hypothèses. Il y a contre lui des présomptions terribles, il n’y a pas une certitude absolue. Vous voyez donc, monsieur, pour employer le langage de la Science où vous excellez, qu’une question de psychologie dominera tout le débat. Quelles étaient les idées, quel était le caractère de ce jeune homme ? Il est évident que s’il s’occupait avec beaucoup d’intérêt d’études très abstraites, les chances de sa culpabilité diminuent… » En prononçant cette phrase où le savant ne devina pas un piège, Valette semblait de plus en plus indifférent. Il n’ajoutait pas que précisément un des arguments de l’accusation, mis en avant par le vieux marquis de Jussat, consistait à prétendre que Robert Greslou avait été corrompu par ses lectures. Il s’agissait d’amener M. Sixte à bien caractériser le genre de principes dont le jeune homme avait été imprégné.

— « Interrogez, monsieur, » répondit le savant.

— « Voulez-vous que nous commencions par le commencement ? » dit le juge. « Dans quelles circonstances et à quelle date avez-vous fait la connaissance de Robert Greslou ? »

— « Il y a deux ans, » dit le philosophe, « et à propos d’un travail purement spéculatif sur la personnalité humaine, qu’il vint me soumettre lui-même. »

— « Et l’avez-vous vu souvent ? »

— « Deux fois seulement. »

— « Quelle impression vous produisit-il ? »

— « Celle d’un jeune homme admirablement doué pour les travaux psychologiques… » répliqua le philosophe en pesant ses mots. Le juge put sentir à cet accent la conscience de quelqu’un qui veut voir et dire la vérité. « Si bien doué que je fus presque effrayé de cette précocité. »

— « Il ne vous a pas entretenu de sa vie privée ? »

— « Fort peu, » dit le philosophe ; « il m’a seulement raconté qu’il vivait avec sa mère, et que son intention était de faire sa carrière dans le professorat, en même temps qu’il travaillerait à quelques livres. »

— « En effet, » reprit le juge, « c’était un des articles inscrits dans une espèce de programme d’existence que l’on a trouvé dans les papiers du prévenu, parmi ceux qui restent. — Car, et c’est là encore une des charges qui pèsent sur lui, entre son premier interrogatoire et son arrestation, il en a détruit le plus grand nombre. — Pourriez-vous, » ajouta-t-il, « donner quelques explications sur une des phrases de ce programme, assez obscure pour les profanes qui ne sont plus au courant de la philosophie moderne ? Voici cette phrase… » et, prenant une feuille entre les autres : « Multiplier le plus possible les expériences psychologiques… Que pensez-vous que Robert Greslou entendît par là ? »

— « Je suis très embarrassé de vous répondre, monsieur, » dit M. Sixte après un silence ; mais le juge commençait à voir qu’il était inutile de ruser avec un homme aussi simple, et il comprit que ce silence indiquait simplement la recherche d’une expression rigoureusement exacte à donner à la pensée. « Je sais seulement le sens que j’attacherais, moi, à cette formule, et probablement ce jeune homme était trop instruit des travaux de la psychologie pour ne pas penser de même… Il est évident que dans les autres sciences d’observation, telles que la physique ou la chimie, la contre-épreuve d’une loi quelconque exige une application positive et concrète de cette loi. Quand j’ai décomposé l’eau, par exemple, en ses éléments, je dois pouvoir, toutes conditions égales d’ailleurs, reconstituer de l’eau avec ces mêmes éléments. C’est là une expérience des plus vulgaires, mais qui suffit à résumer la méthode des sciences modernes. Connaître d’une connaissance expérimentale, c’est pouvoir reproduire à volonté tel ou tel phénomène, en reproduisant ses conditions… Avec les phénomènes moraux, un tel procédé est-il admissible ? Je crois, pour ma part, que oui, et en définitive ce que l’on appelle l’éducation n’est pas autre chose qu’une expérience psychologique plus ou moins bien instituée, puisqu’elle se résume ainsi : étant donné tel phénomène, — qui s’appelle tantôt une vertu, la patience, la prudence, la sincérité ; tantôt une aptitude intellectuelle, une langue morte ou vivante, l’orthographe, le calcul, — trouver les conditions où ce phénomène se produira le plus aisément… Mais ce champ est bien borné, car si je voulais, je suppose, les conditions exactes de la naissance de telle passion une fois connues, produire à volonté cette passion chez un sujet, je me heurterais à d’insolubles difficultés de code et de mœurs. Il viendra peut-être un temps où de telles expérimentations seront possibles. Mon avis est que, pour le moment, nous n’avons, nous autres psychologues, qu’à nous en tenir aux expériences instituées par la nature et le hasard. Avec des mémoires, avec des œuvres de littérature ou d’art, avec des statistiques, des dossiers de procès, des notes de médecine légale, nous possédons un monde de faits à notre service. Robert Greslou avait en effet discuté avec moi ce desideratum de notre science. Je m’en souviens, il regrettait que les condamnés à mort ne pussent pas être placés dans des conditions spéciales, qui permettraient d’expérimenter sur eux certains phénomènes moraux. C’était là une opinion simplement hypothétique, d’un esprit très jeune et qui ne se rend pas compte que, pour travailler utilement dans cet ordre d’idées, il est nécessaire d’étudier un cas durant un temps très long… C’est sur les enfants que l’on pourrait opérer le mieux, » ajouta le savant, poussant ses propres idées ; « mais comment ferait-on comprendre qu’il pourrait être utile à la science de leur donner systématiquement, par exemple, certains défauts ou certains vices ? »

— « Des vices ?… » fit le juge abasourdi par la tranquillité avec laquelle le philosophe avait prononcé cette phrase énorme.

— « Je parlais en psychologue, » répondit le savant qui sourit à son tour de l’exclamation du juge ; « voilà justement pourquoi, monsieur, notre science n’est pas susceptible de certains progrès. Votre exclamation m’en donnerait une preuve, s’il en était besoin. La société ne peut pas se passer de la théorie du Bien et du Mal qui pour nous n’a d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. »

— « Vous admettez cependant qu’il y a des actions bonnes et des actions mauvaises, » fit M. Valette ; puis le magistrat reprenant le dessus et utilisant tout de suite cette discussion générale au profit de son enquête : « Cet empoisonnement de Mlle de Jussat, » insinua-t-il, « par exemple, vous conviendrez que c’est un crime… »

— « Au point de vue social, » répondit M. Sixte, « sans aucun doute. Mais pour le philosophe il n’y a ni crime ni vertu. Nos volitions sont des faits d’un certain ordre régis par certaines lois, voilà tout. Mais, monsieur, » et ici la naïve vanité de l’écrivain apparut, « vous trouverez de ces théories une démonstration, que j’ose croire définitive, dans mon Anatomie de la volonté… »

— « Avez-vous quelquefois abordé ces sujets avec Robert Greslou ? » demanda le juge. « Et croyez-vous qu’il partageât vos idées ? »

— « Très probablement, » dit le philosophe.

— « Savez-vous, monsieur, » reprit le magistrat démasquant ses batteries, » que vous venez presque de justifier les accusations de M. le marquis de Jussat, qui prétend que les doctrines des matérialistes contemporains ont détruit le sens moral chez ce jeune homme et l’ont rendu capable de ce meurtre ? »

— « Je ne sais pas ce qu’est la matière, » fit M. Sixte, « je ne suis donc pas matérialiste. Quant à rejeter sur une doctrine la responsabilité de l’interprétation absurde qu’un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c’est à peu près comme si on reprochait au chimiste qui a découvert la dynamite les attentats auxquels cette substance est employée. C’est un argument qui ne compte pas… Le ton avec lequel le philosophe prononça cette phrase révélait la force invincible de résistance spirituelle que donne la foi profonde, — comme une timidité presque enfantine devant les tracas de la vie matérielle se révéla dans l’accent avec lequel il demanda tout d’un coup : « Croyez-vous que je serai obligé d’aller à Riom pour déposer ? »

— « Je ne le pense pas, monsieur, » dit le juge, qui ne put s’empêcher de remarquer avec un étonnement nouveau le contraste entre la fermeté du penseur dans la première partie de son discours et l’anxiété avec laquelle avait été prononcée cette dernière phrase, « car je constate que vos rapports avec le prévenu ont été beaucoup plus superficiels que ne le croyait sa mère elle-même, si vraiment ils se bornent à ces deux visites et à une correspondance qui paraît avoir été exclusivement philosophique. Mais, j’y reviens, vous n’avez jamais reçu de confidences relatives à son existence chez les Jussat ? »

— « Jamais. D’ailleurs il cessa de m’écrire presque aussitôt après son entrée dans cette famille. »

— « Et dans ses toutes dernières lettres, il n’y avait pas trace d’aspirations nouvelles, d’une inquiétude, d’une curiosité de sensations inconnues ? »

— « Je n’ai rien remarqué de semblable, » dit le philosophe.

— « Hé bien ! monsieur, » reprit M. Valette après un nouveau silence durant lequel il étudia de nouveau ce bizarre témoin, « je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Vos heures sont trop précieuses. Permettez-moi de résumer à mon greffier les quelques réponses que vous m’avez faites… Il n’est pas habitué à des interrogatoires qui portent sur des matières aussi élevées… Vous signerez ensuite… »

Tandis que le magistrat dictait à son commis ce qu’il croyait pouvoir intéresser la justice dans la déposition du savant, ce dernier, que la révélation foudroyante du crime de Robert Greslou et l’entretien avec le juge avaient évidemment bouleversé, écoutait sans faire de remarques, sans presque comprendre même, tant la nouveauté de l’événement auquel il se trouvait mêlé de loin désorientait en lui le méditatif. Il signa sans même regarder, après que M. Valette la lui eut relue à haute voix, la page où ses réponses se trouvaient consignées, et, encore une fois, avant de prendre congé :

— « Alors, je peux être bien sûr que je ne serai pas obligé d’aller là-bas ? »

— « J’espère que non, » dit le juge en le reconduisant ; et il ajouta ; « En tout cas, ce ne serait que pour un jour ou deux… » éprouvant cette fois un secret plaisir à l’angoisse enfantine qui se peignit sur la figure du bonhomme. Puis, quand M. Sixte fut sorti de son cabinet : « Voilà un fou que l’on ferait bien d’enfermer, » dit-il à son greffier, qui opina de la tête. « C’est avec des idées comme celles de cette espèce d’anarchiste intellectuel que les jeunes gens se perdent… Avec cela qu’il a l’air de bonne foi. Il serait moins dangereux, canaille… Savez-vous qu’il pourrait bien faire couper le cou à son disciple avec ses paradoxes ?… Mais ça paraît lui être fort égal. Il ne s’inquiète que de savoir s’il ira à Riom… Quel maniaque ! » Et le juge et le greffier se mirent à rire en haussant les épaules. Puis le premier, après avoir, dans une rêverie de quelques minutes, repassé en esprit les impressions diverses qu’il venait de traverser à l’endroit de cet être, pour lui absolument énigmatique, ajouta : « Ma foi, si je m’attendais à ce que le fameux Adrien Sixte ressemblât à ça… C’est inconcevable ! »